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- Ne bougez pas et, s'il vous plaît, arrêtez de sourire, fit Leslie Callwin.
Morgan Finley s'exécuta, l'air penaud.
Il était sur un lit d'hôpital.
Il avait été admis aux urgences quelques heures plus tôt. Un médecin avait réduit la fracture de son humérus. Désormais, il avait le bras immobilisé dans un plâtre volumineux qui l'emprisonnait de l'épaule jusqu'au coude.
Par la fenêtre de la chambre, il pouvait voir la pluie continuer de tomber sur River Falls.
Leslie Callwin et Peter Minstry, son photographe, étaient arrivés les premiers sur les lieux.
- Voilà, c'est bien, gardez l'air combatif et vengeur, fit Callwin quand elle fut satisfaite de la pose.
Deux flashs crépitèrent coup sur coup.
Minstry hocha la tête, l'air satisfait de lui, et sortit de la chambre.
Callwin s'approcha du blessé et s'assit sur le bord de son lit en lui faisant face.
Elle nota aussitôt que le regard de l'homme s'attardait sur son décolleté, mis en évidence par une veste mal boutonnée.
Elle sortit son dictaphone et le mit en marche.
- Monsieur Finley, parlez-moi de la découverte du petit Jeremy Sheppard.
Il se racla la gorge et consentit enfin à lever les yeux.
- Eh bien, j'étais en compagnie de Malcolm, Malcolm Borg, mon voisin, commença-t-il.
Il entreprit alors de lui raconter comment il avait appris la disparition des fils Sheppard par la CB de son ami, et comment il s'était aussitôt porté volontaire pour participer à la battue.
Puis il poursuivit, en s'attardant sur des détails insignifiants, jusqu'à sa chute dans la ravine et la découverte de l'enfant survivant.
Durant tout son long monologue, il ne put s'empêcher d'entrecouper son récit de considérations personnelles sur les tueurs d'enfants et autres pervers, symboles d'une civilisation décadente issue des années Clinton!
En journaliste professionnelle, Callwin resta impassible, souriant même aux blagues de mauvais goût du blessé.
Elle savait qu'elle tenait enfin l'histoire qui lancerait sa carrière et lui permettrait de quitter définitivement le Daily River pour un grand quotidien de Seattle.
- Très bien, monsieur Finley. Je vous remercie de votre témoignage. Bon rétablissement.
Elle arrêta son dictaphone et se leva.
- Eh ! madame, il va vraiment y avoir ma photo dans le journal? demanda Finley alors qu'elle se préparait à quitter la chambre.
Callwin finit d'enfiler son manteau et se retourna vers lui.
- Ne vous inquiétez pas, vous serez en première page.
Finley ne put réprimer un sourire de satisfaction.
Callwin sortit. Elle éprouvait un sentiment étrange. Elle n'aimait pas ce qu'elle allait faire de cet homme : un héros.
Minstry l'attendait devant la porte.
- Il m'a tout l'air d'un vrai con, celui-là, fit-il.
- Quoi?
Minstry prit un air désolé.
- On entend à travers la porte, s'expliqua-t-il. Ce type est un vrai petit facho en puissance.
Callwin en convint.
- Je sais, mais c'est lui le héros et, qu'on le veuille ou non, c'est comme ça.
Minstry frotta sa barbe de trois jours et lui posa une main affectueuse sur l'épaule.
- Tu as encore besoin de moi?
- Non, terminé, les photos. Je vais finir toute seule.
- D'accord, je fonce au journal. On se retrouvera là-bas.
- À tout à l'heure.
Elle regarda son collègue s'éloigner. Quand il eut disparu, elle remonta le couloir pour prendre l'escalier qui menait au second étage de l'hôpital. Elle croisa de nombreuses infirmières avant d'apercevoir un sergent qui filtrait les allées et venues dans ce corridor.
Quand elle fut à sa hauteur, elle ouvrit son sac et sortit sa carte de presse.
- Leslie Callwin, du Daily River, se présenta-t-elle.
Le sergent Portnoy prit sa carte, l'étudia un instant et la lui rendit.
