D’Annabelle Rosenmerck à Harry Rosenmerck
Paris, le 3 mai 2009
Cher papa,
Je suis au café, devant le théâtre des Mathurins. J’attends la représentation de la pièce de David. J’ai trois heures d’avance. J’ai pris l’avion ce matin. David n’est pas au courant… Enfin je ne sais pas… Je crois qu’il m’a démasquée. On verra ! Il est joué dans la même salle qu’à ses débuts. À sa demande ! Quel snobisme, tu ne trouves pas ? Maintenant qu’il remplit des théâtres de mille places, il retourne à l’étroit. J’imagine qu’il cherche à retrouver l’ivresse que lui avait procurée Qui je suis ?. La réalité c’est qu’il est toujours brillant mais beaucoup moins bon depuis qu’il a dit qui il est. Comme si la chape de plomb qui contenait son secret renfermait aussi des trésors d’inspiration douloureuse. C’est la dernière fois que nous étions en famille je crois. Il y a eu l’enterrement de mamie aussi mais, si nous y avons assisté tous les quatre, nous n’étions plus ensemble. J’ai l’impression que maman trouve un certain plaisir à ça. Elle aime les histoires, les problèmes, avoir le droit de te critiquer. Et puis elle aura fini par être la seule fille dans la vie de son fils… D’ailleurs, à l’entendre, je ne suis pas une femme pour elle. Jamais assez maquillée. Pas les ongles faits. « Mal attifée », c’est sa grande expression. « Annabelle tu es mal attifée…» Ou elle marmonne un « C’est dommage…». Enfin, elle nous a divisés en deux couples, David et elle en sont un, et nous en sommes un autre. Un genre de couple embarrassant qu’elle doit voir de temps à autre. J’ai vu mon psy avant de monter dans l’avion, donc tu hérites de mes quarante minutes de rumination… gratos ! En tout cas je suis là, parce que je ne veux pas la laisser faire, parce que mon frère me manque.
Comme ça doit être violent, papa ! Ces années de silence. Elles ne reviendront pas. Et le temps n’en finit pas de mourir. David est le même, il ne porte pas de jupons roses et ne glousse pas avec une voix de fausset. Il est le petit garçon que tu as élevé. Toujours aussi têtu. Aussi beau. Aussi fort. Aussi tourmenté par la justice et la vérité. Aussi impatient. Tu souris en me lisant, non ? Je sais que tu rêves de le voir mais que tu ne sais plus comment faire. Il suffit d’un mot et je l’emmène avec moi…
Je serai en Israël la semaine prochaine. Il est temps que je te découvre en éleveur de porcs. Je ne te cache pas que personne n’y croit. Je pense que tu te fous de nous depuis plus de deux ans et que tu nous envoies des photomontages !
Et puis je dois savoir où est ma vie. À New York où j’ai fait mes études, où je suis devenue une femme, où j’ai mes amis ? À Paris où nous sommes nés ? À Londres, où nous avons grandi ? Je pensais m’installer à Paris mais David est toujours par monts et par vaux et maman va vouloir un double de mes clés ! Là-bas, en Israël ? Quand je suis loin, c’est mon pays ; mais dès que j’y passe une journée, je me sens étrangère à ces gens. Tous les Israéliens portent en eux une force mais aussi cette violence, cette rugosité, de la vulgarité presque. Je ne pense pas que le fait d’être en guerre leur autorise tout ça… Tu vas me dire qu’on ne peut pas faire de généralités mais je crois, bien au contraire, que le mélange des lieux et des peuples crée des énergies bonnes ou mauvaises qui font l’atmosphère d’un pays. Je n’ai pas encore trouvé le mien en fait.
C’était peut-être dans ce café, tous les quatre ; c’était peut-être ça mon pays ? Celui de l’enfance que je ne veux pas laisser partir.
Mais je vois David qui avance au bout de la rue, il a remonté le col de son long manteau noir, il baisse les yeux. Je plie cette lettre et la poste, sinon elle ne s’arrêtera jamais.
Je t’embrasse papa,
Annabelle
P.-S. : Enfer de ne pouvoir t’appeler. Je me débrouille pour t’expédier au plus vite mes horaires d’avion !