Chapitre 38
Les regards convergeaient maintenant vers la femme qui avait poussé ce cri. Une femme sans âge, qui pouvait aussi bien être proche de la quarantaine que de la soixantaine. Peu de rides, pas de fil blanc dans la masse blonde de ses cheveux, pas de maigreur ni d’embonpoint excessifs, mais une lassitude dans les yeux et sur les traits qui indiquait une profonde usure.
« Miriel, une des sourcières qui s’est déclarée exdone après l’attaque du relais de Galice », souffla Moram.
Solman l’observa : il l’avait déjà croisée, comme la grande majorité des Aquariotes, il croyait se rappeler qu’elle avait perdu toute sa famille au relais de Galice et que son chagrin lui avait retiré son don, ou l’envie d’exercer son don, mais il ne savait pratiquement rien d’elle, et sa vision se heurtait à un mur de douleur infranchissable. Il se demanda pourquoi elle avait suivi son groupe plutôt que d’attendre la mort dans la petite ville fortifiée et de rejoindre les siens dans l’autre monde. Elle n’en connaissait sans doute pas elle-même les raisons.
Le sang s’était retiré du visage de Hora, qui avait suspendu ses gestes. Si elle avait été sûre d’elle, elle n’aurait pas tenu compte de cette intervention, elle aurait affirmé son statut de sourcière, mais sa réaction démontrait qu’elle n’avait pas confiance en son jugement, qu’elle n’avait pas réussi à se déterminer sur la qualité de l’eau, qu’en désespoir de cause elle avait choisi de s’en remettre au hasard, à la chance.
« Tu n’es plus sourcière, Miriel, tu n’as pas à t’en mêler ! protesta une femme.
– Je me suis déclarée exdone, je n’entends plus l’appel de la rhabde, mais je ne suis pas certaine que cette eau soit potable, répliqua Miriel.
– Hora est mieux qualifiée que toi pour en juger, objecta un homme.
– Elle est sûrement plus douée que je ne l’étais à son âge, mais elle est inexpérimentée, et elle a tellement envie de vous faire plaisir que son jugement est faussé. La preuve, elle n’a même pas pris le temps de vérifier qu’elle n’avait pas d’égratignure avant de plonger la main dans cette eau. Si elle en buvait, elle pourrait en mourir et vous vous retrouveriez sans sourcier.
– Peut-être qu’elle est bonne ! cria quelqu’un. On ne va tout de même pas cracher sur cette réserve à cause de tes doutes ! »
Miriel se tourna vers Solman. Une détermination farouche éclairait ses yeux sombres et redonnait de l’éclat à son visage.
« Si le donneur n’y voit pas d’inconvénient, c’est moi qui la goûterai. J’ai tout perdu en Galice. – Elle désigna Hora. – Je n’ai plus qu’un passé, elle a encore un avenir. Elle est capable de grandes choses si vous prenez soin d’elle, si vous la laissez grandir. Moi je serai seulement heureuse et fière de vous rendre ce service. »
Sa voix s’éleva comme un chant d’espoir sous l’invisible voûte. Solman acquiesça d’un clignement de paupières. La proposition de Miriel l’émouvait, le réconciliait avec le genre humain, effaçait par magie la rancune tenace qui le rongeait depuis la cérémonie d’adoption. La générosité des êtres humains était proportionnelle à leur bassesse, et parfois c’étaient eux, les pourceaux, qui lançaient les perles, eux qui montraient la voie, eux qui se dressaient dans l’obscurité comme des colonnes de lumière. Il devait apprendre à les accepter tels qu’ils étaient pour s’accepter lui-même et accéder au statut de donneur. La sévérité de ses jugements le renvoyait impitoyablement à son moi, à ses limites, à ses manques. Son regard accrocha Hora, pétrifiée sur la corniche.
