Un homme aux anges
 
Georges Gheorghiu
 
(1971)
 

« Votre nom ? »

— « Comte. François Comte. »

— « Prénom de votre femme ? »

— « Marie. »

— « Prénoms de l’enfant ? »

— « Eh bien, il faut faire plaisir à la famille, n’est-ce pas ? D’autant que… Enfin, je me comprends. Et j’ai décidé de lui donner les prénoms de tous ceux qui vivent encore chez nous : mon père, mon grand-père… »

— « S’que vous voulez que ça me fasse ? Alors, ces prénoms ? »

— « Eh bien, ça donne : Isidore comme son aïeul, Auguste comme son grand-père, François comme moi, et Marie comme sa mère. »

L’employé de mairie transcrivait d’un air las. « Isidore, Auguste, François, Marie… Comte… Tiens, c’est drôle, » fit-il en relevant la tête. « Ça me rappelle quelque chose. »

— « Eh oui, » dit l’heureux père avec un sourire triomphant « Isidore, Auguste, François, Marie, comme l’Autre, le Grand ! » Sa conviction affichait les majuscules, car chez les Comte on était libre-penseur de père en fils, comme d’autres sont rois.

C’est ainsi que, parvenu à l’âge adulte, monsieur Isidore Auguste François Marie Comte ne renia pas la philosophie de ses ancêtres et devint membre actif de l’Union Pratique Cartésienne et Rationaliste (section française). Il aurait pu, comme l’Autre, le Grand, écrire un cours de Philosophie Positive, un Discours sur l’Esprit Positif, un Système de Politique Positive, et même un Appel aux Conservateurs. Il n’en fit rien, par modestie.

Quand il commença de perdre ses cheveux, il devint secrétaire du bureau de la section locale de la section française de l’Union Pratique Cartésienne et Rationaliste. Il l’était toujours quand il les eut tous perdus. En 1957, pour le centenaire de son illustre patronyme, il accéda à l’honorariat et son estomac fléchissait doucement par-dessus sa ceinture. Il ne pensait pas alors que la vie lui réservât d’autre surprise.

Or, ce matin-là…

 

Ce matin-là, monsieur Auguste Comte, dont nous oublierons tout de suite les trois autres prénoms qui ne lui servaient pas, leva ses yeux vers le ciel, ainsi qu’il arrive à n’importe qui de le faire à propos de rien, et eut la surprise d’y voir un ange.

Cela lui causa un choc.

Il ne voulut pas croire un seul instant à la réalité du phénomène, car passée la première émotion d’un étonnement quelque peu compréhensible, ses modes habituels de concevoir ou d’appréhender les faits lui revinrent aussitôt. Il accusa sa digestion lourde, car il avait banqueté la veille, sa fatigue visuelle, les soucis du bureau, tout, tous et n’importe quoi. Puis il se rendit à l’évidence, comme on écrit dans France-Soir, la plus improbable pour un homme comme lui : un ange se tenait immobile au-dessus de sa tête.

Ce n’était certes pas une vision rassurante. L’ange était imposant, hautain, énorme, impavide. Il ne ressemblait en rien aux compositions picturales ou sculpturales des artistes de la Renaissance, et moins encore à ceux qu’imaginent les mystiques rétribués à Hollywood aux dix commandements de Cecil B. De Mille. L’ange semblait plutôt sorti d’une fresque toltèque, avec son corps massif revêtu d’une sorte d’aube grise et sa tête démesurée aux yeux glauques et globuleux. Des rayons incarnats le couronnaient, lui constituant une manière de diadème. Il ne possédait point d’ailes, et monsieur Auguste Comte en éprouva quelque déception. Il eût préféré que cet ange-là fût en tout point semblable à ceux auxquels l’iconographie traditionnelle l’avait conditionné.

Mais, bien que monsieur Auguste Comte eût passé son existence à nier les anges et les dieux, aucun doute ne lui était cependant octroyé. Il s’agissait bien d’un ange, il est des choses que l’on sait sans qu’une seule explication fût à fournir.

Monsieur Auguste Comte regardait l’ange, planant à dix pieds du sol, presque au zénith de sa calvitie, et l’ange ne le regardait pas, ne paraissait pas même le remarquer. L’ange immobile ignorait complètement monsieur Auguste Comte, né en 1909 dans le Limousin. Il se contentait d’être là, majestueux, silencieux. Monsieur Auguste Comte se sentit un peu ridicule, avec son estomac visible, ses varices et son ornement hippocratique héréditaire, et il souffrait du contraste que l’ange lui opposait.