- Le shérif a demandé à ce que personne ne passe. Je suis désolé.
Callwin s'y attendait un peu. Elle prit son air le plus compréhensif puis son regard passa par-dessus l'épaule du sergent.
- Dans quel état se trouve le fils Sheppard ?
Il était en salle de réanimation au bout du couloir, derrière la porte à double battant.
- Je ne peux rien vous dire pour le moment. Le shérif Logan fera une déclaration publique en fin d'après-midi. Pour l'instant, je ne peux rien vous dire.
- Je comprends, mais vous pouvez au moins me confirmer qu'il est encore en vie.
Portnoy prit une mine embarrassée. Il n'aimait pas trop les journalistes. Combien de fois le Daily River s'en était-il pris aux forces de l'ordre pour dénoncer l'insécurité qui régnait dans certains quartiers, ou leur propension à abuser de leur pouvoir de mettre des PV sans discernement ?
Mais, cette fois, il s'agissait de la vie d'un enfant.
Il savait que les rumeurs les plus folles n'allaient pas tarder à courir.
Il prit sur lui d'en démentir au moins une.
- Il est en vie. Dans le coma. Les médecins pensent qu'il devrait s'en sortir.
- Je vous remercie, sergent.
Elle n'avait pas besoin de cette information aussi tôt. L'édition du jour serait bouclée après l'intervention de Logan. Néanmoins, cela impliquait bien d'autres choses.
Si l'enfant se réveillait, nul doute qu'il pourrait parler. Décrire son agresseur, faire un portrait-robot, voire même mettre un nom sur le coupable.
Callwin savait qu'une affaire non résolue risquait de compromettre l'impact de son papier.
Elle s'arrêta sur le perron de l'hôpital, abritée sous le porche central. Elle s'y voyait déjà. La une du Daily River avec la tête du tueur pour illustrer son article.
La consécration après une longue et pénible enquête, se dit-elle en imaginant les phrases qu'elle écrirait.
La pluie s'était calmée. Elle laissa son parapluie replié dans son sac. Avec assurance, elle fit claquer ses talons aiguilles sur l'asphalte, accélérant le pas jusqu'au parking tout proche où était garée sa Ford Escort rouge.
Une fois les deux corps placés sur les tables de dissection, Nathan Blake prit son appareil photo et commença les prises. Sous tous les angles, avec un grand professionnalisme, il immortalisa cette horreur.
- Envoyez ça à Seattle immédiatement, fit-il en tendant sa pellicule à Homer Pink, l'un des surveillants de l'hôpital.
La morgue se trouvait au sous-sol du bâtiment, comme s'il fallait déjà préparer les corps à leur future demeure : sous terre.
Pink était à six mois de la retraite. De toute sa carrière, il ne se souvenait pas d'avoir entendu parler d'une telle sauvagerie. Pourtant, il en avait vu des corps mutilés. Mais c'était toujours dû à des accidents. Et cela changeait tout à ses yeux.
- Ça ne devrait pas être possible! fit-il en rajustant sa casquette sur son crâne dégarni.
Blake s'arrêta d'enfiler ses gants en latex. Son regard inquisiteur se fixa sur le surveillant.
- Qu'est-ce que vous faites encore là ?
Pink grommela une excuse et s'en alla furieux. Il n'aimait pas être commandé, mais il savait reconnaître une autorité supérieure quand elle s'imposait à lui.
Il quitta la pièce d'un pas lourd avant de refermer la porte derrière lui.
Blake soupira et finit d'enfiler ses gants. Il n'en voulait pas réellement à cet homme. Mais la règle d'or pour tout médecin légiste était d'oublier ses états d'âme dès qu'il franchissait le seuil d'une salle de dissection.
Les indices étaient parfois si infimes qu'une seule pensée vagabonde pouvait vous faire rater l'unique élément recevable.
Il avait à peine quarante-trois ans, et ne comptait plus les abominations sur lesquelles il avait travaillé.
Dépêché du bureau de Seattle, il était arrivé le matin même sur les lieux du drame. Il s'était dès lors interdit toute sensibilité.