Elle ne réagit pas quand Miriel vint s’accroupir à son côté, vêtue d’un ample pantalon beige, la poitrine barrée d’une bande d’étoffe verte. Solman ne décela pas la manifestation d’un orgueil froissé dans l’immobilité de Hora, mais un soulagement immense, une gratitude infinie pour l’ancienne accourue à son secours. Miriel lui entoura l’épaule de son bras. Les deux femmes restèrent enlacées pendant quelques instants, comme deux sœurs solidaires face à l’adversité. L’ancienne écrasa du bout des doigts les larmes qui coulaient des yeux de la plus jeune. Puis elle se pencha vers l’avant, plongea la main dans l’eau, en recueillit quelques gouttes dans le creux de sa paume, l’approcha de sa bouche et y trempa la pointe de la langue.
Elle voulut se redresser pour corriger son léger déséquilibre, elle n’en eut pas le temps. Le venin des anguillesGM s’était diffusé à une vitesse foudroyante dans sa salive, dans son sang, et attaquait déjà ses centres nerveux. Les savants de l’ancien temps l’avaient conçu de telle manière que le moindre contact avec la langue ou avec une égratignure conduisait irrémédiablement à la mort. Les sourciers passaient un temps considérable à vérifier qu’ils ne présentaient aucune blessure superficielle avant de partir en rhabde, s’inspectant les uns les autres comme des singes en train de s’épouiller. Jamais ils n’auraient accepté par exemple de mettre leurs organes génitaux et leur anus, sujets aux microcoupures, au contact d’une eau douteuse. Hora avait manqué à tous ses devoirs de prudence en négligeant d’inspecter sa main, mais, par chance, le poison n’avait pas trouvé de faille où se faufiler.
Le visage de Miriel se crispa, ses lèvres devinrent bleues, elle porta les mains à sa gorge, puis, les yeux exorbités, elle oscilla sur elle-même avant de basculer vers l’avant et de s’effondrer dans l’eau. Tétanisés, les Aquariotes virent son corps, emporté par son élan, dériver vers le centre du bassin avant de couler à pic. Nul doute que Hora, désespérée, l’aurait suivie dans la mort si Moram n’avait pas eu l’idée de foncer le long de la margelle, de s’arrêter à hauteur de la jeune sourcière, de basculer le torse par-dessus l’ouvrage de pierre, de l’empoigner par les aisselles et de la haler vers lui.
Elle ne résista pas, mais, lorsqu’il la déposa sur le sol rocheux de la grotte, elle se défit rageusement de sa robe et, vêtue du court pagne drapé qui lui servait de sous-vêtement, secouée par les sanglots, elle courut s’enfermer dans une voiture.
Moram se pencha pour ramasser la robe.
« Ne touche pas à ça ! »
Il se redressa et fixa la femme qui venait de l’interpeller. Jazbeth, inquiète pour sa santé sans doute, mais irritée, surtout, par la précipitation avec laquelle il avait volé au secours de la sourcière. La jeunesse et la beauté sont des rivales redoutables lorsqu’elles se parent de détresse. Moram lui lança un regard de défi, saisit le vêtement entre le pouce et l’index et le maintint en l’air comme un trophée chèrement acquis. La baguette s’échappa de la poche ventrale et tomba sur le sol où elle rebondit à deux reprises avant de s’immobiliser entre ses bottes.
« Maman Raïma veut te parler, Hadès », dit Glenn.
Le garçon contempla le corps inerte qui flottait au milieu du bassin. Les cheveux dénoués de l’ancienne sourcière, couchée sur le ventre, les bras en croix, ondulaient autour de sa tête comme les rayons d’un soleil gisant. On ne pouvait pas lui accorder de sépulture décente ni rendre hommage à son courage. L’eau avait tué, hors de question de lui offrir une autre vie pour lui reprendre un cadavre. Les Aquariotes ne disposaient pas de perches ou de gaffes assez longues pour atteindre le centre du bassin. Ils s’étaient retirés l’un après l’autre, serrant leurs enfants à les étouffer, déçus de devoir renoncer à cette gigantesque réserve, bouleversés par le sacrifice de Miriel.