Auparavant, jamais Monsieur Auguste Comte ne se fût qualifié lui-même de « ridicule », personne même n’en aurait eu idée, et surtout pas ses amis de l’Union Pratique Cartésienne et Rationaliste, section française. Monsieur Auguste Comte était connu comme un citoyen honorable, payant régulièrement ses impôts, fidèle dans ses opinions comme dans ses amitiés.

Il était encore très tôt. Monsieur Auguste Comte aimait à se lever tôt et arpenter sa rue, une rue calme, sans voitures, sans commerçants, une vraie rue de province arriérée. Eût-on cru être si près de Paris ? Les oiseaux s’ébattaient d’un bout à l’autre de l’année dans les branches des tilleuls et des platanes, en ce moment le printemps léger faisait reluire toutes les feuilles, toutes les écorces, toutes les herbes et les fleurs, et les volets des pavillons sans grâce de cette rue banlieusarde.

Monsieur Auguste Comte fut heureux que celle-ci soit encore déserte : il n’est pas facile d’expliquer à ses voisins la présence d’un ange au-dessus de sa tête. Il prit soudain conscience que les oiseaux n’emplissaient pas l’air, ce matin, de leur tapage habituel. Tout était silencieux et immobile, tout s’identifiait ou s’accordait à l’ange. Monsieur Auguste Comte ne s’imagina pas du tout que le Très-Haut l’avait distingué au point de lui dépêcher un ange. Monsieur Auguste Comte était du reste trop peu coutumier de la métaphysique pour cela. Au surplus, il ne concevait pas qu’un ange pût lui déclarer : « Monsieur Comte, je te salue, le Seigneur est avec toi, et le fruit de tes entrailles est béni. » Monsieur Auguste Comte eût même trouvé cela fort inconvenant.

En homme raisonnable, il pensa simplement que la présence de l’ange perturbait ses habitudes, et que celui-ci ne s’était pas dérangé pour le seul plaisir de le voir prendre le frais au sortir de chez lui. Monsieur Auguste Comte adressa donc à l’ange un petit signe de tête, pour lui signifier qu’il l’avait bien vu, et même, à la rigueur, qu’il le saluait. Apparemment, l’ange manquait de civilité, car il demeura immobile, ses gros yeux brillants perdus dans le lointain. La situation commençait à devenir gênante. Peut-être par mimétisme – mais Monsieur Auguste Comte n’en eut pas conscience – il croisa les bras. Puis il s’adressa directement à l’ange : « Que me veux-tu ? »

On objectera que, devant un visiteur de cette qualité, monsieur Auguste Comte eût raisonnablement dû employer le voussoiement, prononcer une phrase fort longue et bien scandée, qui puisse le cas échéant passer à la postérité, mais le fait demeure : monsieur Auguste Comte croisa les bras, dressa la tête, non par orgueil mais par nécessité, et questionna abruptement : « Que me veux-tu ? »

Son extraordinaire vis-à-vis était aussi peu loquace que civil. Il dédaigna totalement la question de monsieur Comte. Les rayons rouges ne modifièrent en rien leur brillance, les plis de l’aube semblaient être de pierre. Les oiseaux continuaient à se cacher dans les feuillures neuves, le soleil montrait tout doucement son gros visage des beaux jours, caressant les façades ternes et les tuiles délavées des toitures. Des volets claquèrent un peu plus loin, et les rites des hommes se manifestèrent : réveils au timbre grossier, ronronnements de rasages hâtifs, odeurs des cafés au lait envolées des cuisines. Nul ne savait que monsieur Auguste Comte venait de recevoir la visite d’un ange.

Monsieur Auguste Comte trouvait, quant à lui, que l’ange faisait bien le mystérieux. Après tout, monsieur Auguste Comte n’avait rien demandé au Ciel – et surtout pas la présence d’un ange – il avait son métier, des occupations, et si l’ange ne se décidait pas à parler, s’il avait l’éternité devant lui, monsieur Auguste Comte n’en pouvait dire autant. Qu’il lui explique donc ce qu’il venait faire dans sa rue, au-dessus de sa tête, sans quoi : au revoir, j’ai autre chose à faire.

L’ange n’entendait-il rien des discours que lui tint monsieur Auguste Comte ? Sans doute. Il ne dit, ne fit strictement rien. Excédé, monsieur Auguste Comte haussa les épaules et rentra chez lui pour prendre son chapeau, sa serviette, embrasser Hélène et gratter le chat derrière les oreilles. Il ne se retourna pas, ne leva pas la tête. Hélène n’était pas une femme curieuse. Ni poltronne d’ailleurs. Elle n’appelait personne au secours quand il fallait tuer une araignée, surtout si elle n’était pas trop grosse. Elle fut tout de même un peu saisie d’apercevoir un ange, horizontalement (les plafonds modernes sont bas), au-dessus de la tête de son mari. « Qu’est-ce que tu as donc là ? » s’exclama-t-elle.

