XXII

On a des nouvelles d’Aurilly.

Le lendemain de ce jour, le roi travaillait au Louvre avec le surintendant des finances, lorsqu’on vint le prévenir que M. de Joyeuse l’aîné venait d’arriver et l’attendait dans le grand cabinet d’audience, venant de Château-Thierry, avec un message de M. le duc d’Anjou.

Le roi quitta précipitamment sa besogne et courut à la rencontre de cet ami si cher.

Bon nombre d’officiers et de courtisans garnissaient le cabinet ; la reine-mère était venue ce soir-là, escortée de ses filles d’honneur, et ces demoiselles si fringantes étaient des soleils toujours escortés de satellites.

Le roi donna sa main à baiser à Joyeuse et promena un regard satisfait sur l’assemblée.

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Dans l’angle de la porte d’entrée, à sa place ordinaire, se tenait Henri du Bouchage, accomplissant rigoureusement son service et ses devoirs.

Le roi le remercia et le salua d’un signe de tête amical, auquel Henri répondit par une révérence profonde.

Ces intelligences firent tourner la tête à Joyeuse qui sourit de loin à son frère, sans cependant le saluer trop visiblement de peur d’offenser l’étiquette.

– Sire, dit Joyeuse, je suis mandé vers Votre Majesté par M. le duc d’Anjou, revenu tout récemment de l’expédition des Flandres.

– Mon frère se porte bien, monsieur l’amiral ?

demanda le roi.

– Aussi bien, sire, que le permet l’état de son esprit, cependant je ne cacherai pas à Votre Majesté que Monseigneur paraît souffrant.

– Il aurait besoin de distraction après son malheur, dit le roi, heureux de proclamer l’échec arrivé à son frère tout en paraissant le plaindre.

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– Je crois que oui, sire.

– On nous a dit, monsieur l’amiral, que le désastre avait été cruel.

– Sire...

– Mais que, grâce à vous, bonne partie de l’armée avait été sauvée

; merci, monsieur

l’amiral, merci. Ce pauvre monsieur d’Anjou ne désire-t-il pas nous voir ?

– Ardemment, sire.

– Aussi, le verrons-nous. N’êtes-vous pas de cet avis, madame ? dit Henri, en se tournant vers Catherine, dont le cœur souffrait tout ce que son visage s’obstinait à cacher.

– Sire, répondit-elle, je serais allée seule au-devant de mon fils ; mais, puisque Votre Majesté daigne se réunir à moi dans ce vœu de bonne amitié, le voyage me sera une partie de plaisir.

– Vous viendrez avec nous, messieurs, dit le roi aux courtisans ; nous partirons demain, je coucherai à Meaux.

– Sire, je vais donc annoncer à Monseigneur cette bonne nouvelle ?

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Non pas

! me quitter si tôt, monsieur

l’amiral, non pas ! Je comprends qu’un Joyeuse soit aimé de mon frère et désiré, mais nous en avons deux... Dieu merci !... Du Bouchage, vous partirez pour Château-Thierry, s’il vous plaît.

– Sire, demanda Henri, me sera-t-il permis, après avoir annoncé l’arrivée de Sa Majesté à monseigneur le duc d’Anjou, de revenir à Paris ?

Vous ferez comme il vous plaira, du Bouchage, dit le roi.

Henri salua et se dirigea vers la porte.

Heureusement Joyeuse le guettait.

– Vous permettez, sire, que je dise un mot à mon frère ? demanda-t-il.

– Dites. Mais qu’y a-t-il ? fit le roi plus bas.

– Il y a qu’il veut brûler le pavé pour faire la commission, et le brûler pour revenir, ce qui contrarie mes projets, sire, et ceux de M. le cardinal.

Va donc, va, et tance-moi cet enragé amoureux.

Anne courut après son frère et le rejoignit dans 433

les antichambres.

– Eh bien ! dit Joyeuse, vous partez avec beaucoup d’empressement, Henri ?

– Mais oui, mon frère.

– Parce que vous voulez bien vite revenir ?

– C’est vrai.

Vous ne comptez donc séjourner que quelque temps à Château-Thierry ?

– Le moins possible.

– Pourquoi cela ?

– Où l’on s’amuse, mon frère, là n’est point ma place.

– C’est justement, au contraire, Henri, parce que monseigneur le duc d’Anjou doit donner des fêtes à la cour, que vous devriez rester à Château-Thierry.

– Cela m’est impossible, mon frère.

– À cause de vos désirs de retraite, de vos projets d’austérité ?

– Oui, mon frère.

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Vous êtes allé au roi demander une dispense ?

– Qui vous a dit cela ?

– Je le sais.

– C’est vrai, j’y suis allé.

– Vous ne l’obtiendrez pas.

– Pourquoi cela, mon frère ?

– Parce que le roi n’a pas intérêt à se priver d’un serviteur tel que vous.

