CHAPITRE IV
Dans l’impossibilité immédiate de joindre Charlotte Crawford, Lecomte avait pris une autre décision. Et c’est après s’être renseigné dans le village qu’il avait braqué le museau de la Lincoln vers la demeure des Sullivan.
Après tout, pourquoi pas ? Sullivan n’était-il pas le meilleur ami des Crawford ?
Et puis, devait-il tellement se fier à Lindsay ? Ce type-là avait aussi de bonnes raisons pour arriver le premier à coincer Crawford, et cela sans le concours de la C. I. A. Dans le fond, le M. I. 5 britannique jouait le jeu sur son propre territoire et Lecomte savait très bien que dans cette affaire personne ne lui ferait le moindre cadeau. Les cartes posées, chacun maintenant allait devoir se débrouiller par ses propres moyens.
Mais il y avait aussi un autre handicap pour KB-09, et il s’en rendit parfaitement compte dès son retour au village.
Les gens du pays le regardaient d’un mauvais œil, il était pour eux l’étranger venu troubler le petit train-train habituel. Et, d’un autre côté, les habitants d’Hartwood étaient trop renfermés sur eux-mêmes pour l’aider en quoi que ce fut.
C’est l’impression qu’il avait éprouvée en s’informant sur l’adresse des Sullivan, et l’attitude de Mary, dès qu’il se fut présenté, lui confirma cette hostilité.
Non, son mari n’était pas à la maison. Il était parti se promener dans la lande. Enfin, quoi, ne pouvait-on pas le laisser en paix ? Herbert avait besoin de repos, Herbert était fatigué, Herbert ne voulait plus rien savoir de cette histoire. Allez, au revoir, ce qui signifiait : « Allez au diable ! »
Lecomte remonta dans sa voiture, s’enfonça dans la lande et continua son chemin à pied. De toute façon, il avait bien l’intention d’avoir une entrevue avec Sullivan.
Il remonta le col de sa gabardine et poursuivit son chemin dans la grisaille. Devant lui, la lande était aussi immobile qu’un désert de sable, et plus sauvage encore qu’il ne l’eût supposé. De grosses pierres émergeaient çà et là, assombrissant la bruyère et les touffes d’herbe pauvre. Des vents soufflaient, sifflant sinistrement dans les crevasses et semblant ne venir de nulle part, tandis que du ciel apparaissait de temps à autre un corbeau ou une buse.
Il émanait de la lande quelque chose de lugubre, de maléfique, comme d’effrayantes images de cauchemar.
Lecomte mit un certain temps à gravir la colline, mais, arrivé au sommet, il se trouva environné du même décor, comme un paysage d’un autre monde vide et silencieux.
Il glissa, trébucha parmi la mousse humide et décida de faire demi-tour, lorsque, à ses pieds, un corbeau s’envola en battant de ses grandes ailes noires et bondit dans les airs en croassant rageusement.
Oui, il fallait revenir, car cette promenade à l’aveuglette lui paraissait bien inutile. À part les corbeaux, et aussi loin que pouvaient porter ses regards, il n’y avait pas en vue la moindre chose vivante.
Et pourtant… un léger bruit de cloche attira soudain son attention et, en contournant la colline, KB-09 découvrit dans la brume quelques moutons paissant sur la lande, foulant d’un pied prudent le sol pierreux et glissant.
Et il découvrit aussi la bergère appuyée à un rocher, et puis son chien qui gambadait autour d’elle.
Il descendit lentement de la colline et s’avança vers elle. C’était Meredith, avec son fichu de laine sur les épaules et son petit air rêveur.
Elle parut surprise en le voyant et le regarda approcher avec une certaine curiosité.
— Bonjour, fit KB-09 en la rejoignant, je commençais à croire qu’il n’y avait personne dans la lande.
— Vous vous êtes égaré ?
— Oh non… Je pensais trouver M. Sullivan dans ces parages. Vous le connaissez certainement ?
Elle inclina la tête.
— Oui. Il est rentré de clinique tout dernièrement, n’est-ce pas ? Je ne l’ai pas vu. En principe, vous savez, il ne passe jamais beaucoup de monde par ici.
— Je m’en doute.
— Vous êtes étranger ?
— J’ai l’impression que vous n’aimez pas beaucoup les étrangers à Hartwood.
Elle eut un petit sourire et baissa les yeux.
— C’est seulement à l’approche du 25 novembre, répondit-elle. Toujours les vieilles croyances du pays. Ce jour-là, le diable sort de l’étang. L’étang est derrière vous, ce n’est pas très loin, mais le brouillard vous empêche de le voir.
— Oh… le diable ?
— Il apparaît une fois l’an, et les gens qui viennent à cette période de l’année sont considérés comme des envoyés du diable. On dit qu’ils viennent préparer son arrivée.
— Et, bien entendu, vous croyez à ces choses-là ?
Elle releva la tête.