— « Tu le vois bien, c’est un ange. »

Hélène remarqua que ce phénomène n’était pas très naturel, et monsieur Auguste Comte en convint. « Il est venu comme ça, de lui-même, ce matin. Il me suit partout et se refuse à prononcer le moindre mot. Que veux-tu que j’y fasse ? »

Hélène se vantait volontiers de son esprit logique. « Il t’est impossible d’aller au bureau en sa compagnie. Je vais téléphoner que tu es malade, que tu as le rhume des foins. »

Monsieur Auguste Comte acquiesça. Puis il pensa que l’ange finirait peut-être par se lasser de lui. Il descendit à la cave, remonta dans les chambres, grimpa jusqu’au grenier. L’ange planait sur lui, comme une feuille d’automne qui ne se décide pas à choir sur l’humus terminal. Même le coin intime, comme on disait autrefois, ne modifia en rien son comportement. Monsieur Auguste Comte se fatigua le premier. Il ôta son chapeau, rangea sa serviette, Hélène se rendit chez la voisine pour téléphoner, et l’ange suivait monsieur Auguste Comte absolument partout, comme s’il lui était relié par quelque invisible lien.

La matinée fut un désastre – au plein sens étymologique du terme : les astres n’étaient pas favorables. Hélène ne pouvait se retenir de regarder l’ange, ou son mari, à la dérobée. Cela fut cause que le rôti brûla et que les carottes attachèrent. Monsieur Auguste Comte tenta d’effectuer quelques menues besognes : cette journée saugrenue qui survenait, loin du bureau, ne fallait-il pas l’utiliser ? La prise électrique du fer à repasser, le plâtrage sous l’évier, absorberaient en outre toutes ses pensées. Hélas, hélas, hélas ! Il ne réussit qu’à faire sauter les plombs, salir la cuisine et perdre son temps. Aussi, comment avoir le cœur à ce que l’on fait sous l’égide d’un ange ? Une maxime de Confucius lui revint en mémoire :

Si tu rencontres un ami sur ton chemin, appelle-le joyeusement et serre-le dans tes bras ;

Si tu rencontres un ennemi sur ton chemin, appelle-le, et vide ta querelle ;

Si tu rencontres un dieu sur ton chemin, précipite-toi dans le fossé, de crainte qu’il ne te voie.

Monsieur Auguste Comte songea bien qu’un ange, même aussi majestueux que celui-ci, n’était pas un dieu. Il n’empêche qu’il donna raison, du fond du cœur, à ce Kong Fu Tséou que les affreux Jésuites avaient latinisé. Ensuite, il pensa que ce pourrait être un fructueux thème de discussion lors de la prochaine séance de l’Union Pratique Cartésienne et Rationaliste, section française – mais comment s’y présenterait-il avec son ange ? Il s’abîma ainsi en réflexions diverses qui demeuraient stériles.

Hélène et lui ne mangèrent qu’à peine, se parlèrent encore moins. L’ange rasait le plafond, sa tête énorme contre le lustre. À la fin, monsieur Auguste Comte repoussa son assiette inutile. « Ce n’est plus possible, » s’écria-t-il, « ça ne peut plus durer. Et me faire ça, à moi ! »

— « Tu as raison, » enchérit Hélène en se levant à son tour. « Il faut le faire partir d’ici. Qu’il aille chez les voisins, chez l’archiprêtre, tiens, il n’habite pas loin d’ici. Mais qu’il nous fiche la paix. » La vérité me contraint à avouer qu’Hélène se servit d’un mot plus sonore, et qu’il fallait que son émotion fût bien grande pour qu’elle manquât autant à sa réserve habituelle.

Hélène ouvrit toutes grandes les fenêtres, dans l’espérance qu’un courant d’air permette à l’ange de dériver à l’extérieur. L’ange n’en fut pas incommodé, les rayons de sa tête, toujours aussi rouges, se mêlaient harmonieusement aux bras de la suspension. Elle cria, intimant à l’ange l’ordre de partir, lui affirmant qu’il n’avait pas le droit de s’immiscer ainsi dans la demeure de gens respectables. L’ange ne manifesta nulle réaction, pas même d’impatience. Hélène se saisit finalement d’un balai : inutilement.

