Des ossements dans une épave
 
Pierre Barbet
 
(1971)
 

D’un geste brusque, Czirw arracha la bande qui venait de sortir de l’ordinateur. Il l’examina un instant, puis la plaça devant moi et s’écria : « Eh bien, ma chère Lwaa, nous ne sommes pas venus pour rien ! Cette planète est habitée… » Ce disant, il posa familièrement son bras sur mon épaule et, se penchant comme pour mieux voir, approcha sa tête de la mienne.

Instinctivement, j’eus un geste de recul : ce gros vicieux ne manquait jamais une occasion de me faire des avances… Je ne suis pas bégueule mais je n’aime pas Czirw ; d’abord, je trouve qu’il sent mauvais : un de ces jours je lui offrirai quelques litres de déodorant, et puis je déteste ses manières visqueuses. Si seulement il disait ouvertement ce qu’il désire, mais non ! Toujours des sous-entendus… Ah ! j’avais tiré un mauvais numéro le jour où l’Office de Prospection des Planètes Habitables me l’avait donné comme équipier !

Enfin, le tout était de se tenir à distance. Après cette mission, je demanderais mon transfert sur un autre astronef d’exploration. Une chose était sûre : cette planète grouillait de vie et ses habitants possédaient là un endroit de choix pour prospérer. Restait à savoir s’ils étaient très évolués. Je suggérai donc : « Il va falloir les examiner avec soin, car leur présence à proximité de notre planète Ywwor risque de présenter un danger le jour où ils se décideront à explorer l’espace. »

— « Exact ! Mais avant tout soyons discrets. Si ces gens-là possèdent une technologie avancée, l’affaire sera du ressort de nos escadres. Un bombardement à saturation sera nécessaire ; une centaine de bombes au cobalt devraient suffire. Je vais déclencher le dispositif d’invisibilité. » Du coup il ôta son bras, ce qui me permit de respirer un peu, et s’en alla pianoter sur le clavier du tableau de bord.

Lorsque nous nous déplacions sans cesse dans le temps sur une courte période, l’oscillateur temporel rendait notre astronef absolument indétectable. Toutefois, nos compensateurs pouvaient prendre des photos en gros plan, ce qui allait nous permettre de savoir où en étaient ces gens au point de vue scientifique. Une heure de vol en rase-mottes éclaircit la question. Pas de villes, aucune usine, pas la moindre trace de culture ni d’élevage : nous étions arrivés à temps !

— « Des sauvages, » constata Czirw, « mais tu as pu noter comme moi que pas mal d’entre eux ont déjà acquis la station debout. Une fois qu’ils sont devenus bipèdes, le cerveau peut se développer rapidement. Encore un siècle ou deux, et ils découvriront la roue. »

— « Oui, tu as raison, » approuvai-je. « Plusieurs espèces possèdent des mains préhensiles, ce qui les amènera à fabriquer des outils. Il n’empêche que j’aurais bien aimé savoir quelle race aurait accédé la première à l’intelligence : les carnivores ou les herbivores ? »

— « Voilà bien une réflexion de biologiste ! Quelle importance, puisque de toute manière nous devrons les supprimer… ? »

— « Je sais… Cela ne m’empêche pas de le regretter. Moi, je trouve le Conseil trop pusillanime : un examen systématique de ces primitifs pendant quelques centaines d’années éclairerait énormément le processus de l’évolution qui, malgré tout, reste mystérieux ! »

— « Et après ? Quel intérêt ? Nous autres Zzorgs avons déjà assez de problèmes sur notre propre planète sans aller nous occuper des autres. »

— « Hélas, tu as raison ! Seul un contrôle draconien de la natalité nous permet de survivre. Quel dommage de ne pas pouvoir transporter ici quelques millions des nôtres. Quel paradis ! Juste assez chaud, un état hygrométrique de l’air parfait, des plantes à profusion pour nourrir les herbivores… Des métaux en abondance… »

— « Bah ! Le Conseil enverra sans doute quelques colons comme d’habitude : le transport en masse d’une partie de la population d’Ywwor serait impossible ; il faudrait des milliers d’astronefs. Cependant, si tu le désires, je peux te faire affecter à la mission scientifique dont je ferai partie ; j’en ressentirais une grande joie. »

Tu parles, plutôt crever… songeai-je. Seule avec ce gros satyre, non merci ! Je répondis pourtant d’une voix suave, car il fallait ménager cet obsédé sexuel qui avait des relations bien placées : « Oh ! ce serait merveilleux, Czirw ! Je crains, hélas, que ce ne soit impossible, car je dois effectuer un stage au laboratoire du professeur Sorx… »

Cet immonde salaud eut l’air si déçu qu’il me fit presque pitié. Il grogna d’un ton mélancolique : « Quel dommage ! Enfin, tu pourras peut-être me rejoindre après… »

Oui, cause toujours. Je ferai des pieds et des mains pour filer le plus loin possible de ta sale trogne de satyre… « Bien sûr ! » m’écriai-je. « Il suffira de patienter deux ou trois ans… »

Cela sembla le rasséréner : il pensait sans doute pouvoir trousser quelques émigrées, en attendant, pour se consoler ! Il reprit d’un ton badin : « En attendant ces jours heureux, il nous faut décider de la manière dont nous allons supprimer ces primitifs. Je songeais à une aspersion d’hormones stérilisant les mâles. Qu’en penses-tu ? »

Rien qu’à voir sa tête, j’imaginais le plaisir qu’il éprouvait à cette perspective, mais je le fis rapidement déchanter. « Tu oublies l’action rémanente de cette substance ? Nos colons risqueraient d’en subir les effets. ».

