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La chaîne échappa des mains de Sophie. D’un geste vif, elle la rattrapa, mais au moment où elle s’apprêtait à tirer dessus, une voix de femme venue d’en bas l’interrompit.

— Sophie ? Marie ? Vous êtes là-haut ?

C’était la mère de Sophie.

— Oui, on est là, cria Sophie en lâchant la chaîne.

— Dépêchez-vous de descendre, on est en retard !

Qu’est-ce que vous fabriquez au grenier ?

— Rien, répondit Sophie en haussant les épaules.

— Parfait ! Je me tire d’ici ! s’exclama Marie en courant vers l’escalier.

Tout le monde la suivit. On aurait dit une armée d’éléphants dans l’escalier de bois.

— Qu’est-ce que vous faisiez là-haut ? demanda ma mère quand elle nous vit arriver dans le salon. Il y a tellement de poussière dans ce grenier. C’est un miracle que vous ne soyez pas sales.

— On a juste regardé, répondis-je.

— On a joué avec un vieux miroir, raconta Jérémie.

— Vous avez joué avec un miroir ? s’étonna la mère de Sophie.

— Ben oui ! Et alors ? À bientôt, les gars ! C’était une belle fête, Paul ! dit Sophie en poussant sa mère vers la porte.

— Oui, merci beaucoup, ajouta Marie.

Dehors, la pluie avait enfin cessé, et je restai sur le seuil à les regarder contourner les flaques pour arriver jusqu’à la voiture.

Dans le salon, Jérémie lançait sa balle jusqu’au plafond et essayait de la rattraper par-derrière. Il finit par rater son coup. La balle rebondit sur un guéridon où elle percuta un grand vase de tulipes.

Catastrophe ! Le vase se brisa en mille morceaux. Les tulipes s’éparpillèrent et toute l’eau se déversa sur le tapis.

Maman leva les bras au ciel en murmurant quelque chose à voix basse, comme elle fait toujours avant d’exploser de colère.

Puis elle s’occupa sérieusement de Jérémie ; elle se mit à crier :

— Combien de fois faut-il que je te dise de ne pas jouer à la balle dans la maison ?… Et d’autres choses du même genre pendant un bon moment.

Jérémie s’était réfugié dans un coin et il essayait de se faire tout petit. Il n’arrêtait pas de dire qu’il était désolé, mais maman criait tellement fort qu’elle ne l’entendait probablement pas.

Je suis sûr que Jérémie aurait voulu être invisible à ce moment-là. Mais il fallait bien qu’il paie pour ses bêtises.

Ensuite, j’eus pitié de lui et l’aidai à tout ranger.

Mais quelques minutes plus tard, je le vis en train de jouer de nouveau à la balle dans le salon. C’est ça, le problème avec Jérémie : rien ne lui sert de leçon.

 

Pendant deux jours, je ne repensai plus au miroir. J’étais très occupé par un concert qu’on préparait au collège. Il fallait être présent à toutes les répétitions, même si on ne faisait que chanter dans la chorale. Je voyais beaucoup Sophie et Marie, mais aucune des deux ne reparlait du miroir. Peut-être ne voulaient-elles plus y penser, car cette histoire avait quelque chose d’effrayant. Je veux dire, si on croyait à ce qu’elles avaient raconté.

Puis, le mercredi soir, impossible de m’endormir. Couché sur le dos, je regardais les ombres qui dansaient au plafond et j’essayais de compter des moutons imaginaires. Je tentai ensuite de compter à l’envers, à partir de mille, en fermant les yeux très fort. Mais j’étais vraiment énervé et je n’avais pas du tout sommeil.

Brusquement, je repensai au miroir dans le grenier.

Qu’est-ce qu’il faisait là-haut ? Pourquoi était-il enfermé dans cette pièce bien cachée et dont la porte était soigneusement fermée ? À qui avait-il appartenu ? À mes grands-parents ? Pourquoi l’auraient-ils dissimulé dans cette pièce minuscule ?

Je me demandais si mes parents connaissaient son existence.

