Quand je l’appelais sur son portable – il ne m’avait pas, naturellement, donné son numéro chez l’autre femme – il lui arrivait de s’exclamer, « je pensais justement à toi il y a une minute ! ». Loin de me réjouir, de me faire croire à une communion des esprits, cette remarque m’accablait. Je n’entendais qu’une chose : le reste du temps je n’étais pas dans sa pensée. C’était exactement la phrase que je n’aurais pas pu dire : du matin au soir, lui et elle ne quittaient pas la mienne.

 

 

Dans la conversation, il jetait parfois incidemment, « je ne t’ai pas dit ? », enchaînant sans attendre la réponse le récit d’un fait survenu dans sa vie les jours précédents, l’annonce d’une nouvelle concernant son travail. Cette fausse question m’assombrissait aussitôt. Elle signifiait qu’il avait déjà raconté cette chose à l’autre femme. C’est elle qui, en raison de sa proximité, avait la primeur de tout ce qui lui arrivait, de l’anodin à l’essentiel. J’étais toujours la seconde – dans le meilleur des cas – à être informée. Cette possibilité de partager, dans l’instant, ce qui survient, ce qu’on pense, et qui joue un si grand rôle dans le confort du couple et sa durée, j’en étais dépossédée. « Je ne t’ai pas dit ?» me plaçait dans le cercle des amis et des familiers qu’on voit épisodiquement. Je n’étais plus la première et indispensable dépositaire de sa vie au jour le jour. « Je ne t’ai pas dit ? » me renvoyait à ma fonction d’oreille occasionnelle. « Je ne t’ai pas dit ? » c’était : je n’avais pas besoin de te le dire.

Pendant ce temps je vivais en poursuivant inlassablement le récit intérieur, tissé de choses vues et entendues au fil des jours, qu’on destine à l’être aimé en son absence – la description de mon quotidien qui, je m’en rendais vite compte, ne l’intéressait plus.

 

 

Qu’entre toutes les possibilités qui s’offrent à un homme dans la trentaine, il ait préféré une femme de quarante-sept ans m’était intolérable. Je voyais dans ce choix la preuve évidente qu’il n’avait pas aimé en moi l’être unique que je croyais être à ses yeux mais la femme mûre avec ce qui la caractérise le plus souvent, l’autonomie économique, une situation stable, la pratique acquise, sinon le goût, du maternage et la douceur sexuelle. Je me constatais interchangeable dans une série. J’aurais pu aussi bien retourner le raisonnement et admettre que les avantages procurés par sa jeunesse avaient compté dans mon attachement pour lui. Mais je n’avais aucune envie de m’efforcer à la réflexion objective. Je trouvais dans l’allégresse et la violence de la mauvaise foi un recours contre le désespoir.

 

La supériorité compensatrice que j’aurais pu éprouver par rapport à cette femme, en certaines occasions sociales, pour la reconnaissance de mon travail, je la voyais de l’extérieur. Cet imaginaire des autres, leur regard, qu’il est si fortifiant de se représenter, de supputer, qui flatte tellement la vanité, n’avait aucun pouvoir contre son existence. Dans cet évidement de soi qu’est la jalousie, qui transforme toute différence avec l’autre en infériorité, ce n’était pas seulement mon corps, mon visage, qui étaient dévalués, mais aussi mes activités, mon être entier. J’allais jusqu’à me sentir mortifiée qu’il puisse regarder chez l’autre femme la chaîne Paris-Première que je ne reçois pas. Et je ressentais comme un signe de distinction intellectuelle, une marque supérieure d’indifférence aux choses pratiques, qu’elle ne sache pas conduire et n’ait jamais passé le permis, moi qui avais jubilé de posséder le mien à vingt ans pour aller bronzer en Espagne comme tout le monde.

 

Le seul moment de jouissance était d’imaginer que l’autre femme découvrait qu’il me voyait encore, qu’il venait, par exemple, de m’offrir un soutien-gorge et un string pour mon anniversaire. J’éprouvais un relâchement physique, je baignais dans la béatitude de la vérité révélée. Enfin la souffrance changeait de corps. Je me délestais provisoirement de ma douleur en imaginant la sienne.

 

 

Un samedi soir, rue Saint-André-des-Arts, m’est revenu le souvenir des week-ends passés avec lui dans ce quartier, sans joie particulière, dans la résignation d’un rituel sans surprise. Il fallait donc que l’image de l’Autre, le désir que cette Autre avait de lui soient dotés d’une force immense pour avoir balayé l’ennui et tout ce qui m’avait poussé à rompre. A cet instant, j’ai convenu que le cul, ici le cul de l’autre femme, était la chose la plus importante du monde.

Aujourd’hui, il me fait écrire.

 

 

Sans doute, la plus grande souffrance, comme le plus grand bonheur, vient de l’Autre. Je comprends que certains la redoutent et s’efforcent de l’éviter en aimant avec modération, en privilégiant un accord fait d’intérêts communs, la musique, l’engagement politique, la maison avec un jardin, etc., soit en multipliant les partenaires sexuels, considérés comme des objets d’un plaisir détaché du reste de la vie. Pourtant, si ma souffrance me paraissait absurde, voire scandaleuse par rapport à d’autres, physiques et sociales, si elle me paraissait un luxe, je la préférais à certains moments tranquilles et fructueux de ma vie.

Même, il me semblait qu’ayant traversé le temps des études et du travail acharné, du mariage et de la reproduction, payé en somme mon tribut à la société, je me vouais enfin à l’essentiel, perdu de vue depuis l’adolescence.