La liberté des
poissons
D.A. Vautrin
(1971)
1
12 février 2040
Je viens d’assister à la première intervention sur l’animal. Elle consiste à trépaner le crâne dans ses régions latérales ; au niveau des trous affleure la substance rosée des hémisphères cérébraux. Des micro-électrodes sont implantées au niveau des zones de reconnaissance des sons : elles envoient les impulsions électriques correspondant à celles que provoquent les sons dans les circuits neuronaux.
14 février
Aujourd’hui, le chien trépané a salivé, non plus en entendant la cloche annonçant le repas mais en recevant dans son cerveau les ondes électriques codant le même son ! Au laboratoire, le vin d’honneur nous a rendus fort gais. Nous sommes partis, toute la bande des jeunes chercheurs, dans les cafés de la ville, les poches pleines de souris blanches : quelles scènes ! Les policiers, appelés par le patron d’un café, ne pouvaient tenir leur sérieux dans le panier à salade qui nous emmenait au poste. C’est ce soir que j’ai demandé à Léna de devenir ma femme… Au septième ciel tous les deux, nous sommes retournés au labo remettre quelques rescapées dans leurs cages, et Léna a gavé Ivan, le chien célèbre, de morceaux de sucre.
1er avril
Après un mois et demi d’apprentissage, Ivan comprend tous les sons codés ! Mais, comme le souligne le patron, Ivan était avant l’intervention un chien normal qui avait acquis la mémoire des sons. Nous nous demandons si le même résultat pourrait être obtenu chez un chiot nouveau-né ? Les neuro-électrologues soutiennent des controverses passionnées.
Septembre
Une dizaine d’animaux à la période néo-natale ont subi l’ablation de l’oreille externe et moyenne. La méthode du conditionnement de Pavlov leur a fait emmagasiner une quantité d’impulsions électriques ainsi que leur signification : la preuve est faite ; nous n’attendons plus que l’occasion de passer à l’homme ! En attendant, nous nous attelons au remplacement du sens olfactif par l’étude de l’électrogénèse neuronale dans les aires cérébrales olfactives.
Janvier 2041
Succès complet chez les singes privés d’olfaction et d’audition : ils se débrouillent mieux que leurs congénères, car beaucoup d’erreurs, dues à des confusions d’odeurs ou de sons, n’existent plus avec le codage électrique.
Mars
Notre équipe chirurgicale a pratiqué hier la première intervention sur un enfant de l’Assistance Publique, sourd de naissance. Instruits par l’expérience, nous avons réussi à conserver le secret le plus absolu, car le grand public n’est pas mûr pour saisir toute la portée de cette découverte et de ses applications…
Septembre
L’enfant associe certains trains d’onde à l’approche de la personne apportant son biberon, alors qu’il ne peut pas l’entendre et que ses yeux sont bandés. Victoire !
Octobre
Notre patron vient de tenir une conférence de presse : dans le monde entier, l’émotion est considérable. Les journaux titrent : La surdité n’existe plus ! Bientôt la cécité sera vaincue ! On dirait, finalement, que cette découverte est bonne !
Décembre 2041
Léna et moi nageons dans la joie : des dizaines d’enfants opérés ont acquis l’équivalent de l’ouïe ; ce ne sont plus des infirmes. Nous avons contribué à ce nouveau progrès de la science médicale. Nous nous marions dans trois jours.
Décembre 2042
Deux grandes nouvelles : d’abord la naissance de notre fils. Ensuite la mise en route du plan de surdéveloppement humain. N’étant pas dans les hautes sphères, nous n’en savons que peu de choses : il est certain que chaque phase concourt à une meilleure utilisation de l’intelligence, au progrès de la science et au bonheur de l’humanité.
Juillet 2043
Comme beaucoup de parents, nous allons faire opérer notre bébé. Nous savons qu’en agissant ainsi nous multiplions ses chances de réussite future ; les enfants présentent le comportement observé chez les singes : ils perçoivent une gamme électrique qui dépasse la gamme des sons entendus par l’oreille humaine, pour recouvrir le domaine des infra-sons et des ultra-sons. Leur niveau intellectuel est meilleur que celui d’enfants-témoins.
