Les regards convergeaient maintenant vers
la femme qui avait poussé ce cri. Une femme sans âge, qui pouvait
aussi bien être proche de la quarantaine que de la soixantaine. Peu
de rides, pas de fil blanc dans la masse blonde de ses cheveux, pas
de maigreur ni d’embonpoint excessifs, mais une lassitude dans les
yeux et sur les traits qui indiquait une profonde usure.
« Miriel, une des sourcières qui
s’est déclarée exdone après l’attaque du relais de Galice »,
souffla Moram.
Solman l’observa : il l’avait déjà
croisée, comme la grande majorité des Aquariotes, il croyait se
rappeler qu’elle avait perdu toute sa famille au relais de Galice
et que son chagrin lui avait retiré son don, ou l’envie d’exercer
son don, mais il ne savait pratiquement rien d’elle, et sa vision
se heurtait à un mur de douleur infranchissable. Il se demanda
pourquoi elle avait suivi son groupe plutôt que d’attendre la mort
dans la petite ville fortifiée et de rejoindre les siens dans
l’autre monde. Elle n’en connaissait sans doute pas elle-même les
raisons.
Le sang s’était retiré du visage de Hora,
qui avait suspendu ses gestes. Si elle avait été sûre d’elle, elle
n’aurait pas tenu compte de cette intervention, elle aurait affirmé
son statut de sourcière, mais sa réaction démontrait qu’elle
n’avait pas confiance en son jugement, qu’elle n’avait pas réussi à
se déterminer sur la qualité de l’eau, qu’en désespoir de cause
elle avait choisi de s’en remettre au hasard, à la chance.
« Tu n’es plus sourcière, Miriel, tu
n’as pas à t’en mêler ! protesta une femme.
– Je me suis déclarée exdone, je
n’entends plus l’appel de la rhabde, mais je ne suis pas certaine
que cette eau soit potable, répliqua Miriel.
– Hora est mieux qualifiée que toi
pour en juger, objecta un homme.
– Elle est sûrement plus douée que je
ne l’étais à son âge, mais elle est inexpérimentée, et elle a
tellement envie de vous faire plaisir que son jugement est faussé.
La preuve, elle n’a même pas pris le temps de vérifier qu’elle
n’avait pas d’égratignure avant de plonger la main dans cette eau.
Si elle en buvait, elle pourrait en mourir et vous vous
retrouveriez sans sourcier.
– Peut-être qu’elle est bonne !
cria quelqu’un. On ne va tout de même pas cracher sur cette réserve
à cause de tes doutes ! »
Miriel se tourna vers Solman. Une
détermination farouche éclairait ses yeux sombres et redonnait de
l’éclat à son visage.
« Si le donneur n’y voit pas
d’inconvénient, c’est moi qui la goûterai. J’ai tout perdu en
Galice. – Elle désigna Hora. – Je n’ai plus
qu’un passé, elle a encore un avenir. Elle est capable de grandes
choses si vous prenez soin d’elle, si vous la laissez grandir. Moi
je serai seulement heureuse et fière de vous rendre ce
service. »
Sa voix s’éleva comme un chant d’espoir
sous l’invisible voûte. Solman acquiesça d’un clignement de
paupières. La proposition de Miriel l’émouvait, le réconciliait
avec le genre humain, effaçait par magie la rancune tenace qui le
rongeait depuis la cérémonie d’adoption. La générosité des êtres
humains était proportionnelle à leur bassesse, et parfois c’étaient
eux, les pourceaux, qui lançaient les perles, eux qui montraient la
voie, eux qui se dressaient dans l’obscurité comme des colonnes de
lumière. Il devait apprendre à les accepter tels qu’ils étaient
pour s’accepter lui-même et accéder au statut de donneur. La
sévérité de ses jugements le renvoyait impitoyablement à son moi, à
ses limites, à ses manques. Son regard accrocha Hora, pétrifiée sur
la corniche.
Elle ne réagit pas quand Miriel vint
s’accroupir à son côté, vêtue d’un ample pantalon beige, la
poitrine barrée d’une bande d’étoffe verte.
