XIV

 

Gil imposait désormais les lieux où ils sortaient, pour que ses amis d’abord y trouvassent leur plaisir. Ils quittèrent les parages des classes fortunées, les hôtels perdus dans des jardins luxueux, les bars à la mode. Gil choisissait maintenant des coins plus populaires et plus simples. À la plage, ils allaient à dix kilomètres dans une anse de mer polluée d’algues pourries et de goudrons. Ni Gil ni sa bande ne se baignaient. Mais ils adoraient voir voler les ULM en rase-mottes au-dessus du sable. Ils se postaient près d’un garage qui réparait ces engins au bord de la plage. Des après-midi entières, ils allaient faire la conversation au mécano, les pieds dans un cloaque de sable et de cambouis. Catherine attendait, étendue près de la mer qui dégorgeait une mousse brune et des grumeaux de naphte. Un tas d’ordures fumait, répandant une odeur âcre de pneus brûlés. Sous une misérable paillote, une vieille femme vendait des bières tièdes.

Le soir, ils allaient dans des dancings sombres. L’odeur de Gil quand elle l’avait connu, cette odeur d’humidité, de terre, de peau brune, de parfums frelatés se multipliait : cent corps suants l’exhalaient ensemble. De petits quinquets bleus ou jaunes pendaient au-dessus des tables branlantes. Un ballet ininterrompu de filles deux par deux et de garçons seuls entrait et sortait des toilettes. Dans ce décor si triste au seul usage de la joie, la musique portait tout l’espoir de la fête. À la fin de chaque morceau, les danseurs retombaient dans une hébétude désespérée. Certains continuaient de s’agiter sur le rythme interrompu, et un grand frisson remettait tout le monde en mouvement quand l’orchestre attaquait, bouches essuyées et cordes retendues, une nouvelle mélodie de forró.

Gil et ses amis s’asseyaient toujours près de l’orchestre. Les hurlements des haut-parleurs les contraignaient à communiquer par gestes. O Ratoeiro restait assis, gardait ses lunettes noires et observait. Carlos Magno dévisageait les danseurs d’un air haineux. Inacio circulait jusqu’à ce qu’un groupe d’hommes à son goût le conviât à sa table. Gil dansait. Il ne cessait de danser de l’entrée jusqu’au départ et s’en allait en sueur. Il ne se gênait plus pour entraîner des filles sur la piste, les presser contre lui et, sans doute, combiner des rendez-vous avec elles.

Catherine n’avait jamais bien dansé. Il était rare que Gil l’invitât encore mais, comme il était jaloux, il n’acceptait pas que d’autres s’occupassent d’elle. Elle accueillait cette exclusive comme une marque d’importance. Elle restait assise et regardait. De toute façon, son observation l’avait convaincue qu’il était inutile, pour un étranger lucide, de vouloir se mêler aux danses des Brésiliens. Elles leur appartiennent en propre.

Parfois, un enfant de cinq ou six ans, échappé des cuisines où sa serveuse de mère l’avait traîné, se joignait aux danseurs sur la piste. Il reproduisait d’instinct les pas les plus complexes en rythme et avec naturel, et révélait le lien profond de cette danse avec un peuple et une terre dont elle naît comme le végétal. Tout apprentissage est vanité pour qui ne s’enracine pas dans cet humus-là.

Catherine, en observant les danseurs, avait tout loisir pour penser à sa vie. Depuis son retour de France, son existence s’était complètement transformée. Il y avait quelque chose de vertigineux dans cette évolution. Mais sa rapidité la rendait acceptable. Le doute n’avait plus sa place. Catherine sentait qu’elle avait franchi une invisible frontière. Lorsqu’elle croisait des touristes dans la ville, elle éprouvait une fierté, un orgueil mauvais. Elle, si récemment encore semblable à eux, avait quitté le ghetto doré, les faux-semblants, la médiocre mise en scène de l’exotisme. Elle était passée dans l’envers du décor, elle connaissait maintenant la machinerie de l’illusion, les cintres et les coulisses de la grande comédie brésilienne. D’un coup d’œil, elle repérait dans la rue les étrangers qui allaient se faire voler et à quel moment. Puis elle croisait le regard d’un gamin pieds nus, attentif, qui, en souriant, lui montrait qu’il avait vu qu’elle avait vu. Elle avait l’œil des brigands.