Une victime n'était qu'un simple objet de travail.
Il ouvrit sa grosse mallette et étala avec soin tous ses instruments chirurgicaux sur une table. Il prit une petite pince et s'approcha de la première victime.
Le corps n'était pas encore boursouflé par une immersion prolongée dans l'eau. Les yeux étaient grands ouverts.
Il tendit le bras pour incliner de façon optimale la lampe orientable bien au-dessus du bassin. Des plaies béantes le déformaient de façon épouvantable.
Il était temps d'effectuer les premiers prélèvements externes, avant d'aller chercher des traces de sperme à l'intérieur des chairs martyrisées.
Deux heures s'étaient écoulées quand quelqu'un frappa à la porte. Blake se figea puis se redressa.
- Entrez, fit-il sans se retourner.
La porte s'ouvrit et le shérif Logan entra dans la salle.
- Tu as eu l'identification ? demanda Blake.
Logan ne put retenir un regard sur le corps en cours de dissection. Il avait cru, en quittant Seattle, ne plus jamais avoir affaire à ce genre de scène. River Falls était une ville plutôt tranquille où les crimes étaient rares, et jamais d'une telle violence.
Autant pour mes espoirs ! se dit-il en s'évertuant d'ignorer l'insupportable odeur de putréfaction.
- Non. La police scientifique a remodelé leur visage sur ordinateur. Les filles n'apparaissent dans aucun fichier de disparues.
Il savait que ces visages figuraient sur un mail à son bureau. Il n'avait pas eu le courage d'ouvrir le fichier. Cela pouvait attendre.
- Pas étonnant, fit Blake en reposant son scalpel souillé sur la table.
Il regarda sa montre. Une pause serait vraiment la bienvenue. Ses muscles dorsaux étaient ankylosés.
Il se dirigea vers une chaise et s'y affala.
- Pourquoi? fit Logan qui avait compris où le légiste voulait en venir. Tu as pu dater le moment de leur mort ?
Il sortit machinalement son paquet de cigarettes.
Blake jeta un regard indigné sur le paquet. Logan le remit dans sa poche.
- Au stade où j'en suis, je ne peux te donner une heure précise. Mais, vu l'état des nécroses, je peux t'affirmer que pas plus d'une journée, ou de deux tout au plus, est passé depuis leur mort. Mais les résultats des prélèvements me permettront certainement d'être plus précis, fit Blake.
- Trop tôt pour qu'un mari signale une disparition.
- Pas d'alliance, nota Blake. (Avant que le shérif ne le contredise, il précisa :) Ni aucune marque sur l'annulaire.
Logan émit un faible assentiment. Il aurait tout donné pour être ailleurs.
- Je parierais sur des étudiantes. As-tu demandé au président de l'université si des élèves s'étaient absentées? ajouta le légiste.
- Quel âge tu leur donnes ?
Blake se frotta le front et essuya un filet de sueur.
- Entre dix-huit et vingt-deux ans.
Dans leur rigidité, le cadavre disséqué et celui de l'autre jeune fille semblaient les écouter pensivement.
Logan tapa du pied sur le sol. Jamais il n'aurait cru que ces visages sauvagement tailladés avaient pu être ceux de si jeunes filles. Il était persuadé qu'elles avaient plus de trente ans!
- Merde ! jura-t-il.
Il savait que c'était stupide, mais il était encore plus écœuré du fait de leur âge. Des gamines !
Il sortit son portable et appela le bureau de police. Il tomba sur le sergent Martinez.
- Sergent, allez dans mon bureau, ouvrez le fichier joint au mail de Seattle et imprimez les photos. Puis vous foncez à l'université et demandez au président de vérifier si ces jeunes filles appartiennent à son établissement.
- Ce n'est pas possible. J'ai vu leur visage, elles avaient l'air..., commença le sergent d'une voix mal assurée.
- Faites ce que je vous dis et ne vous posez pas de questions.
- Très bien, shérif. Je m'en occupe tout de suite.
