XVII
Le soir, avant de partir, l’attente se prolongea dans la maison de Catherine. Il valait mieux ne pas boire même s’ils avaient soif. Avec la chaleur qu’il avait fait dans la journée, les chiens, dans les jardins, hurlaient. Vers onze heures, ils entendirent passer la seresta.
Chaque vendredi à Olinda, bien tard dans la soirée, deux vieilles femmes, trottinant sur leurs talons hauts, arrivent devant l’église São Pedro. Elles sortent leur violon de son étui et commencent à l’accorder. Autour d’elles, deux mandolines, trois cavaquinhos et une quinzaine de guitares se rassemblent. D’un coup d’archet, l’une des vieilles donne le signal. Toutes les cordes tendues attaquent une mélodie. L’équipage s’ébranle, monte par les ruelles, entre les murs peints comme des décors de théâtre, en semant une poussière de triples croches amères et de longs accords graves de basse. À chaque coin de rue, sous le réverbère qui l’éclaire, le groupe se pose en cercle et chante un air ancien, un air du vieux carnaval, méconnaissable avec le timbre grêle des cordes. Des portes s’ouvrent, découvrant des jardins riches et sombres, toutes sortes d’habitants apparaissent sur leur seuil pour chanter avec la sérénade. Puis la procession continue, ralentie par l’air tiède de la nuit et la langueur que ces accents tristes versent dans les âmes. Telle est, tous les vendredis de l’année, la seresta.
Catherine, de chez elle, n’en percevait qu’un bref écho quand la procession passait devant le Séminaire, un peu plus haut. Elle aimait cette petite musique lointaine et dressait toujours l’oreille pour en entendre les mélodies désuètes. Mais comme s’il avait trouvé un plaisir mauvais à l’empêcher d’écouter, Carlos Magno couvrait ce soir-là les notes grêles d’un bavardage rauque et de rires trop prolongés.
Catherine, sans s’en rendre compte, reporta sa mauvaise humeur sur Gil. Elle lui demanda crûment ce que devenait l’affaire du bar. Depuis qu’elle lui avait remis l’argent pour acheter le Mariscão, elle n’avait plus entendu parler de rien et n’avait pas osé, jusqu’à cette soirée d’impatience et de nervosité, l’interroger directement.
« Je n’ai toujours rien trouvé à acheter, répondit Gil d’un ton sec.
— Mais tu as toujours l’argent ? » insista Catherine.
Il la regarda avec des yeux mauvais. « Cet argent est à moi », siffla-t-il. Elle baissa les yeux. « Je sais. Et c’est bien pour cela que je ne comprends pas pourquoi nous devons encore, ce soir… »
Elle voulait parler de ce qui se préparait mais aussi de tous les trafics sordides dont elle soupçonnait l’existence et qui, soudain, la dégoûtaient profondément.
« Ce soir, coupa Gil, nous aidons des amis. »
La phrase ne souffrait pas de réplique. Elle sonnait comme une porte claquée. Et Catherine sentit qu’il valait mieux se taire.
Ils étaient partis à deux heures du matin, serrés dans la Coccinelle. Gil était au volant, Carlos Magno sur le siège du passager. Catherine, de travers, partageait la banquette arrière avec O Ratoeiro. Il avait aux pieds des chaussures de sport en plastique et dégageait une forte odeur de sueur. Gil conduisait doucement à cause des piétons et des vélos invisibles à cette heure-là. Ils atteignirent Itabaiana à trois heures et demie.
La ville était absolument déserte. Un seul réverbère éclairait la rue principale du bourg, juste en face de la loge maçonnique des « Chevaliers de la Lumière » avec sa façade de faïence bleue. Ils garèrent la voiture (dont Gil avait retiré les plaques). O Ratoeiro resta près du véhicule, le dos appuyé contre un mur. Une crosse de revolver, à sa ceinture, brillait avec des reflets d’acier.
Le couvent était situé tout au bout d’une rue étroite et sombre, qui apparemment se terminait en cul-de-sac. Gil escalada la grille et ouvrit de l’intérieur la porte du jardin. Catherine et Carlos Magno entrèrent. Des poutres, des seaux, d’autres instruments abandonnés par les ouvriers encombraient la cour. Un quartier de lune s’était levé et permettait d’y voir à peu près. Une grande pancarte annonçait que le chantier de restauration avait reçu le soutien de l’Unesco et de la fondation Gulbenkian. Ils atteignirent, au fond, le portail de l’église. Sur le côté, Gil découvrit à tâtons une petite porte provisoire en contreplaqué et l’ouvrit. Il alluma sa torche.