Lors, un grand abattement s’appesantit sur elle et son mari. La radio des voisins couinait une musique vibraphonique, électrique et sérielle, et ses lamentations aiguës ressemblaient à celles du chœur antique sur les gradins de Delphes. Dans un reniflement tragique, Hélène se retira dans sa chambre pour pleurer, et peut-être se lamenter sur le mode électro-delphique. Monsieur Auguste Comte feignit une fois de plus d’ignorer son inconcevable visiteur, puis il tenta de le vexer en se plongeant dans la saine lecture du Bulletin Humaniste de l’Union Pratique Cartésienne et Rationaliste (section française). Un seul coup d’œil lui apprit la vanité de ses efforts : l’ange planait au-dessus de lui, marmoréen, fatal et encombrant.

Monsieur et madame Comte ne dînèrent pas, ne regardèrent pas la télévision. Ils n’osaient plus même se parler. Quand ils se rendirent dans leur chambre, l’ange les y suivit. Hélène eut l’espoir que l’ange détournerait ses yeux immenses et ronds, que sa pudeur ne supporterait pas le spectacle d’une femme se dévêtant en sa présence. Elle se déshabilla donc courageusement et regretta en même temps de n’avoir pas trente ans de moins, des courbes en plus – et la vanité de son sacrifice.

Par bravade, monsieur Auguste Comte décida d’être tendre, mais il maugréa bientôt sur la fragilité des espérances humaines quand approche l’âge de la retraite.

Ils s’endormirent enfin, baignés dans une lumière froide et rouge, et quand ils s’éveillèrent l’ange était toujours là.

 

Hélène dit : « Ces choses-là n’arrivent qu’à toi. » Rien de péjoratif ni d’agressif dans cette phrase. Une constatation, sans plus. Hélène, en fait, venait de se livrer à une enquête. Enquête fort discrète, et difficile ! Il est inimaginable de se rendre chez ses voisins pour leur demander, le plus naturellement du monde : « Et votre mari, comment va son ange ? » D’autant que les gens pourraient se méprendre et que cela causerait des complications infinies. Mais, de coups de sonde en confidences, il lui fallut bien en prendre son parti : seul monsieur Auguste Comte était doté d’un ange. Les informations à la télévision ou à la radio ne dénonçaient aucune apparition, pas même à Rome. « Mais qu’est-ce que tu as fait pour mériter une chose pareille ? » Et le regard soudain plein de soupçon : « Es-tu entré dernièrement dans une église ? »

Monsieur Auguste Comte se cabra. « Hélène ! » Une telle supposition le laissait sans voix. Il balbutia enfin : « Ai-je une tête à fréquenter de tels endroits ? » Hélène convint que non. « Et puis, » ajouta-t-il, l’index pointé vers le plafond, « est-ce qu’il ressemble à une bondieuserie de Saint-Sulpice ? »

« Qui aurait pu concevoir, » ajouta-t-il plus tard, « que je serais un jour affublé d’un ange ? Si jamais on l’apprend, on va transformer la maison en lieu de pèlerinage. Et on flanquera ma statue au milieu d’une fausse grotte, avec des béquilles et des chapelets ! » Il en frémissait d’horreur. Plus pratique, Hélène lui fit remarquer qu’avec les billets vendus à l’entrée, ils seraient tous deux assurés d’une retraite décente : après tout, monsieur Auguste Comte n’était pas assimilé aux cadres.

Précisément, un de ceux-ci vint s’enquérir de sa santé. Hélène le reçut sur le pas de sa porte, tandis que monsieur Auguste Comte et son ange se dissimulaient ensemble dans un placard, sous l’escalier. « Nous avons beaucoup de travail en ce moment, » affirmait le cadre. « Le directeur, monsieur Poinsot, insiste pour que monsieur Comte reprenne au plus tôt ses activités, demain si possible. Un rhume des foins, ce n’est pas si grave ! » Et il ne consentit à partir que sur la promesse d’Hélène que son mari se rendrait au bureau le lendemain matin.

— « Il faut donc que tout soit rentré rapidement dans l’ordre, » décida-t-elle. « Un ange, c’est religieux, ou sans cela ça ne serait pas un ange. Je vais chercher l’archiprêtre, tant pis si ça fait jaser les voisins. On trouvera bien quelque chose à leur dire. » Monsieur Auguste Comte était trop éprouvé pour s’opposer aux volontés de son épouse. Il accepta.

Hélène eut besoin de beaucoup de diplomatie pour décider l’archiprêtre. Cette histoire d’ange ne lui plaisait guère, il n’en avait pas l’habitude, et il ne se fit pas faute de noter que ni monsieur Auguste Comte ni sa femme n’appartenaient à son troupeau. Cette dernière phrase inspira Hélène : peut-être que le ciel en personne se manifestait pour que la brebis égarée rentrât au bercail ?

