XIX
Le mari et l’amant.
Ce ne fut pas sans une puissante émotion que Chicot revit la rue des Augustins si calme et si déserte, l’angle formé par le pâté de maisons qui précédaient la sienne, enfin sa chère maison ellemême avec son toit triangulaire, son balcon vermoulu et ses gouttières ornées de gargouilles.
Il avait eu tellement peur de ne trouver qu’un vide à la place de cette maison ; il avait si fort redouté de voir la rue bronzée par la fumée d’un incendie, que rue et maison lui parurent des prodiges de netteté, de grâce et de splendeur.
Chicot avait caché dans le creux d’une pierre servant de base à une des colonnes de son balcon la clef de sa maison chérie. En ce temps-là une clef quelconque de coffre ou de meuble égalait en pesanteur et en volume les plus grosses clefs de 373
nos maisons d’aujourd’hui ; les clefs des maisons étaient donc, d’après les proportions naturelles, égales à des clefs de villes modernes.
Aussi Chicot avait-il calculé la difficulté qu’aurait sa poche à contenir la bienheureuse clef, et avait-il pris le parti de la cacher où nous avons dit.
Chicot éprouvait donc, il faut l’avouer, un léger frisson en plongeant les doigts dans la pierre
; ce frisson fut suivi d’une joie sans pareille lorsqu’il sentit le froid du fer.
La clef était bien réellement à la place où Chicot l’avait laissée.
Il en était de même des meubles de la première chambre, de la planchette clouée sur la poutre et enfin des mille écus sommeillant toujours dans leur cachette de chêne.
Chicot n’était point un avare
: tout au
contraire ; souvent même il avait jeté l’or à pleines mains, sacrifiant ainsi le matériel au triomphe de l’idée, ce qui est la philosophie de tout homme d’une certaine valeur ; mais quand 374
l’idée avait cessé momentanément de commander à la matière, c’est-à-dire lorsqu’il n’y avait pas besoin d’argent, de sacrifice, lorsqu’en un mot l’intermittence sensuelle régnait dans l’âme de Chicot, et que cette âme permettait au corps de vivre et de jouir, l’or, cette première, cette incessante, cette éternelle source des jouissances animales, reprenait sa valeur aux yeux de notre philosophe, et nul mieux que lui ne savait en combien de parcelles savoureuses se subdivise cet inestimable entier que l’on appelle un écu.
– Ventre de biche ! murmurait Chicot accroupi au milieu de sa chambre, sa dalle ouverte, sa planchette à côté de lui et son trésor sous ses yeux ; ventre de biche ! j’ai là un bienheureux voisin, digne jeune homme, qui a fait respecter et a respecté lui-même mon argent ; en vérité c’est une action qui n’a pas de prix par le temps qui court. Mordieu ! je dois un remerciement à ce galant homme, et ce soir il l’aura.
Et là-dessus Chicot replaça sa planchette sur la poutre, sa dalle sur la planchette, s’approcha de la fenêtre, et regarda en face.
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La maison avait toujours cette teinte grise et sombre que l’imagination prête comme une couleur de teinte naturelle aux édifices dont elle connaît le caractère.
– Il ne doit pas encore être l’heure de dormir, dit Chicot, et d’ailleurs ces gens-là, j’en suis certain, ne sont pas de bien enragés dormeurs ; voyons.
Il descendit et alla, préparant toutes les gracieusetés de sa mine riante, frapper à la porte du voisin.
Il remarqua le bruit de l’escalier, le craquement d’un pas actif, et attendit cependant assez longtemps pour se croire obligé de frapper de nouveau.
À ce nouvel appel, la porte s’ouvrit, et un homme parut dans l’ombre.
– Merci et bonsoir, dit Chicot en étendant la main, me voici de retour et je viens vous rendre mes grâces, mon cher voisin.
– Plaît-il ? fit une voix désappointée et dont l’accent surprit fort Chicot.
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En même temps, l’homme qui était venu ouvrir la porte faisait un pas en arrière.
– Tiens ! je me trompe, dit Chicot, ce n’est pas vous qui étiez mon voisin au moment de mon départ, et cependant, Dieu me pardonne ! je vous connais.
– Et moi aussi, dit le jeune homme.
– Vous êtes monsieur le vicomte Ernauton de Carmainges.
– Et vous, vous êtes l’Ombre.
– En vérité, dit Chicot, je tombe des nues.
–
Enfin, que désirez-vous, monsieur
?
demanda le jeune homme avec un peu d’aigreur.