Août
Notre fils respire calmement, les joues roses, encore anesthésié. Nous évitons d’attarder notre regard sur les orifices aveugles de son crâne, où bat la substance cérébrale, derrière les « volets » de plexiglas…
Décembre 2043
Certes l’opération a connu un plein succès, mais, bizarrement, nous sommes tristes de constater que Donné ne présente aucune réaction affective aux impulsions que nous lui adressons. Il les met sur le même plan que celles qui correspondent aux bruits, aux paroles des personnes étrangères, telles que les lui transmet le transmuteur sons-impulsions. Il n’est perméable qu’à des significations ; l’émotivité semble presque absente de son être…
Février 2044
J’ai emmené Léna chez le psychiatre. « Ces syndromes dépressifs devant les progrès scientifiques dont bénéficient nos enfants sont légion, » nous a dit le docteur Renaux, qui les considère comme un signe de refus de la réalité, de désadaptation à la vie. Un seul remède efficace, et le médecin nous encourage vivement à la prendre : subir nous-mêmes l’intervention.
Mars
C’est fait. Dans notre cas d’anciens entendants, l’apprentissage post-opératoire est réduit. Naturellement nous continuons à parler, et les transmuteurs se chargent du reste.
Décembre 2044
Le temps passe, la mémoire des sons en tant que sons s’estompe. J’ai de moins en moins de plaisir à écouter le concerto en ré de Beethoven. Au fur et à mesure que se substitue aux souvenirs sonores l’enregistrement de séquences électriques, naît même un certain agacement. Il y a par-ci par-là des erreurs mathématiques pénibles, des trains d’ondes maladroits, des répétitions infantiles… Par contre, je suis émerveillé de constater à quel point l’opération favorise la concentration mentale sur les seuls sujets qui en vaillent la peine, depuis qu’au transmetteur est annexée une grille sélectrice qui ne laisse passer que les structures signifiantes. Enfin nous sommes débarrassés des bruits ! Quant à mettre fin à une conversation fastidieuse, rien n’est plus facile. Si l’on veut, il n’y a plus de disputes possibles. Quand les psychochimistes posséderont la connaissance des relais nerveux et des causes humorales de la nervosité, nous entreverrons l’époque de la paix !
Avril 2045
Léna et moi sommes, ainsi que notre fils, sélectionnés pour participer au plan du surdéveloppement.
Mai
Je me sens mal à l’aise en repensant au regard si déplaisant du vieux chiffonnier qui nous a débarrassés de notre vieille discothèque (nous préférons de beaucoup les compositions modernes des ingénieurs électriciens ou des mathématiciens). Léna travaille avec son patron sur l’influx visuel : c’est la prochaine étape.
Novembre
Voici six mois qu’une centaine de couples et de chercheurs, dont nous sommes, s’entraînent à la transmission de pensée. La seule concentration mentale sur ce que nous voulons exprimer induit l’oscillation du circuit neuronal du partenaire, et donc sa compréhension : ceci supprime, dans les communications interhumaines, l’utilisation des appareils transmuteurs sons-ondes. Dix heures par jour de travail intensif produisent leurs premiers résultats. Nous pensons être prêts dans trois mois.
Mars 2046
Je me suis réveillé quelque temps avant elle : douceur de sa forme sous la blancheur de la cellulose… Son cou comme le mien est bandé, si bien que l’incision qui a permis la laryngectomie totale est invisible…
Avril 2046
Nos transmissions de pensée sont encore courtes car l’effort en est épuisant. Nous limitant à l’essentiel, nous sommes heureux de découvrir que l’essentiel reste le même pour nous deux. Après l’avoir déjà transmis cent fois, le « je t’aime » devient si facile que l’expression-compréhension est presque instantanée. Les médecins s’émerveillent, la rapidité de nos progrès satisfait les linguistes dont la théorie sur le gain de temps est vérifiée.
Mai
Notre fils n’a mis que huit jours pour participer à nos échanges mentaux. Il différencie maintenant sa mère de son père par la différence de rythme des impulsions mentales. Certes, il est question d’instituer une unité de transmission de pensée dans la future standardisation, mais nous n’en sommes pas là, et nous nous réjouissons de conserver encore une individualité.
Juin
La laryngectomie de Donné s’est bien passée.