L’argument fut décisif et emporta la décision. Mais, quand le prêtre vit l’ange, il eut un haut-le-corps. Hélène n’avait pas manqué, chemin faisant, de l’avertir, mais jamais il n’eût pensé qu’un ange pût arborer une tête pareille. Il frémit en se représentant le visage du démon, si un ange dans toute sa gloire se présentait ainsi. Il eût montré moins d’embarras, somme toute, devant Bélial ou Béhémoth. Quant à faire partir le céleste visiteur, inutile d’y songer. « Mon cher ami, » déclara-t-il en substance, « puisque le Ciel, dans son infinie bonté, vous a gratifié d’un ange, gardez-le. Songez que vous êtes la preuve tangible de l’existence de Dieu. »

Monsieur Auguste Comte argua que l’ange n’était que la preuve de l’existence des anges – pas même de sa propre existence à lui, mais l’archiprêtre s’indigna devant cette hérésie, se prosterna devant l’ange, lequel ne l’avait pas honoré d’un sourire, et claqua la porte derrière lui.

— « Décidément, on ne peut jamais rien attendre de ces gens-là. Appelle-moi plutôt Duval : nous aurions dû commencer par là. » Duval était le médecin attitré de la famille. On le fit venir, sans oser toutefois l’informer à l’avance du genre de maladie dont souffrait monsieur Auguste Comte, lequel soupçonnait le Codex d’ignorer par surcroît l’insania angelica.

— « Vous en avez un drôle d’éclairage, » remarqua le Dr Duval quand il pénétra, le soir, chez son patient. Monsieur Auguste Comte se tenait en effet dans la pénombre, la pièce lui paraissant bien assez éclairée par la luminescence angélique. Les deux hommes se serrèrent la main. « Alors, comment ça va ? »

— « Pas mal, merci, et vous ? » répondit monsieur Auguste Comte avant de réfléchir. « C’est-à-dire… » ajouta-t-il aussitôt, et il leva le doigt vers le plafond, en un geste qui devenait coutumier. Au même moment, Hélène tournait le commutateur.

— « Tiens donc, » s’exclama le médecin, « qu’est-ce que vous avez là ? »

— « Vous le voyez bien, » maugréa monsieur Auguste Comte. « C’est un ange. »

— « En effet, en effet… Il est certainement hypermétrope, mais c’est un ange tout de même… Comment cela vous est-il arrivé ? »

— « Si vous croyez qu’on sait comment ces choses vous arrivent ! C’est comme le coryza. »

— « Vous avez essayé les compresses ? »

— « Ça ne servirait à rien, » murmura Hélène d’un ton découragé. « Même avec un balai on ne parvient pas à le faire partir. »

— « C’est ennuyeux, » dit le médecin. « Peut-être qu’un bon bain de pieds bien chaud… »

— « Enfin, docteur, » s’écria Hélène qui s’impatientait, « est-ce que vous me voyez, juchée sur une chaise et tenant une bassine bouillante à bouts de bras ? »

— « Et… en entrebâillant la porte, en vous glissant, vous parviendriez peut-être à l’empêcher de vous suivre ? »

— « Rien à faire, » coupa Monsieur Auguste Comte. « J’ai essayé. Il a l’air gros, comme ça, mais je ne sais pas comment il s’arrange, je le retrouve tout le temps au-dessus de moi. »

— « Bien sûr, » dit le docteur Duval. « Il doit avoir des trucs. Après tout, c’est un ange, n’est-ce pas ? »

— « Si vous croyez que c’est drôle, » soupira monsieur Auguste Comte.

— « Ces choses-là n’arrivent qu’à lui, » renchérit Hélène.

— « En tout cas, » reprit le médecin, « vous n’êtes pas un malade ordinaire. Mais peut-être possédez-vous quelque chose dans la maison qui ait pu l’attirer. Un morceau de viande qui traîne finit toujours par attirer les mouches. C’est peut-être pareil pour les anges. Vous n’avez pas d’images pieuses, d’encens, d’eau bénite quelque part ? »

— « Docteur, si je ne vous connaissais pas depuis longtemps, je ne vous permettrais pas de m’insulter chez moi. »

— « Je ne vous insulte pas, je cherche à comprendre. Il y a nécessairement une raison, ou il n’y a pas de bon Dieu. » Il coula un regard vers l’ange. Celui-ci ne semblait pas le moins du monde offusqué. « Il y a quelque chose en vous qui vous prédisposait à attraper un ange. C’est comme l’eczéma, on ne le trouve jamais que sur un terrain propice. »

Tous trois plongèrent dans une méditation abyssale. « Un psychanalyste, peut-être… » murmura le docteur Duval.

