XII

Séduction.

Les préparatifs du départ des gendarmes avaient jeté la confusion dans le bourg ; leur départ fit succéder le plus profond silence au bruit des armes et des voix.

Remy laissa ce bruit s’éteindre peu à peu et se perdre tout à fait ; puis, lorsqu’il crut la maison complètement déserte, il descendit dans la salle basse pour s’occuper de son départ et de celui de Diane.

Mais, en poussant la porte de cette salle, il fut bien surpris de voir un homme assis près du feu, le visage tourné de son côté. Cet homme guettait évidemment la sortie de Remy, quoique en l’apercevant, il eût pris l’air de la plus profonde insouciance.

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Remy s’approcha, selon son habitude, avec une démarche lente et brisée, en découvrant son front chauve et pareil à celui d’un vieillard accablé d’années.

Celui vers lequel il s’approchait avait la lumière derrière lui, de sorte que Remy ne put distinguer ses traits.

– Pardon, monsieur, dit-il, je me croyais seul ou presque seul ici.

– Moi aussi, répondit l’interlocuteur ; mais je vois avec plaisir que j’aurai des compagnons.

– Oh ! de bien tristes compagnons, monsieur, se hâta de dire Remy, car, excepté un jeune homme malade que je ramène en France...

– Ah ! fit tout à coup Aurilly en affectant toute la bonhomie d’un bourgeois compatissant, je sais ce que vous voulez dire.

– Vraiment ? demanda Remy.

– Oui, vous voulez parler de la jeune dame.

– De quelle jeune dame ? s’écria Remy sur la défensive.

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– Là ! là ! ne vous fâchez point, mon bon ami, répondit Aurilly ; je suis l’intendant de la maison de Joyeuse ; j’ai rejoint mon jeune maître par l’ordre de son frère ; et, à son départ, le comte m’a recommandé une jeune dame et un vieux serviteur qui ont l’intention de retourner en France, après l’avoir suivi en Flandre...

Cet homme parlait ainsi en s’approchant de Remy avec un visage souriant et affectueux. Il s’était placé, dans son mouvement, au milieu du rayon de la lampe, en sorte que toute la clarté l’illuminait.

Remy alors put le voir.

Mais, au lieu de s’avancer de son côté vers son interlocuteur, Remy fit un pas en arrière, et un sentiment semblable à celui de l’horreur se peignit un instant sur son visage mutilé.

– Vous ne répondez pas, on dirait que je vous fais peur ? demanda Aurilly de son visage le plus souriant.

– Monsieur, répondit Remy en affectant une voix cassée, pardonnez à un pauvre vieillard que 227

ses malheurs et ses blessures ont rendu timide et défiant.

– Raison de plus, mon ami, répondit Aurilly, pour que vous acceptiez le secours et l’appui d’un honnête compagnon ; d’ailleurs, comme je vous l’ai dit tout à l’heure, je viens de la part d’un maître qui doit vous inspirer confiance.

– Assurément, monsieur.

Et Remy fit un pas en arrière.

– Vous me quittez ?...

– Je vais consulter ma maîtresse ; je ne puis rien prendre sur moi, vous comprenez.

– Oh ! c’est naturel ; mais permettez que je me présente moi-même, je lui expliquerai ma mission dans tous ses détails.

– Non, non, merci ; Madame dort peut-être encore, et son sommeil m’est sacré.

– Comme vous voudrez. D’ailleurs, je n’ai plus rien à vous dire, sinon ce que mon maître m’a chargé de vous communiquer.

– À moi ?

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– À vous et à la jeune dame.

– Votre maître, M. le comte du Bouchage, n’est-ce pas ?

– Lui-même.

– Merci, monsieur.

Lorsqu’il eut refermé la porte, toutes les apparences du vieillard, excepté le front chauve et le visage ridé, disparurent à l’instant même, et il monta l’escalier avec une telle précipitation et une vigueur si extraordinaire, que l’on n’eût pas donné vingt-cinq ans à ce vieillard qui, un instant auparavant, en paraissait soixante.

– Madame ! madame ! s’écria Remy d’une voix altérée, dès qu’il aperçut Diane.

– Eh bien ! qu’y a-t-il encore, Remy ? le duc n’est-il point parti ?

– Si fait, madame ; mais il y a ici un démon mille fois pire, mille fois plus à craindre que lui ; un démon sur lequel tous les jours, depuis six ans, j’ai appelé la vengeance du Ciel comme vous le faisiez pour son maître, et cela comme vous le faisiez aussi, en attendant la mienne.

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– Aurilly, peut-être ? demanda Diane.