Octobre 2046
Désirant un autre enfant, je suis allé donner du sperme. Le centre a déjà un ovaire de Léna en milieu de culture-survie depuis quelques mois, et nous nous en réjouissons maintenant car ma femme a présenté un état de surmenage, ces derniers temps, qui n’aurait pas permis de grossesse. Il faudra, dans notre cas, huit jours environ pour choisir par différents tests les meilleurs éléments parmi les ovules et les spermatozoïdes. Pour certains couples, le délai est beaucoup plus long parce que le pourcentage d’éléments intéressants est beaucoup plus bas. Encore un centre dirigé par des retardataires qui n’ont pas pensé à utiliser un ordinateur-calculateur-sélectionneur, alors que les O.C.S. sont couramment employés depuis deux mois au moins dans d’autres villes…
Octobre
Nous avons été informés que la conception s’est passée hier. Comme nous le souhaitons, ce sera une fille, sans oreilles et sans larynx, mais elle ne fera pas partie des plus récents trains d’embryons programmés, les psychologues ne nous trouvant pas suffisamment mûrs.
Juillet 2047
Arlose est née. C’est un émouvant bébé aux épaisses boucles noires. Extérieurement, elle ressemble aux photographies des bébés d’autrefois. Elle n’a pas d’yeux, mais, dans un but psychologique, m’a dit le chef-maturateur, les enfants portent une gigantesque pupille qui ferme toute la cavité dans laquelle le lobe frontal fait expansion. Ses yeux sont des lacs de nuit. Elle est l’enfant d’une nouvelle race, plus belle à nos yeux qu’aucun bébé des anciens temps…
Octobre 2047
Donné, à l’école, apprend à commander mentalement des robots qui lui mettent ses chaussures ou lui brossent les dents. La dernière trouvaille de cette pédagogie me fait penser à un jeu du moyen âge où le chevalier qui, lancé sur son cheval, n’abattait pas une statue sur pivot portant une massue, se faisait promptement assommer par la statue : quand les enfants inattentifs donnent des signifiants incorrects, ils reçoivent une tape des robots. Léna et moi avons bien ri de la tête de Donné, que nous pouvions observer derrière une vitre. En fait cette mésaventure lui arrive rarement. Il fut l’un des premiers bébés formés selon les nouvelles méthodes, et il se révèle très doué. Je me demande quelle punition sera possible dans quelques années, puisqu’à cette date vraisemblablement les problèmes afférents à la sensibilité corporelle auront été résolus et que ce sens sera supprimé des programmes d’embryo-formation !
Juin 2048
Donné a acquis une maîtrise extraordinaire de tous les systèmes d’automation munis d’un capteur d’impulsions cérébrales. L’autre jour, trains d’ondes nombreux et intenses venant de la nursery ; nous nous sommes précipités : Arlose sautait sur place et se trémoussait comme atteinte de la danse de Saint-Guy, le visage convulsé de rage. Donné commandait ses mouvements. Cette sorcellerie des temps modernes ne nous a pas plu et nous avons conduit Donné au Centre d’homodéveloppement. Son cas en rejoint une cinquantaine d’autres qui intéressent énormément de gens. Il sert de sujet à je ne sais combien de travaux de recherche sur l’intensité et la force des émissions individuelles, sur le barrage mental correspondant et son apparition en fonction du stade de maturation cérébrale. Comme Léna me le faisait remarquer avec simplicité, les circonstances changent mais le problème est vieux comme le monde : pourquoi et comment des êtres humains en commandent ou en influent d’autres !
Le conseil du haut développement nous a annoncé que notre enfant était surdoué – ce que nous savions déjà – et que l’on pourrait bientôt envisager l’étape suivante. Celle-ci, malgré notre confiance en l’avenir, nous semble effrayante et nous ne nous y résolvons pas encore. De toute façon, rien ne se fera sans notre accord.