Dans la journée, souvent, elle descendait jusqu’à la bibliothèque portugaise. C’était, dans le centre-ville encombré de voitures, un bâtiment à hautes fenêtres. On accédait à la salle de lecture par un escalier monumental. Il se divisait en deux à la hauteur d’un palier où des esclaves d’ébène enturbannés brandissaient des flambeaux d’opale. Le cabinet lui-même était une immense pièce, haute comme une halle, ornée à son pourtour de bustes à l’antique. Sur les quatre côtés, des bibliothèques de palissandre atteignaient presque le plafond. Une galerie de bois à balustrade chantournée courait tout autour pour permettre l’accès aux plus hauts ouvrages. La chaleur entrait par les vitraux ouverts et des gouttelettes d’humidité brillaient comme une sueur au front des sculptures de bronze. Les livres tournaient vers la salle leurs dos de cuir dont l’alignement couvrait les murs d’un marron sombre piqueté de moisissures et d’or.

Catherine choisissait un ouvrage dans le fichier branlant, attendait qu’un vieil Indien remonte en le traînant avec lui et le consultait sur une des immenses tables de jacaranda.

Lorsqu’elle lisait des livres sur le Brésil, l’esclavage, les tribus indiennes, ce n’était plus folklore pour elle.

Par exemple, l’histoire de l’immense zone aride, ce sertão avec ses vaches maigres, sa caatinga, maquis de broussailles sèches, ses chansons et ses brigands chapeautés de cuir, lui évoquait O Ratoeiro. Elle revoyait son visage, suivait l’exode de ses parents vers la ville, sentait l’humiliation de la liberté perdue et de la richesse promise, mais que la mégapole réserve à d’autres.

Elle apprenait à connaître l’aventure des Indiens qui sont entrés dans l’Histoire quand l’Histoire, casquée, est entrée chez eux, par un matin de l’hiver 1500, et qui n’ont cessé depuis d’être anéantis par ces nouveaux dieux auxquels ils avaient pourtant accepté de se soumettre. Et elle voyait Carlos Magno que son infirmité aurait tué dans la forêt, mais qui vivait, dans la ville, un sursis d’humiliation.

Et des Noirs vaincus, vendus, fous, mutilés, importés comme choses mortes et qui ont apporté la vie à cette terre par le sexe et la musique, la danse et le rire, des Noirs et de leurs infinis mélanges, de leurs éclats disséminés jusque dans la chair des Blancs, dans ces cheveux trop crépus, ces nez trop épatés, ces peaux trop mates qui sont les lointains échos du désir qu’ils ont toujours fait naître, des Noirs, elle voyait en Inacio la métamorphose et en Gil la puissance.

Mêlée aux conversations de la petite bande, elle n’ignorait plus rien de leurs trafics, des expédients qui les faisaient vivre. Elle savait qu’Inacio se prostituait rue Antonio Falcão. Ils étaient même passés lui rendre visite un soir. Il était méconnaissable, déambulant sur ses hauts talons, complètement vainqueur de tout reste d’apparence virile, par un recours démesuré, inouï, à l’alchimie féminine. À cet excès de fard, de dentelles et de jarretelles, à la démesure de ses faux ongles et de ses cils, on voyait justement qu’il était travesti.

Carlos Magno, lui, faisait du trafic d’œuvres d’art. Quant au Ratoeiro, ses affaires étaient intermittentes, secrètes et graves. Il se préparait en devenant plus taciturne et plus figé encore que de coutume, glacé, s’absentait un jour ou deux, puis revenait avec l’air de qui, rêvant de sang, a pu en être abreuvé.

Gil, à ce qu’elle sut, avait un peu tout fait. Ce n’était pas le laborieux artisan d’un seul crime. Il prenait l’argent là où il lui était le plus aisé de le trouver : dans la drogue par de petits trafics de maconha, par les hommes autant que par les femmes, dans des coups de main, d’obscurs services rendus. Catherine aimait chez lui cette hauteur, ce détachement, cette forme de noblesse. Il n’accomplissait, même par nécessité vitale, que des gestes de dilettante.

Elle fut étonnée de voir avec quelle facilité elle avait écarté toute tentation de réprobation morale. Elle semblait revenue à cette première et lointaine époque de la vie où l’on peut encore rêver d’entrer tout armé dans la société, d’arracher au monde ce qu’il vous doit, de lui faire payer ses injures et toute son imperfection.

Un équilibre s’était créé entre elle, Gil et ses amis, qui pouvait passer pour une entente profonde. La violence quotidienne que Catherine côtoyait et subissait ne marquait rien d’autre que son entrée dans le groupe. Elle était passée de l’autre côté, là où le monde est sans pitié et sans égard, où la misère impose ses rudesses au corps et à l’esprit, où la vie n’est que le solde d’un compte entre la violence reçue et celle que l’on administre. Les scrupules, la prévenance, la politesse sont réservés aux étrangers, aux riches, à ceux que l’on respecte mais que l’on vole. La brutalité, elle, est la part des familiers, de ceux que l’on piétine mais que l’on aime.

Mais dès qu’elle comprit cet équilibre et voulut en jouir, elle sentit s’ouvrir de nouvelles trappes et que le vortex de la haine l’attirait encore plus bas.

La Salamandre
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