III

Les voyageurs.

Tandis que ce désastre s’accomplissait, précurseur d’un désastre plus grand encore, deux voyageurs, montés sur d’excellents chevaux du Perche, sortaient de la porte de Bruxelles pendant une nuit fraîche, et poussaient en avant dans la direction de Malines.

Ils marchaient côte à côte, les manteaux en trousse, sans armes apparentes, à part toutefois un large couteau flamand, dont on voyait briller la poignée de cuivre à la ceinture de l’un d’eux.

Ces voyageurs cheminaient de front, chacun suivant sa pensée, peut-être la même, sans échanger une seule parole.

Ils avaient la tournure et le costume de ces forains picards qui faisaient alors un commerce 57

assidu entre le royaume de France et les Flandres, sorte de commis-voyageurs, précurseurs et naïfs, qui, à cette époque, faisaient le travail de ceux d’aujourd’hui, sans se douter qu’ils touchassent à la spécialité de la grande propagande commerciale.

Quiconque les eût vus trotter si paisiblement sur la route, éclairée par la lune, les eût pris pour de bonnes gens, pressés de trouver un lit, après une journée convenablement faite.

Cependant il n’eût fallu qu’entendre quelques phrases, détachées de leur conversation par le vent, quand il y avait conversation, pour ne pas conserver d’eux cette opinion erronée que leur donnait la première apparence.

Et d’abord, le plus étrange des mots échangés entre eux fut le premier mot qu’ils échangèrent, quand ils furent arrivés à une demi-lieue de Bruxelles à peu près.

– Madame, dit le plus gros au plus svelte des deux compagnons, vous avez en vérité eu raison de partir cette nuit ; nous gagnons sept lieues en faisant cette marche, et nous arrivons à Malines 58

au moment où, selon toute probabilité, le résultat du coup de main sur Anvers sera connu. On sera là-bas dans toute l’ivresse du triomphe. En deux jours de très petites marches, et pour vous reposer vous avez besoin de courtes étapes, en deux jours de petites marches, nous gagnons Anvers, et cela justement à l’heure probable où le prince sera revenu de sa joie et daignera regarder à terre, après s’être élevé jusqu’au septième ciel.

Le compagnon qu’on appelait madame, et qui ne se révoltait aucunement de cette appellation, malgré ses habits d’homme, répondit d’une voix calme, grave et douce à la fois :

– Mon ami, croyez-moi. Dieu se lassera de protéger ce misérable prince, et il le frappera cruellement

; hâtons-nous donc de mettre à

exécution nos projets, car je ne suis pas de ceux qui croient à la fatalité, moi, et je pense que les hommes ont le libre arbitre de leurs volontés et de leurs faits. Si nous n’agissons pas et que nous laissions agir Dieu, ce n’était pas la peine de vivre si douloureusement jusqu’aujourd’hui.

En ce moment, une haleine du nord-ouest 59

passa sifflante et glacée.

– Vous frissonnez, madame, dit le plus âgé des deux voyageurs ; prenez votre manteau.

– Non, Remy, merci ; je ne sens plus, tu le sais, ni douleurs du corps ni tourments de l’esprit.

Remy leva les yeux au ciel, et demeura plongé dans un sombre silence.

Parfois, il arrêtait son cheval et se retournait sur ses étriers, tandis que sa compagne le devançait, muette comme une statue équestre.

Après une de ces haltes d’un instant, et quand son compagnon l’eut rejointe :

– Tu ne vois plus personne derrière nous ? dit-elle.

– Non, madame, personne.

– Ce cavalier, qui nous avait rejoints la nuit à Valenciennes, et qui s’était enquis de nous après nous avoir observés si longtemps avec surprise ?

– Je ne le revois plus.

– Mais il me semble que je l’ai revu, moi, avant d’entrer à Mons.

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– Et moi, madame, je suis sûr de l’avoir revu avant d’entrer à Bruxelles.

– À Bruxelles, tu dis ?

– Oui, mais il se sera arrêté dans cette dernière ville.

– Remy, dit la dame en se rapprochant de son compagnon, comme si elle craignait que sur cette route déserte on ne pût l’entendre ; Remy, ne t’a-t-il point paru qu’il ressemblait...

– À qui, madame ?

– Comme tournure du moins, car je n’ai pas vu son visage, à ce malheureux jeune homme.

– Oh ! non, non, madame, se hâta de dire Remy, pas le moins du monde ; et, d’ailleurs, comment aurait-il pu deviner que nous avons quitté Paris et que nous sommes sur cette route ?

– Mais comme il savait où nous étions, Remy, quand nous changions de demeure à Paris.

– Non, non, madame, reprit Remy, il ne nous a pas suivis ni fait suivre, et, comme je vous l’ai dit là-bas, j’ai de fortes raisons de croire qu’il avait pris un parti désespéré, mais vis-à-vis de lui seul.

