XXIII
Sur la plage où les chairs jouaient avec le soleil, mais prudemment, au point de s’en faire caresser mais non mordre, la brûlure de Catherine aurait fait scandale, comme une prostituée dans un bal de débutantes. Elle acheta un grand chapeau, des lunettes noires, une robe légère mais à haut col et manches longues, et put se promener le long de l’avenue, en bordure de mer, sans être remarquée.
Elle n’était bien que là. Sans un sou, sans ami, sans espoir mais sans plus de crainte, elle voyait l’avenir totalement dégagé et vide. Comme un esclave que son maître a affranchi et qui ne trouve ni à s’employer librement ni de servitude nouvelle, elle était à la fois fière et désespérée. La liberté flottante, indécise, désincarnée telle qu’elle en disposait aujourd’hui n’avait pour elle ni valeur ni agrément. Elle trouvait à la mer des couleurs pâles et le ciel sans relief d’un bleu presque gris.
Elle voyait dans sa vie la trace de deux esclavages. Le premier, elle l’avait passé dans des bureaux tristes. Le second, c’était sa passion violente pour Gil. Dans les deux cas, sa liberté, son avenir, sa tranquillité avaient été anéantis. Pourtant, un point essentiel distinguait ces deux époques. Sa soumission à Gil était volontaire. Maintenant que s’offraient à elle une liberté sans passion, une oisiveté sans but et sans contrainte, elle se rendait compte que la liberté véritable était sans doute ailleurs. Y avait-il un autre but dans l’existence, un plus grand plaisir, un meilleur usage de l’indépendance que de porter sa volonté et sa vie aux pieds d’un être que l’on a choisi pour en disposer totalement ? La liberté, pensait-elle, c’est le choix de ce qui va vous asservir.
Peu à peu, cette nostalgie peupla l’écran vide de ses journées. Ce regret de la passion révolue était encore la passion. Elle rêvait de Gil. La chaîne n’avait pas cédé. Il la tenait toujours.
Une après-midi, elle poussa sa marche plus loin et parvint aux dunes. De loin, elle reconnut la baraque de Conceição. Un gamin était assis sous le bar, la tête dans les mains. Ce n’était pas Cesario mais un des autres enfants qui traînaient là habituellement. Elle l’appela.
« Je te reconnais mais toi tu ne pourras pas me reconnaître », dit-elle en restant à deux pas de lui.
L’enfant tendit l’oreille, cligna les yeux pour se souvenir. Puis il redressa la tête.
« Si, tu es la dame qui venait. »
Il montra du doigt l’endroit où Catherine mettait d’ordinaire son pliant.
Elle fit signe que oui.
« Comment as-tu deviné ? dit-elle.
— C’est ta voix. Et puis, je t’attendais.
— Tu m’attendais !
— Conceição est morte. Avant de partir à l’hôpital, elle m’a dit que la baraque était à toi. Tu as donné l’argent, n’est-ce pas ?
— Oui, dit Catherine après un instant d’hésitation.
— Bon, donc elle est bien à toi », dit l’enfant et il parut rassuré.
Il se dressa, ôta d’un revers de main le sable qui collait à ses fesses et passa derrière le bar.
« Il faudra que nous fassions les comptes, dit-il. Il y a beaucoup trop de bouteilles vides. Demain matin, j’irai chez le fournisseur. On va faire redémarrer tout cela. »
Catherine approcha de la baraque.
« Où vivait-elle ?
— Là, regarde. »
Derrière le bar, une petite porte en planches ouvrait sur un réduit. Un parquet de troncs mal équarris laissait remonter le sable. Les murs de palmes tressées filtraient le jour dans leurs étroits interstices et tous ces rets obliques s’enchevêtraient sur le sol comme un fagot de lumière. Une longue planche qui flânait servait d’étagère. Un miroir mangé d’oxyde y tenait en équilibre. Autour de lui, des bouteilles de médicaments suaient par le liège vieilli de leurs bouchons. Des taches huileuses boursouflaient les étiquettes et transformaient les lettres en insectes noirs entourés de pattes. Le lit était fait d’un cadre sommaire, en perches d’eucalyptus, sur lequel étaient nouées des lanières de peau entrecroisées. Catherine s’assit sur le rebord. Le gamin la regardait gravement. Elle se tourna vers lui et lui dit : « Il faut d’abord que tu voies cela. »
Ôtant ses lunettes, baissant son col, elle découvrit sa brûlure. L’enfant rapprocha les sourcils et avança la tête pour mieux observer. Il devait être un peu myope. Il scruta attentivement les lésions avec une expression sérieuse et nullement dégoûtée.
« Tu resteras dans la baraque, conclut-il enfin en hochant la tête. Sinon, ce sera mauvais pour les ventes. »
Catherine, à son tour, le regarda. Il était très noir de peau, maigre et ossu. D’un trop large short que retenait une ficelle blanchie d’eau de mer sortaient ses jambes grêles où bombaient deux genoux ronds. Il tenait sa grosse tête un peu inclinée et battait des cils lentement, éteignant par instants le blanc lumineux de ses grands yeux.
« Comment t’appelles-tu ? demanda Catherine.
— Claudio.
— Et moi, sais-tu comment je m’appelle ?
