À l’automne, lors d’un colloque pluridisciplinaire où j’intervenais, j’ai remarqué dans le public, au second rang, une femme aux cheveux bruns et courts, plutôt petite semblait-il, la quarantaine élégante et stricte, en tailleur sombre, dont le regard revenait continuellement sur moi. Un sac de cuir qu’on attache dans le dos était déposé près de son siège. J’ai été sûre immédiatement que c’était elle. Durant les communications des autres intervenants, nos regards n’ont cessé de s’attirer et de se détourner dans le quart de seconde où ils se croisaient. Au moment du débat, elle a demandé la parole. Avec aisance, d’une voix pleine de maîtrise, elle a posé une question concernant mon intervention mais en s’adressant à mon voisin. Cette façon ostensible de m’ignorer a constitué une preuve éclatante : c’était elle qui, ayant lu mon nom sur l’annonce du colloque sans doute affichée dans les universités, voulait voir à quoi je ressemblais. J’ai demandé tout bas à mes deux voisins qui était cette femme. Ni l’un ni l’autre ne la connaissait. Elle n’est pas revenue l’après-midi. À partir de ce moment, j’ai vu l’autre femme dans la brune anonyme du colloque. J’en éprouvais du repos, même du plaisir. Puis j’ai commencé de penser que les indices étaient insuffisants. Plus que de ceux-ci – certes avérés, il y a des témoins –, c’était d’avoir trouvé dans cette salle silencieuse de colloque universitaire un corps, une voix et une coupe de cheveux conformes à l’image que je portais en moi, d’avoir rencontré l’idéaltype forgé et entretenu dans la détestation depuis des mois que je tenais ma conviction. Il y avait autant de chances que l’autre femme soit timide, blonde et frisée, s’habille de rouge en 44, mais je ne pouvais tout simplement pas le croire, celle-là n’avait jamais existé dans ma tête.
Un dimanche, j’ai marché dans les rues vides du centre de P. Le portail du Carmel était ouvert. J’y suis entrée pour la première fois. Un homme était étendu de tout son long sur le sol, face contre terre, les bras en croix, psalmodiant à voix haute devant une statue. A côté de la douleur qui clouait cet homme, la mienne ne me paraissait pas vraie.
Parfois j’entrevoyais que s’il m’avait dit brusquement, « je la quitte et je reviens avec toi », passé une minute d’absolu bonheur, d’éblouissement presque insoutenable, j’aurais éprouvé un épuisement, une flaccidité mentale analogue à celle du corps après l’orgasme et je me serais demandé pourquoi j’avais voulu obtenir cela.