Accoudé à la margelle, les pensées tournées vers Kadija, Solman était resté seul. Moram était parti vérifier l’état de son camion après une courte mais orageuse discussion avec sa maîtresse brune, Wolf s’était évanoui dans la pénombre avec sa discrétion coutumière, Ismahil était resté enfermé dans sa voiture, Glenn avait couru rejoindre sa mère adoptive. Des chauffeurs désossaient les engins militaires, découpaient les pare-brise, démontaient les pneus et les autres pièces dont ils craignaient la pénurie. Ils avaient au préalable, à l’aide de bâtons, dégagé les squelettes – des soldats de la ligne PMP – prisonniers de la tôle depuis près d’un siècle.
On se préparait à nouveau à partir, à quitter cette grotte qui, l’espace d’un trop bref instant, avait eu pour le peuple aquariote l’allure d’une caverne d’abondance. Ils auraient pu s’y installer et attendre la fin de l’hiver, à l’abri du froid et des dangers extérieurs, comme dans un ventre accueillant, mais les hommes de l’ancien temps s’étaient ingéniés à infecter le liquide matriciel, à empoisonner les relations entre leurs descendants et leur mère nourricière. De quel mal avaient-ils donc souffert pour s’obstiner ainsi à éradiquer toute forme de vie ? De quel mal souffrait l’intelligence destructrice pour s’acharner de la sorte sur les derniers êtres humains ?
Glenn agrippa la manche de Solman.
« Hadès… »
Solman saisit son petit frère par la main.
« Allons-y. »
Raïma logeait dans une grande voiture en compagnie des blessés, des malades et de quelques autres passagers. Elle n’avait pas eu le loisir d’emporter ses bocaux et ses autres préparations lorsque les deux hommes étaient venus la chercher dans sa maison de la ville fortifiée. Elle avait bourré ses poches de quelques sachets de plantes séchées et des fioles les moins encombrantes. Elle s’était installée à l’intérieur d’une couchette réservée à son seul usage et dont le rideau restait tiré en permanence. Les blessés les plus graves occupaient les autres lits ; les malades, dont un adolescent en phase terminale de transgénose, s’entassaient dans le couloir central ; les bien-portants, tous des adultes, se calaient où ils le pouvaient et supportaient de leur mieux les odeurs de putréfaction, de merde, d’urine et de vomi. Regroupés devant la porte – ils avaient tout intérêt à attendre le dernier moment pour monter dans la voiture –, ils s’écartèrent pour laisser passer le fils de la guérisseuse et le donneur.
La puanteur eut sur Solman le même effet qu’un coup de poing. Étourdi, suffoqué, il dut faire un violent effort sur lui-même pour ne pas tourner les talons et respirer l’air relativement agréable du gouffre. Les blessés et les malades se vidaient sous eux et, personne ne se chargeant de les laver, il avait suffi d’une journée pour transformer la voiture en latrines. Éclairés par une applique à gaz, Glenn et Solman enjambèrent les corps allongés en travers de l’allée, veillant à ne pas poser les pieds dans les flaques d’urine ou de vomi, puis écartèrent le rideau pour s’introduire dans la couchette.
Raïma se tenait recroquevillée dans un coin, recouverte d’un drap, le regard vissé sur la vitre. Une lampe posée sur une étagère diffusait une lumière douce. Des sachets ouverts, des fragments de plantes séchées et des fioles jonchaient le matelas. L’état de la guérisseuse avait encore empiré depuis la cérémonie d’adoption. Sans sa chevelure, intacte, et l’éclat de ses yeux, Solman aurait été incapable de distinguer les contours du visage dans l’amas de chair boursouflée qui émergeait au-dessus du drap.
« Va dehors, Jean. »
Sa voix aussi avait changé. À peine audible, elle semblait se briser sur les excroissances qui lui entravaient l’intérieur de la bouche et lui obstruaient les lèvres. Glenn eut une moue de dépit, puis, sur un signe de son grand frère, il s’esquiva, parcourut l’allée encombrée en sens inverse et claqua la porte derrière lui.
Solman s’assit sur le matelas et observa Raïma en silence. Elle répandait une odeur de charogne que ne parvenaient pas à dompter les diffuseurs d’essence suspendus aux lattes de la couchette supérieure.