– Aurilly lui-même ; l’infâme est là, en bas, oublié comme un serpent hors du nid par son infernal complice.

– Oublié, dis-tu, Remy ! Oh ! tu te trompes ; toi qui connais le duc, tu sais bien qu’il ne laisse point au hasard le soin de faire le mal, quand ce mal, il peut le faire lui-même ; non ! non ! Remy, Aurilly n’est point oublié ici, il y est laissé, et laissé pour un dessein quelconque, crois-moi.

– Oh ! sur lui, madame, je croirai tout ce que vous voudrez !

– Me connaît-il ?

– Je ne crois pas.

– Et t’a-t-il reconnu ?

– Oh ! moi, madame, répondit Remy avec un triste sourire, moi, l’on ne me reconnaît pas.

– Il m’a devinée, peut-être ?

– Non, car il a demandé à vous voir.

– Remy, je te dis que, s’il ne m’a point reconnue, il me soupçonne.

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– En ce cas, rien de plus simple, dit Remy d’un air sombre, et je remercie Dieu de nous tracer si franchement notre route ; le bourg est désert, l’infâme est seul, comme je suis seul... j’ai vu un poignard à sa ceinture... j’ai un couteau à la mienne.

– Un moment, Remy, un moment, dit Diane, je ne vous dispute pas la vie de ce misérable ; mais, avant de le tuer, il faut savoir ce qu’il nous veut, et si, dans la situation où nous sommes, il n’y a pas moyen d’utiliser le mal qu’il veut nous faire. Comment s’est-il présenté à vous, Remy ?

– Comme l’intendant de M. du Bouchage, madame.

– Tu vois bien, il ment ; donc il a un intérêt à mentir. Sachons ce qu’il veut, tout en lui cachant notre volonté à nous.

– J’agirai selon vos ordres, madame.

– Pour le moment, que demande-t-il ?

– À vous accompagner.

– En quelle qualité ?

– En qualité d’intendant du comte.

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– Dis-lui que j’accepte.

– Oh ! madame !

– Ajoute que je suis sur le point de passer en Angleterre, où j’ai des parents, et que cependant j’hésite ; mens comme lui ; pour vaincre, Remy, il faut au moins combattre à armes égales.

– Mais il vous verra.

– Et mon masque ! D’ailleurs je soupçonne qu’il me connaît, Remy.

– Alors, s’il vous connaît, il vous tend un piège.

– Le moyen de s’en garantir est d’avoir l’air d’y tomber.

– Cependant...

– Voyons, que crains-tu ? connais-tu quelque chose de pire que la mort ?

– Non.

– Eh bien ! n’es-tu donc plus décidé à mourir pour l’accomplissement de notre vœu ?

Si fait

; mais non pas à mourir sans

vengeance.

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– Remy, Remy ! dit Diane avec un regard brillant d’une exaltation sauvage, nous nous vengerons, sois tranquille, toi du valet, moi du maître.

– Eh bien ! soit, madame, c’est chose dite.

– Va, mon ami, va.

Et Remy descendit, mais hésitant encore. Le brave jeune homme avait, à la vue d’Aurilly, ressenti malgré lui ce frissonnement nerveux plein de sombre terreur que l’on ressent à la vue des reptiles ; il voulait tuer, parce qu’il avait eu peur.

Mais cependant, au fur et à mesure qu’il descendait, la résolution rentrait dans cette âme si fortement trempée, et en rouvrant la porte, il était résolu, malgré l’avis de Diane, à interroger Aurilly, à le confondre, et, s’il trouvait en lui les mauvaises intentions qu’il lui soupçonnait, à le poignarder sur la place.

C’était ainsi que Remy entendait la diplomatie.

Aurilly l’attendait avec impatience ; il avait 233

ouvert la fenêtre afin de garder d’un seul coup d’œil toutes les issues.

Remy vint à lui, armé d’une résolution inébranlable

; aussi ses paroles furent-elles

douces et calmes.

– Monsieur, lui dit-il, ma maîtresse ne peut accepter ce que vous lui proposez.

– Et pourquoi cela ?

– Parce que vous n’êtes point l’intendant de M. du Bouchage.

Aurilly pâlit.

– Mais qui vous a dit cela ? demanda-t-il.

– Rien de plus simple. M. du Bouchage m’a quitté en me recommandant la personne que j’accompagne, et M. du Bouchage, en me quittant, ne m’a pas dit un mot de vous.

– Il ne m’a vu qu’après vous avoir quitté.

– Mensonges, monsieur, mensonges !

Aurilly se redressa ; l’aspect de Remy lui donnait toutes les apparences d’un vieillard.