— « Ah ! c’est exact ! Alors, que dis-tu d’un excitant qui les amènerait à s’entretuer ? »

— « Pas mal… Seulement nous n’en possédons pas un stock suffisant. »

Czirw vérifia méticuleusement cette assertion sur la mémoire de l’ordinateur, ce qui eut le don de me mettre hors de moi. Comme si j’avais l’habitude de dire des choses en l’air ! Puis il approuva : « Très juste. Décidément tu es aussi charmante que compétente, ma chère Lwaa ! J’avoue être à court d’idées : as-tu une suggestion à me faire ? »

Je fis mine de réfléchir, histoire de le faire languir un peu, puis je déclarai : « Cela me paraît assez simple : utilisons un défoliant. »

Ce gros butor ne réalisa absolument pas. Il prit un air profond et grogna : « J’avoue ne pas comprendre… »

— « C’est pourtant assez simple, » repris-je. « Avec un défoliant et un herbicide, les plantes disparaîtront pendant un an ou deux. Du coup les herbivores s’éteindront. Alors, comme les carnivores n’auront plus de quoi manger, ils se rabattront sur leur propre progéniture, puis s’entretueront… »

— « Subtil… » fit Czirw, admiratif. « Bien entendu nos réserves de ces produits chimiques sont suffisantes ? »

— « Évidemment, sans quoi je n’en aurais même pas parlé I »

— « Et leur action est assez brève, ce qui permettra à nos colons de revenir s’installer ici ! Ma chère, il faut que je t’embrasse. » Je dus à contrecœur subir le contact répugnant de ses lèvres lippues sur ma joue, puis nous nous mîmes au travail.

Le dispositif d’invisibilité fut stoppé et l’astronef commença à survoler les continents de cette malheureuse planète. Parfois j’apercevais un de mes pauvres congénères qui dressait la tête lorsque notre engin passait au-dessus de lui et je ne pouvais m’empêcher de m’apitoyer sur son sort… Décidément je n’aimais guère cette affectation : chaque année les nouveaux promus de l’Université devaient faire un stage dans la flotte et, en tant que biologiste diplômée d’écologie, j’avais dû partir sur un vaisseau prospecteur, au hasard dans la galaxie, pour une exploration systématique des étoiles de notre système. Une vie libre : personne ne savait où nous étions et personne ne s’en souciait, mais en contrepartie il fallait effectuer un génocide de mes semblables.

Notre appareil resta en orbite d’attente quelques mois afin de constater les effets des mesures que nous avions prises. Bien entendu, tout se passa comme prévu : trois mois suffirent pour liquider la faune gênante de cette planète.

Hélas, malgré les antigénésiques dont je l’abreuvais insidieusement, mon collègue ne cessa de m’importuner de ses avances. Chaque jour il se faisait plus pressant et, lorsque je me reposais, je devais m’enfermer à double tour dans ma cabine. C’est dire avec quel soulagement je vis arriver la date de notre retour.

Ma seule consolation consiste à enregistrer avec soin les péripéties de notre cohabitation sur une bande magnétique. Quelle honte pour les Zzorgs d’avoir donné le jour à un pareil individu !

Maintenant, nous avons mis le cap sur Ywwor. Plus que cinquante jours dans le subespace et j’en serai débarrassée… Heureusement, car j’ai les nerfs à bout ! S’il m’approche, je le détruis…

 

Les archives secrètes de la Confédération Solaire contiennent un certain nombre d’histoires assez curieuses et souvent effrayantes. Celle-ci est l’une des plus étranges.

Lors du troisième voyage effectué dans le subespace, le commandant Lodell repéra une épave dérivant non loin de son astronef. Il réussit à l’accoster et l’équipe envoyée à bord fit une extraordinaire découverte ; deux squelettes se trouvaient dans le poste de commande. Ils tenaient encore dans leurs mains des armes inconnues qui ne laissaient aucun doute sur ce qui s’était passé : ces astronautes s’étaient entretués.

Jusque-là, rien de vraiment sensationnel. Mais l’examen des ossements ne laissa aucun doute sur la race de ces navigateurs étrangers. Il s’agissait de sauriens assez proches des cératosaures, ces dinosaures carnivores, taille mise à part, car ils n’atteignaient guère que trois mètres de haut.

La plupart des instruments tombaient en poussière, ce qui prouvait qu’ils se trouvaient là depuis des centaines de millions d’années. Pourtant une bande magnétique découverte dans une cabine fut ramenée sur Terre et, après des années d’efforts, les linguistes réussirent à la déchiffrer. Elle apprit ainsi aux humains comment les grands sauriens avaient disparu de leur planète alors que rien ne permettait d’expliquer ce total génocide. Cela donna beaucoup à penser aux biologistes qui, pour la plupart, étaient persuadés que seuls les mammifères pouvaient donner le jour à des créatures intelligentes.

Il est vrai que bien des savants mettent en doute la traduction de la bande magnétique qu’ils qualifient de « belle infidèle ». Par contre, personne ne prétend que les photographies ramenées par le commandant Lodell aient été truquées. Les ossements, hélas, sont tombés en poussière dès qu’on y a touché, ce qui a interdit aux paléontologistes de les examiner.

Maintenant, tous les astronefs envoyés en exploration sont dotés d’un puissant armement, car les descendants des Zzorgs naviguent peut-être encore dans les parages de la Terre, et ce jour-là…

Mais il s’agit d’une autre histoire.