23
Un cri de terreur s’échappa de mes lèvres. J’essayais de former des mots, mais j’avais le cerveau paralysé.
La silhouette s’approchait rapidement, silencieusement, dans le monde blanc et froid du miroir.
Il me souriait, d’un sourire étrange et familier.
— Toi !
Il s’arrêta à quelques centimètres de moi.
Je le regardai, sans y croire.
C’était moi que j’étais en train de contempler. Moi.
En train de me sourire à moi. D’un sourire froid comme la glace qui nous cernait.
— N’aie pas peur, dit-il, je suis ton reflet.
— Non !
Ses yeux – mes yeux – m’examinaient avidement, comme un chien en train de regarder un os bien juteux. Ma peur le fît sourire encore plus largement.
— Je t’attendais, ricana mon reflet, les yeux rivés aux miens.
— Non !
Je fis demi-tour.
Je savais qu’il fallait que je m’enfuie.
Je me mis à courir.
Mais je m’arrêtai en voyant les visages devant moi.
Des visages tordus, malheureux, des douzaines de visages, comme dans des miroirs déformants, avec d’énormes yeux tombants et des bouches minuscules, pincées de tristesse.
Ces visages semblaient planer juste au-dessus de moi. Leurs yeux hébétés me fixaient, leurs bouches minuscules s’agitaient comme si elles m’appelaient, me prévenaient, me disaient de m’échapper.
Qui étaient ces gens ? Pourquoi étaient-ils à l’intérieur du miroir avec moi ? Pourquoi ces visages déformés avaient-ils l’air de tant souffrir ? D’où venaient-ils ?
— Non !
Je sursautai : j’avais cru reconnaître deux d’entre eux, avec leur bouche tremblante et leurs sourcils agités.
Sophie et Adrien ? Non. C’était impossible.
Je les reconnus à peine tant ils étaient déformés.
Pourquoi parlaient-ils de façon aussi frénétique ?
Qu’essayaient-ils donc de me dire ?
— Au secours ! hurlai-je.
Mais ils ne paraissaient pas m’entendre.
Les visages continuaient de flotter et de plonger autour de moi.
— Aidez-moi, je vous en prie !
Et puis je sentis qu’on m’obligeait à me détourner.
Mon reflet m’avait pris par les épaules. Sa voix calme résonna dans l’espace clair.
— Tu ne partiras pas.
Je me débattis pour me dégager, mais il me tenait solidement.
— C’est moi qui pars, reprit-il. J’attends depuis tellement longtemps. Depuis que tu as allumé la lumière.
Et maintenant, je vais sortir d’ici et rejoindre les autres.
— Les autres ?
— Bien sûr ! Tes amis n’ont guère résisté. Ils se sont laissés aller. L’échange a été simple. Et maintenant, toi et moi, on va faire aussi un échange.
— Non !
Mon hurlement se répercuta sur des kilomètres de blancheur glacée.
— De quoi as-tu peur ? demanda-t-il en approchant ses yeux des miens, sans lâcher mes épaules. Tu crains tellement ton autre visage, Paul ?
Il me fixait intensément.
— C’est ce que je suis, tu sais. Je suis ton reflet. Ton autre côté. Ton côté froid. C’est pareil pour tes amis. Ils sont là, prisonniers du miroir. Tandis que leur reflet…
Sa voix se perdit. Il n’avait pas besoin de finir sa phrase, j’avais compris ce qu’il voulait dire. Maintenant tout s’éclairait à propos de Sophie et d’Adrien.
Pourquoi ils me paraissaient différents. Ils étaient à l’envers. C’étaient leurs propres reflets qui étaient revenus.
Et je comprenais pourquoi ils m’avaient poussé dans le miroir, pourquoi ils m’avaient forcé à disparaître, moi aussi.
Si je n’agissais pas, mon reflet allait prendre ma place. C’est lui qui débarquerait dans le grenier. Et moi, je serais pour toujours prisonnier du miroir, en compagnie de ces visages sinistres.
Que pouvais-je faire ?
Sans le quitter des yeux, je décidai de poser des questions pour essayer de gagner du temps.
— À qui appartient ce miroir ? Qui l’a construit ? Il haussa les épaules.
— Comment le saurais-je ? Je ne suis que ton reflet, rappelle-toi.
— Mais comment…
— C’est le moment, déclara-t-il avec autorité. N’essaie pas de me coincer avec tes questions idiotes. On fait l’échange. Il est temps que toi, tu deviennes mon reflet !