Extase
Pierre Marlson
(1971)
Il s’éveilla l’esprit clair, avec l’impression d’avoir fermé les yeux depuis à peine cinq minutes. Autour de lui tout était silencieux, les portes ouvertes, les hublots démasqués. La chaude lueur d’un soleil jaune pénétrait à flots, avec des souffles d’air pur et puissamment oxygéné. Ainsi, l’astronef avait finalement rencontré une planète de type terrestre et s’y était posé ! Le système automatique de fin d’hibernation avait fonctionné et Jerry Denvil avait été ramené à la vie.
Combien de temps pouvait-il s’être écoulé depuis sa mise en léthargie ? Impossible de le savoir : mois, siècles ou millénaires, tout était possible. Jerry Denvil, pensa-t-il, trente-sept ans, naufragé à l’aventure dans l’espace et dans le futur, mais toujours vivant ! Tous les autres membres de l’équipage du Commandant Holbein, patrouilleur de sixième classe de la marine solaire, étaient morts, eux.
Denvil était (avait été, rectifia-t-il mentalement) le médecin du bord et il s’était trouvé sans pouvoir contre l’épidémie. Il était demeuré seul survivant. Lorsque la maladie infectieuse avait éclaté, le Commandant Holbein se trouvait dans l’espace intergalactique, à deux cents années-lumière du centre lenticulaire de la Voie Lactée. L’astronavigateur était le second qu’avait atteint le mal. Il était alors devenu impossible au vaisseau de regagner l’hyperespace. Ensuite, malgré les efforts de Denvil, tous étaient morts, positivement étouffés, les parotides démesurément gonflées et durcies, tués par un virus d’une incroyable vigueur. Le docteur Denvil devait la vie à sa qualité de Terrien de naissance. La Terre était la seule planète où quelques maladies virales demeuraient à l’état endémique. Denvil avait eu les oreillons (maladie banale et non dangereuse) durant son enfance. Il en était demeuré immunisé.
Le Commandant Holbein était un vaisseau expérimental d’exploration extra-galactique et le médecin du bord, demeuré seul, était bien incapable de l’amener à nouveau dans l’hyperespace. Mais le patrouilleur possédait un équipement complet de recherche astrale, d’analyse spectrale et d’atterrissage automatique. Il y avait aussi à bord, par bonheur, une installation d’hibernation ultramoderne. Le toubib était le spécialiste de sa conduite.
Il avait donc, à vitesse infraluminique, repris la direction de la galaxie et mis en fonctionnement le système automatique. Ensuite, couché nu dans la capsule étanche et transparente, il avait pressé le bouton de mise en service et pratiqué l’injection destinée à l’endormir. Il avait perdu conscience au moment où le liquide amniotique pénétrait autour de lui, transformant la capsule en utérus mécanique.
Il vivait maintenant une seconde naissance. Il pensa qu’il n’avait aucunement, pourtant, l’impression de naître, plutôt celle de s’éveiller après un court sommeil. Seulement, quel genre de monde l’entourait et combien de temps s’était écoulé ? Ce changement d’environnement au mystère non résolu était, songea-t-il, le justificatif des termes « nouvelle naissance ».
Le synthétiseur marchait encore très bien : il délivra à Denvil deux œufs frits, un steak savoureux, un scotch supérieur et un café particulièrement aromatique.
Tout en s’habillant et en se rasant dans l’attente du repas, Jerry avait jeté un coup d’œil anxieux par le plus proche hublot. L’astronef était posé au centre d’une plaine à végétation rare. Il faisait assez chaud et des montagnes bleues tremblaient à l’horizon, sous l’éclat des rayons d’un frère jumeau du soleil terrestre. Mais il fallait manger avant de partir à la découverte.
Attirant du pied un tabouret devant la table pliante située sous le double hublot, le médecin posa son plateau, s’assit et, tout en contemplant le paysage désert et silencieux, commença son repas. Il tressaillit soudain. Un comité de réception (cinq hommes et une femme) stationnait devant l’entrée du vaisseau. Abandonnant son plateau, le naufragé se précipita dans les coursives.
Les visiteurs étaient de race jaune. Les hommes étaient grands, solidement bâtis. La femme était très jolie. Tous étaient jeunes, vingt-cinq ans environ. Un camion à moteur électrique était garé sous un chêne, à proximité du vaisseau spatial, ce qui expliquait que Jerry n’eût pas entendu approcher les nouveaux venus. Ceux-ci ne comprenaient pas le galactique standard mais, curieusement, parlaient anglais. « Venez-vous de Germantown prendre la livraison ? » demanda le plus corpulent du groupe. Il portait une salopette rouge. Les autres étaient vêtus de la même façon, mais tous en noir. L’homme ajouta vivement, avant que Jerry puisse parler : « Votre véhicule est bien grand et vous l’avez posé très loin du village. Il est heureux que nous l’ayons aperçu ! »
Jerry Denvil expliqua rapidement son histoire et demanda le nom de la planète sur laquelle il avait échoué, ainsi que la date. Son interlocuteur sembla très surpris et conféra rapidement avec ses compagnons, en un sabir incompréhensible. « Nous sommes en 1852, » répondit-il enfin, « mais nous ne savons pas ce que peut être une planète. »
— « Comment se nomme votre pays ? » demanda Jerry, complètement éberlué lui aussi. Il avait quitté la Terre en 2141 et ne pouvait qu’avoir dérivé dans le futur.
— « Notre pays est la Terre, » lui fut-il répondu.
