CHAPITRE PREMIER
Il pleuvait ce matin-là. Toute la nuit la pluie avait tambouriné sur les toits et ruisselé en torrents dans les caniveaux du village, et cela continuait de plus belle lorsque l’ambulance, venant de Dundee, pénétra dans Hartwood.
La longue voiture traversa le village et stoppa devant un petit bungalow d’assez bonne apparence qui se trouvait à l’amorce d’un grand champ de betteraves.
Mary Sullivan attendait, le visage à la fenêtre. Une petite bonne femme d’une quarantaine d’années, pas très jolie mais douée toutefois d’une charmante simplicité rustique, comparable à la petite servante décrite par Dickens dans Dombey et fils : « dodue, au teint de rose, aux joues en pommes et resplendissante de santé… »
Elle se précipita, ouvrit la porte et sortit avec un parapluie pour accueillir son mari qui descendait de l’ambulance en compagnie des deux infirmiers.
— Herbert…
Herbert Sullivan était un homme de taille moyenne, la quarantaine, avec des cheveux poivre et sel et une barbe en collier. Une expression de lassitude imprégnait ses traits, mais un rapide sourire effleura ses lèvres, tandis que Mary glissait son bras sous le sien. Il y eut quelques banalités échangées avec les infirmiers, puis ces derniers remontèrent dans le véhicule qui démarra aussitôt.
Une fois dans la maison, Herbert Sullivan prit le temps de regarder autour de lui. Il faisait bon en effet de se retrouver chez soi, dans la tiédeur douillette de cette maison de campagne où chaque coin était un ravissement pour les yeux.
— Alors, Herbert, c’est fini, n’est-ce pas ?
Un mois de clinique ! Bien sûr, ça faisait long, mais maintenant, tout était terminé.
— Le voyage, pas trop fatigant ?
— Non, non, Mary, ça va…
— Faut-il changer le pansement ?
Elle désignait le gros emplâtre de gaze qu’il portait sur le front.
— Non ; dans deux ou trois jours, on pourra l’enlever.
— Veux-tu que j’allume la télévision ?
— Non, je vais me coucher. Ne t’occupe pas de moi, veux-tu ? Tout ira bien, tout ira bien… Je voudrais seulement un peu de tisane.
— D’accord, Herbert, je vais te préparer une menthe.
— Surtout pas. Du tilleul… Oui, du tilleul.
Mary arqua les sourcils.
— Tiens, tu as toujours détesté le tilleul.
— Ah oui ? C’est possible… Eh bien, alors, de la menthe, comme tu voudras…
Mary passa dans la cuisine, mit une casserole sur le feu et revint dans le couloir, où elle trouva son mari occupé à ouvrir une porte après l’autre.
Il se retourna, tout surpris de la voir, et prit un air gêné.
— Oh, je… je cherchais les waters… Je…
Mary s’efforça de sourire.
— La porte derrière toi, voyons…
— Merci.
Il entra. Mary prépara un pyjama dans la chambre d’Herbert, puis revint dans la cuisine. Pauvre Herbert ! Même plus capable de reconnaître la porte des waters. Oui, décidément, ce pauvre Herbert avait encore besoin de repos.
Elle n’eut d’ailleurs pas l’occasion de lui servir la menthe car, lorsqu’elle entra dans la chambre, Sullivan dormait déjà à poings fermés.
Elle s’en revint avec sa tasse, passa dans le living-room et se mit à réfléchir. Mais cela n’alla pas très loin, car une voiture tout à coup stoppa devant le bungalow et un homme en descendit, moulé dans une gabardine beige.
Mary Sullivan ouvrit au premier coup de sonnette et regarda l’homme qui se présentait devant elle. Il avait un visage dur, et la mâchoire large.
— Vous désirez, monsieur ?
L’homme s’inclina devant elle.
— Je suis l’inspecteur Lindsay, se présenta-t-il, j’appartiens au Service de Sécurité du laboratoire d’État où travaille votre mari. J’ai appris que M. Sullivan était de retour. Pourrais-je le voir ?
— Mon mari se repose. Il ne pourra pas vous recevoir.
— Oui, je comprends. Mais puis-je entrer un instant, je vous prie ?
Elle secoua la tête.
— Bien sûr. Vous boirez bien un peu de thé, inspecteur ?
— Avec plaisir, madame Sullivan.
Lindsay entra et s’installa tandis que Mary apportait les tasses et la théière. Au-dehors, la pluie tombait en rafales, le vent sifflait en longues plaintes lugubres.
— Si vous le permettez, attaqua Lindsay, c’est tout d’abord de Paul Crawford que je voudrais vous parler. Crawford était un ami intime de votre mari… je sais, mais il y a à son sujet des choses que vous n’ignorez certainement pas.
Mary prit un air désolé, une ombre passa sur son visage.
— On en a beaucoup parlé, en effet. Tout cela est bien triste. Mais n’a-t-on rien exagéré ?
— Ce qui a été dit est encore bien au-dessous de la vérité, précisa Lindsay, sa tasse à la main. Beaucoup de choses ont été passées sous silence.
— Ainsi donc, Crawford était au service d’une puissance étrangère ?
— Crawford était surveillé depuis quelque temps par nos services ; il a été surpris au moment où il se rendait, à Londres, auprès de son correspondant afin de lui livrer certains documents « top secret ».
— Pour quel pays travaillait-il ?