La nef avait été évidée comme un cadavre de pierre. Son sol était excavé et un réseau d’étais s’enchevêtrait jusqu’au plafond. Ils avancèrent vers le chœur. Les perches de bois des échafaudages projetaient sur leur passage des ombres mobiles de tournoi. Ils grimpèrent une échelle à barreaux de pin. Catherine s’enfonça une écharde dans la paume. Par un pont étroit et souple de chevrons, ils gagnèrent une autre porte, ancienne et robuste celle-là, que Gil ouvrit avec un pied-de-biche dans un craquement sec. Ils étaient sur le seuil de la pinacothèque.
C’était une haute galerie refaite à neuf qui sentait la laque fraîche et le vernis. Les toiles, sur les murs, étaient masquées par des bâches de lin. Gil et Carlos Magno arrachèrent ces grossières tentures de protection qui cédaient l’une après l’autre avec un bruit d’accroc. À chaque nouvelle œuvre dévoilée, ils regardaient Catherine. Son rôle était de reconnaître de science certaine, parmi toutes les toiles, les cinq qu’avait expressément commandées Périclès.
Contrairement à l’impression que donnaient les reproductions, c’étaient toutes des pièces d’un format considérable. Quatre sur cinq étaient pourvues de cadres énormes scellés au mur. Ils comprirent pourquoi le prix promis pour ce travail était élevé : les œuvres commandées étaient intransportables.
Après quelques tentatives, Gil, en sueur, fit signe à Carlos Magno qu’il était inutile de continuer et qu’il fallait renoncer. L’Indien était hors de lui. De toutes ses forces, il secouait les gros cadres dorés avec sa main valide, s’arrêtait, suffoquait, reprenait. Finalement, il s’assit par terre, haletant. Gil et Catherine l’attendaient pour rebrousser chemin. Soudain, il se releva.
« As-tu ton couteau ? » demanda-t-il.
Gil fit signe que oui et lui tendit un gros canif pliable.
« Va chercher l’échelle », souffla Carlos Magno en saisissant le couteau.
Gil revint avec l’instrument de chantier sur lequel Catherine s’était blessée. L’Indien lui fit signe de le poser près du plus monumental des tableaux commandés : une vierge à l’enfant de trois mètres de hauteur. C’était une œuvre baroque, probablement exécutée en Europe au XVIIe siècle. Elle était, comme toutes les pièces de la pinacothèque, nouvellement restaurée. Ses glacis revernis brillaient sous la torche comme une nacre sombre.
Carlos Magno grimpa en haut de l’échelle et tendit le bras vers la toile : d’un coup sec, il y planta le couteau. Il tailla ensuite vers le bas, près du bord, descendit quelques barreaux, prolongea son entaille jusqu’au coin inférieur, suivit le bas du tableau, lâcha un instant le couteau qui resta planté jusqu’au manche, déplaça l’échelle, remonta de l’autre côté. Il termina tant bien que mal le bord supérieur à bout de bras, selon une découpe sinueuse.
Catherine suivait ce spectacle, fascinée. Elle vit d’abord l’Indien crever la toile, puis, quand il en eut défoncé le pourtour, la détacher du cadre en la tirant, dans un bruit de fils rompus et de peinture craquelée. Certaines parties adhéraient encore au châssis. Il les dégagea au couteau.
Cette déchirure, la douleur de cette lacération, il parut à Catherine qu’elle les ressentait elle-même. Elle poussa un cri.
« Salaud ! »
Gil, comme un chat, se jeta sur elle. Il la fit taire avec la main. Elle le mordit et continua de se débattre en hurlant. Carlos Magno vint à la rescousse. Pendant que Gil la tenait, il lui envoya un violent coup de poing dans le ventre. Elle tomba à terre.
« Mets-lui un bâillon. »
Gil ôta sa chemise puis en noua une manche autour de la tête de Catherine. Pendant ce temps, l’Indien, à toute vitesse, continuait de crever les toiles. Avec le bruit qu’ils venaient de faire, il fallait aller vite. Il ne découpait plus que de sommaires fenêtres dans les tableaux, ne cherchant pas à suivre les bords, dégageant seulement les motifs principaux, parfois en deux ou trois morceaux. Quand les lambeaux des cinq toiles furent étalés sur le sol, ils les roulèrent rapidement. Carlos Magno saisit ce rouleau, Gil prit l’échelle et poussa devant lui Catherine qui titubait. Ils firent sans précaution le chemin en sens inverse. Dans la cour, ils virent, sur la gauche, que trois fenêtres du couvent étaient déjà allumées. Ils traversèrent à la hâte jusqu’à la grille. Catherine tomba, Gil la traîna par le bras en lui écrasant le poignet. O Ratoeiro avait dégainé son arme. Il les couvrit pendant qu’ils montaient dans la voiture et les rejoignit en courant.
Sur la route de Recife, Catherine garda son bâillon. Elle fixait les cinq tableaux roulés qui dépassaient par le toit ouvrant et, au-dessus d’eux, les étoiles. Ils passèrent d’abord par une villa du bord de mer où ils déchargèrent leur marchandise dans le garage.
Puis ils rentrèrent à Olinda.