— « Mon nom est Jerry Denvil, » précisa alors le médecin. « Quel est le vôtre ? »
— « M419, » répondit l’homme en rouge en montrant du doigt l’écusson métallique ornant son vêtement. Cette lettre et ce numéro y figuraient en caractères grossièrement frappés. Jerry remarqua alors que les cinq autres membres du groupe arboraient un emblème similaire, sous des matricules différents.
— « Vous m’avez dit que nous étions en 1852. S’agit-il bien de l’année 1852 après Jésus-Christ ? »
— « Nous ne connaissons pas Jésus-Christ. Nous sommes en 1852 de la Terre Heureuse des Eyahims et nous habitons le village M003 qui dépend de Germantown. » L’homme semblait de plus en plus perplexe et contemplait le naufragé d’un regard devenu soupçonneux.
— « Pouvez-vous me conduire à Germantown ? » demanda alors Denvil. « Je vous ferai dans ce cas, bien sûr, rembourser vos frais et obtenir une récompense. » Il était manifestement tombé sur des sous-fifres et il était dans ces conditions inutile de prolonger la conversation. Il fallait rencontrer un responsable.
— « Nous n’allons jamais à Germantown, » répondit le chef des nouveaux venus. « Il faudra que vous attendiez la venue du véhicule volant pour demander au pilote s’il peut vous emmener. Je ne pense d’ailleurs pas qu’il puisse accepter. Si vous le désirez, vous pouvez venir vivre parmi nous jusqu’à ce jour-là. »
Un saut dans le futur représente bien des inconnues, se dit le naufragé. Ces gens ne portaient aucun nom, étaient incapables de lui donner une idée du temps écoulé depuis son entrée en hibernation et paraissaient vivre de manière étrangement peu évoluée. Il prit avec lui des vêtements de rechange, sa trousse médicale et son désintégrateur.
Les six visiteurs l’attendaient avec patience dans leur véhicule. Il monta à bord. L’un des hommes en noir conduisait. Le camion s’ébranla dans la direction opposée au soleil. Il suivait les traces de ses roues au voyage aller. Il n’y avait pas de route. Pas même une piste. Les pneus, très gros, écrasaient les buissons peu élevés qui recouvraient d’un maquis épineux le sol sec de la plaine.
M003 était un village aux maisons de torchis toutes semblables. Il comptait mille habitants adultes. Tous étaient âgés de dix-huit à vingt-neuf ans. Il y avait en outre trois cent quatre-vingt-huit enfants, mais aucun d’eux n’avait plus d’un an. Hommes et femmes travaillaient aux champs deux heures chaque jour et, chaque jour également, deux heures à l’usine unique, une petite unité productrice d’éléments électriques.
Il était difficile, en observant les seules activités de M003, de se faire une idée précise de l’organisation économique en vigueur. Les seules cultures étaient céréalières et potagères. Il y avait absence totale d’animaux. Un congélateur communal servait à distribuer la ration carnée hebdomadaire de chaque famille. C’était uniquement de la viande hachée, au reste très savoureuse.
Jerry eut beaucoup de peine à obtenir des éclaircissements. Chacun considérait évidemment le système comme allant de soi. Il avait proposé ses services en tant que médecin. On lui avait presque ri au visage. Personne jamais n’était malade et les accidents étaient bénins ou mortels. Un logement lui avait été alloué. Il comportait un local sanitaire sommaire et une chambre dotée d’un lit confortable.
Les habitants, tous de race jaune, vivaient par couples, mais ceux-ci se disjoignaient et se reformaient souvent. La sexualité était assez débridée et, le soir venu, des orgies amoureuses se célébraient, à dix et douze personnes, dans de nombreux logis.
Dès le lendemain de son arrivée au village, Jerry était allé travailler aux champs et à l’usine. Il avait rejoint pour cela le groupe qui l’avait accueilli. La fille se nommait M85 et avait dix-neuf ans. Elle prit place aux côtés de Jerry pour sarcler un champ de pommes de terre et l’entraîna, pour leurs deux heures d’équipe à l’usine, devant une machine que servaient deux personnes. Tout ce temps, elle s’arrangea pour le frôler souvent de la main, de la hanche et de la poitrine, qu’elle avait ferme et bien formée. Le soir venu, une fois pris le repas en commun dans un réfectoire de cent couverts, elle saisit sa main et l’emmena tranquillement jusqu’à sa chambre. Jerry se laissa faire ; cette fille était véritablement très jolie. Il espérait également trouver ainsi le moyen d’obtenir des précisions sur le monde environnant et décider d’une conduite lui permettant d’échapper à la vie morne de ce petit village.
À peine entrée et sans prendre la peine de s’inquiéter d’une fenêtre sans rideau ni volet et d’une porte démunie de verrou, M85 quitta sa salopette noire, se dépouilla de sa chemise et d’une culotte en coton écru (elle ne portait pas de soutien-gorge). Le lit, très grand et très bas, avec une tête et un pied de bois sombre, était semblable à celui de Denvil. Par contre, une épaisse fourrure synthétique aux longs poils noirs le recouvrait. La fille y ouvrit comme une étoile de mer la pâleur ambrée de son corps aux courbes douces. Alors, adoptant durant deux heures des postures variées, elle fit subir à Denvil et le força à lui infliger un traitement amoureux dont les phases allaient de la débauche la plus poussée au sadisme le plus raffiné. Une fois dissipée sa gêne initiale, il s’avoua qu’il ressentait en sa compagnie un plaisir indicible. « Tu es très viril, » murmura-t-elle, enfin immobile, rompue et comblée. « Si tu le veux, demain soir nous inviterons trois ou quatre autres couples et on pourra se donner vraiment du plaisir ! » Maintenant, elle voulait dormir et, pour la décider à répondre à ses questions, Jerry dut la menacer de ne jamais plus la choisir comme partenaire.