– Pardon, je vous dérange peut-être, mon cher monsieur ?
– Non, seulement vous me permettrez de vous demander, n’est-ce pas, ce qu’il y a pour votre service.
– Rien, sinon que je voulais parler au maître de la maison.
– Parlez, alors !
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– Comment cela ?
– Sans doute ; le maître de la maison, c’est moi.
– Vous ? et depuis quand, je vous prie ?
– Dame ! depuis trois jours.
– Bon ! la maison était donc à vendre ?
– Il paraît, puisque je l’ai achetée.
– Mais l’ancien propriétaire ?
– Ne l’habite plus, comme vous voyez.
– Où est-il ?
– Je n’en sais rien.
– Voyons, entendons-nous bien, dit Chicot.
– Je ne demande pas mieux, répondit Ernauton avec une impatience visible
; seulement,
entendons-nous vite.
– L’ancien propriétaire était un homme de vingt-cinq à trente ans, qui en paraissait quarante ?
– Non ; c’était un homme de soixante-cinq à soixante-six ans, qui paraissait son âge.
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– Chauve ?
– Non, au contraire, avec une forêt de cheveux blancs.
– Il a une cicatrice énorme au côté gauche de la tête, n’est-ce pas ?
– Je n’ai pas vu la cicatrice, mais bon nombre de rides.
– Je n’y comprends plus rien, fit Chicot.
– Enfin, reprit Ernauton, après un instant de silence, que vouliez-vous à cet homme, mon cher monsieur l’Ombre ?
Chicot allait avouer ce qu’il venait faire ; tout à coup le mystère de la surprise d’Ernauton lui rappela certain proverbe cher aux gens discrets.
– Je voulais lui rendre une petite visite comme cela se fait entre voisins, dit-il, voilà tout.
De cette façon, Chicot ne mentait pas et ne disait rien.
–
Mon cher monsieur, dit Ernauton avec politesse, mais en diminuant considérablement l’ouverture de la porte qu’il tenait entrebâillée, 379
mon cher monsieur, je regrette de ne pouvoir vous donner des renseignements plus précis.
– Merci, monsieur, dit Chicot, je chercherai ailleurs.
– Mais, continua Ernauton, en continuant de repousser la porte, cela ne m’empêche point de m’applaudir du hasard qui me remet en contact avec vous.
– Tu voudrais me voir au diable, n’est-ce pas ?
murmura Chicot, en rendant salut pour salut.
Cependant comme, malgré cette réponse mentale, Chicot, dans sa préoccupation, oubliait de se retirer, Ernauton, enfermant son visage entre la porte et le chambranle, lui dit :
– Bien au revoir, monsieur !
– Un instant encore, monsieur de Carmainges, fit Chicot.
– Monsieur, c’est à mon grand regret, répondit Ernauton, mais je ne saurais tarder, j’attends quelqu’un qui doit venir frapper à cette porte même, et ce quelqu’un m’en voudrait de ne pas mettre toute la discrétion possible à le recevoir.
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–
Il suffit, monsieur, je comprends, dit Chicot ; pardon de vous avoir importuné, et je me retire.
– Adieu, cher monsieur l’Ombre !
– Adieu, digne monsieur Ernauton !
Et Chicot, en faisant un pas en arrière, se vit doucement fermer la porte au nez.
Il écouta pour voir si le jeune homme défiant guettait son départ, mais le pas d’Ernauton remonta l’escalier ; Chicot put donc regagner sans inquiétude sa maison, dans laquelle il s’enferma, bien résolu à ne pas troubler les habitudes de son nouveau voisin ; mais, selon son habitude à lui, à ne pas trop le perdre de vue.
En effet, Chicot n’était pas homme à s’endormir sur un fait qui lui paraissait de quelque importance, sans avoir palpé, retourné, disséqué ce fait avec la patience d’un anatomiste distingué ; malgré lui, et c’était un privilège ou un défaut de son organisation, malgré lui, toute forme incrustée en son cerveau se présentait à l’analyse par ses côtés saillants, de façon que les 381
parois cérébrales du pauvre Chicot en étaient blessées, gercées et sollicitées à un examen immédiat.
Chicot, qui jusque-là avait été préoccupé de cette phrase de la lettre du duc de Guise :
« J’approuve entièrement votre plan à l’égard des Quarante-Cinq », abandonna donc cette phrase dont il se promit de reprendre plus tard l’examen, pour couler à fond, séance tenante, la préoccupation nouvelle qui venait de prendre la place de l’ancienne préoccupation.
