XVII

La « Corne-d’Abondance ».

Le chemin que Borromée faisait suivre à Chicot, sans se douter que Chicot le connaissait aussi bien que lui, rappelait à notre Gascon les beaux jours de l’âge de sa jeunesse.

En effet, combien de fois, la tête vide, les jambes souples, les bras pendants ou ballants, comme dit l’admirable argot populaire, combien de fois Chicot, sous un rayon de soleil d’hiver ou dans l’ombre fraîche de l’été, avait-il été trouver cette maison de la Corne-d’Abondance vers laquelle un étranger le conduisait en ce moment !

Alors quelques pièces d’or, et même d’argent sonnant dans son escarcelle, le faisaient plus heureux qu’un roi

; il se laissait aller au

savoureux bonheur de fainéantiser, autant que bon lui semblerait, à lui qui n’avait ni maîtresse 323

au logis, ni enfant affamé sur la porte, ni parents soupçonneux et grondants derrière la fenêtre.

Alors Chicot s’asseyait insoucieux sur le banc de bois ou l’escabeau du cabaret ; il attendait Gorenflot, ou plutôt le trouvait exact aux premières fumées du repas préparé.

Alors Gorenflot s’animait à vue d’œil, et Chicot, toujours intelligent, toujours observateur toujours anatomiste, Chicot étudiait chacun des degrés de son ivresse, étudiant cette curieuse nature à travers la vapeur subtile d’une émotion raisonnable ; et sous l’influence du bon vin, de la chaleur et de la liberté, la jeunesse remontait splendide, victorieuse et pleine de consolations à son cerveau.

Chicot, en passant devant le carrefour Bussy, se haussa sur les pointes pour tâcher d’apercevoir la maison qu’il avait recommandée aux soins de Remy, mais la rue était sinueuse, et s’arrêter n’eût pas été d’une bonne politique ; il suivit donc le capitaine Borromée avec un petit soupir.

Bientôt la grande rue Saint-Jacques apparut à ses yeux, puis le cloître Saint-Benoît, et presque 324

en face du cloître, l’hôtellerie de la Corned’Abondance, de la Corne-d’Abondance un peu vieillie, un peu crasseuse, un peu lézardée, mais ombragée toujours par des platanes et des marronniers à l’extérieur, et meublée à l’intérieur de ses pots d’étain luisants et de ses casseroles brillantes qui sont les fictions de l’or et de l’argent pour les buveurs et les gourmands, mais qui attirent réellement le véritable or et le véritable argent dans la poche du cabaretier, par des raisons sympathiques dont il faut demander compte à la nature.

Chicot, après son coup d’œil jeté du seuil de la porte sur l’intérieur et l’extérieur, Chicot fit le gros dos, perdit encore six pouces de sa taille, qu’il avait déjà diminuée en présence du capitaine, il y ajouta une grimace de satyre fort différente de ses allures franches et de ses jeux honnêtes de physionomie, et se prépara à affronter la présence de son ancien hôte, maître Bonhomet.

D’ailleurs, Borromée passa le premier pour lui montrer le chemin, et, à la vue de ces deux 325

masques, maître Bonhomet ne se donna la peine de reconnaître que celui qui marchait devant.

Si la façade de la Corne-d’Abondance s’était lézardée, la façade du digne cabaretier, de son côté aussi, avait subi les ravages du temps.

Outre les rides, qui correspondent sur le visage humain aux gerçures que le temps imprime au front des monuments, maître Bonhomet avait pris des façons d’homme puissant, qui, pour tous autres que pour les gens d’épée, le rendaient de difficile approche, et qui racornissaient, pour ainsi dire, son visage.

Mais Bonhomet respectait toujours l’épée : c’était son faible ; il avait contracté cette habitude dans un quartier fort éloigné de toute surveillance municipale, sous l’influence des Bénédictins pacifiques.

En effet, s’il s’élevait, par malheur, une querelle en ce glorieux cabaret, avant qu’on eût été à la Contrescarpe chercher les Suisses ou les archers du guet, l’épée avait déjà joué, et joué de façon à mettre plusieurs pourpoints en perce ; ce méchef était arrivé sept ou huit fois à Bonhomet 326

et lui avait coûté cent livres chaque fois ; il respectait donc l’épée, d’après ce système

:

crainte fait respect.