Ce qu’elle lui apprit fut décevant. Les gens vivaient à M003 comme dans tous les autres villages de la Terre (suis-je vraiment revenu sur la Terre, la vraie ? se demanda Denvil), sous la sage direction des Eyahims. Dans les villages s’accomplissait la carrière active des habitants. Chaque mois, un appareil volant venu (dans le cas de M003) de Germantown apportait au village la provision mensuelle de viande, les aliments que le village ne produisait pas et les objets manufacturés demandés à sa précédente visite. Il emportait en contrepartie la production de l’usine communautaire.
Une fois tous les douze ou treize mois, un appareil plus important venait chercher tous les habitants qui avaient atteint l’âge de trente ans. Il les emportait vers la cité bienheureuse des retraités. Les Eyahims fournissaient là à leurs loyaux serviteurs une retraite dorée. Nul ne travaillait plus. Les plaisirs les plus délicats étaient sans cesse offerts à chacun. Cet appareil volant emmenait également les enfants nés depuis un an, afin de les éduquer dans les centres de jeunesse tenus par les Eyahims eux-mêmes. M85 avait quitté seulement un an auparavant cette école et elle avait souvenir de l’immense amour des Eyahims. Ils lui avaient patiemment enseigné la science amoureuse et montré le travail des champs et de l’usine d’appareillage électrique.
— « Quel aspect ont ces Eyahims ? » demanda Denvil. « Sont-ils humains ? »
Bien sûr, ils étaient humains ! Seulement plus grands et plus beaux. Et tous brillaient de lumière et de bonté.
Enfin, le gros transport aérien débarquait dans le village un nombre d’hommes et de femmes de dix-huit ans égal à celui des retraités qu’il devait emmener, plus éventuellement les sujets destinés à remplacer ceux qui étaient morts accidentellement.
À pas lents et le front penché, Denvil regagna sa propre couche. Un système social comme celui-ci sous-entendait l’existence d’une classe aristocratique accablant le peuple d’un indescriptible mépris. La population était visiblement intoxiquée et réduite en esclavage. Jamais les peuples de l’ancien temps n’avaient atteint une telle perfection dans le résultat technique d’asservissement. Le temps d’hibernation du rescapé avait certainement été très long ! Condamner les gens à l’asile de vieillards dès l’âge de trente ans ! C’était à frémir !
*
Cinq jours après l’arrivée de Denvil, l’appareil de ravitaillement se posa à proximité du village. C’était un engin ovoïde de dix mètres de long. Il n’émettait aucun bruit et fonctionnait à l’aide d’un champ antigravité, par un procédé inconnu du médecin. Le pilote n’était pas autorisé à transporter du personnel. Il refusa obstinément de prendre le naufragé à son bord. Il n’accepta pas d’apprendre à ses supérieurs la présence d’un inconnu à M003 et pas davantage de transmettre un message écrit. À l’occasion de cette conversation. Denvil se rendit compte avec horreur que personne dans le village ne savait lire ni écrire. Les lettres isolées et les numéros étaient seuls déchiffrés par la population. Il s’agissait uniquement pour eux de symboles d’identification et non d’un moyen de transcrire le langage. Le plan des potentats inconnus placés à la tête de cette société était véritablement sans faille !
M419, l’homme à la salopette rouge, était le chef du village et, venant d’atteindre la trentaine, il faisait partie du prochain départ à la retraite. Apprenant que le médecin du Commandant Holbein était âgé de trente-sept ans, il lui promit de l’emmener à l’occasion du renouvellement de la population active. La venue du plus gros appareil de transport qui, lui, était conçu spécialement pour les voyageurs était attendue maintenant sous trois à quatre mois.
Le naufragé de la Solar Navy s’incorpora donc malgré lui à la petite société de M003. Rendu d’humeur morose par la longueur du délai à observer avant d’agir utilement, il rentra seul chez lui et s’enferma. Une lassitude découragée l’accablait. En quelques jours, et sous couvert de se renseigner afin de rester lui-même, qu’était-il devenu ? Il refusa, quelques jours durant, les avances de M85 et repoussa, même après avoir repris avec elle un commerce amoureux, ses offres d’adjoindre d’autres couples à leurs ébats. Puis, un beau soir, les amis de la fille les rejoignirent, alors qu’il était en pleine transe érotique. Il sombra dans l’abjection. Peu après, il cessa d’ailleurs complètement de juger sa conduite. Une autre façon d’envisager les choses lui venait, à mesure que disparaissaient ses inhibitions et que se développait en lui un goût morbide pour des activités sexuelles de plus en plus déviées.
De temps à autre, de plus en plus rarement, un sursaut l’emplissait de rage contre les créateurs de ce système. Il voyait clairement comment sa personnalité était peu à peu détruite. Il avait pourtant, lui, pour se défendre, toute une formation. Les autres, pauvres diables, étaient au contraire conditionnés dès l’enfance. Un travail peu absorbant, une nourriture riche et savoureuse, aucune responsabilité et de quotidiennes orgies amoureuses : il n’en fallait pas plus pour obtenir une société insouciante du présent, béatement disciplinée. Au bout d’un mois de ce régime, l’ancien officier-médecin avait l’impression, lorsqu’il faisait un retour sur lui-même, de se rappeler un personnage de livre et non une expérience personnelle.