« Tu es devenu un homme, dit Raïma. Un bel homme. Comment va ta jambe ?
– Elle me fait souffrir de temps en temps. Mais rien en comparaison de…
– Du spectacle que tu as sous les yeux ? »
Il secoua la tête, les larmes aux yeux. Le fait de se retrouver dans son intimité le troublait. Le gémissement d’un malade s’éleva non loin de la couchette.
« En comparaison de la peine que tu m’as faite en refusant de me voir », ajouta-t-il.
Elle s’anima dans un murmure de drap et de peau froissés.
« Qui a rejeté l’autre ? Qui a renié l’autre ? »
Il reconnaissait par instants les éclats tranchants de sa voix d’avant.
« Je ne suis pas expert en la matière, mais il arrive souvent que les histoires d’amour aient une fin. Je ne suis qu’un homme comme les autres.
– J’attendais de toi que tu ne sois pas comme les autres, Solman. C’était une erreur. Tu es surtout un homme comme les autres. Et le don n’a rien à voir là-dedans… »
Des larmes scintillèrent entre les protubérances de ses joues. Solman eut envie de la prendre dans ses bras, de l’arroser de tendresse, mais ses sens se heurtèrent à son odeur, à son aspect, et le maintinrent tétanisé sur le matelas.
« J’ai attendu toute ma vie que quelqu’un, pas nécessairement un homme, me regarde avec les yeux de l’âme, dit-elle. Mes parents ne voyaient en moi que la porte de la malédiction, et mon maître Quira, une disciple un peu plus douée que les autres. J’ai cru que tu serais celui-là, mais tu n’étais qu’un adolescent, un apprenti. Pas un homme, fût-il un saint, n’aurait envie de partager l’amour d’une femme transgénosée. »
Elle marqua un temps de pause, épuisée par sa tirade, et remonta le drap sur ce qui avait été autrefois son menton. La lampe grésillante créait une bulle de lumière autour d’eux, renforçait l’impression d’intimité offerte par la couchette supérieure, les cloisons et le rideau.
« Une femme transgénosée n’est pas une femme, mais un monstre en devenir, reprit Raïma. Elle devrait renoncer à toutes ses aspirations, elle devrait s’effacer, renoncer au désir, au plaisir, à l’amour, elle devrait… elle devrait…
– Aucune règle ne l’impose. »
Elle releva la tête, il sentit la brûlure de ses yeux sur son front.
« Les règles valent mieux que la pitié, crois-moi ! Le Livre interdit raconte que, jadis, la loi obligeait les lépreux à vivre à l’écart des gens sains. Mes illusions seraient tombées plus tôt si le peuple de l’eau avait eu le courage de me bannir. Je n’aurais pas continué à… espérer.
– Pourquoi voulais-tu me rencontrer ? »
Même s’il refusait de se l’avouer, il lui tardait de sortir de cette voiture, d’échapper à la pression du regard de Raïma. Sa nausée s’accentuait, sa jambe torse lui élançait, deux aiguilles chauffées à blanc lui perforaient les tempes.
« Je vais bientôt partir. Aujourd’hui je suis lucide mais, demain, j’aurai peut-être perdu la raison, et je refuse d’être réduite à une masse de chair agonisante et puante. Tu m’as fait une promesse, tu t’en souviens ? »
Il se rappelait vaguement qu’il lui avait juré de lui administrer le poison des plantes grimpantes lorsque la transgénose aurait accompli son œuvre. Une simple promesse d’enfant, une parole sans conséquence, une esquive, mais il était devenu un homme et le temps l’avait rattrapé.
« J’exige, tu m’entends, j’exige de mourir de ta main, Solman. Jean et toi vous m’avez donné les plus belles heures de mon existence. Jean est encore trop petit pour qu’on lui impose une telle responsabilité, il ne reste que toi. Toi que j’ai aimé plus que moi-même. Et que je continue d’aimer… »
Le drap glissa sur son corps mais elle était trop faible, trop désespérée, pour le remonter. Elle ne portait pas de vêtements en dessous, sa peau martyrisée ne supportait plus le contact avec les étoffes serrées. Solman s’astreignit à contempler les ravages de la maladie sur son buste, son bassin et ses jambes. La transgénose aussi était un présent des hommes de l’ancien temps, le pire de tous peut-être, une interminable et atroce négation de l’être humain. Les images de la Raïma d’avant, de celle qui l’avait initié au plaisir dans la remorque des tapis et des rouleaux de tissu, de la Raïma pleine de sève et d’orgueil, affluèrent dans son esprit. Et, à nouveau, il perçut la splendeur de son âme dans sa débâcle charnelle.