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Hélas

! Remy, chacun porte sa part de

souffrance en ce monde ; Dieu allège celle de ce pauvre enfant !

Remy répondit par un soupir au soupir de sa maîtresse, et ils continuèrent leur route sans autre bruit que celui du pas des chevaux sur le chemin sonore.

Deux heures se passèrent ainsi.

Au moment où nos voyageurs allaient entrer dans Vilvorde, Remy tourna la tête.

Il venait d’entendre le galop d’un cheval au tournant du chemin.

Il s’arrêta, écouta, mais ne vit rien.

Ses yeux cherchèrent inutilement à percer la profondeur de la nuit, mais comme aucun bruit ne troublait son silence solennel, il entra dans le bourg avec sa compagne.

– Madame, lui dit-il, le jour va bientôt venir ; si vous m’en croyez, nous nous arrêterons ici ; les chevaux sont las, et vous avez besoin de repos.

– Remy, dit la dame, vous voulez inutilement me cacher ce que vous éprouvez. Remy, vous 62

êtes inquiet.

– Oui, de votre santé, madame ; croyez-moi, une femme ne saurait supporter de pareilles fatigues, et c’est à peine si moi-même...

– Faites comme il vous plaira, Remy, répondit la dame.

– Eh bien ! alors, entrez dans cette ruelle à l’extrémité de laquelle j’aperçois une lanterne qui se meurt ; c’est le signe auquel on reconnaît les hôtelleries ; hâtez-vous, je vous prie.

– Vous avez donc entendu quelque chose ?

– Oui, comme le pas d’un cheval. Il est vrai que je crois m’être trompé ; mais, en tout cas, je reste un instant en arrière pour m’assurer de la réalité ou de la fausseté de mes doutes.

Diane, sans répliquer, sans essayer de détourner Remy de son intention, toucha les flancs de son cheval, qui pénétra dans la ruelle longue et tortueuse.

Remy la laissa passer devant, mit pied à terre et lâcha la bride à son cheval, qui suivit naturellement celui de sa compagne.

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Quant à lui, courbé derrière une borne gigantesque, il attendit.

Diane heurta au seuil de l’hôtellerie, derrière la porte de laquelle, suivant la coutume hospitalière des Flandres, veillait ou plutôt dormait une servante aux larges épaules et aux bras robustes.

La fille avait déjà entendu le pas du cheval claquer sur le pavé de la ruelle, et, réveillée sans humeur, elle vint ouvrir la porte et recevoir dans ses bras le voyageur ou plutôt la voyageuse.

Puis elle ouvrit aux deux chevaux la large porte cintrée dans laquelle ils se précipitèrent en reconnaissant une écurie.

J’attends mon compagnon, dit Diane, laissez-moi m’asseoir près du feu en l’attendant : je ne me coucherai point qu’il ne soit arrivé.

La servante jeta de la paille aux chevaux, referma la porte de l’écurie, rentra dans la cuisine, approcha un escabeau du feu, moucha avec ses doigts la massive chandelle, et se rendormit.

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Pendant ce temps, Remy, qui s’était placé en embuscade, guettait le passage du voyageur dont il avait entendu galoper le cheval.

Il le vit entrer dans le bourg, marcher au pas en prêtant l’oreille attentivement ; puis, arrivé à la ruelle, le cavalier vit la lanterne, et parut hésiter s’il passerait outre ou s’il se dirigerait de ce côté.

Il s’arrêta tout à fait à deux pas de Remy, qui sentit sur son épaule le souffle de son cheval.

Remy porta la main à son couteau.

– C’est bien lui, murmura-t-il, lui de ce côté, lui qui nous suit encore. Que nous veut-il ?

Le voyageur croisa les deux bras sur sa poitrine, tandis que son cheval soufflait avec effort en allongeant le cou.

Il ne prononçait pas une seule parole ; mais, au feu de ses regards, dirigés tantôt en avant, tantôt en arrière, tantôt dans la ruelle, il n’était point difficile de deviner qu’il se demandait s’il fallait retourner en arrière, pousser en avant, ou se diriger vers l’hôtellerie.

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– Ils ont continué, murmura-t-il à demi-voix, continuons.

Et, rendant les rênes à son cheval, il continua son chemin.

– Demain, se dit Remy, nous changerons de route.

Et il rejoignit sa compagne, qui l’attendait impatiemment.

– Eh bien ! dit-elle tout bas, nous suit-on ?

– Personne, je me trompais. Il n’y a que nous sur la route, et vous pouvez dormir en toute sécurité.

– Oh ! je n’ai pas sommeil, Remy, vous le savez bien.