Vint enfin le moment où le gros transport rendit visite à la petite colonie. Denvil regrettait presque d’avoir décidé de partir en dévoilant son âge. Mais son sort avait été réglé à cet instant-là. Il était trop tard pour changer d’intention.
Ce vaisseau, doté lui aussi d’écrans antigravité, était impressionnant. De forme aplatie, il mesurait plus de cent mètres de circonférence. Il en sortit cent trente personnes et une masse de marchandises. Une corvée de manutentionnaires chargea les objets personnels des cent treize nouveaux retraités et le maigre bagage du médecin. On installa dans un compartiment avant les trois cent quatre-vingt-dix-neuf enfants de la colonie M003 (il y avait eu des naissances depuis l’arrivée de Jerry) et, sans un adieu ni un quelconque semblant d’émotion, tous embarquèrent. Les panneaux chuintèrent en se refermant et le transport reprit l’air. M85 n’était pas venue (pas plus que les relations plus jeunes des autres partants) accompagner son amant. Il est vrai que son ardeur à l’égard du naufragé s’était considérablement refroidie depuis quelque temps.
Prompt à se justifier, Jerry décida que cet épisode n’avait été dans sa vie qu’une brève parenthèse. Il lui fallait maintenant se préoccuper de prendre sa place au sein de la classe dirigeante. Ces gens comprendraient vite qu’il était un individu évolué et instruit et non un robot fatigué, anxieux seulement de se filer un cocon dans un asile de jeunes vieillards. Il se jura de leur faire payer plus tard, en les bernant sans scrupule, le fait de leur avoir été soumis durant un temps ! Ensuite, il tenterait de rencontrer quelques hommes à l’esprit clairvoyant et en leur compagnie de modifier, au moins dans son proche environnement, l’organisation sociale. Il fut cependant médiocrement rasséréné par cette intention. Le contact sous sa main de la crosse neuve de son désintégrateur lui était d’un plus grand réconfort.
Puis le vaisseau transporteur se posa et Denvil découvrit la réelle condition du nouveau monde aux rivages duquel il avait échoué…
L’imposant appareil avait glissé sans bruit et directement dans un hangar gigantesque. Une faible clarté, venue de minuscules orifices situés à grande hauteur au-dessus d’eux, régnait en ce lieu. Trois jeunes hommes, de race jaune comme les habitants de M003 et vêtus de salopettes de couleur orange, les attendaient près de la sortie du véhicule. Ils ordonnèrent de débarquer les enfants et les bagages. À peine les objets déposés et les occupants à terre, le transport disparut dans un faible sifflement. Les membres du comité d’accueil, visiblement blasés au sujet de leur tâche, comptèrent les nouveaux venus après les avoir fait aligner sur deux rangs. Constatant que les retraités de M003 étaient au nombre de cent quatorze, y compris Jerry Denvil, ils dénombrèrent au hasard un nombre égal d’enfants de chaque sexe et les installèrent sur la plate-forme d’un camion électrique semblable en tous points à ceux de M003. Cet engin, dissimulé jusque-là par l’ombre environnante dont il avait brusquement surgi, démarra aussitôt. Il disparut vite, et la lueur de ses phares soudain allumée fut comme mangée par le crépuscule illimité du bâtiment.
Une forte lampe s’éclaira tout à coup, une vingtaine de mètres au-dessus du groupe. Elle inondait le sol d’une lumière éblouissante, sur un rayon de cent à deux cents mètres. Pas un mur ne fut cependant dévoilé par cet éclairage subit. Sur le sol de ciment gris, paraissaient simplement deux carrés de trois mètres à peu près de côté, que reliaient entre eux un rectangle métallique. Les hommes vêtus d’orange firent monter sur le carré de gauche un premier groupe de quarante enfants et vingt adultes. Le carré s’enfonça dans le sol et celui de droite vint prendre sa place tandis qu’un nouvel objet similaire montait des profondeurs. Il s’agissait d’un descenseur.
Jerry Denvil prit place sans protester sur cette plate-forme. La descente dura plusieurs minutes, passées dans l’obscurité la plus complète. Enfin, le support marqua un temps d’arrêt de quelques secondes durant lequel tous se hâtèrent de l’abandonner pour s’engager (adultes et enfants des deux sexes confondus) dans le couloir nu et illuminé qui s’offrait à eux. Le groupe précédent était visible quelques mètres en avant et le bruit de la marche du suivant leur parvint bientôt de l’arrière.
Les plus rapides rattrapèrent les retardataires et une longue file se constitua sur deux à trois rangs de front. Après avoir marché environ une demi-heure dans ce corridor sans rencontrer la moindre bifurcation, ils débouchèrent soudain à l’air libre, sur un balcon qui surplombait de quelques marches le niveau du sol. Denvil se retourna dès le seuil franchi et leva la tête pour pouvoir embrasser du regard leur lieu d’origine. Il fut pris d’un vertige joint à une sensation d’écrasement. Les retraités sortaient de la base d’une tour prodigieuse. Le hangar d’arrivée en constituait simplement le dôme supérieur. « Déshabillez-vous… Déshabillez-vous, » disait une voix à son côté. C’était un guide en tenue orange, posté près de la sortie, qui donnait cette instruction à chaque nouveau venu passant à son niveau.
