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Le lendemain, Catherine décommanda sa place d’avion. Elle télégraphia à Paris pour avertir son employeur qu’elle était malade. Devant le peu d’enthousiasme d’Aude quand elle lui dit qu’elle prolongeait son séjour, elle prit les devants.

« Je vais m’installer à l’hôtel, dit-elle. J’ai envie d’habiter un peu du côté d’Olinda. »

Elle rendit aussi la voiture.

 

Sa décision n’avait pas été préméditée. C’était une impulsion, qui s’était imposée à elle le matin. Elle n’avait pas clairement conscience de ce qui allait suivre. En parlant avec Aude, il était devenu évident que Richard et elle réprouvaient sa liaison avec Gil. Catherine ne se sentait ni la force de se justifier ni l’envie de suivre leurs conseils. Mieux valait fuir.

Elle alla en taxi jusqu’au centre-ville. Les loueurs de voitures se la disputèrent. Elle ressortit au volant d’une Fiat Uno toute neuve qui sentait le plastique.

Sa première idée avait été de s’installer loin, dans un de ces hôtels en bordure de mer du côté de Porto de Galinhas, à vingt kilomètres de Recife. Mais Gil avait catégoriquement refusé : il ne voulait pas s’éloigner longtemps de la ville, sans donner cependant d’explication plus précise.

Catherine déménagea donc dans une pousada d’Olinda. Construite à la fin du XVIe siècle sur un môle, la vieille ville d’Olinda a été peu à peu rejointe par l’agglomération voisine de Recife. Les rues y sont en pente raide. Sur un réseau de jardins en terrasses se détachent des palais baroques et des églises à fronton blanc qui dominent la mer.

L’auberge que choisit Catherine était une maison ocre assaillie sur trois côtés par des escaliers de pierre. En façade, un buisson d’hibiscus et de bougainvillées montait vers les étages en s’enroulant autour des colonnettes du balcon. La chambre qu’on lui attribua était claire et fraîche. Elle donnait sur la rue et, tout en bas, là où disparaissait la chaussée pavée, on pouvait apercevoir la tête d’un palmier royal encadrée par la mer.

Hélas, la première impression de gaieté et de liberté ne dura pas. Tant que Catherine était chez Aude, le présent l’avait mollement envahie. Le passé lui semblait évanoui, et elle ne pensait pas à l’avenir. Tout était provisoire mais un provisoire immobile, coloré, si docilement égal qu’il se confondait avec l’éternité. Au contraire, dès qu’elle habita seule, Catherine sentit retomber sur elle le temps. Elle passa dans cette pièce cinq jours d’angoisse d’une croissante intensité.

Sa chambre était meublée d’un lit carré, en bois épais d’Amazonie, ce bois rouge qui paraît luxueux aux étrangers mais n’est au Brésil qu’un matériau vulgaire, fourni à profusion par la nature tropicale. S’y ajoutaient un tabouret, deux chaises et une petite table rectangulaire. Au mur pendait une nasse de paille fine, noir et beige, tissée par les Indiens.

Catherine tenta d’assembler dans son esprit un petit nombre d’idées simples, aussi robustes et dépouillées que ce décor.

D’abord, elle aimait Gil. C’était maintenant une évidence pour elle. Pour atténuer ce qu’un tel aveu pouvait avoir de terrifiant, elle l’accepta comme une donnée pratique, qui contenait en puissance bien d’autres choses, un avenir notamment.

Mais elle ne voulait pas penser à l’avenir. La différence d’âge, le trouble passé de Gil, les ambiguïtés de leur lien étaient des réalités trop douloureuses pour qu’elle pût les considérer en face. Privé de futur, cet amour demandait donc seulement la permanence. Durer, rester près de Gil, se garder d’hier autant que de demain, voilà tout ce qu’elle pouvait espérer. Elle était condamnée à cheminer sur le fil du présent.