— Bah, comme tout le monde, mais je n’y attache aucune importance. Ce jour-là, le 25 novembre, nous restons chez nous, personne ne sort, et le diable peut bien aller se promener où il voudra. Toute la campagne est à lui.
— Vous pensez que je suis un envoyé du diable ?
Elle haussa les épaules, puis se mit à rire en le dévisageant de ses yeux bleus qui avaient la couleur de la lavande.
Son regard courait sur ce visage de dieu grec, s’attardant sur la petite fossette du menton.
— Pourquoi pas ? Répondit-elle. Vous êtes beau, vous avez la beauté du diable. Mais je n’ai pas peur, je vous assure, je vous trouve même très sympathique.
— C’est rassurant.
— Il y a aussi le fait que vous vous intéressiez à M. Sullivan.
— Tiens donc !
— Vous savez, le diable n’est pas seulement dans l’étang, il est aussi présent dans la région d’un bout de l’année à l’autre. (Elle pointa son doigt en direction des Laboratoires d’État.) Vous savez certainement ce qui est arrivé, les journaux ont beaucoup parlé de ce Crawford qui travaillait au Centre de recherches, et puis il y a eu l’accident de M. Sullivan. Moi, je n’en sais rien, mais les gens disent que ça va continuer. Ce qu’on fabrique là-bas n’est pas bon pour Hartwood, c’est diabolique…
Diabolique, oui. Pas bon pour Hartwood, mais pas bon aussi pour le reste du monde, et Lecomte était bien de son avis. Du moins dans ce sens.
— Je vous ennuie peut-être avec mes histoires ? Reprit-elle.
— Je vais rentrer. Il se fait tard.
— Si les fantômes vous le permettent.
Elle avait dit cela avec une pointe de malice.
— Oh, parce qu’il y a aussi des fantômes ?
— Il leur arrive de jouer des tours aux étrangers qui s’aventurent dans la lande à l’approche de la nuit. Une fois, un homme est venu, comme vous, il cherchait son chemin, il s’était égaré dans le brouillard et c’est alors que la Dame Blanche est apparue. Sa voix a retenti dans la lande. Il s’est dirigé vers elle, bien sûr, mais il était trop tard. La voix le guidait vers les marécages. Il a fait quelques pas et le sol a cédé sous ses pieds, il est tombé et s’est enfoncé dans l’herbage et la vase de tout son poids. Il a essayé de se dégager, mais tous ses efforts ne faisaient que l’enliser davantage. Pendant un long moment, il a hurlé de terreur, puis il a disparu et le silence est revenu. Méfiez-vous. Oui, méfiez-vous de la Dame Blanche.
Lecomte accusa de la tête.
— Merci de l’avertissement, dit-il, j’essaierai de l’éviter, soyez sans crainte.
Il était sur le point de rebrousser chemin lorsqu’un bruit de sabot, soudain, le fit se retourner. Une petite voiture arrivait, traînée par un cheval nerveux, les roues grinçaient et gémissaient dans les ornières, projetant une boue molle.
Le tilbury stoppa devant Lecomte et Meredith et le visage grimaçant de Brook se pencha dans la brume.
— Il y a longtemps que je vous avais prévenue, cria l’homme en s’adressant à la jeune fille.
À l’arrière du tilbury se tenaient deux molosses, énormes, au pelage noir. À demi fondus dans l’obscurité de la voiture, on ne voyait briller que leurs yeux jaunes.
Brook se retourna et montra sur le siège, à côté de lui, deux brebis égorgées. Le sang coulait de leur plaie béante. Il prit les cadavres de ses deux grosses mains et les jeta aux pieds de la jeune fille, sans même se soucier de la présence de KB-09. Les brebis tombèrent au sol avec un bruit sourd.
— Je vous avais prévenue, répéta Brook. Ce sera ainsi chaque fois que vos sales bêtes pénétreront dans la propriété de Black Manor. Nous en avons assez de vous, mademoiselle Linder, vraiment assez.
Le fouet claqua sur le dos du cheval et le tilbury repartit dans la brume.
Meredith n’avait pas bougé. Elle regardait ses deux brebis avec consternation, mais une terreur soudaine fit trembler ses mains.
— Que se passe-t-il ? Demanda KB-09. Qui est cet homme ?
— C’est Brook. Il est au service du docteur Anderson, le propriétaire de Black Manor. Cet homme-là me fait peur.
— Pour quelle raison vous en veut-il à ce point ?
— À cause du cadavre. C’est moi qui l’ai découvert.
— Quel cadavre ?
— C’était l’autre jour, sur les terres de Black Manor, près de l’étang. Mon chien a trouvé un cadavre à demi enterré par un éboulement de terrain. J’en ai parlé à mon père, mon père en a parlé au coroner, et le coroner est venu, avec ses hommes. Ils ont fouillé et ramené le corps d’un vagabond. Murdock, qu’il s’appelait. Paraît qu’il est mort d’une crise cardiaque.