Juillet 2049
Arlose construit son barrage mental. Il est déjà tellement solide que sa mère ne peut plus l’influencer ni la commander… Et ce bout de chou n’a que deux ans ! Il est vain de parler d’éducation ; cela risque d’être lourd de conséquence. Son nouveau sens cérébral est très supérieur au sens visuel de ses parents et de son frère. Elle a de toute évidence la notion de densité des objets : une sorte de vue en épaisseur, plan par plan, qui lui fait prendre conscience de l’intérieur des choses ; nous sommes avertis que cette supériorité « sensorielle » ne va pas sans entraîner un nouveau mode de réflexion ; les objets conceptuels bénéficient d’une « intelligence de profondeur », véritable troisième dimension de l’intelligence que nous ne pouvons qu’admettre par raisonnement, sans guère d’espoir de la partager un jour : nous sommes trop âgés, et l’ablation des yeux ne peut entraîner la formation de cette nouvelle forme d’intelligence qu’effectuée dans le très jeune âge…
Sa vision cérébrale ne connaît pas de champ visuel : c’est sur 360 degrés qu’elle peut surveiller l’approche de son frère et déjouer ainsi ses taquineries.
Janvier 2050
Ce que j’avais remarqué chez Arlose est confirmé par un article en première page de Science-Développement : des enfants remplacent tous les appareils de mesure de densité, de radiographie. On les éduque, dès l’âge de cinq ans, à reconnaître les lésions internes des maladies, sur des poupées opaques à l’intérieur desquelles sont simulées des maladies. Il n’y a plus un seul service hospitalier qui n’ait engagé un enfant de la nouvelle race, pour les diagnostics d’approche.
Janvier 2051
Travail éreintant pour suivre les enseignements d’Arlose. Nous sommes un peu aidés par Donné, qui a subi l’ablation des yeux sur sa demande et qui participe encore du mode de pensée classique.
Décembre 2051
Nous fêtons nos dix ans de mariage ; le nouveau monde a dix ans. Dans notre domaine, en biologie, la sélection des embryons n’a été que le fait le plus voyant. Combien plus importante est cette science de l’électrogénèse cérébrale, qui décuple les possibilités mentales et relègue les organes sensoriels, ces informateurs faillibles, au rang des vieilles lunes ! Nos ancêtres avaient inventé les ordinateurs, capables de penser un million de fois plus vite que leurs cerveaux. Nous nous sommes mis à l’école de la biocybernétique, nous avons appris à coder toutes les informations, les engrammes et les émissions en impulsions électriques ; nous ne pensons pas encore aussi vite que les ordinateurs, mais voici que, lancés vers une amélioration quantitative, nous avons fait un bond qualitatif ! Arlose et ses semblables pensent autrement, et cet « autrement » est riche de promesses ! Au fur et à mesure que nous augmentons le rendement de la machine cérébrale, nous maîtrisons de mieux en mieux les émotions, l’affectivité. Avides de nouvelles connaissances, fascinés par un avenir que nous devinons passionnant, nous savons qu’il n’y aura plus d’affrontements entre humains : nous ne sommes qu’élan, bonds, nouvelles conquêtes de savoir.
Décembre 2052
Des dizaines, des centaines de milliers d’individus ont subi l’intervention. Raisonnablement, nous n’avons aucun motif de la refuser. Tout est au point, techniquement : les phénomènes de la digestion sont réduits par la connaissance des produits d’assimilation nécessaires, fournis par un système simple de tubulures ; l’oxygénation, l’épuration sanguine, sont sous la dépendance d’un cœur-poumon-rein artificiel. Quant à la génération, nous avons eu les enfants auxquels nous avions droit. Si besoin était, par extraordinaire, nos éléments sexuels sont stockés au centre de l’homodéveloppement. D’autre part, notre amour ne nécessite plus de relations sur le plan sexuel.
Ce qui nous retient encore, c’est de savoir que nous perdrons notre liberté de mouvements ; cependant le psychologue a souri ironiquement ; il nous a parlé des corps-robots toujours disponibles et nous a retracé l’évolution de cet instinct primitif et animal qu’est la liberté : une dépendance du paléo-cerveau, un archaïsme qui n’a plus de raison d’être dans la vie mentale qui nous caractérise. L’instinct de liberté, et le cerveau correspondant, sont particulièrement développés chez les poissons, paraît-il. Les déplacements corporels qu’ils provoquent ne servent en rien à l’évolution de l’intelligence, à la vie de l’être ni à l’acquisition de nouvelles connaissances…
Vraiment, la liberté ne serait que cela ?
Juin 2053
Léna et moi sommes allés choisir le socle sur lequel nous vivrons. Certes, nous ne le verrons pas, mais nous désirons en inscrire le souvenir dans notre mémoire. Je l’ai voulu, pour elle, d’ambre aux reflets d’eau. Le mien est de jade. Les psychologues ont accordé les visas. Le Centre pratiquera l’intervention sur nous quatre à la fin de l’année, tous les rendez-vous étant pris jusqu’à la mi-décembre.