Clignant des yeux sous la lumière brutalement dévoilée du soleil, Denvil contemplait d’un regard stupéfait l’immense ensemble urbain devant lequel il était parvenu. Il se trouvait au bord d’une énorme place. Trois des côtés de cette étendue étaient bordés de tours gigantesques, pareilles à celle dont il venait de sortir. Des files d’hommes, de femmes et d’enfants émergeaient sans cesse de ces constructions titanesques. Tous, obéissant à l’ordre de l’homme aux yeux bridés et vêtu d’orange debout près de chaque sortie, débarrassaient les enfants de leurs vêtements, déposaient ceux-ci sur un tapis roulant situé à leur gauche et les enfants nus sur un second engin de même type, mais doté de sièges, qui démarrait de la droite. Puis, se déshabillant à leur tour et abandonnant également leurs effets, hommes et femmes s’installaient dans les boxes individuels que portait le tapis roulant de droite.
Frappé d’inquiétude, Jerry Denvil regardait avec perplexité le bâtiment long situé face à lui, sur le quatrième côté de la place. Dans cette façade semblable à une falaise, les tapis roulants chargés d’hommes, de femmes et d’enfants nus disparaissaient, par des portes que l’éloignement transformait en sombres piqûres d’épingles. Au-delà s’élevaient les sommets, pleins de grâce et d’harmonie malgré leurs proportions prodigieuses, d’innombrables immeubles : la ville des Eyahims !
— « Eh ! Vous, là ! Déshabillez-vous ! Vite ! » C’était le factionnaire orange qui s’adressait à lui. Il montrait du doigt les tapis roulants, l’invitant à les utiliser pour évacuer lui-même et ses hardes. Tout à sa contemplation, Denvil n’avait pas pris garde à la disparition des enfants, femmes et hommes venus avec lui de M003. Un flot ininterrompu d’arrivants continuait à jaillir de la tour derrière lui. Ils le bousculaient au passage, quittaient leurs vêtements et montaient sur le tapis roulant. Jerry revint sur ses pas et s’adressa au guide : « Il y a une erreur en ce qui me concerne, » tenta-t-il d’expliquer. « Je ne suis pas originaire de cette planète ! Où puis-je rencontrer un responsable ? »
L’homme (c’était inscrit sur son habit) se nommait XB1238. Il avait l’air peu éveillé. Il fronça les sourcils avec impatience. « Vous bloquez la sortie, » maugréa-t-il, « et empêchez certains sièges de se garnir. Déshabillez-vous, » répéta-t-il d’un ton monocorde. « Posez vos vêtements sur le transbordeur de gauche et prenez place sur celui de droite. Vous verrez le responsable de la sélection. » Denvil se décida brusquement à courir le risque d’aller un peu plus loin en suivant la foule. Sans toutefois se déshabiller ni lâcher de la main la crosse de son désintégrateur, il monta dans un box mobile et s’assit. Assez bizarrement, songea-t-il, personne ne semblait jusque-là s’être soucié du fait qu’il fût armé.
À peine assis, il comprit pourquoi la surveillance était si désinvolte. Il fallait certes un cas spécial comme le sien pour refuser d’obéir à la lettre aux instructions. Mais les précautions étaient prises. Il se sentit immédiatement immobilisé. Des bracelets métalliques, fixés aux montants de son siège, s’étaient refermés doucement mais fermement, entourant étroitement ses jambes, ses bras et son cou. Complètement privé de moyens d’action, Denvil traversa l’incroyable étendue de l’esplanade. La panique l’empêchait maintenant de raisonner.
Enfin, la section du transporteur située à son niveau franchit la porte, dans la façade de l’immeuble long. C’était bien une véritable falaise, d’au moins six cent mètres de haut (le tiers à peu près de la hauteur des tours). Le tapis roulant pénétrait maintenant dans un hall que des murs intérieurs réservaient à son usage propre. Un factionnaire, vêtu de blanc, surveillait l’entrée des nouveaux arrivants. Denvil le héla en hurlant. Mais un énorme bruit de machines régnait en ce lieu et le tapis roulant continuait son chemin sans marquer aucun arrêt. Enfin, l’homme poussa une exclamation en apercevant un homme habillé dans cette île dont il rompait l’uniformité. Il abaissa aussitôt un levier. Un grincement strident couvrit le vacarme et la vitesse du tapis roulant diminua. Peu après il s’arrêta complètement. L’homme arrivait en courant à hauteur de Denvil. Il pressa un disque rouge contre le dossier et Denvil sentit s’effacer les bracelets qui le maintenaient prisonnier. Il quitta son siège. L’homme qu’il découvrit sur le siège derrière le sien semblait en catalepsie. Le tapis roulant se mettait à descendre à quelque distance, et on ne pouvait voir son lieu de destination. Mais le plafond et le mur d’en face étaient visibles. Tous les occupants, figés, regardaient en l’air. Suivant la direction de leurs yeux, Denvil eut un coup au cœur. Tous les passagers du transporteur fixaient, à dix mètres de haut face à eux, la photo en trois dimensions d’une espèce de ver blanchâtre aux anneaux lamellés, à demi dressé, dont l’extrémité supérieure esquissait l’ébauche d’une tête, simple renflement porteur d’une sorte de bouche entrouverte, à l’intérieur rouge sombre, bordé de petites dents aiguës.