— Conceição. »
Catherine réfléchit un instant puis lui caressa la tête.
« Pourquoi pas », dit-elle.
Le gamin perçut un peu d’ironie dans ces mots et prit l’air vexé.
« Où sont les autres, Cesario et toute la petite bande ?
— Cesario est parti en bus pour Bahia après la mort de Conceição. Les autres, ils traînent dans le coin mais on n’a pas besoin d’eux, n’est-ce pas ? »
Claudio avait froncé les sourcils, en signe d’inquiétude, et Catherine le rassura.
« Non, je n’ai besoin de personne d’autre. »
Elle retourna à l’hôtel, paya. Il lui restait vingt dollars et une valise presque vide. Claudio l’aida à la porter à la baraque. Il dit qu’avec l’argent il y avait largement de quoi reprendre les ventes de sodas et de bière.
Ce premier soir, elle fit un peu de ménage dans la pièce, rangea ses affaires de toilette sur l’étagère, balaya le sol. À six heures, la nuit équatoriale était tombée. Elle sortit une chaise sur la petite terrasse de bois qui faisait face à la mer et s’adossa au mur de palmes de la cabane.
L’Atlantique, son voisin, respirait profondément. Son souffle chaud lui caressait le visage, irritant ses anciennes brûlures de miasmes salés. L’encrier du ciel s’était déversé sur l’océan et il n’y avait pas de lune. Une éruption d’étoiles démangeait l’œil comme une varicelle céleste. Sur l’eau, de rares lumières blanches immobiles signalaient les pêcheurs.
Catherine ne songeait même plus que l’eau pût la séparer d’un ailleurs, encore moins que cet ailleurs eût été autrefois chez elle. Elle ne sentait plus que l’évidence d’être là, si libre de se mouvoir qu’elle n’avait même plus de raisons de le faire.
Claudio revint avec des sandwichs et une noix de coco. Ils mangèrent, puis l’enfant alla se coucher par terre, à côté de la réserve de boissons, enveloppé dans une guenille.
Catherine s’étendit sur le lit. Le fracas de la mer toute proche l’empêchait de dormir, rythmait des pensées récurrentes. Elle voyait Gil et distinguait qu’il était lâche, violent, cruel, inhumain, veule, inculte, égoïste. Puis cette vague d’injures, gonflée au plus fort de son élan, venait mourir dans un bruit d’écume. Elle se disait alors qu’il était aussi humilié, vendu, méprisé, pauvre, terrifié et éprouvait pour sa vie une immense pitié. Mais cette vague aussi mourait et revenait l’autre. Le balancier éternel reprenait sa course.
Elle se débattait, en sueur, au milieu de la nuit, quand enfin son esprit parvint à se détacher, à s’élever comme un goéland, à dominer le cycle épuisant du sac et du ressac. Elle pensa : je ne l’aime ni pour ce qu’il est ni pour ce qu’on lui a fait. Je ne l’aime pas pour sa réalité, mais pour ce que j’y ai mêlé de mes désirs. Seule m’appartient cette image fausse, aimée, créée par moi et qui mourra avec moi.
Les journées, elle restait derrière le bar, en retrait, cachée par l’ombre de la baraque et son chapeau de paille, comme l’avait conseillé Claudio. Sa robe passa, s’effilocha, devint un haillon. Claudio grandit, bien qu’à peine. Deux autres enfants plus petits, venus d’on ne sait où, s’installèrent dans la baraque et aidèrent à vendre les boissons.
Un jour, sur la plage, un homme commanda des bières pour sa femme et lui. Un enfant courait entre la mer et eux, jouait dans le sable. L’homme était assez gras, son ventre dépassait de son maillot en un bourrelet. La femme était brune, plus claire de peau, pas blanche cependant. Il se leva, ramena son fils qui approchait trop du rivage : c’était Gil. Mais il ne vit pas Conceição dans l’ombre de sa baraque, et elle n’eut pas l’idée de rapprocher cette apparition de ses souvenirs et de ses rêves. Elle ne le reconnut qu’après, quand deux jours eurent mêlé ces images à d’autres dans sa mémoire.
Le cycle des saisons équatoriales, de leurs orages violents inondant la cabane, de leurs étés lumineux et moites, s’empara d’elle, en apparence. Elle semblait vivre pour la seule et paresseuse contemplation de ces éléments affrontés, sable et eau, charriant dans leurs éternités des écumes de vie. Bien sûr, ces infinis l’avaient saisie et s’apprêtaient à l’ensevelir. Mais cet abandon n’était point défaite. En vérité, elle méprisait l’éternité et, à sa manière, l’avait vaincue.
Elle tirait gloire d’être mortelle, gloire, contre l’infinie réalité, de se savoir éphémère, de pouvoir cueillir un bouquet du monde qui ne ressemblerait à aucun autre.
En vérité, elle plaignait le sable et l’eau qui, bien sûr, vivraient au-delà d’elle, toujours, mais sans avoir jamais créé une illusion, sans s’y être abandonnés, sans avoir vécu d’elle et qu’elle vive en eux, au point de la faire mourir avec soi. Oui, ils seraient toujours là, mais rien qu’eux-mêmes et n’auraient jamais aimé.