Elle soupira tout en hochant la tête.
— Vous voyez, il se passe décidément de mauvaises choses à Hartwood.
— Allons, vous feriez mieux de rassembler vos bêtes et de rentrer. La nuit va tomber. Voulez-vous que je vous raccompagne ?
Mais Meredith avait tourné la tête. Elle semblait regarder au loin de ses yeux perçants.
— Vous avez sans doute mieux à faire, répondit-elle. Tenez, voilà justement M. Sullivan.
Lecomte regarda à son tour. En effet, une silhouette sombre se découpait dans la lande, mais pour reconnaître quelqu’un à cette distance, et avec cette brume, il fallait être une drôle de championne.
Soudain le visage de la jeune fille se crispa légèrement. Un cri lui échappa et elle se signa d’un geste rapide.
— O mon Dieu regardez ! La Dame Blanche !
Une autre silhouette venait d’apparaître, celle d’une femme à n’en pas douter. Elle venait d’émerger du brouillard, tache claire dans la grisaille lourde. Un instant, « l’apparition » se tourna vers Lecomte et Meredith, puis fit demi-tour et disparut.
Sullivan alors s’élança derrière elle et Lecomte eut l’impression qu’il était venu là pour la rejoindre. Une vague idée, comme ça, mais à présent Sullivan avait perdu sa trace et revenait sur ses pas. Lecomte abandonna Meredith pour se porter vers lui.
En le voyant approcher, Sullivan marqua un mouvement d’hésitation, mais KB-09 se chargea de le rassurer.
— Je vous cherchais, monsieur Sullivan, dit-il, c’est votre femme qui m’a dit que j’avais des chances de vous trouver dans les parages.
— Que me voulez-vous ?
La voix était âpre, rude, le regard soupçonneux.
— Je suis navré, mais je fais un métier qui m’oblige à poser beaucoup de questions.
— Oh, je vois, vous êtes de la police ?
— Quelque chose comme ça.
— Et vous venez de la part de Lindsay ? Oui, je m’en doute. Dois-je encore vous répéter ce que j’ai déjà dit ?
— J’ai simplement besoin de quelques renseignements. Voulez-vous que nous marchions un instant ?
Sullivan s’appuya sur sa canne, sa main tremblait et son visage, brusquement, avait pris une expression douloureuse.
— Ne peut-on pas remettre cela à plus tard ? Souffla-t-il. Excusez-moi, mais…
Il vacilla sur ses jambes et Lecomte dut le soutenir de sa poigne nerveuse, tandis qu’il ajoutait :
— Je ne me sens pas très bien, je n’aurais pas dû entreprendre cette marche. Vous ne m’en voulez pas, j’espère ?
KB-09 secoua la tête.
— Je vais vous raccompagner, décida-t-il.
Allons, venez, ma voiture n’est pas très loin.
S’il jouait la comédie, il la jouait rudement bien, car il donnait vraiment l’impression d’être en proie à un malaise subit. Une sueur moite lui imbibait le front et sa respiration était devenue lourde. Mais il se reprit au bout d’un instant, et Lecomte l’aida à redescendre la colline. Une fois dans la voiture, il se détendit sur le siège et soupira lentement.
— Ça ira, souffla-t-il, merci. Mais il est quand même préférable que vous me reconduisiez chez moi.
Lecomte n’insista pas. Ce métier exige une patience d’araignée et vouloir trop brusquer les choses, entraîne souvent des complications inutiles.
Il fallait donc remettre l’entretien à plus tard et c’est ce qu’il décida après avoir laissé Sullivan devant la porte de son bungalow. Il eut droit à un autre remerciement, se sépara du chimiste et remonta dans sa voiture.
Il remit le contact, démarra mais, presque au même instant, une Morris Cooper tourna dans la rue et stoppa devant le pavillon des Sullivan.
D’instinct, KB-09 freina et se rangea quelques mètres plus loin. Tournant la tête, il vit alors qu’une femme descendait de la voiture et sonnait à la porte du pavillon. Elle était vêtue d’un manteau de pluie très ample et d’une blancheur éclatante.
Immédiatement, son esprit fit le rapprochement : dans la lande, la créature « vaporeuse » que Sullivan était sur le point de rejoindre… la rapide « apparition » indiquée par Meredith… La Dame Blanche !
Un adorable « fantôme » qui, pour une fois, rompait avec les vieilles traditions.
Et adorable n’était pas un vain mot, car cette fille-là avait du chien et Lecomte la clicha d’un rapide coup d’œil. Des cheveux roux, crêpés et laqués, comme si elle sortait de chez le coiffeur, et d’une élégance hors pair.
Il se souvint alors d’une remarque faite par Lindsay quelques heures auparavant : « Une fille qui passe son temps à courir les magasins et les salons de coiffure. »
Et il devina sans peine qu’il s’agissait de Charlotte Crawford !