Nous partons faire notre dernier voyage, revoir la crique où nous nous sommes connus, la mer parcourue en voilier, le lac de montagne où nous campions, jeunes mariés…
Juillet
Petite déception stupide, puisqu’en raisonnant nous aurions dû la prévoir : Arlose et Donné considèrent ces vacances comme une perte de temps, ainsi qu’un assujettissement aux conditions matérielles ; mettre eux-mêmes leurs chaussures leur semble insensé. Ils se plaignent de la vie de vagabonds et d’esclaves que nous leur faisons mener. Arlose surtout aspire à son socle. Après en avoir longuement discuté, Léna et moi, nous leur avons remis les autorisations nécessaires pour l’intervention dès leur retour. Nous avons regardé avec regret leurs corps, leurs visages. Ils ont brusqué les adieux, gênés par notre sensiblerie, honteux peut-être d’avoir des parents encore dans le monde archaïque…
Pour la dernière fois nous avons aimé nos corps. Cette période de vie dans les anciennes conditions nous semble presque la plus heureuse de notre existence…
Septembre
Nous rentrons. Près du Centre d’homodéveloppement se dressent les cheminées de l’annexe, qui rejettent en permanence leur fumée noire. Il n’y a que dans mes souvenirs anciens qu’elle « doit » être nauséabonde. Elle me rappelle des fragments d’un passé et parfois me glace d’effroi. Se peut-il que la science, avec plusieurs décennies de retard, emprunte les mêmes voies que la barbarie ?…
Octobre
Nous avons été refoulés du nouveau monde où vivent maintenant Donné et Arlose : pour des motifs psychologiques, il est interdit aux « archaïques », dont nous faisons partie, de rendre visite aux « néo-humains » ceci dans notre intérêt, ne cesse de répéter le haut-parleur. Nous avons insisté, en montrant nos cartes de préopération, mais cela n’a servi à rien.
Décembre 2053
Depuis huit jours, nous subissons le cycle des examens précédant l’intervention : prises de sang, prises de peau, enregistrements électriques cérébraux… On perfuse dans nos veines des modificateurs caractériels : notre anxiété est, paraît-il, trop élevée. L’infirmière a installé les socles au pied de nos lits.
Notre humeur est bien plus stable car nous sommes sortis de l’inaction pour faire l’apprentissage des corps-robots qui nous serviront éventuellement plus tard.
C’est pour demain.
Compte-rendu opératoire
M. R… : Corporectomie sans difficultés. L’examen rapide de la pièce anatomique montre l’usure du système cardio-vasculaire. Par contre, cerveau en excellent état. Les branchements sont effectués sur l’appareillage de transport. Rien à signaler.
Mme R… : Corporectomie facile ; la crâniectomie totale est rendue délicate par des adhérences méningées. Mise sur socle d’ambre 20-30 cms. Branchements sur l’appareillage de transport.
Transport en salle de narcose post-opératoire avant l’envoi sur le Nouveau Continent.
2
Espace immense vivant sous un dôme, tel est le Nouveau Continent. Des centaines de milliers de Cerveaux sur socle le peuplent, d’innombrables tubulures rejoignent en périphérie des milliers de machines disposées en anneaux qui assurent notre survie ou servent à toutes les fins imaginables de la science. Est-il besoin de le dire, le premier soin des néo-humains fut de multiplier les systèmes d’automation contrôlant les transmissions vitales, libérant la pensée de l’asservissement aux tâches matérielles. Le temps dans sa totalité est dévolu à l’engrammation de nouvelles connaissances et à la découverte. Aucune incidence ne peut perturber notre humeur.
Combien de temps avons-nous travaillé ? Sans plus de repères spatiaux, notre vie mentale s’écoule en dehors du temps…
L’équipe de génétique dont je fais partie vient de mener à bien son programme de recherche : l’embryo-perfectionnement. Nous sommes désormais en mesure de repérer et de détruire sur les chromosomes tous les gènes d’expression corporelle et de sélectionner les meilleurs des gènes d’expression cérébrale. Ainsi nous mettrons au monde des cerveaux isolés, ce qui évitera les fastidieuses interventions successives sur les organes des sens, puis l’ablation du corps. Nous venons de couper le cordon ombilical qui nous reliait à l’ancien monde… Nous avons été si absorbés que nous n’avons pas une seule fois utilisé nos corps-robots, et maintenant je m’aperçois que nous n’en avons même plus envie.