— « Il va me dire que c’est parce que je suçais mon pouce gauche à trois mois et demi, » objecta monsieur Auguste Comte. « Et puis, je dois travailler demain matin. »

— « C’est juste. Le temps presse. À défaut de découvrir la cause, il sera bon de supprimer l’effet. Laissez-moi réfléchir. » Ils le laissèrent. Le visage de Duval se colora soudain. « Eurêka, » s’écria-t-il comme Archimède ne le fit jamais. Il toussota, se pencha à l’oreille de monsieur Auguste Comte et lui chuchota quelque chose.

— « J’y avais bien pensé, » avoua monsieur Auguste Comte. « Seulement, heu, à mon âge, n’est-ce pas, on se fait plus d’idées que de… »

— « Je vois, » murmura le médecin. « C’était une très bonne idée. » Il releva le front. « Je vais vous envoyer quelques petites pilules de ma fabrication. Vous verrez, c’est sans danger, mais ça aide bien. »

Hélène faisait semblant de feuilleter un livre. Monsieur Auguste Comte s’enquit : « Êtes-vous certain, docteur, de leur efficacité ? Je veux dire : est-ce que ça le fera vraiment partir ? »

— « Mais naturellement, mon cher. La pudicité de ces êtres-là est bien connue. »

Les petites pilules de la fabrication artisanale du docteur Duval firent merveille. Hélène s’endormit quatre fois comblée, monsieur Auguste Comte quatre fois rompu, et au réveil l’ange était toujours là, immobile, silencieux, indifférent.

 

Monsieur Auguste Comte se rendit à la gare, son ange flottant au-dessus de sa tête. Les gens qui le croisaient ne le connaissaient pas : il avait pris la précaution de ne pas quitter son domicile à son heure habituelle, ce qui n’avait guère d’importance ; si près de Paris, des trains partaient toutes les dix minutes.

Il redoutait de devenir le point de mire général. Il le fut, mais sans grand inconvénient, ni Guy Lux ni Catherine Langeais n’ayant intimé l’ordre aux téléspectateurs de s’émerveiller hautement de la présence d’un ange sur notre vallée de larmes. On s’étonnait quelque peu, mais à part soi, en catimini, crainte de ne pas paraître in. Seul le contrôleur échappa à un mutisme aussi universel que le suffrage du même nom, et encore ce fut pour réclamer le billet de l’ange. Comme celui-ci n’en possédait évidemment pas et refusait de répondre à son accoutumée, monsieur Auguste Comte paya l’amende à sa place, et l’incident fut clos. Ses collègues furent moins discrets : aussi le connaissaient-ils mieux. On le plaignit beaucoup d’une aventure si inattendue. Même mademoiselle Rose, la standardiste revêche, s’apitoya. Monsieur Dumas, le secrétaire-adjoint du directeur-adjoint, lui tapota l’épaule en murmurant : « Mon pauvre vieux, vous n’aviez pas mérité ça. » (Monsieur Dumas était un calotin). Par contre, monsieur Guillaumin, qui appartenait comme lui à l’Union Pratique Cartésienne et Rationaliste (section française) lui tourna délibérément le dos. Il l’accusait en son for intérieur d’avoir trahi la cause au bénéfice du Vatican. Monsieur Poinsot ne remarqua rien du tout. Il se borna à lui affirmer qu’il était heureux de le voir rétabli et posa à ses côtés un tas impressionnant de dossiers qui se trouvaient en instance comme tous les dossiers sur les cinq continents.

Monsieur Auguste Comte ne parvint pas, malgré la bonne volonté évidente de presque tous, à se concentrer sur son travail. L’ange y était pour quelque chose, c’est vrai. Mais pourquoi rejeter sur l’ange toutes les responsabilités ? Les prouesses nocturnes de Monsieur Auguste Comte n’étaient pas étrangères à sa distraction. Ses collègues lui trouvèrent les traits tirés, mais eux ne soupçonnaient que l’ange. Monsieur Auguste Comte se surprenait à le regarder, sournoisement, avec au fond de l’œil une certaine sympathie et l’amorce d’une complicité. Il ignorait qu’Hélène commençait à remercier le Ciel de lui avoir dévolu, à son âge, pareille aubaine et posait déjà, bien en évidence, la petite boîte de pilules du docteur Duval sur la table de nuit. Monsieur Auguste Comte n’osa pas se rendre à son restaurant habituel, craignant que l’ange n’en perturbât le service. Puis, avec l’agrément de monsieur Poinsot, qui mit sur le compte d’un reliquat de rhume des foins les rêvasseries de son chef de bureau, il décida de rentrer chez lui.