Chicot réfléchit qu’il était on ne peut plus étrange de voir Ernauton s’installer en maître dans cette maison mystérieuse dont les habitants avaient ainsi disparu tout à coup.
D’autant plus qu’à ces habitants primitifs pouvait bien se rattacher pour Chicot une phrase de la lettre du duc de Guise relative au duc d’Anjou.
C’était là un hasard digne de remarque, et Chicot avait pour habitude de croire aux hasards providentiels.
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Il développait même à cet égard, lorsqu’on l’en sollicitait, des théories fort ingénieuses.
La base de ces théories était une idée qui, à notre avis, en valait bien une autre.
Cette idée, la voici :
Le hasard est la réserve de Dieu.
Le Tout-Puissant ne fait donner sa réserve qu’en des circonstances graves, surtout depuis qu’il a vu les hommes assez sagaces pour étudier et prévoir les chances d’après la nature et les éléments régulièrement organisés.
Or, Dieu aime ou doit aimer à déjouer les combinaisons de ces orgueilleux, dont il a déjà puni l’orgueil passé en les noyant, et dont il doit punir l’orgueil à venir en les brûlant.
Dieu donc, disons-nous, ou plutôt disait Chicot, Dieu aime à déjouer les combinaisons de ces orgueilleux avec les éléments qui leur sont inconnus, et dont ils ne peuvent prévoir l’intervention.
Cette théorie, comme on le voit, renferme de spécieux arguments, et peut fournir de brillantes 383
thèses ; mais sans doute le lecteur, pressé comme Chicot de savoir ce que venait faire Carmainges dans cette maison, nous saura gré d’en arrêter le développement.
Donc Chicot réfléchit qu’il était étrange de voir Ernauton dans cette maison, où il avait vu Remy.
Il réfléchit que cela était étrange par deux raisons : la première, à cause de la parfaite ignorance où les deux hommes vivaient l’un de l’autre, ce qui faisait supposer qu’il devait y avoir eu entre eux un intermédiaire inconnu à Chicot.
La seconde, que la maison avait dû être vendue à Ernauton, qui n’avait pas d’argent pour l’acheter.
– Il est vrai, se dit Chicot en s’installant le plus commodément qu’il put sur sa gouttière, son observatoire ordinaire, il est vrai que le jeune homme prétend qu’une visite va lui venir, et que cette visite est celle d’une femme ; aujourd’hui, les femmes sont riches, et se permettent des fantaisies. Ernauton est beau, jeune et élégant : Ernauton a plu, on lui a donné rendez-vous, on 384
lui a dit d’acheter cette maison ; il a acheté la maison, et accepté le rendez-vous. Ernauton, continua Chicot, vit à la cour ; ce doit donc être quelque femme de la cour à qui il ait affaire.
Pauvre garçon, l’aimera-t-il ? Dieu l’en préserve !
Il va tomber dans ce gouffre de perdition. Bon !
ne vais-je pas lui faire de la morale, moi ? De la morale doublement inutile et décuplement stupide. Inutile, parce qu’il ne l’entend point, et que l’entendit-il, il ne voudrait pas l’écouter.
Stupide, parce que je ferais mieux de m’aller coucher et de penser un peu à ce pauvre Borromée. À ce propos, continua Chicot devenu sombre, je m’aperçois d’une chose : c’est que le remords n’existe pas, et n’est qu’un sentiment relatif ; le fait est que je n’ai pas de remords d’avoir tué Borromée, puisque la préoccupation où me met la situation de M. de Carmainges me fait oublier que je l’ai tué ; et lui de son côté, s’il m’eût cloué sur la table comme je l’ai cloué contre la cloison, lui, n’aurait certes pas à cette heure plus de remords que je n’en ai moi-même.
Chicot en était là de ses raisonnements, de ses inductions et de sa philosophie, qui lui avaient 385
bien pris une heure et demie en tout, lorsqu’il fut tiré de sa préoccupation par l’arrivée d’une litière venant du côté de l’hôtellerie du Fier Chevalier.
Cette litière s’arrêta au seuil de la maison mystérieuse.
Une femme voilée en descendit, et disparut par la porte qu’Ernauton tenait entrouverte.
–
Pauvre garçon
! murmura Chicot, je ne
m’étais pas trompé, et c’était bien une femme qu’il attendait ; je m’en vais dormir.
Et là-dessus Chicot se leva, mais restant immobile, quoique debout.