Quant aux autres clients de la Corned’Abondance, écoliers, clercs, moines et marchands, Bonhomet s’en arrangeait tout seul ; il avait acquis une certaine célébrité en coiffant d’un large seau de plomb les récalcitrants ou déloyaux payeurs, et cette exécution mettait toujours de son côté certains piliers de cabaret qu’il s’était choisis parmi les plus vigoureux courtauds des boutiques voisines.

Au reste, on savait si bon et si pur le vin que chacun avait le droit d’aller chercher lui-même à la cave ; on connaissait si bien sa longanimité à l’égard de certaines pratiques créditées à son comptoir, que personne ne murmurait de ses humeurs fantasques.

Ces humeurs, quelques vieux habitués les attribuaient à un fond de chagrin que maître Bonhomet aurait eu dans son ménage.

Telles furent, du moins, les explications que Borromée crut devoir donner à Chicot sur le 327

caractère de l’hôte dont ils allaient apprécier ensemble l’hospitalité.

Cette misanthropie de Bonhomet avait eu un fâcheux résultat pour la décoration et le confortable de l’hôtellerie. En effet, le cabaretier se trouvant, c’était son idée du moins, fort au-dessus de ses pratiques, ne donna aucun soin à l’embellissement du cabaret ; il en résulta que Chicot, en entrant dans la salle, se reconnut tout d’abord ; rien n’était changé, sinon la teinte fuligineuse du plafond, qui, du gris, était passée au noir.

En ces temps bienheureux, les auberges n’avaient point encore contracté l’odeur si âcre et si fade du tabac brûlé, dont s’imprègnent aujourd’hui les boiseries et les tentures des salles, odeur qu’absorbe et qu’exhale tout ce qui est poreux et spongieux.

Il résultait de là que, malgré sa crasse vénérable et sa tristesse apparente, la salle de la

Corne-d’Abondance ne contrariait point, par des exhalaisons exotiques, les miasmes vineux profondément engagés dans chaque atome de 328

l’établissement, en sorte que, permis soit-il de le dire, un vrai buveur trouvait plaisir dans ce temple du dieu Bacchus, car il respirait l’arôme et l’encens le plus cher à ce dieu.

Chicot passa derrière Borromée, comme nous l’avons dit, et ne fut aucunement vu, ou plutôt aucunement reconnu de l’hôte de la Corned’Abondance.

Il connaissait le coin le plus obscur de la salle commune, et comme s’il n’en eût pas connu d’autre, il allait s’y installer, lorsque Borromée l’arrêtant :

– Tout beau, l’ami ! dit-il, il y a derrière cette cloison un petit réduit où deux hommes à secrets peuvent honnêtement converser après boire, et même pendant qu’ils boivent.

– Allons-y alors, dit Chicot.

Borromée fit un signe à notre hôte, qui voulait dire : « Compère, le cabinet est-il libre ? »

Bonhomet répondit par un autre signe qui voulait dire : « Il l’est. »

Et il conduisit Chicot, qui faisait semblant de 329

se heurter à tous les angles du corridor, dans ce petit réduit si connu de ceux de nos lecteurs qui ont bien voulu perdre leur temps à lire la Dame de Monsoreau.

– Là ! dit Borromée, attendez-moi ici tandis que je vais user d’un privilège accordé aux familiers de l’établissement, et dont vous userez vous-même à votre tour, quand vous y serez plus connu.

– Lequel ? demanda Chicot.

– C’est d’aller moi-même à la cave choisir le vin que nous allons boire.

– Ah ! ah ! fit Chicot ; joli privilège. Allez.

Borromée sortit.

Chicot le suivit de l’œil ; puis, aussitôt que la porte se fut refermée derrière lui, il alla soulever de la muraille une image de l’Assassinat de Crédit, tué par les mauvais payeurs, laquelle image était encadrée dans un cadre de bois noir, et faisait pendant à un autre représentant une douzaine de pauvres hères tirant le diable par la queue.

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Derrière cette image, il y avait un trou, et par ce trou on pouvait voir dans la grande salle sans être vu. Ce trou, Chicot le connaissait, car c’était un trou de sa façon.