– Vous le prenez sur un singulier ton, brave 234

homme, dit-il en fonçant le sourcil. Prenez garde, vous êtes vieux, je suis jeune ; vous êtes faible, je suis fort.

Remy sourit, mais ne répondit rien.

– Si je vous voulais du mal, à vous ou à votre maîtresse, continua Aurilly, je n’aurais que la main à lever.

– Oh ! oh ! fit Remy, peut-être me trompé-je, et est-ce du bien que vous lui voulez ?

– Sans doute.

– Expliquez-moi ce que vous désirez, alors.

– Mon ami, dit Aurilly, je désire faire votre fortune d’un seul coup, si vous me servez.

– Et si je ne vous sers pas ?

En ce cas-là, puisque vous me parlez franchement, je vous répondrai avec une pareille franchise : en ce cas-là, je désire vous tuer.

– Me tuer ! ah ! fit Remy avec un sombre sourire.

– Oui, j’ai plein pouvoir pour cela.

Remy respira.

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– Mais pour que je vous serve, dit-il, faut-il au moins que je connaisse vos projets.

– Les voici : vous avez deviné juste, mon brave homme ; je ne suis point au comte du Bouchage.

– Ah ! et à qui êtes-vous ?

– Je suis à un plus puissant seigneur.

– Faites-y attention : vous allez mentir encore.

– Et pourquoi cela ?

– Au-dessus de la maison de Joyeuse, je ne vois pas beaucoup de maisons.

– Pas même la maison de France ?

– Oh ! oh ! fit Remy.

– Et voilà comme elle paie, ajouta Aurilly en glissant un des rouleaux d’or du duc d’Anjou dans la main de Remy.

Remy tressaillit au contact de cette main, et fit un pas en arrière.

– Vous êtes au roi ? demanda-t-il avec une naïveté qui eût fait honneur même à un homme plus rusé que lui.

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– Non, mais à son frère, M. le duc d’Anjou.

Ah

! très bien

; je suis le très humble

serviteur de M. le duc.

– À merveille.

– Mais après ?

– Comment, après ?

– Oui, que désire Monseigneur ?

Monseigneur, très cher, dit Aurilly en s’approchant de Remy et en essayant pour la seconde fois de lui glisser le rouleau dans la main, Monseigneur est amoureux de votre maîtresse.

– Il la connaît donc ?

– Il l’a vue.

– Il l’a vue ! s’écria Remy dont la main crispée s’appuya sur le manche de son couteau, et quand cela l’a-t-il vue ?

– Ce soir.

– Impossible, ma maîtresse n’a pas quitté sa chambre.

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– Eh bien ! voilà justement ; le prince a agi comme un véritable écolier, preuve qu’il est véritablement amoureux.

– Comment a-t-il agi ? voyons, dites.

– Il a pris une échelle et a grimpé au balcon.

– Ah ! fit Remy en comprimant les battements tumultueux de son cœur ; ah ! voilà comment il a agi ?

– Il paraît qu’elle est fort belle, ajouta Aurilly.

– Vous ne l’avez donc pas vue, vous ?

– Non, mais d’après ce que Monseigneur m’a dit, je brûle de la voir, ne fût-ce que pour juger de l’exagération que l’amour apporte dans un esprit sensé. Ainsi donc, c’est convenu, vous êtes avec nous.

Et, pour la troisième fois, Aurilly essaya de faire accepter l’or à Remy.

– Certainement que je suis à vous, dit Remy en repoussant la main d’Aurilly ; mais encore faut-il que je sache quel est mon rôle dans les événements que vous préparez.

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– Répondez-moi d’abord : la dame de là-haut est-elle la maîtresse de M. du Bouchage ou de son frère ?

Le sang monta au visage de Remy.

Ni de l’un ni de l’autre, dit-il avec contrainte ; la dame de là-haut n’a pas d’amant.

– Pas d’amant ! mais alors c’est un morceau de roi. Une femme qui n’a pas d’amant

!

Morbleu ! monseigneur, nous avons trouvé la pierre philosophale.

Donc, reprit Remy, monseigneur le duc d’Anjou est amoureux de ma maîtresse ?

– Oui.

– Et que veut-il ?

– Il veut l’avoir à Château-Thierry, où il se rend à marches forcées.

– Voilà, sur mon âme, une passion venue bien vite.

– C’est comme cela que les passions viennent à Monseigneur.

– Je ne vois à cela qu’un inconvénient, dit 239

Remy.

– Lequel ?

– C’est que ma maîtresse va s’embarquer pour l’Angleterre.

Diable

! voilà en quoi justement vous

pouvez m’être utile : décidez-la.

– À quoi ?

– À prendre la route opposée.