Monsieur Auguste Comte se rendit à pied à la gare Saint-Lazare, suivi par quelques curieux et un automobiliste qui brûla un feu rouge. Il prit un billet pour l’ange, monta dans un compartiment presque désert, savoura sa quasi-solitude sous le regard atone de son céleste symbiote.

Ce soir-là, monsieur Auguste Comte et sa femme firent un repas aux chandelles, trinquèrent à la santé de l’ange et s’allèrent coucher. Monsieur Auguste Comte ne suça qu’une pilule, car il était un homme raisonnable sachant que l’on doit longuement savourer le bonheur qui vous échoit, dans l’attente de lendemains qui déchantent toujours.

Le lendemain matin, l’ange était toujours là, comme Narayana flottant sur les Eaux Primordiales. Monsieur Auguste Comte sifflait joyeusement en procédant à ses ablutions, il se coupa dans un accès de bonne humeur, sortit à son heure habituelle, et les oiseaux pépiaient plus fort que jamais dans les branches.

Cette fois, toute la rue, tout le quartier, l’accompagna à la gare, dans le train, jusqu’à la porte de son administration. Il est vrai que, la veille au soir, Catherine Langeais, Guy Lux et Léon Zitrone, avec le sourire amusé de gens qui n’en croient rien, avaient, sous toutes réserves, annoncé la nouvelle. Monsieur Auguste Comte ne déjeuna que d’un sandwich. Quand il sortit, les flashes des reporters l’éblouirent. Il leur fut arraché par les mains innombrables de la foule. Un fanatique qui s’était faufilé jusqu’à lui en profitait pour l’endoctriner au nom des Témoins de Jéhovah, mais sa voix fut bientôt couverte par l’orphéon de l’Armée du Salut. N’ayant jamais connu la popularité, monsieur Auguste Comte y prenait goût. Il saluait de la main droite, de la main gauche, de la tête, du torse, du mollet cambré, tout comme un chef d’État en visite au Québec. La télévision l’attendait à son domicile, l’ange se laissa photographier. En fait, il continuait d’ignorer ce qui se passait sous lui, sauf qu’il devait survoler monsieur Auguste Comte.

Hélène remit à son mari le courrier le plus volumineux qu’il eût jamais reçu. De nouveau les Témoins de Jéhovah, les Adventistes, les Mormons, les Sectateurs du Feu, les Adorateurs de l’Ombilic, les Adeptes de l’Œuf et des Nouilles, tous réclamant, exigeant son cautionnement et celui de son ange – et même un télégramme de l’évêque de N’ga N’ga dans le Zombara-Moboumouland.

Monsieur Auguste Comte ne conserva que deux lettres. La première émanait de la firme Citroën, et lui proposait un contrat mirifique sous réserve qu’il accroche un panneau publicitaire sur la poitrine de l’ange : Dieu et moi reconnaissons la supériorité de la DS. Il écarta finalement ce projet qui lui sembla incompatible avec la dignité d’un ange et quelque peu blasphématoire.

La seconde, monsieur Auguste Comte ne l’ouvrit qu’en tremblant : il avait reconnu et l’enveloppe et le sigle de l’Union Pratique Cartésienne et Rationaliste (section française). Il redoutait le pire, et le pire survenait : en séance extraordinaire, les membres présents de l’Union venaient de l’excommunier. Monsieur Auguste Comte se souvint alors du sourire narquois de monsieur Guillaumin, il se sentit abandonné de la fraternité des hommes, coula un regard de reproche à l’ange impavide et, comme pour se venger de lui, refusa de prendre sa pilule.

Le lendemain matin, l’ange était toujours là, resplendissant comme un soleil d’été.

 

Or, cette nuit-là, Hélène eut un songe. Les hommes, les femmes, les enfants, sortaient silencieusement de leurs maisons, et au-dessus de chacun d’eux se tenait un ange rayonnant, à l’énorme tête où saillaient deux yeux glauques dénués d’expression, au corps massif vêtu d’une sorte d’aube grise qu’on eût dite de pierre. Les oiseaux s’étaient comme définitivement tus dans les branches du printemps. Le vent ne balançait plus tendrement les feuilles toutes neuves. Même le soleil recommençait l’expérience qu’il fit pour Josué en des temps très anciens. Chacun se tenait sur le seuil de sa maison, immobile comme l’ange immobile, et l’on pouvait voir ainsi de rue en rue, de quartier en quartier, de ville en ville, par le cheminement des villages et des hameaux, des rangées et des rangées d’êtres humains pétrifiés sous des anges devenus incandescents.