« Je souhaite aussi me réconcilier avec toi, Solman, ajouta-t-elle. Je suis consciente qu’il s’agit là d’un désir purement égoïste : je veux vivre en bonne compagnie après ma mort, je veux que tu gardes un bon souvenir de Raïma la guérisseuse.
– J’en aurais de toute façon gardé un bon, objecta Solman avec un sourire.
– Je ne sais pas quel est le but de cette fille, Kadija, mais je sais que j’ai été jalouse d’elle, à en pleurer, à en vomir. J’aurais donné n’importe quoi pour la faire expulser de la caravane, j’aurais vendu mon âme au diable, à la bête de l’Apocalypse… Je l’ai simplement bradée à Irwan et Gwenuver. Et puis je me suis rendu compte qu’ils projetaient de se débarrasser de toi, que j’étais complice de leur crime, comme la mère Joïnner et les pères Orgwan et Lohiq ont jadis été complices de l’assassinat de tes parents… »
Sa voix n’était plus qu’un murmure entrecoupé de chuintements qui ressemblaient à des sanglots.
« Tout ça n’a plus aucune importance, dit Solman. Je te remercie du fond du cœur d’avoir envoyé Gle… Jean me chercher. Je viendrai te rendre visite tous les jours, et quand j’estimerai le moment venu, je t’administrerai le poison. »
Le bras de Raïma se détendit, ses doigts pratiquement collés les uns aux autres désignèrent une fiole.
« Tu m’en verseras tout le contenu dans l’étrange orifice qui me sert de bouche. Ne le confonds surtout pas avec un autre. »
Ils rirent tous les deux, lui avec gêne, elle avec gaieté.
« Dernière chose : le Livre des religions mortes. Je te le confie. Peut-être trouveras-tu à l’intérieur les réponses à certaines de tes questions ?
– Les pères et les mères du conseil possédaient de vieux livres. Ils m’ont bien appris à lire autrefois, mais je ne sais pas ce qui me reste de leurs leçons.
– Les réponses n’ont pas toujours besoin d’être lues. »
Elle sortit son autre bras de sous le drap et lui tendit le livre. Elle avait maintes fois rafistolé et consolidé la couverture comme le montraient les couches successives de tissu, de brindilles et de glu.
« Les pages ont jauni, certaines sont abîmées, mais il n’en manque pas une seule. Le Nouveau Testament. Un beau livre, une belle histoire. Les hommes de l’ancien temps en ont fait un socle de terreur, un instrument du mal. Le dénouement est proche. Tu es le seul qui puisse encore offrir un avenir à l’humanité.
– Si encore je savais comment ! »
L’exclamation de Solman étouffa les geignements qui résonnaient en sourdine dans la voiture.
« Deviens un donneur, dit Raïma d’une voix où se mêlaient douleur et mélancolie. Fais confiance en ton jugement. »
Il s’empara du livre, le glissa dans la poche de sa canadienne et se pencha sur la main déformée de la guérisseuse pour y poser la joue. Puis, se contorsionnant dans l’espace confiné de la couchette, il se défit rapidement de ses chaussures et de ses vêtements. Lorsqu’il fut entièrement nu, il s’approcha d’elle à genoux et lui entoura les épaules de ses deux bras. Ses muscles se nouèrent au contact des excroissances dures, blessantes. Elle demeura sans réaction pendant un long moment, surprise, tendue, avant de répondre à son étreinte. Ils se serrèrent l’un contre l’autre avec force et oublièrent leurs pauvres prisons de chair pour s’abîmer dans la communion des âmes.