CHAPITRE XXII
— C’est certainement mieux ainsi, lança une voix tout à coup, Dieu sait encore ce qu’il aurait été capable de faire…
Lecomte et Lindsay se retournèrent. Un homme descendait lentement le grand escalier de marbre. C’était celui qu’ils avaient entrevu dans la chambre où reposait Crawford, quelques instants plus tôt. Lui et Anderson se ressemblaient comme deux gouttes d’eau. Il secoua la tête et ajouta sur le même ton désabusé :
— Pour Crawford aussi, je crois que c’était préférable. Il vient de mourir. Le phénomène de rejet a été brutal.
À cet instant, un bruit de moteur dans le parc fit retourner Lecomte et Lindsay. Une voiture démarrait et, à travers une fenêtre, on voyait très nettement la lueur de ses phares.
— C’est Hans Shultz, expliqua Lindsay. Je l’ai vu s’enfuir au moment où je poursuivais Anderson. Trop tard.
— Aucune importance.
Lecomte songeait à Kho-Ming. Dans le fond, Hans Shultz se chargerait de lui rapporter ce qui venait de se passer, et c’était bien ce qu’il souhaitait. Tranquillement alors, il se retourna vers le nouvel arrivant.
— Qui êtes-vous ? Demanda-t-il en s’approchant.
L’homme ouvrit de grands yeux.
— Mais… mais je suis le professeur Anderson, répondit-il. Je suis Howard Anderson.
Il désigna le cadavre toujours coincé dans les bras de l’Hercule.
— Lui, c’est Peter, mon frère jumeau.
— Grands dieux ! Mais qui a opéré Crawford ?
— C’est moi. Peter n’était pas médecin. Il s’intéressait à l’électronique et sa passion à lui était de créer des poupées articulées. D’ailleurs vous l’avez vu. Mais c’était aussi un bien sale bonhomme.
— Quel était le but de cette substitution ?
— Vous allez comprendre.
Howard Anderson poussa un soupir, puis résuma son histoire en quelques phrases rapides.
Tout avait démarré trois ans plus tôt, à Hong Kong. À cette époque, il avait déjà entrepris des greffes de cerveaux sur divers cobayes, notamment sur des animaux supérieurs, et il pensait pouvoir un jour réaliser avec succès la greffe d’un cerveau humain. Mais cela exigeait l’achat de nombreux appareils fort coûteux, chose qu’Anderson ne pouvait se permettre au moment où il venait d’investir toute sa fortune dans une clinique de neurochirurgie. C’est ainsi qu’il avait retrouvé son frère au cours d’un voyage à Hong Kong, Peter étant à cette époque à la tête d’une importante société électronique internationale. Il lui avait fait part de ses projets et de ses difficultés, mais le désintéressement de Peter, notamment sur le plan familial, n’avait pas permis la réalisation de cette affaire. Peter avait toutefois promis de réfléchir à la question, et les choses en étaient restées là.
— Je ne l’ai revu qu’en septembre dernier, continua Howard Anderson, cela fait un peu plus de deux mois. Il est arrivé un matin à Black Manor en compagnie de quelques autres personnages et m’a déclaré qu’il avait pris toutes dispositions pour me faire livrer l’équipement technique indispensable à mes expériences. En effet, à mon grand étonnement, tout le matériel me fut livré en quarante-huit heures et un technicien se chargea de l’installation du bloc expérimental. Mais je ne prévoyais pas ce qui allait suivre. Dès lors, j’étais à la merci de mon frère et de ses hommes, et j’ai rapidement réalisé que j’étais devenu leur prisonnier.
Anderson secoua la tête avec accablement.
— Je ne pouvais pas me douter que Peter était à la solde d’une redoutable organisation mondiale ni des buts qu’il poursuivait en s’installant à Black Manor. Pendant deux mois j’ai vécu dans son ombre, sous la menace, et dans l’obligation de faire tout ce qu’il exigeait de moi. Je ne sortais du château que pour me rendre de temps à autre à la clinique, cela afin de ne pas donner l’éveil, mais j’étais étroitement surveillé. Tout cela était devenu ignoble et révoltant.
— Vous avez quand même accepté de transplanter le cerveau de Crawford dans le corps de Sullivan, appuya Lecomte froidement.
— Oui, je sais ce que vous pensez, mais l’accident provoqué sur Sullivan a été plus grave qu’on ne le supposait. Quand on me l’a amené, il portait un défoncement de la boîte crânienne qui ne permettait aucun espoir de guérison. Il était dans le coma et c’était une question d’heures. Pour moi, cet homme était condamné. Quant à Crawford, il était pleinement consentant et il me l’a dit lui-même. Ma conscience était sauve de ce côté-là.
— Et avec ce qui se préparait cette nuit ? Trancha Lecomte.
— Ne m’accablez pas, je vous en prie. Hans Shultz était atteint d’un cancer. Lui aussi était condamné et parfaitement d’accord pour son transfert.
— Sauf moi, et ça, vous oubliez de le dire.
Les mots étaient tombés comme des pierres.
Anderson parut s’affaisser sur lui-même alors que ses yeux se voilaient légèrement.