— « Allons, venez vite, » dit le responsable de la sélection. (Du moins Denvil décida-t-il que tel était son rôle. Bizarre, d’ailleurs : il ne sélectionnait apparemment que les cas extrêmes tel celui de Denvil lui-même.) « Ne regardez pas cet Eyahim, » poursuivit-il. « Comment diable êtes-vous arrivé ici ? Heureusement que je vous ai aperçu ! Allons ! Pressez-vous, s’il vous plaît. La file est arrêtée ! Suivez-moi, voyons ! » Se sentant béat de stupeur, Denvil emboîta le pas à son libérateur. Dès qu’ils furent revenus au niveau de l’entrée, l’homme l’entraîna sur les marches d’un escalier de fer et l’installa sur une petite passerelle, dix mètres au-dessus du tapis roulant. « Attendez-moi ici, je vous prie, » dit-il. « Aussitôt mon service terminé, je vous conduirai à la cité des familiers. » Et il redescendit prendre son poste. Quelques instants plus tard, le bruit de fonctionnement des machines reprit et Denvil se retourna, essayant de rassembler ses idées. Le hall lui apparut alors dans son intégralité.
Un voile rouge passa devant les yeux de l’ancien médecin du Commandant Holbein. Luttant contre l’évanouissement, il agrippa la mince balustrade d’acier, se pencha au-dessus et vomit. Il avait fermé les yeux, mais les moindres détails de la scène insoutenable qui se déroulait sous ses pieds s’étaient en un éclair imprimés sur sa rétine. Les bruits qui résonnaient à ses oreilles s’étaient maintenant diversifiés, pour lui, au sein du vacarme. Ils personnifiaient chaque action. Il lui semblait aussi percevoir, toutes les deux secondes, un râle qui lui déchirait l’âme. Toutes les deux secondes, en effet, un box individuel parvenait au terme du tapis roulant. Deux chaînes transbordeuses passaient côte à côte à cet endroit et, s’écartant légèrement ensuite l’une de l’autre, amenaient parallèlement au début de l’unité de fabrication les individus qu’elles venaient de saisir.
La chaîne de gauche, plus haut placée, saisissait les adultes. Toujours sans mouvement volontaire et l’œil fixé sur la reproduction de l’Eyahim, chaque homme ou femme effleurait de la gorge une toupie étincelante à laquelle le présentait une oscillation savamment calculée, causée par la force centrifuge d’une courbe de la chaîne. Un flot de sang jaillissait et tombait au sol dans une rigole. Celle-ci le dirigeait vers un immense réservoir au-dessus duquel des pompes rotatives hululaient. Une seconde toupie, tournant celle-là dans un plan vertical, ouvrait l’abdomen. Les viscères glissaient au sol. Une série de crochets en saisissaient les extrémités et les menaient à des bobines sur lesquels ils étaient enroulés ou à des machines qui les happaient avec des bruits de déglutition. En un clin d’œil, le corps était alors dépouillé de sa peau par un palpeur-écorcheur, puis séparé longitudinalement par une lame grinçante. Les deux moitiés disparaissaient ensuite dans un tunnel. Les enfants, eux, ne regardaient pas l’Eyahim. Saisis et renversés la tête en bas, ils étaient menés jusqu’à une cuve dans laquelle sifflait la vapeur. Leur immersion arrêtait leurs cris et leurs mouvements. Une machine extraordinairement complexe leur liait les membres. Et les petits corps blanchis par l’échaudage, étrangement semblables à ceux de porcelets, filaient à leur tour vers le tunnel sombre.
À genoux maintenant, mais les mains toujours crispées à la rambarde, Denvil évitait de justesse la perte de conscience tandis que sa nausée se résorbait. Il fallait arrêter cela immédiatement ! Gardant les yeux fixés sur la pointe de ses bottes, il descendit sur des jambes flageolantes l’escalier aux marches raides. Mais il tenait son désintégrateur pointé. Il luttait désespérément contre l’atroce tentation qui le poussait à la folie et l’incitait à regarder à nouveau le hall épouvantable. « Arrêtez cette mécanique immédiatement ou je vous tue ! » bredouilla-t-il à l’adresse du responsable. Il était obligé de presser la bouche à l’oreille de l’homme pour se faire entendre.
— « Voyons, c’est impossible ! »
— « Mais ne voyez-vous pas que vos compatriotes partent à l’abattoir ? Et que c’est vous qui les y envoyez ? » La colère maintenant lui redonnait des forces. « Je compte jusqu’à trois, » dit-il. « À trois je tire et j’abaisserai alors ce levier moi-même ! »
L’homme se retourna vers lui. Son regard était inexpressif. Il toucha un bouton sur sa combinaison blanche, à droite de la poche de poitrine. Un petit nuage bleu s’en échappa et atteignit l’œil de Denvil qui soudain n’eut plus conscience de rien.
Il ouvrit les yeux. Une main douce tamponnait son front. Il était couché sur un lit moelleux, dans une pièce tendue de velours rouge. Il y avait des meubles en bois doré, d’épais tapis sombres, des gravures obscènes soigneusement encadrées. On lui avait laissé son uniforme (tunique grise frappée du caducée et pantalon mastic) de médecin de la Solar Navy. Son désintégrateur, apparemment intact, reposait à la tête du lit. S’étant assuré de ces points, il porta un œil sur son infirmière. Elle lui tenait le bras gauche dont elle avait remonté la manche. Il sentit la pointe d’une aiguille pénétrer dans une veine. Il essaya d’avoir un sursaut, mais ses muscles n’obéissaient qu’à peine aux ordres de sa volonté. C’est tout juste s’il pouvait tourner la tête, bouger les yeux et communiquer à ses membres un faible tressaillement. « Que faites-vous ? » dit-il d’une voix presque inaudible.