Je repensais à ce qui s’était passé le samedi précédent, après la fête. Je me revoyais devant le miroir. Attrapant la chaîne. Tirant dessus. L’éclair violent quand la lampe s’était allumée. Et puis…

Est-ce que j’avais vu mon reflet dans le miroir une fois la lumière allumée ? Impossible de m’en souvenir.

Est-ce que je m’étais vu moi-même ? Mes mains ? Mes pieds ? Impossible de m’en souvenir.

— C’était une blague, dis-je à voix haute, en rejetant les couvertures d’un coup de pied.

Ce ne pouvait être qu’une blague.

Jérémie passait son temps à me faire des plaisanteries idiotes, pour m’embêter. Il avait toujours été un rigolo. Il n’était jamais sérieux. Jamais.

Alors, qu’est-ce qui me faisait penser que, pour une fois, il l’était ? Parce que Marie et Sophie étaient d’accord avec lui ?

Sans m’en rendre compte, j’étais déjà sorti du lit. « Il n’y a qu’un seul moyen de vérifier », pensai-je.

Dans le noir, je cherchai à tâtons mes pantoufles. Puis, aussi silencieusement que possible, je sortis dans le couloir. La maison était plongée dans l’obscurité, excepté la veilleuse au niveau du sol, juste devant la chambre de Jérémie. Il est le seul de la famille à se lever la nuit et il insiste pour avoir deux veilleuses, une dans sa chambre et une dans le couloir. Évidemment, je passe mon temps à me moquer de lui à ce sujet !

À présent, j’étais bien content de voir où je posais les pieds. Je faisais très attention, mais les planches du parquet craquaient sous mon poids. C’est impossible de marcher sans bruit dans une vieille maison.

Je m’arrêtai en retenant mon souffle : est-ce que quelqu’un m’avait entendu ?

Silence.

Inspirant profondément, j’ouvris la porte du grenier, je tâtonnai pour trouver l’interrupteur et j’allumai. Puis je grimpai lentement l’escalier raide, m’appuyant de tout mon poids sur la rampe, faisant de mon mieux pour éviter que les marches grincent. La montée me parut durer une éternité. Finalement, je mis le pied sur la dernière marche et regardai autour de moi pour laisser à mes yeux le temps de s’habituer à la lumière jaunâtre qui tombait du plafond.

L’air du grenier était étouffant et tellement sec que cela m’irritait le nez. J’eus brusquement très envie de faire demi-tour. Mes yeux se posèrent alors sur la petite porte dérobée. Dans notre hâte, l’autre jour, nous l’avions laissée grande ouverte.

Fixant les ténèbres qui régnaient au-delà, je traversai rapidement le grenier encombré. Le parquet craquait sous mon poids mais je n’y faisais plus attention.

J’étais attiré par cette porte ouverte comme un morceau de fer par un aimant.

Il fallait que je revoie le grand miroir. Il fallait que je l’examine de près. Il fallait que je sache tout de lui.

Je pénétrai sans hésiter dans la petite pièce et m’arrêtai un moment pour observer mon reflet dans la glace. Je me regardai bien au fond des yeux, puis je reculai d’un pas pour changer d’angle.

On me voyait tout entier. Le reflet lui-même n’avait rien de particulier. Il n’était pas déformé, il ne présentait aucune bizarrerie.

Cela m’aida à me calmer. Car, sans même que je m’en rende compte, mon cœur s’était mis à battre la chamade et j’avais les extrémités glacées.

— T’as les jetons, Paul ! dis-je en me regardant dans le miroir sombre.

Je me forçai à faire quelques pas de danse, en me secouant des pieds à la tête.

— Ce miroir n’a rien d’extraordinaire.

Je tendis la main pour le tâter. Il était frais en dépit de la chaleur qui régnait dans la pièce. Du bout des doigts, je cherchai le cadre de bois et je le caressai doucement. Il était aussi lisse et frais.

« Ce n’est qu’un miroir, pensai-je, un peu rassuré. Un vieux miroir qu’on a entreposé là il y a bien longtemps et qu’on a oublié. Bon, il ne me reste plus qu’à allumer la lampe en haut. »

Debout, à quelques centimètres de la glace, j’allais attraper la chaîne quand quelque chose m’arrêta.

— Oh !

Je criai en voyant deux yeux, tout en bas du miroir. Deux yeux qui me fixaient.