– Mon frère le cardinal fera alors ce que Sa Majesté ne voudra pas faire.

– Pour une femme, tout cela !

– Anne, je vous en supplie, n’insistez pas davantage.

– Ah ! soyez tranquille, je ne recommencerai pas ; mais, une fois, allons au but. Vous partez pour Château-Thierry

; en bien

! au lieu de

revenir aussi précipitamment que vous le voudriez, je désire que vous m’attendiez dans mon appartement ; il y a longtemps que nous n’avons vécu ensemble ; j’ai besoin, comprenez 435

cela, de me retrouver avec vous.

– Mon frère, vous allez à Château-Thierry pour vous amuser, vous. Mon frère, si je reste à Château-Thierry, j’empoisonnerai tous vos plaisirs.

– Oh ! que non pas ! je résiste, moi, et suis d’un heureux tempérament, fort propre à battre en brèche vos mélancolies.

– Mon frère...

Permettez, comte, dit l’amiral avec une impérieuse insistance, je représente ici notre père, et vous enjoints de m’attendre à Château-Thierry ; vous y trouverez mon appartement qui sera le vôtre. Il donne, au rez-de-chaussée, sur le parc.

– Si vous ordonnez, mon frère..., dit Henri avec résignation.

– Appelez cela du nom qu’il vous plaira, comte, désir ou ordre ; mais attendez-moi.

– J’obéirai, mon frère.

Et je suis persuadé que vous ne m’en voudrez pas, ajouta Joyeuse en pressant le jeune 436

homme dans ses bras.

Celui-ci se déroba un peu aigrement peut-être à l’accolade fraternelle, demanda ses chevaux et partit immédiatement pour Château-Thierry.

Il courait avec la colère d’un homme contrarié, c’est-à-dire qu’il dévorait l’espace.

Le soir même il gravissait, avant la nuit, la colline sur laquelle Château-Thierry est assis, avec la Marne à ses pieds.

Son nom lui fit ouvrir les portes du château qu’habitait le prince ; mais, quant à une audience, il fut plus d’une heure à l’obtenir.

Le prince, disaient les uns, était dans ses appartements ; il dormait, disait un autre ; il faisait de la musique, supposait le valet de chambre.

Seulement nul, parmi les domestiques, ne pouvait donner une réponse positive.

Henri insista pour n’avoir plus à penser au service du roi et se livrer, dès lors, tout entier à sa tristesse.

Sur cette insistance, et comme on le savait lui 437

et son frère des plus familiers du duc, on le fit entrer dans l’un des salons du premier étage, où le prince consentit enfin à le recevoir.

Une demi-heure s’écoula, la nuit tombait insensiblement du ciel.

Le pas traînant et lourd du duc d’Anjou résonna dans la galerie ; Henri, qui le reconnut, se prépara au cérémonial d’usage.

Mais le prince, qui paraissait fort pressé, dispensa vite son ambassadeur de ces formalités en lui prenant la main et en l’embrassant.

Bonjour, comte, dit-il, pourquoi vous dérange-t-on pour venir voir un pauvre vaincu ?

Le roi m’envoie, monseigneur, vous prévenir qu’il a grand désir de voir Votre Altesse, et que, pour la laisser reposer de ses fatigues, c’est Sa Majesté qui se rendra au-devant d’elle et qui viendra visiter Château-Thierry demain au plus tard.

– Le roi viendra demain ! s’écria François avec un mouvement d’impatience.

Mais il se reprit promptement :

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– Demain, demain ! dit-il, mais, en vérité, rien ne sera prêt au château ni dans la ville pour recevoir Sa Majesté !

Henri s’inclina en homme qui transmet un ordre, mais qui n’a point charge de le commenter.

– La grande hâte où Leurs Majestés sont de voir Votre Altesse ne leur a pas permis de penser aux embarras.

Eh bien

! eh bien

! fit le prince avec

volubilité, c’est à moi de mettre le temps en double. Je vous laisse donc, Henri ; merci de votre célérité, car vous avez couru vite, à ce que je vois : reposez-vous.

– Votre Altesse n’a pas d’autres ordres à me transmettre ? demanda respectueusement Henri.

– Aucun. Couchez-vous. On vous servira chez vous, comte. Je n’ai pas de service ce soir, je suis souffrant, inquiet, j’ai perdu appétit et sommeil, ce qui me compose une vie lugubre et à laquelle, vous le comprenez, je ne fais participer personne.

À propos, vous savez la nouvelle ?

– Non, monseigneur ; quelle nouvelle ?

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– Aurilly a été mangé par les loups...

– Aurilly ! s’écria Henri avec surprise.

– Eh ! oui... dévoré !... C’est étrange : comme tout ce qui m’approche meurt mal ! Bonsoir, comte, dormez bien.

Et le prince s’éloigna d’un pas rapide.

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