— « Rien qu’une injection calmante qui te laissera toute ta conscience mais t’empêchera de faire des bêtises quand le sopo sera dissipé, mon petit amour, » susurra la femme. Elle devait friser la quarantaine, était incroyablement grasse et dirigeait sur Denvil un regard d’épagneul qui, avant de l’atteindre, glissait onctueusement sur des joues rebondies et trois ou quatre mentons. Elle était vêtue d’un déshabillé transparent, largement ouvert, laissant visible le profond et pâle sillon séparant deux seins monstrueux. « Alors, il va dire merci, maintenant qu’il est réveillé, le gros vilain qui va courir chez les retraités au lieu de se chercher une jolie petite femme comme moi ? Quand je pense, mon trésor, » dit-elle, « que tu as failli passer dans la machine à viande ! Ouh, le méchant garçon ! »
Denvil aurait volontiers étranglé ce mollusque en forme de femme, lui rentrant les mots dans la gorge. Mais, affaibli par le sopo et le calmant, il devait attendre la permission de parler. À la première pause que fit son infirmière dans sa litanie de reproches et douceurs en langage bébé, il demanda : « Pouvez-vous m’expliquer qui vous êtes et ce que je fais ici ? »
— « Je suis depuis une heure ta petite femme chérie, » répondit-elle. « J’étais veuve depuis six mois et je suis heureuse de ta venue, mon doux cœur à moi ! On t’a trouvé en compagnie de ces affreux retraités. Au lieu de rester sagement avec les familiers, tu étais allé comme un jeune fou prétendre arrêter la machine à viande. Heureusement, le préposé a immédiatement compris qui tu étais ! Il t’a anesthésié et ramené chez nous, dans la cité des familiers. Maintenant, je serai là pour veiller sur toi. Je te ramènerai à la raison et nous serons heureux, heureux tous les deux ! » Elle baissa les yeux et rougit en ajoutant : « Nous aurons certainement un bébé, dis ? Dis-moi que tu le veux bien ? »
Il fallut plus d’une heure à Denvil, au prix d’un effort de patience indescriptible, pour extraire de son verbiage l’histoire suivante :
Les Eyahims, dans leur sagesse, avaient jadis créé l’homme. Trois couples primordiaux avaient résulté de cet effort : un noir, un jaune et un blanc. Les trois races avaient grandi, s’étaient développés en nombre et en savoir, jusqu’au jour où les Eyahims avaient révélé leur existence et modelé la société selon leur plan initial. Le principe était simple. Il s’agissait d’établir une humanité enfin équilibrée et adaptée à la fin propre de l’homme : éducation centralisée du nombre de jeunes strictement nécessaire ; production égale à la consommation des hommes, augmentée de celle des Eyahims eux-mêmes qui, bien sûr, ne travaillaient pas ; vie heureuse, amoureuse, donc libre ; enfin, retraite alimentaire, donc viande abondante pour tous, réduisant le travail de production à quelques cultures de légumes.
Chose incompréhensible, seule la race jaune avait accepté ce programme de bonheur. Les noirs, blasphémateurs et réfractaires, avaient attaqué leurs créateurs au moyen de toutes sortes d’armes. Avec l’aide des autres hommes, jaunes et blancs, les Eyahims avaient donc été contraints de les anéantir jusqu’au dernier. Il était radicalement impossible de les soumettre. Le cas des blancs s’était avéré plus délicat. La venue des Eyahims avait causé chez eux une sorte de langueur. À partir de ce moment, les mâles n’acceptèrent plus que difficilement l’idée d’avoir des enfants. Il leur vint une propension au suicide. Enfin, ils ne cédèrent plus que rarement aux instantes prières de leurs femmes. Ces dernières, sans penser plus que leurs époux à l’avenir de la race, aimaient encore beaucoup, cependant, s’occuper d’un ou deux bébés. Les blancs n’avaient donc pas lutté physiquement contre les Eyahims, ils n’avaient pas formellement refusé leur tutelle. Mais ils s’en étaient libérés par la disparition. La race avait diminué et s’était finalement presque éteinte.
Mais les Eyahims, dans leur immense et sage bonté, aimaient les blancs, leurs créatures les mieux réussies. En leur présence, les hommes blancs se suicidaient beaucoup moins. Ils l’avaient constaté, en avaient tiré la conséquence et, par ce moyen, avaient sauvé la race. Hommes et femmes blancs étaient donc devenus les animaux familiers des Eyahims. Ne quittant plus jamais le logis de leur maître, ils reprenaient un certain goût pour les ébats amoureux et rendaient assez régulièrement hommage à leur compagne. La fécondité était demeurée très faible, mais un nombre restreint de blancs des deux sexes parvenait à naître, à chaque génération.
