XXI

 

D’abord était entré en elle un immense plaisir. Ce feu, qui l’avait si profondément blessée, n’était à son début qu’une étreinte inouïe. Dans son ivresse, elle y avait seulement vu, plus intense que jamais, la force de Gil tendue vers elle, léchant son visage et ses bras, pénétrant sa bouche. Puis la douleur était venue. Le râle s’était fait cri. La morsure, cette fois, ne s’arrêtait plus. Nulle borne de pitié n’épargnait sa chair livrée au désir qui ardait.

L’insupportable, cependant, est un mur qu’il suffit de frapper assez longtemps pour qu’il s’écroule. Alors, il livre passage à un fluide calme, assourdi comme une eau, peuplé d’illusions liquides et de voix caverneuses. Tels étaient, sans doute, le paradis des sorcières, la gloire du bûcher, la jouissance aperçue par la foule, à travers les flammes, sur le visage noirci des suppliciés.

Catherine avait perdu connaissance mais pour gagner aussitôt de vastes territoires de rêves, où elle s’était sentie délivrée de toute prudence et de toute crainte, rassurée par l’épreuve d’une douleur indépassable. Des mains intimidées l’avaient transportée, secouée, étendue, pansée. Elle n’en avait rien éprouvé. Pour la première fois, son esprit, tel un vaisseau, s’était arraché de son corps. Ce qu’en ces dimanches de pluie si lointains, à Paris, interminables, elle avait tant désiré, voilà qu’elle l’obtenait enfin. À terre, comme une dernière harde, gisait son corps fondu et elle le surplombait dans un espace pur de sensations revenues et de rêves habités.

Pourtant, ce n’était point la mort. De temps en temps, quelque trop brutale infirmière décollait la peau vive de ses plaies et plantait dans l’aile de son esprit une flèche minuscule. Catherine faisait une grimace, lâchait un murmure, on croyait qu’elle allait s’éveiller. Mais, rétive à l’appel de la réalité matérielle, elle regagnait vite les champs pastel du rêve.

Au milieu d’eux courait Gil. Gil nu, de face, qui riait, ses deux dents manquantes devenues norme et rendant horrible la symétrie de toute autre bouche. Gil étendu sur un sable si blanc et si fin qu’il semblait sel brut de la mer à peine retirée. Gil faisant l’amour, les paupières un peu fermées. Gil découvrant ses cadeaux, heureux sans doute mais composant la moue de l’enfant qui les a trop longtemps attendus. Gil mentant, le regard bien franc. Gil disant la vérité, les yeux baissés. Gil, l’après-midi, brillant de sueur comme une pépite sombre dans le torrent du lit. Gil extrême pointe d’une coulée de chair noire et brûlante jaillie des entrailles de l’Afrique. Gil tronc de vie déraciné, pompant son suc dans l’ordure et le sang pour en nourrir le cuivre immarcescible de sa peau, les rameaux doux de ses doigts aux fins sillons et les baies roses de ses ongles.

Le sommeil et la veille avaient disparu, accouplés en un indistinct état. Gil ne la quittait plus. Jamais elle n’avait passé un temps aussi long avec lui, seule. La guérison les sépara et fut comme un arrachement.

Son corps ranimé attira de nouveau Catherine en elle-même. La douleur calmée fit plus mal car, désormais consciente, elle recommençait de la sentir. Revinrent, séparés, des nuits et des jours. La poussière de ses visions se concentra, devint rêve, marqué d’invraisemblance, opposé à la stricte obédience du réel. Autour d’elle réapparurent des bruits de voix, des paroles. Elle sentit la faim, la soif, la chaleur, les odeurs, la solitude. Ses yeux opérés se rouvrirent et virent, d’abord troubles, puis nettement, les couleurs passées de sa chambre.

Elle découvrit un jour des fleurs sur sa table de nuit et, au pied du lit, Richard et Aude silencieux. Un peu plus tard, ils avaient disparu. Un petit homme calme, grave, le visage mangé par un nez camus, venait régulièrement lui rendre visite et se retirait souvent sans avoir dit un seul mot. Il se nommait Claude. Il lui annonça un matin qu’on allait la transporter chez lui. Sa nouvelle chambre donnait sur la mer. Les vagues l’une après l’autre jetaient sur la grève les sacs d’écume qu’elles avaient apportés sur l’épaule. Lentement, Catherine apprit à se lever, à se mouvoir. Elle fit ces efforts douloureux avec mélancolie, comme un évadé capturé qu’on renferme dans sa chair.

Dans la salle de bains attenante à sa chambre, tous les miroirs avaient été retirés. Un matin, seule, elle marcha jusqu’au salon et fit dans une coiffeuse à glace ronde la terrible rencontre d’elle-même. Sa peau, cousue de greffes, tendue par de profondes brides, avait poussé des bourgeons livides. Son nez avait disparu, sa bouche était distendue par un rictus d’épouvante.

Elle regagna sa chambre en hâte et pleura. Pendant trois jours, elle témoigna d’un très grand abattement. Elle refusait de manger, de se laver. Les médecins, l’entourage se demandaient quelle pouvait bien être la raison de ce marasme. Le consul fut le premier à deviner ce qui s’était passé. Il lui parla avec beaucoup de douceur et de tact. Elle se ressaisit.

Pourtant quelque chose avait irrémédiablement changé. Dans les yeux des autres, elle lisait maintenant le dégoût surmonté à grand-peine, l’horreur mal vaincue et qu’un éclairage nouveau, un geste, une position inattendue pouvaient à tout instant faire resurgir.

Rien, en elle, ne pouvait plus susciter l’amour. Elle appelait l’effroi ou l’oubli. Sa seule pensée était : l’amour est mort pour moi à jamais.

Peu à peu, après l’avoir inlassablement creusée au cours de ses journées vides, Catherine quitta cette pensée, la regarda de loin, s’en étonna.

Peut-être ne pouvait-elle plus susciter l’amour mais, pour autant, elle était toujours capable d’en éprouver. Ce qui avait pris fin, au fond, c’était la redoutable contradiction dans laquelle elle s’était enfermée : n’aimer que pour être aimée, s’offrir mais pour acquérir celui qui vous reçoit, enchaîner l’autre dans le sacrifice qu’on prétend faire pour lui. Au fil des longs jours solitaires, souffrants, obnubilés, elle démêla cette étrange pelote.

« On aime la mer, pensa-t-elle. Pourtant la mer ne nous aime pas. »

Puis en considérant les visiteurs et leurs mines effrayées, elle se dit :

« Je ne suscite plus que le dégoût et pourtant, moi, je puis apprécier les êtres comme avant, sentir que celui-ci me plaît, que cet autre m’est antipathique. L’amour véritable vient de nous seuls et ne requiert aucun retour. »

Avec le temps, elle finit par juger presque beau cet état qui la contraignait à ne rien attendre, enfin, du dehors. Elle se sentait délivrée du besoin de possession qui l’avait conduite à vouloir se donner toute. Sortie de cette prison mentale, il lui restait l’amour, l’amour pur, celui que l’on offre et qui n’attend rien.

La Salamandre
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