– Je me trompe, dit-il, je ne dormirai pas ; mais je maintiens mon dire : si je ne dors pas, ce ne sera point le remords qui m’empêchera de dormir, ce sera la curiosité, et c’est si vrai ce que je dis là, que, si je demeure à mon observatoire, je ne serai préoccupé que d’une chose, c’est à savoir laquelle de nos nobles dames honore le bel Ernauton de son amour. Mieux vaut donc que je reste à mon observatoire, puisque si j’allais me coucher, je ne me relèverais certainement pas 386
pour y revenir.
Et là-dessus, Chicot se rassit.
Une heure s’était écoulée à peu près, sans que nous puissions dire si Chicot pensait à la dame inconnue ou à Borromée, s’il était préoccupé par la curiosité ou bourrelé par le remords, lorsqu’il crut entendre au bout de la rue le galop d’un cheval.
En effet, bientôt un cavalier apparut enveloppé dans son manteau. Le cavalier s’arrêta au milieu de la rue et sembla chercher à se reconnaître.
Alors le cavalier aperçut le groupe que formaient la litière et les porteurs.
Le cavalier poussa son cheval sur eux ; il était armé, car on entendait son épée battre sur ses éperons.
Les porteurs voulurent s’opposer à son passage ; mais il leur adressa quelques mots à voix basse, et non seulement ils s’écartèrent respectueusement, mais encore l’un d’eux, comme il eut mis pied à terre, reçut de ses mains les brides de son cheval.
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L’inconnu s’avança vers la porte et y heurta rudement.
– Tudieu ! se dit Chicot, que j’ai bien fait de rester ! mes pressentiments, qui m’annonçaient qu’il allait se passer quelque chose, ne m’avaient point trompé. Voilà le mari, pauvre Ernauton !
nous allons assister tout à l’heure à quelque égorgement. Cependant, si c’est le mari, il est bien bon d’annoncer son retour en frappant si rudement.
Toutefois, malgré la façon magistrale dont avait frappé l’inconnu, on paraissait hésiter à ouvrir.
– Ouvrez ! cria celui qui heurtait.
– Ouvrez, ouvrez ! répétèrent les porteurs.
– Décidément, reprit Chicot, c’est le mari ; il a menacé les porteurs de les faire fouetter ou pendre, et les porteurs sont pour lui. Pauvre Ernauton ! il va être écorché vif. Oh ! oh ! si je le souffre, cependant, ajouta Chicot. Car enfin, reprit-il, il m’a secouru, et par conséquent, le cas échéant, je dois le secourir. Or, il me semble que 388
le cas est échu ou n’échoira jamais.
Chicot était résolu et généreux ; curieux, en outre ; il détacha sa longue épée, la mit sous son bras, et descendit précipitamment son escalier.
Chicot savait ouvrir sa porte sans la faire crier, ce qui est une science indispensable à quiconque veut écouter avec profit.
Chicot se glissa sous le balcon, derrière un pilier et attendit.
À peine était-il installé que la porte s’ouvrit en face, sur un mot que l’inconnu souffla par la serrure ; cependant il demeura sur le seuil.
Un instant après, la dame apparut dans l’encadrement de cette porte.
La dame prit le bras du cavalier, qui la reconduisit à la litière, en ferma la porte et monta à cheval.
– Plus de doute, c’était le mari, dit Chicot, bonne pâte de mari, après tout, puisqu’il ne cherche pas un peu dans la maison pour faire éventrer mon ami de Carmainges.
La litière se mit en route, le cavalier marchant 389
à la portière.
– Pardieu ! se dit Chicot, il faut que je suive ces gens-là ; que je sache ce qu’ils sont et où ils vont ; je tirerai certainement de ma découverte quelque solide conseil pour mon ami de Carmainges.
Chicot suivit en effet le cortège, en observant cette précaution de demeurer dans l’ombre des murs et d’éteindre son pas dans le bruit du pas des hommes et des chevaux.
La surprise de Chicot ne fut pas médiocre, lorsqu’il vit la litière s’arrêter devant l’auberge du Fier Chevalier.
Presque aussitôt, comme si quelqu’un eût veillé, la porte s’ouvrit.
La dame, toujours voilée, descendit, entra et monta à la tourelle, dont la fenêtre du premier étage était éclairée.
Le mari monta derrière elle.
Le tout était respectueusement précédé de dame Fournichon, laquelle tenait à la main un flambeau.
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– Décidément, dit Chicot en se croisant les bras, je n’y comprends plus rien !...
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