Je dois noter quelques faits graves et honteux : certains néohumains ont régressé à un stade incompréhensible de désirs matériels et ont pompé plus de produits nutritifs que nécessaires. C’est une dégénérescence graisseuse de plus en plus fréquente qui a attiré l’attention. Immédiatement il a été décidé de régler le débit de façon à ce que des limites physiologiques ne puissent être dépassées. Certains se sont suicidés en arrêtant le flux nourricier. Ces morts ont provoqué une réflexion considérable, car ce sont les premières. Mort volontaire ou accidentelle – si tant est que cette dernière puisse survenir – mise à part, il ne semble pas que nos cerveaux soient mortels dans le même délai que les corps : depuis le début de la néo-humanité, personne encore n’était mort…
Les Grands Dirigeants ont enlevé à tous, après vote, la possibilité de modifier le flux d’assimilation en dehors des variables physiologiques. D’une table ronde récente de néo-philosophes, on peut retenir que cette mesure s’inscrit dans la suite des anciennes lois de réanimation des suicidés : la liberté de suicide n’a jamais été reconnue dès que la science a permis les sauvetages. Il est certes plus logique et plus efficace de couper le mal à sa racine.
Nous avons longtemps débattu sur l’embryo-formation – je devrais dire sur la cérébro-formation. Il est hors de doute que, dans les gènes que nous gardons, nous laissons subsister ceux qui conditionnent la morphologie cérébrale. Nous savons bien qu’elle est inutile. Nous pourrions aussi bien n’induire que des supports biochimiques, des structures moléculaires, en leur donnant un cadre plus large, un volume plus grand que le petit cerveau humain ; il n’était tel qu’afin d’être contenu dans une boîte crânienne. Certains d’entre nous tiennent à la forme cérébrale qui leur rappelle leur humanité. Comme les novateurs ne proposent qu’un bac où s’édifierait la substance cérébrale, l’intérêt de la chose, le progrès qu’elle représenterait par rapport à un cerveau ne semble pas évident. Entre les Cerveaux sur socle et les masses en bac, la majorité préfère pour le moment les premiers.
Notre néo-humanité s’agrandit rapidement, créant les cerveaux qu’elle nécessite dans l’optique de son programme d’acquisition de connaissances. Un ordinateur géant connaît les millions de possibilités déjà réalisées en nous et, partant des connaissances à acquérir, détermine les nouveaux ensembles mentaux à créer. Chaque nouvelle connaissance dévoile une nouvelle voie, motive une nouvelle potentialité de réflexion, et un ensemble mental adéquat naît pour la satisfaire. Ainsi tout nouveau néo-humain est unique et nécessaire. Quel progrès par rapport à l’époque où nous étions une réunion de hasard, une juxtaposition non ordonnée d’individus ! Chacun fait partie d’un ensemble ayant une fonction mentale. Les différents ensembles sont reliés par l’ordinateur et pensent synergiquement : comme les cellules forment des tissus, comme les tissus forment un organisme…
Tous les problèmes sont en voie d’être résolus, tous les univers sont connus ou connaissables, toutes les possibilités d’être seront réalisées bientôt, car nous arrivons à ce chiffre, qui se calcule en trillions, des possibilités génétiques. Il s’avère que notre vie est très longue… Parfois je me sens las. Aucun remède n’a été trouvé. Aucune raison de vivre puisque je peux demander au Centre d’embryo-développement de concevoir un être qui serait mon double exact, sans toutefois mes caractéristiques émotives résiduelles, et qui me remplacerait… Léna et moi avions voulu faire de notre vie une acquisition constante de savoir, une participation active au progrès… et au bout de ces connaissances, nous entrevoyions le bonheur d’un plus grand nombre d’hommes. Ce but a disparu : parce qu’à notre niveau d’évolution le bonheur ne signifie plus rien : nous ne souffrons ni ne sommes heureux. Nous sommes. Si Léna et moi sommes fatigués, c’est en souvenir de notre ancienne humanité, car les néo-humains synthétisés n’éprouvent pas de lassitude. Ils ne se posent d’autres problèmes que ceux qu’ils peuvent résoudre. Je finis par penser que les problèmes philosophiques les plus abstraits naissaient au milieu des tripes, puisque, dans la néo-humanité, le sens de la vie, sa raison d’être, sont des assemblages de mots absurdes. Nous aurions pu, Léna et moi, demander la destruction de notre émotivité restante. Si nous nous y sommes refusés, c’est parce que nous voyons bien que les néo-humains, autour de nous, ne s’aiment ni ne se détestent : ils vivent en symbiose, par ensembles. Si nous avions accepté, notre amour en aurait été amoindri, peut-être supprimé…