Et petit à petit les murs fondaient sous leur rayonnement, il n’y eut plus bientôt que des squelettes de maisons près de platanes calcinés, et personne ne ressentait de chaleur, et personne n’osait ou ne pouvait bouger, n’osait ou ne pouvait parler. L’ange qui se tenait au-dessus de la tête d’Hélène décroisa ses bras, et ainsi firent tous les autres, de proche en proche, jusqu’au bout de la Terre. L’ange qui se tenait au-dessus de la tête d’Hélène emboucha une longue trompette faite d’un fémur humain, et le son qu’il en tira ressemblait à un déchirement des entrailles. Les derniers vestiges des dernières maisons s’effacèrent dans une brume terne.

Alors Hélène eut le sentiment, non de la fin du monde, mais de l’expression d’une injustice profonde, profondément imméritée. Elle cria dans son angoisse : « Mais pourquoi, pourquoi ? »

Pour la première fois l’ange lui répondit : « Nous sommes déjà venus sur cette Terre. Nous vous avons appris tout ce que vous savez. C’est de nous qu’il est question dans le Livre d’Énoch, mais nul parmi vous autres n’a jamais su le lire. Et c’est pourquoi nous vous supprimons aujourd’hui : parce que vous êtes incolores. »

Hélène prononça dans son rêve : « Mais il ne fallait pas nous créer ainsi. Sommes-nous responsables des fautes de la création ? Nous méritons de vivre, puisque nous sommes ! »

L’ange dit : « Vous appelez cela vivre ? Eh bien, vivez, et restez en enfer. »

L’ange étendit sa main, la brume s’évapora ; les maisons se reconstituèrent. Les anges disparurent mais les oiseaux ne chantaient toujours pas. Les oiseaux avaient perdu leur voix, il n’en restait plus qu’aux hommes pour s’aborder l’un l’autre et demander : « Qu’est-il donc survenu pour que tout soit si calme ? »

Mais au petit matin, avec un soupir, Hélène oublia son rêve.

 

Il n’y avait personne dans les rues, personne à la gare où les trains ne passaient pas. Monsieur Auguste Comte pénétra dans un café désert, voulut téléphoner à son bureau, mais la sonnerie tinta longtemps là-bas, à l’autre bout de la ligne, sans que personne vînt décrocher. Pensif, il s’en retourna chez lui.

Hélène vaquait aux soins de son ménage et un autre ange, identique au sien, planait au-dessus d’elle. Hélène rayonnait, presque autant que son ange. Son mari lui décrivit sa surprise devant le monde si soudainement déserté. Un instant, l’esprit d’Hélène tenta de retrouver les images et le sens de son rêve, mais celui-ci s’enfonçait chaque seconde davantage dans les sables mouvants de l’inconscience, et elle fut incapable de l’en faire ressurgir.

— « Vois-tu, Hélène, nous ne sommes certainement pas les seuls. En ce moment, tout le monde doit avoir son ange. Tout le monde. » Il ajouta, avec rancœur : « Même monsieur Guillaumin. »

Monsieur Auguste Comte avait raison. Tout le monde avait son ange et, le premier mouvement de stupeur passé, tout le monde s’en accommoda très bien, si bien même que seuls les poètes et les amoureux restaient sensibles au spectacle grandiose que les anges et les hommes offraient sur toute la perspective des Champs Élysées. La mode se saisit des anges, comme elle se saisit de tout. Il y eut les coiffures à l’ange de Carissima, la jupe en saut de l’ange de Jyvendcher, mais on retourna bien vite à des incitations plus raisonnables d’où les anges étaient parfaitement absents, aussi absents qu’ils le furent toujours au-dessus de la tête de monsieur Poinsot, engagé pour cette seule raison, et à prix d’or, par les Établissements Barnum.

Léon Zitrone, Guy Lux et Catherine Langeais finirent par ne même plus mentionner l’invasion céleste. Les hommes restèrent ce qu’ils étaient avant, plus personne ne prêta aux anges la plus minime attention, si bien que lorsqu’ils disparurent aussi soudainement qu’ils étaient apparus, nul ne s’en aperçut tout de suite.

Seul monsieur Auguste Comte conserva son ange, mais très haut, très loin de lui. Quand les passants le remarquaient, ils lui lançaient d’amers sarcasmes. Il ne comprit jamais pourquoi.