« Tu vas être bien sage, n’est-ce pas, mon minou adoré ? » conclut l’énorme ingénue. « Et ce soir, après une piqûre d’aphrodisine, tu viendras avec ta Mina rendre visite à notre Eyahim. Dis que tu le feras ? Il faudra danser gentiment et te laisser déshabiller doucement au son de la musique. Notre Eyahim sera content ! Et puis, si tu veux vraiment faire plaisir à Mina, tu la déshabilleras à ton tour et tu lui feras des choses. Ce qu’on sera contents, l’Eyahim, moi et toi ! »
Denvil eût désiré mille fois avoir assez de force pour pouvoir grincer des dents ! Mais, malgré la rage et la haine qu’il sentait grandir en lui, c’est tout juste s’il arrivait à exercer une légère crispation des mâchoires. À découvrir le sort exact de l’humanité dans ce nouveau monde, il regrettait amèrement de n’être pas mort dans l’espace comme ses camarades. Le désespoir le plus profond éteignait en lui tout instinct vital. Il se prenait à rêver de suicide. Mais il mourrait comme un homme, entraînant au moins un ennemi dans sa perte ! S’il avait bien compris, chaque jour le couple de familiers mâle et femelle, au terme d’un strip-tease des plus classiques, pratiquait en cadence le rite sexuel devant son Eyahim particulier ! Bien. Il jouerait le jeu mais à sa manière, à la seule condition qu’il lui fût permis de conserver son arme. Alors il abattrait l’ignoble ver blanc et le plus grand nombre possible de ses semblables. Ensuite, advienne que pourrait ! Enfin réhabilité à ses propres yeux, il mourrait comme un humain.
Ayant donné son accord pour la cérémonie prochaine, il eut droit de la part de sa nouvelle compagne, à deux gros baisers humides et à la piqûre d’aphrodisine. Il s’agissait d’un érotogène et d’un tonique puissant. Mais cette drogue ne procura à Denvil qu’une sensation de malaise, sans pouvoir l’amener à désirer la pitoyable houri. Mina le soumit ensuite à quelques exercices de danses lascives (de son point de vue à elle) et Denvil fut à deux doigts de l’assassiner sur place. Se contenant, cependant, il l’interrogea sur le droit qu’il avait de porter son désintégrateur devant l’Eyahim. « Oh ! mais certainement, tu peux emmener ton joujou, mon ange, » gloussa Mina, en lui décochant un regard de vache enamourée.
Enfin, après avoir passé deux heures dans sa chambre en minutieux préparatifs, la grosse créature revint près de Denvil, se pavanant dans un harnachement d’hétaïre, avec sous son déshabillé transparent un ensemble de sous-vêtements noirs, tout en dentelles et en rubans, comme Denvil n’en avait vus que sur les illustrations d’antiques ouvrages. « Suis-moi, mon loulou bleu, » roucoula-t-elle. Elle le prenait par la main et l’entraînait, en sautillant pour se donner l’air mutin, dans un corridor dallé de marbre jaune.
Dès la porte franchie, Mina toute frétillante courut se placer au milieu d’un matelas garnis de velours blanc qui occupait de ses trente mètres carrés le centre de l’immense pièce où ils venaient de pénétrer. Denvil s’était, lui, immobilisé sur le seuil. Désintégrateur épaulé, il cherchait des yeux l’Eyahim qui devait les attendre. Posé sur une légère structure de métal argenté, l’être ignoble était bien là, dressé comme sur la photographie tridimensionnelle de l’abattoir à humains, avec sa bouche rouge au sommet d’un corps filiforme de la grosseur d’un mollet. Au moment où l’ancien médecin allait presser la détente, la tête horrible fit un demi-tour sur elle-même. Ce mouvement découvrit un œil doré qui se riva à celui de Denvil. L’homme suspendit son geste. Sa respiration s’arrêta.
Dans le regard insondable de cet œil plein d’or en fusion, Denvil découvrait un tel message d’amour à son égard que sa gorge se serra et que l’émotion lui mouilla soudain les paupières. Cet être l’aimait de façon complète, énigmatique et éternelle. Tout était bien ainsi et ce monde était beau. Denvil, en cet instant, adora l’Eyahim. Le regard doré soudain se dédoubla. Deux yeux merveilleux, centrés de perles fines, le contemplaient maintenant. Et l’être n’était plus un serpent ni un ver. Denvil avait devant les yeux un humanoïde à la beauté indescriptible : la radieuse vision que fixaient les retraités, en avançant vers la machine à viande.
Curieusement, une partie lucide de l’esprit de Denvil comprenait ce qui lui arrivait : hypnotisme. La guerre contre ces envahisseurs ne pouvait pas être gagnée. Les noirs n’avaient pas été des héros, les jaunes des lâches, ni les blancs des êtres veules. Simplement, ils ne réagissaient pas de la même façon à l’attaque hypnotique de l’ennemi. Mais cette lueur consciente ne privait pas Denvil de la joie d’être présent à ce monde si beau et si bon des Eyahims.
— « Allons, Ami, mon doux Ami, mon autre Moi, rends-moi donc bonheur pour bonheur en faisant celui de cette femme, ma Sœur. Et dansez, sur les rythmes eyahimiques, la joie du monde, de l’être et du devenir, » lui chantait à l’esprit une admirable impulsion psychique.
Denvil regarda Mina, vit comme elle était belle et combien il s’était trompé. Ces seins qu’il avait trouvés mous et énormes étaient doux et bien développés ! Il ferait bon blottir sa tête entre leurs masses onctueuses. Ces bourrelets de graisse qui lui avaient paru déformer la taille de la femme créaient d’adorables sillons. Il détailla la femme patiemment et chaque point de son corps était plein de promesses délicieuses. Elle aussi le regardait et un feu de passion flambait dans sa prunelle. Un élan le précipita vers sa proie énorme et tendre, mais un accord d’instruments célestes assouplit son mouvement. Ondulant avec grâce, il se mit à danser et cueillit délicatement la fleur que tenaient les lèvres gonflées de la belle Mina…