Le malheur était que cet objectif clair — vivre avec Gil — supposait d’abord un détour : pour rester avec lui, elle devait commencer par le quitter. Il lui fallait rentrer à Paris, arranger ses affaires, préparer un retour plus durable. Comment supporter cette séparation, comment rendre perceptible à Gil comme à elle-même que l’enfer de l’éloignement ne serait qu’un purgatoire ? Comment, sinon en donnant à son départ la forme d’un projet, d’une promesse ?

L’épisode chez Conceição l’avait impressionnée. Elle s’était rendu compte à quel point, jeté dans cette misère, l’argent pouvait être salvateur. Elle qui, en France, se considérait comme pauvre s’était soudain retrouvée non pas seulement riche mais toute-puissante. Au prix de ce qui n’était pour elle que béatilles, elle pouvait sauver et transfigurer.

Le soir, Gil et elle descendirent à pied jusqu’au bord de mer. Autour d’un néon blafard, des tables rondes en planches et des tabourets groupés sous un amandier formaient un bar. Un vieux musicien grattait une guitare à quatre cordes et chantait avec la voix aigre et irritée de poussière des trouvères du sertão. Le rivage était invisible dans l’obscurité, mais des paquets d’algues, découverts par la marée et chauffés au soleil de l’après-midi, insinuaient dans le vent chaud une odeur amère.

« Gil, dit Catherine doucement, veux-tu vraiment changer de vie ? »

Les Brésiliens ne disent jamais oui. Soit ils répètent le verbe de la phrase interrogative : « Veux-tu ? Je veux. » Soit ils convoquent des expressions telles que : « C’est clair, c’est parfait. »

Gil fit un oui subtil. Il dit :

« Lógico ! »

« C’est logique », façon d’adhérer à la forme du propos, mais sans dévoiler sa propre pensée.

« Eh bien, voilà : je vais rentrer en France quelque temps. Dis-moi ce que je peux faire pour toi. Je veux revenir avec quelque chose qui te permette d’être heureux. »

Il restait silencieux, les yeux fixés sur la table.

« Je t’en prie, dis-moi simplement ce que tu veux. »

Elle répéta plusieurs fois sa demande, se fit suppliante. Il finit par la regarder assez tendrement et lui caressa la joue sans rien dire. Et elle qui l’avait pris pour un gigolo ! Quelle bassesse ! Elle sentait bien qu’en répétant sa question, elle l’humiliait et s’humiliait elle-même. Mais il lui parut que, pour réparer son injustice, son insolence, sa morgue passée, il fallait qu’elle plonge tout entière dans cette bourbe.

Elle répéta qu’elle ferait exactement ce qu’il voudrait, qu’il devait seulement parler, exprimer une préférence. La veille, elle avait fait ses calculs : même s’il lui demandait quelque chose d’énorme, une voiture par exemple, elle pouvait le lui offrir.

Gil écoutait le chanteur. Il sourit et fit signe à Catherine d’écouter les paroles :

 

Eu vou partir

para cidade garantida, proibida,

arrumar meio de vida,

para você gostar de mim1.

 

Elle lui prit la main et laissa échapper un sanglot qui fit se retourner les dîneurs aux tables voisines.

Ce soir-là, elle n’obtint rien de plus, rien que l’amour des corps, muet, suant, dans cette chambre sans climatiseur, accompagné par les cris du sommier de bois.

 

Au bout de deux jours de siège, Gil finit par parler.

« Je veux le Mariscão », annonça-t-il tranquillement.

C’était un bar dans le quartier chic, un établissement de nuit toujours plein de touristes en quête de sexe exotique, assez sale, bruyant, mais certainement prospère.

Elle le regarda avec une expression d’étonnement stupide.

« Tu veux acheter le Mariscão ?

— Oui.

— Mais… combien cela peut-il coûter ? »

Il baissa les yeux puis, sans la regarder, dit :

« Il est à vendre pour quatre-vingt mille dollars. »

Elle réfléchit, multiplia, chercha la place de la virgule, convertit en francs, car elle ne pouvait se représenter en dollars une somme aussi élevée. Enfin, elle murmura :

« Cinq cent mille francs ! »


1 « Je vais partir / pour une ville sûre, interdite / chercher de quoi vivre / pour que tu puisses m’aimer. »

La Salamandre
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