Le jeune homme à la mitraillette s’était éloigné.

Il adoptait une démarche hautaine, et se sentait investi, grâce à cette arme virile, d’un mystérieux pouvoir.

Gorgio se demandait pourtant comment agir en cette circonstance. Qui était ce vieil homme ? Peut-être un ennemi à sa cause ? Dans ce cas fallait-il lui porter secours ? Mais quelle était sa propre cause ? Souvent, il la perdait de vue.

Le pays s’était divisé, démembré, les courtes trêves se transformaient en représailles, en vengeances, puis les luttes reprenaient. La souhaitait-il cette paix qui détruirait d’un coup ses privilèges, saperait la puissance que lui conférait son arme, qu’on lui reprendrait sans doute dès que les hostilités cesseraient ?

Gorgio et sa mitraillette ne faisaient plus qu’un ! Elle avait métamorphosé son existence. Il s’en occupait avec minutie, faisait briller la crosse, frottait le canon, inspectait le cran de sécurité, la chargeait, la rechargeait plusieurs fois par semaine. Son camp lui fournissait généreusement des balles. Il avait rapidement appris le maniement de son arme ; ses années d’adolescence, qui s’étaient éparpillées sans véritable projet, avaient enfin atteint leur objectif.

Lorsque le conflit éclata, Gorgio venait d’avoir vingt ans. Ayant raté ses études, il chercha avant tout à échapper à l’emprise de son père. La guerre fut une aubaine. Il choisit le camp adverse de celui des siens et quitta, un soir, le domicile familial avec éclat.

L’enrôlement s’était fait sans difficulté. On recrutait partout, en hâte et dans le désordre.

Il fut d’abord chargé de surveiller un dépôt d’armes ; puis les ordres devinrent contradictoires, se transformant au gré des jours.

Dans ce pays exigu qui ne comptait que trois millions d’habitants, ethnies, religions, milieux sociaux s’étaient, croyait-on jusqu’ici, entremêlés. Brusquement les situations s’étaient inversées, on se trouvait des ennemis partout.

Les ordres fluctuaient, vacillaient, les groupes se divisaient, se réconciliaient ; tous les cas de figure d’alliance ou d’hostilité se suivaient à un rythme hallucinant. Ainsi que d’autres jeunes gens, futurs francs-tireurs, Gorgio devint le maître et l’esclave de sa mitraillette. Il jouissait ainsi d’une autonomie singulière, qui ne lui déplaisait pas. Il avait parfois l’impression de mener, seul, le combat, de choisir ses propres ennemis et, selon les possibilités, ses divers lieux d’habitation.

C’était l’été. Depuis quelques jours Gorgio logeait en solitaire dans un appartement aux trois quarts démoli, au neuvième étage d’un immeuble récent, non loin du domicile de son père. Par moments, de son balcon, il s’amusait à prendre pour cible tout ce qui bougeait dans les parages. Étant toujours à distance de ses victimes, il n’avait jamais affronté les conséquences de son acte.

Depuis la veille il songeait à changer de quartier ; dans celui-ci, d’abord livré aux bombardements, puis peu à peu abandonné par ses habitants, plus rien ne se passait. Il hésitait encore, son logement récent lui plaisait.

Il se demandait si sa propre famille avait évacué leur vaste maison avoisinante. Il ne tenait pas à les revoir. Son père ne l’aimait pas, ses deux sœurs, il n’y pensait plus. Seul le visage mélancolique de sa mère le hantait parfois ; il se sentait alors responsable de sa tristesse et souhaitait la rassurer.