– Au moins vous souperez, madame, car hier déjà vous ne prîtes rien.

– Volontiers, Remy.

On réveilla la pauvre servante, qui se leva, cette seconde fois, avec le même air de bonne humeur que la première, et qui apprenant ce dont il était question, tira du buffet un quartier de porc 66

salé, un levraut froid et des confitures ; puis elle apporta un pot de bière de Louvain écumante et perlée.

Remy se mit à table près de sa maîtresse.

Alors celle-ci emplit à moitié un verre à anse de cette bière dont elle se mouilla les lèvres, rompit un morceau de pain dont elle mangea quelques miettes, puis se renversa sur sa chaise en repoussant le verre et le pain.

Comment

! vous ne mangez plus, mon

gentilhomme ? demanda la servante.

– Non, j’ai fini, merci.

La servante, alors, se mit à regarder Remy qui ramassait le pain rompu par sa maîtresse, le mangeait lentement et buvait un verre de bière.

– Et la viande, dit-elle, vous ne mangez pas de viande, monsieur ?

– Non, mon enfant, merci.

– Vous ne la trouvez donc pas bonne ?

– Je suis sûr qu’elle est excellente, mais je n’ai pas faim.

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La servante joignit les mains pour exprimer l’étonnement où la plongeait cette étrange sobriété

: ce n’était pas ainsi qu’avaient

l’habitude d’en user ses compatriotes voyageurs.

Remy, comprenant qu’il y avait un peu de dépit dans le geste invocateur de la servante, jeta une pièce d’argent sur la table.

– Oh ! dit la servante, pour ce qu’il faut vous rendre, mon Dieu ! vous pouvez bien garder votre pièce : six deniers de dépense à deux !

– Gardez la pièce tout entière, ma bonne, dit la voyageuse, mon frère et moi, nous sommes sobres, c’est vrai, mais nous ne voulons pas diminuer votre gain.

La servante devint rouge de joie, et cependant en même temps des larmes de compassion mouillaient ses yeux, tant ces paroles avaient été prononcées douloureusement.

Dites-moi, mon enfant, demanda Remy, existe-t-il une route de traverse d’ici à Malines ?

– Oui, monsieur, mais bien mauvaise ; tandis qu’au contraire, Monsieur ne sait peut-être pas 68

cela, mais il existe une grande route excellente.

– Si fait, mon enfant, je sais cela. Mais je dois voyager par l’autre.

– Dame ! je vous prévenais, monsieur, parce que, comme votre compagnon est une femme, la route sera doublement mauvaise, pour elle surtout.

– En quoi, ma bonne ?

– En ce que, cette nuit, grand nombre de gens de la campagne traversent le pays pour aller sous Bruxelles.

– Sous Bruxelles ?

– Oui, ils émigrent momentanément.

– Pourquoi donc émigrent-ils ?

– Je ne sais ; c’est l’ordre.

– L’ordre de qui ? du prince d’Orange ?

– Non, de Monseigneur.

– Qui est ce monseigneur !

Ah

! dame

! vous m’en demandez trop,

monsieur, je ne sais pas ; mais enfin, tant il y a 69

que, depuis hier au soir, on émigre.

– Et quels sont les émigrants ?

– Les habitants de la campagne, des villages, des bourgs, qui n’ont ni digues ni remparts.

– C’est étrange ! fit Remy.

– Mais nous-mêmes, dit la fille, au point du jour nous partirons, ainsi que tous les gens du bourg. Hier, à onze heures, tous les bestiaux ont été dirigés sur Bruxelles par les canaux et les routes de traverse ; voilà pourquoi, sur le chemin dont je vous parle, il doit y avoir à cette heure encombrement de chevaux, de chariots et de gens.

– Pourquoi pas sur la grand-route ? la grand-route, ce me semble, vous procurerait une retraite plus facile.

– Je ne sais ; c’est l’ordre.

Remy et sa compagne se regardèrent.

– Mais nous pouvons continuer, n’est-ce pas, nous qui allons à Malines ?

– Je le crois, à moins que vous ne préfériez 70

faire comme tout le monde, c’est-à-dire vous acheminer sur Bruxelles.

Remy regarda sa compagne.

Non, non, nous repartirons sur-le-champ pour Malines, s’écria la dame en se levant ; ouvrez l’écurie, s’il vous plaît, ma bonne.

Remy se leva comme sa compagne en

murmurant à demi-voix :

– Danger pour danger, je préfère celui que je connais : d’ailleurs le jeune homme a de l’avance sur nous... et si par hasard il nous attendait, eh bien ! nous verrions !

Et comme les chevaux n’avaient pas même été dessellés, il tint l’étrier à sa compagne, se mit lui-même en selle, et le jour levant les trouva sur les bords de la Dyle.

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