La multiplicité, et donc l’isolement des Cerveaux, est un esclavage qu’impose le respect de la tradition. Trop de temps est perdu dans la genèse de cerveaux créés un par un ; trop d’encombrement est le fait de trop nombreuses machines de survie. La solution est limpide : c’est un retour en force logique des partisans de la masse cérébrale en bas, à condition qu’on prévoie un seul et immense bac où seront réunies toutes les structures pré-existantes. C’est le bond ultime que fait la néo-humanité, en se concevant comme un être, au lieu de multiples existences séparées. Il n’y aurait plus d’individus. Plus d’êtres humains. Plus de forme. Rien qu’une pensée émanée de molécules et se recréant éternellement…
Les plus vieux parmi nous n’adoptent pas ce projet. Les jeunes structures nous signifient que nous sommes prisonniers de la forme cérébrale que nous avons conservée, qu’il s’agit d’un mode mental archaïque… comme autrefois, je me rappelle, on nous avait montré que la liberté n’était que la manifestation d’un instinct primitif… Certes, nous n’avons jamais regretté l’abandon de notre liberté, pour accéder à la vie mentale que nous menons actuellement. Cependant, cette fois-ci, notre individualité est confrontée avec son abnégation, si nous acceptons le nouveau progrès. Voici que vient le règne de la signification. Nous sommes au pied du nouveau degré de l’évolution : l’après-humain ; contre notre volonté profonde. A-t-on demandé l’accord du poisson pour créer le martin-pêcheur ? Ou celui du gibier pour créer l’homme ? Et le martin-pêcheur était un maillon de l’évolution, et nous avions cru, hommes, être le dernier et mener nous-mêmes notre propre évolution… Voici que nous allons créer le maillon supérieur, contraints et forcés par une obligation intérieure qui prend le masque de la logique, une tension interne qui est l’évolution, force vive de l’univers qui parcourt l’animalcule marin, l’algue, l’animal, l’intelligence humaine, l’animant avant d’en abandonner la dépouille pour animer la forme à venir… Nous n’avons été qu’un passage conscient – dupes travaillant à le devenir…
Léna et moi avons demandé l’autorisation de mourir ; la demande a été repoussée.
Nous avons obtenu l’autorisation d’emprunter des corps-robots pour effectuer un voyage dans l’ancien monde.
Voici un temps de grande fatigue dans cet ancien monde où nous sommes obligés de penser aux choses nécessaires à notre survie. À une sensation de liberté retrouvée, au début, a très vite succédé cette déprimante constatation que nous sommes bien moins libres qu’avant, eu égard au nombre de choses et de pensées inutiles que la vie dans ce monde nous force d’envisager.
Il ne passe pas de jour sans morts. La destruction rôde autour de tout et frappe sans horaire, sans logique. Les processus variés de dégradation physique qu’on appelle maladie sont affreux.
Ces êtres archaïques vivent peu ; nous ne discernons pas l’utilité de leur vie. Devant leurs ignorances, nous restons confondus. De leurs réactions émotives, presque toutes sont égoïstes, et en relation avec l’individualité… Nous ne les partageons pas.
Cependant, de tant de science qui est nôtre, qu’en retirons-nous ?
Nous ne nous poserons plus de problèmes ; Léna et moi faisons notre dernier voyage : nous remontons vers la vallée d’autrefois – les saumons, jadis, remontaient les fleuves… Là, nous commanderons nos corps-robots : leurs bras de fer dévisseront la coupole céphalique, nous saisiront et nous lanceront dans le lac : la mort sera instantanée.
Et nous connaîtrons la liberté des poissons…