— Je ne suis pas autorisé à vous répondre à ce sujet, madame Sullivan, mais essayons de récapituler les faits. Paul Crawford a été appréhendé le 16 septembre à Londres ; il est resté en prison près d’un mois et, le jour du procès, c’est-à-dire le 12 octobre, un commando a investi la salle d’audience et a enlevé Crawford en tenant les juges et le public sous la menace des armes.
Lindsay prit le temps de vider sa tasse.
— Un scandale que la cour de Londres n’est pas près d’oublier, reprit-il amèrement, et, depuis ce jour-là, toutes les polices du pays n’ont jamais pu retrouver la trace de Crawford. Son signalement a été diffusé à tous les aéroports et à toutes les gares maritimes, Interpol s’est chargé d’alerter toutes les polices étrangères, mais aucun résultat n’a jamais été obtenu. Nous sommes donc persuadés que Paul Crawford n’a pas quitté le Royaume-Uni et voilà bien ce qui nous oblige à revenir sur cette affaire.
Lindsay marqua une légère hésitation, puis :
— Madame Sullivan, reprit-il, il y a une question que je dois vous poser. Est-ce que Paul Crawford n’a jamais tenté d’entrer en contact avec vous ou plus précisément avec votre mari ?
— Absolument pas. D’ailleurs Herbert était en clinique et… Mais enfin, pourquoi me demander cela ? Parce que Paul était un ami de mon mari ?
— C’est bien en effet ce qui nous inquiète, répliqua Lindsay.
— Je ne comprends pas.
— Reprenons les faits. L’enlèvement de Paul Crawford au tribunal a eu lieu le 12 octobre ; or c’est deux jours plus tard, c’est-à-dire le 14, que votre mari a eu son accident de voiture, sur la route de Dundee.
— C’était son jour de congé. Herbert allait voir des amis à Dundee. Je devais l’accompagner mais je sortais d’une mauvaise grippe et je ne m’en sentais pas le courage.
— Il ne s’agit pas de ça, madame Sullivan, mais d’un certain rapprochement des faits. Votre mari lui-même n’a jamais su comment l’accident s’était produit. Il a dérapé, la voiture s’est retournée dans un fossé et il a perdu connaissance. Fracture du crâne, trépanation, voilà ce que nous savons, mais rien sur la cause de cet accident, ce qui m’oblige à penser qu’il s’agirait peut-être d’un acte criminel.
— Un acte criminel ? Mais pour quelles raisons, grands Dieux ?
— Votre mari travaille sur une découverte très importante, vous ne l’ignorez certainement pas. Le fait que Crawford ne soit plus en mesure d’obtenir le renseignement, puisqu’il travaillait dans le même service, pourrait avoir obligé les agents ennemis à éliminer votre mari. Ainsi le secret serait perdu, aussi bien pour le réseau ennemi que pour notre pays. Mais il demeure également une autre possibilité… Un avertissement que l’on aurait donné à votre mari dans le cas où l’on aurait l’intention d’exercer sur lui certaines pressions.
Mary se redressa.
— Je me demande bien de quelle façon on aurait pu provoquer l’accident. La voiture a été expertisée et le rapport ne fait mention d’aucun sabotage.
— Il y a plusieurs façons de provoquer un accident. Un choc de carrosserie au moment de doubler, qui vous expédie facilement une voiture dans le fossé, un obstacle quelconque jeté devant un véhicule sans que le conducteur ait le temps de l’éviter, ou tout simplement une drogue de fabrication courante qui provoque une perte progressive de conscience et de réflexes…
— Inspecteur, coupa Mary avec un soupir, j’ai l’impression que vous faites un peu trop marcher votre imagination. L’accident survenu à Herbert n’a d’autre cause que sa distraction. Herbert est un rêveur… oui, un rêveur, il n’arrête pas de penser même quand il est au volant et voilà bien ce qui a provoqué le drame. Ça a failli nous arriver deux fois, déjà. Nous en avons réchappé de justesse, mais j’ai toujours pensé qu’un jour ou l’autre, ça arriverait, et pour de bon ! Même à la maison il oublie toujours de fermer le gaz, il est d’une imprudence folle.
Lindsay secoua la tête tout en consultant sa montre, puis se leva. Il ne lui paraissait pas utile de prolonger cette conversation.
— Vous avez certainement raison, madame Sullivan, déclara-t-il avec un léger haussement d’épaules. Il se peut en effet que mon imagination complique les choses. Pour l’instant, je ne tiens pas à ennuyer votre mari avec cette histoire. Oublions donc cela, voulez-vous ?
Il ajouta, tandis qu’elle le raccompagnait jusqu’à la porte :
— Quoi qu’il en soit, si vous aviez des ennuis, n’hésitez pas à nous appeler.
— Comptez sur moi, inspecteur.
— Merci, et merci aussi pour le thé. Vous le préparez divinement bien. Au revoir, madame Sullivan.
L’inspecteur Lindsay salua une dernière fois, passa la porte et, à grandes enjambées sous la pluie, regagna sa voiture. Le sergent Calloway, qui était resté à l’intérieur, était penché sur le téléphone-radio lorsque Lindsay se glissa à côté de lui.
La communication s’achevait et le sergent raccrocha avec une grimace.
— Qu’y a-t-il ? s’enquit Lindsay.
L’autre tourna la tête.
— Un message du Service. On nous apprend que la C. I. A. vient de déléguer un de ses agents. Et cela en accord avec le M. I. 5(1). Cet homme est attendu d’ici trois à quatre jours.
— Qui est-ce ?
— Un spécial, nommé Gérard Lecomte, matricule KB-09.