— J’ai une fille adoptive, répondit-il. Elle fait ses études à Paris et ils étaient au courant. Ils avaient décidé de la tuer si je refusais cette opération. Voilà. Maintenant vous savez tout.
Il releva la tête.
— Qu’avez-vous l’intention de faire de moi ?
Lecomte ne répondit pas. Depuis qu’il faisait ce métier, il lui avait été donné d’assister à toutes sortes de saloperies, mais jamais une affaire ne l’avait écœuré à ce point. La médecine elle-même devenait une monstruosité entre les mains d’un homme comme Anderson, et le pire était que la science ne connaissait pas de limite. Une science sans conscience, pour les Frankenstein du XXe siècle !
C’est Lindsay qui décida, en tant que responsable local.
— On ne nous autorisera pas à ébruiter cette histoire, formula-t-il au bout d’un moment, et je crois que c’est préférable. Vous allez reprendre vos activités, docteur, comme par le passé, comme si rien ne s’était produit.
— En aurai-je seulement le courage ?
— Il le faudra bien.
— D’un autre côté, renchérit Lecomte, vous n’avez plus aucune crainte à avoir. Les responsables de l’organisation ne tarderont pas à savoir qu’ils ont raté leur coup et ils se garderont bien de recommencer avec vous.
Il se tourna vers Lindsay tout en désignant le cadavre de Peter Anderson.
— Qu’allez-vous faire de lui ? Il y a aussi les autres, une belle brochette, inspecteur.
L’agent du M. I. 5 secoua la tête.
— Ne vous en occupez pas, dit-il, vous en avez assez fait comme ça. Je me charge de tout, je vais passer un coup de fil au Centre et appeler deux de mes hommes. Demain matin, le château sera complètement nettoyé. Quant à Mme Sullivan, je l’avertirai moi-même, je lui dirai que l’état de son mari s’est aggravé subitement et qu’il est mort d’une façon toute naturelle. D’ailleurs, le docteur Anderson se chargera de toutes les formalités. Oh, j’oubliais, au sujet de Charlotte…
— Morte ?
— Non, elle s’en sortira. J’ai eu de ses nouvelles cet après-midi, juste avant de me faire enlever. La blessure est moins gravé qu’on ne le craignait.
— Tant mieux. Si vous la revoyez, dites-lui de ma part que…
Lecomte eut une hésitation, puis secoua les épaules.
— Non, reprit-il, ne lui dites rien. Rendez-lui simplement les clés de sa maison.
Il prit un trousseau de clés dans sa poche, le mit dans la main de Lindsay puis, en compagnie de l’inspecteur, marcha vers la grande porte du château.
— Eh bien, je vais partir, dit-il, je ne vois plus aucune utilité à rester ici.
Il ouvrit la porte et regarda au-dehors. L’orage s’était dissipé, il ne pleuvait plus et déjà quelques étoiles apparaissaient dans le ciel enténébré.
— Vous voyez, reprit-il en levant la tête, tout s’est calmé… même le ciel. C’est le moment d’en profiter.
— Vous partez ?
Lecomte se retourna avec un clignement d’œil.
— Nous sommes aujourd’hui le 25 novembre, et je ne tiens pas à rester à Hartwood. Vous savez, je n’apprécie pas tellement les légendes du pays. Ma voiture est garée non loin d’ici. Juste le temps de passer à l’hôtel, de prendre ma valise et de régler ma note. J’ai à Dundee un avion pour Londres qui décolle à 10 heures, et ensuite une correspondance pour New York. Adieu, inspecteur, et merci encore.
— Merci à vous également.
Spontanément, les deux hommes se serrèrent la main puis KB-09 tourna la tête vers le professeur Anderson, toujours immobile au milieu du hall d’entrée.
— Professeur, lança-t-il, il y a un chien enchaîné quelque part dans les sous-sols, une brave bête qui ne comprend rien à ce qui lui est arrivé, et qui répond toujours au nom de Dick. Je vous en prie, ne l’oubliez pas, c’est la seule victoire que vous ayez remportée jusqu’à présent.
Il jeta un dernier regard à Lindsay, franchit la porte du château et, lentement, regagna sa voiture.
*
* *
La nuit était froide, mais calme et sereine, tout à coup ; après l’orage, comme un apaisement du ciel sur la terre des hommes, et Lecomte prit le temps de respirer un bon coup.
Il démarra, perdu dans ses pensées, et, au bout d’un moment, se prit à sourire.
Quelque part dans sa tête, des chiffres, des symboles s’assemblaient, se rassemblaient… Une formule imprimée dans ses neurones.
Mémoire prodigieuse… Mémoire d’enfer ! Exactement ce qu’il avait vu dans la crypte, sur l’écran du magnétoscope, au moment où il repassait l’enregistrement provenant du Centre 14.
La formule du nouveau gaz destiné à l’arsenal britannique !
« Décidément, un super-cadeau pour Washington », songea Lecomte.
Et puis aussi, la consolation de n’avoir pas fait le voyage pour rien… Quel métier, tout de même !
La voiture sortit de la propriété et s’enfonça dans la nuit…
FIN