Vous ne connaissez pas ma maîtresse, monsieur ; c’est une femme qui tient à ses idées ; d’ailleurs, ce n’est pas le tout qu’elle aille en France au lieu d’aller à Londres. Une fois à Château-Thierry, croyez-vous qu’elle cède aux désirs du prince ?

– Pourquoi pas ?

– Elle n’aime pas le duc d’Anjou.

– Bah ! on aime toujours un prince du sang.

– Mais comment monseigneur le duc d’Anjou, s’il soupçonne ma maîtresse d’aimer M. le comte du Bouchage ou M. le duc de Joyeuse, a-t-il eu l’idée de l’enlever à celui qu’elle aime ?

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– Bonhomme, dit Aurilly, tu as des idées triviales, et nous aurons de la peine à nous entendre, à ce que je vois ; aussi je ne discuterai pas ; j’ai préféré la douceur à la violence, et maintenant, si tu me forces à changer de conduite, eh bien ! soit, j’en changerai.

– Que ferez vous ?

– Je te l’ai dit, j’ai plein pouvoir du prince. Je te tuerai dans quelque coin, et j’enlèverai la dame.

– Vous croyez à l’impunité ?

– Je crois à tout ce que mon maître me dit de croire. Voyons, décideras-tu ta maîtresse à venir en France ?

– J’y tâcherai ; mais je ne puis répondre de rien.

– Et quand aurai-je la réponse ?

– Le temps de monter chez elle et de la consulter.

– C’est bien ; monte, je t’attends.

– J’obéis, monsieur.

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– Un dernier mot, bonhomme : tu sais que je tiens dans ma main ta fortune et ta vie ?

– Je le sais.

– Cela suffit ; va, je m’occuperai des chevaux pendant ce temps.

– Ne vous hâtez pas trop.

– Bah ! je suis sûr de la réponse ; est-ce que les princes trouvent des cruelles ?

– Il me semblait que cela arrivait quelquefois.

– Oui, dit Aurilly, mais c’est chose rare, allez.

Et tandis que Remy remontait, Aurilly, comme s’il eût été certain de l’accomplissement de ses espérances, se dirigeait réellement vers l’écurie.

– Eh bien ? demanda Diane en apercevant Remy.

– Eh bien ! madame, le duc vous a vue.

– Et...

– Et il vous aime.

– Le duc m’a vue ! le duc m’aime ! s’écria Diane ; mais tu es en délire, Remy ?

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– Non ; je vous dis ce qu’il m’a dit.

– Et qui t’a dit cela ?

– Cet homme ! cet Aurilly ! cet infâme !

– Mais s’il m’a vue, il m’a reconnue, alors.

– Si le duc vous eût reconnue, croyez-vous qu’Aurilly oserait se présenter devant vous et vous parler d’amour au nom du prince ? Non, le duc ne vous a pas reconnue.

– Tu as raison, mille fois raison, Remy. Tant de choses ont passé depuis six ans dans cet esprit infernal, qu’il m’a oubliée. Suivons cet homme, Remy.

– Oui, mais cet homme vous reconnaîtra, lui.

– Pourquoi veux-tu qu’il ait plus de mémoire que son maître ?

– Oh ! parce que son intérêt, à lui, est de se souvenir, tandis que l’intérêt du prince est d’oublier ; que le duc oublie, lui, le sinistre débauché, l’aveugle, le blasé, l’assassin de ses amours, cela se conçoit. Lui, s’il n’oubliait pas, comment pourrait-il vivre ? Mais Aurilly n’aura pas oublié, lui ; s’il voit votre visage, il croira 243

voir une ombre vengeresse, et vous dénoncera.

– Remy, je croyais t’avoir dit que j’avais un masque, je croyais que tu m’avais dit que tu avais un couteau.

C’est vrai, madame, dit Remy, et je commence à croire que Dieu est d’intelligence avec nous pour punir les méchants.

Alors, appelant Aurilly du haut de l’escalier :

– Monsieur, dit-il, monsieur !

– Eh bien ? demanda Aurilly.

– Eh bien ! ma maîtresse remercie M. le comte du Bouchage d’avoir ainsi pourvu à sa sûreté, et elle accepte avec reconnaissance votre offre obligeante.

– C’est bien, c’est bien, dit Aurilly, prévenez-la que les chevaux sont prêts.

– Venez, madame, venez, dit Remy, en offrant son bras à Diane.

Aurilly attendait au bas de l’escalier, lanterne en main, avide qu’il était de voir le visage de l’inconnue.

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– Diable ! murmura-t-il, elle a un masque.

Oh ! mais, d’ici à Château-Thierry, les cordons de soie seront usés... ou coupés.

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