– Ah ! ah ! dit-il, tu me conduis dans un cabaret dont tu es l’habitué ; tu me pousses dans un réduit où tu crois que je ne pourrai pas être vu, et d’où tu penses que je ne pourrai pas voir, et dans ce réduit il y a un trou, grâce auquel tu ne feras pas un geste que je ne le voie. Allons, allons, mon capitaine, tu n’es pas fort !

Et Chicot, tout en prononçant ces paroles avec un air de mépris qui n’appartenait qu’à lui, appliqua son œil à la cloison, forée artistement dans un défaut du bois.

Par ce trou, il aperçut Borromée appuyant d’abord précautionneusement son doigt sur ses lèvres, et causant ensuite avec Bonhomet, qui acquiesçait à ses désirs par un signe de tête olympien.

Au mouvement des lèvres du capitaine, Chicot, fort expert en pareille matière, devina que la phrase prononcée par lui voulait dire : 331

« Servez-nous dans ce réduit, et quelque bruit que vous y entendiez, n’y pénétrez pas. »

Après quoi Borromée prit une veilleuse qui brûlait éternellement sur un bahut, souleva une trappe, et descendit lui-même à la cave, profitant du privilège le plus précieux accordé aux habitués de l’établissement.

Aussitôt Chicot frappa à la cloison d’une façon particulière.

En entendant cette façon de frapper, qui devait lui rappeler quelque souvenir profondément enraciné dans son cœur, Bonhomet tressaillit, regarda en l’air et écouta.

Chicot frappa une seconde fois, et en homme qui s’étonne que l’on n’ait pas obéi à un premier appel.

Bonhomet se précipita vers le réduit et trouva Chicot debout et le visage menaçant.

À cette vue, Bonhomet poussa un cri ; il croyait Chicot mort, comme tout le monde, et pensait se trouver en face de son fantôme.

– Qu’est-ce à dire, mon maître, dit Chicot, et 332

depuis quand habituez-vous les gens de ma trempe à appeler deux fois ?

– Oh ! cher monsieur Chicot, dit Bonhomet, serait-ce vous, ou n’est-ce que votre ombre ?

– Que ce soit moi ou mon ombre, dit Chicot, du moment où vous me reconnaissez, mon maître, j’espère que vous m’obéirez de point en point.

– Oh ! certainement, cher seigneur, ordonnez.

– Quelque bruit que vous entendiez dans ce cabinet, maître Bonhomet, et quelque chose qui s’y passe, j’espère que vous attendrez que je vous appelle pour y venir.

– Et cela me sera d’autant plus facile, cher monsieur Chicot, que la recommandation que vous me faites est exactement la même que vient de me faire votre compagnon.

– Oui, mais ce n’est pas lui qui appellera, entendez-vous bien, seigneur Bonhomet, ce sera moi ; ou, s’il appelle, vous entendez, ce sera exactement comme s’il n’appelait pas.

– C’est chose convenue, monsieur Chicot.

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– Bien ; et maintenant éloignez tous vos autres clients sous un prétexte quelconque, et que dans dix minutes nous soyons aussi libres et aussi isolés chez vous, que si nous étions venus pour y pratiquer le jeûne, le jour du vendredi saint.

– Dans dix minutes, seigneur Chicot, il n’y aura pas un chat dans tout l’hôtel, à l’exception de votre humble serviteur.

– Allez, Bonhomet, allez, vous avez conservé toute mon estime, dit majestueusement Chicot.

– Oh ! mon Dieu ! mon Dieu ! dit Bonhomet en se retirant, que va-t-il donc se passer dans ma pauvre maison ?

Et comme il s’en allait à reculons, il rencontra Borromée qui remontait de la cave avec ses bouteilles.

– Tu as entendu ? lui dit celui-ci ; dans dix minutes, pas une âme dans l’établissement.

Bonhomet fit de sa tête, si dédaigneuse à l’ordinaire, un signe d’obéissance et se retira dans sa cuisine, afin d’y rêver aux moyens d’obéir à la double injonction de ses deux redoutables clients.

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Borromée rentra dans le réduit, et trouva Chicot qui l’attendait, la jambe en avant et le sourire sur les lèvres.

Nous ignorons comment maître Bonhomet s’y était pris ; mais, la dixième minute écoulée, le dernier écolier franchissait le seuil de sa porte, donnant le bras au dernier clerc, et disant :

– Oh ! oh ! oh ! le temps est à l’orage chez maître Bonhomet ; décampons, ou gare la grêle.

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