Logan referma son portable et le remit dans sa poche. Si ça ne donnait rien, il ne resterait plus qu'à faire parvenir les portraits à la presse. Dieu sait qu'il n'en avait pas envie. Il n'aimait pas les charognards.
Il secoua la tête et revint à la réalité présente.
- Elles ont été violées, fit-il.
Ce n'était pas une question. Il attendait juste une confirmation.
- Si tu veux dire par un sexe humain, je n'en suis pas certain. J'ai fait des prélèvements, commença-t-il en désignant une boîte remplie de sachets en plastique. Il va falloir attendre que je retourne à Seattle. Mais l'homme s'est véritablement acharné sur son sexe. J'ai retrouvé des morceaux de verre jusqu'au fond du vagin.
Logan ne put retenir un frisson. Un tesson de bouteille enfoncé jusqu'au plus profond de son intimité.
Saloperie de malade ! ragea-t-il en lui-même.
- Tu penses qu'il agit selon une sorte de rituel ?
Blake se leva et s'approcha de l'autre table de dissection.
- Je n'ai pas encore étudié le second corps mais, à première vue, si les incisions et les mutilations sont de même nature, on ne peut pas parler de méthode stricte.
- Un tueur en série ? lança Logan.
Blake fit un geste d'ignorance.
- C'est possible. Peut-être met-il au point sa technique. Peut-être pas. Seattle va faire des comparaisons avec d'autres meurtres de jeunes filles non élucidés. Mais, tu sais, il n'y a rien qui ressemble plus à une femme torturée qu'une autre femme torturée, fit-il d'un ton clinique.
Sans s'en rendre compte, Logan s'était rapproché de la seconde victime.
Le visage avait été entaillé avec sauvagerie et cruauté. Une partie de la joue avait été complètement arrachée par il ne savait quel instrument de torture. La moitié du cuir chevelu était détaché du crâne. Un des seins manquait.
Il détourna le regard et vit son propre visage dans un miroir suspendu de l'autre côté de la pièce. Il était livide.
- Très bien, fit-il.
Il se racla la gorge et mit ses mains dans les poches.
- Dès que tu auras rédigé ton rapport, envoie-le-moi aussitôt.
- Ce sera fait, dit Blake qui retourna près de la table où il avait posé ses instruments.
Logan eut froid dans le dos en imaginant qu'un autre homme avait eu les mêmes gestes, mais sur des êtres bien vivants et terrifiés.
- Au fait, j'en ai fini avec le corps de Tommy Sheppard. Comme je le présumais, sa nuque n'a pas été brisée dans l'accident. Il y a une trace de griffure sur le côté de la mâchoire.
Logan vit aussitôt la scène. Le tueur attrapant le gamin inconscient et, d'une traction violente, prenant d'une main la mâchoire pour faire tourner la tête jusqu'au craquement des vertèbres cervicales.
Il sortit de la morgue et remonta au second étage de l'hôpital.
- Quelqu'un a essayé de le voir? demanda-t-il en retrouvant le sergent Portnoy.
- Non, sa mère est toujours à ses côtés.
- OK. Surtout vous ne bougez pas. Wolf viendra prendre la relève dans deux heures.
Portnoy regarda sa montre. Il était à peine midi. Cette journée était interminable.
- Ah ! oui, j'oubliais. Une journaliste du Daily River est passée. Je ne lui ai rien dit bien sûr.
Logan enregistra le fait. Qu'est-ce qu'il y avait à dire de toute façon ? Ils ne savaient rien!
Leur seul espoir était que le garçon se réveille et puisse faire un portrait-robot du tueur ou, mieux encore, qu'il le connaisse personnellement.
Mais cela ne pouvait fonctionner que si le tueur était du coin. Et, statistiquement, la plupart des tueurs en série prenaient soin de voyager au gré de leurs offices.
Il ressortit de l'hôpital. La pluie avait cessé de tomber. Il sentit son ventre gargouiller mais il était incapable d'avaler quoi que ce soit. Les images des corps des deux jeunes filles étaient encore trop présentes dans sa tête.
Il monta dans sa Cherokee et fonça vers le commissariat.