Sur le marchepied de l’ambulance, qu’il vient de réquisitionner, Gorgio se tient debout, l’arme en bandoulière.
Il indique au chauffeur le chemin à suivre. Il la connaît par cœur sa cité avec ses places, son fleuve, son grand port, sa corniche bordant la mer, ses quartiers résidentiels, ses maisons misérables, ses campements, ses boutiques, à présent éventrées, ses immeubles vomissant leurs pierres, ses vitres brisées entassées sur les trottoirs, ses chaussées défoncées, sa fausse splendeur de jadis, ses misères d’aujourd’hui.
Les trois infirmiers se sont aguerris. En quelques mois ils ont vécu plus de drames, découvert plus de tragédies qu’en toute une vie. Ils ont soigné des brûlés, des balafrés, des plaies saignantes, des gangrènes, des blessures dues à des coups de feu ou à des poignards…
Ils en auront vu des blessés et des morts, des estropiés et des cadavres. Par dizaines ! Ils se sont endurcis, au point d’en devenir presque indifférents… Sauf l’un deux, aux cheveux grisonnants ; celui-ci s’émeut parfois jusqu’aux larmes. Ce qui ne fait qu’agacer les deux autres.
« Tu es trop émotif. Reste derrière nous, ne t’approche que si on a besoin de toi.
— À quoi ça sert de les plaindre ? Ça te fait perdre tous tes moyens. »
Gorgio ne leur a pas révélé le but de leur déplacement. C’est là son affaire. Il suffit qu’ils lui obéissent, qu’ils l’accompagnent, qu’ils sauvent la jeune femme. Ils sont équipés pour cela.
« Tourne à gauche, ensuite à droite, maintenant tout droit, ordonne-t-il au chauffeur, sans lui révéler l’emplacement final.
« Où nous conduis-tu ? s’énerve l’homme au volant.
— C’est mon affaire. Moi, je le sais. »
Gorgio éprouve de la fierté de pouvoir soumettre à ses décisions ces quatre individus avec tout leur équipement, mais il s’inquiète aussi de cette heure perdue à les chercher. Pourvu que ce ne soit pas trop tard.
Le chauffeur n’ose plus poser de questions ; il envierait même l’autorité de ce jeune franc-tireur. Il se promet de se procurer un revolver aussitôt que possible.
Les trois infirmiers chuchotent et se disent qu’il s’agit sans doute de quelqu’un de la plus grande importance et grièvement blessé pour que ce jeune homme, si solidement armé, ait été dépêché à sa rescousse.
Tandis qu’il les toise, eux le considèrent avec crainte et respect. Il n’est pas question de lui désobéir.
« C’est encore loin ? ose le chauffeur.
— Tu verras bien », rétorque Gorgio.