Solman ne décela pas la manifestation d’un orgueil froissé dans
l’immobilité de Hora, mais un soulagement immense, une gratitude
infinie pour l’ancienne accourue à son secours. Miriel lui entoura
l’épaule de son bras. Les deux femmes restèrent enlacées pendant
quelques instants, comme deux sœurs solidaires face à l’adversité.
L’ancienne écrasa du bout des doigts les larmes qui coulaient des
yeux de la plus jeune. Puis elle se pencha vers l’avant, plongea la
main dans l’eau, en recueillit quelques gouttes dans le creux de sa
paume, l’approcha de sa bouche et y trempa la pointe de la
langue.
Elle voulut se redresser pour corriger son
léger déséquilibre, elle n’en eut pas le temps. Le venin des
anguillesGM s’était diffusé à une vitesse foudroyante
dans sa salive, dans son sang, et attaquait déjà ses centres
nerveux. Les savants de l’ancien temps l’avaient conçu de telle
manière que le moindre contact avec la langue ou avec une
égratignure conduisait irrémédiablement à la mort. Les sourciers
passaient un temps considérable à vérifier qu’ils ne présentaient
aucune blessure superficielle avant de partir en rhabde,
s’inspectant les uns les autres comme des singes en train de
s’épouiller. Jamais ils n’auraient accepté par exemple de mettre
leurs organes génitaux et leur anus, sujets aux microcoupures, au
contact d’une eau douteuse. Hora avait manqué à tous ses devoirs de
prudence en négligeant d’inspecter sa main, mais, par chance, le
poison n’avait pas trouvé de faille où se faufiler.
Le visage de Miriel se crispa, ses lèvres
devinrent bleues, elle porta les mains à sa gorge, puis, les yeux
exorbités, elle oscilla sur elle-même avant de basculer vers
l’avant et de s’effondrer dans l’eau. Tétanisés, les Aquariotes
virent son corps, emporté par son élan, dériver vers le centre du
bassin avant de couler à pic. Nul doute que Hora, désespérée,
l’aurait suivie dans la mort si Moram n’avait pas eu l’idée de
foncer le long de la margelle, de s’arrêter à hauteur de la jeune
sourcière, de basculer le torse par-dessus l’ouvrage de pierre, de
l’empoigner par les aisselles et de la haler vers lui.
Elle ne résista pas, mais, lorsqu’il la
déposa sur le sol rocheux de la grotte, elle se défit rageusement
de sa robe et, vêtue du court pagne drapé qui lui servait de
sous-vêtement, secouée par les sanglots, elle courut s’enfermer
dans une voiture.
Moram se pencha pour ramasser la
robe.
« Ne touche pas à
ça ! »
Il se redressa et fixa la femme qui
venait de l’interpeller. Jazbeth, inquiète pour sa santé sans
doute, mais irritée, surtout, par la précipitation avec laquelle il
avait volé au secours de la sourcière. La jeunesse et la beauté
sont des rivales redoutables lorsqu’elles se parent de détresse.
Moram lui lança un regard de défi, saisit le vêtement entre le
pouce et l’index et le maintint en l’air comme un trophée chèrement
acquis. La baguette s’échappa de la poche ventrale et tomba sur le
sol où elle rebondit à deux reprises avant de s’immobiliser entre
ses bottes.
« Maman Raïma veut te parler,
Hadès », dit Glenn.
Le garçon contempla le corps inerte qui
flottait au milieu du bassin. Les cheveux dénoués de l’ancienne
sourcière, couchée sur le ventre, les bras en croix, ondulaient
autour de sa tête comme les rayons d’un soleil gisant. On ne
pouvait pas lui accorder de sépulture décente ni rendre hommage à
son courage. L’eau avait tué, hors de question de lui offrir une
autre vie pour lui reprendre un cadavre. Les Aquariotes ne
disposaient pas de perches ou de gaffes assez longues pour
atteindre le centre du bassin. Ils s’étaient retirés l’un après
l’autre, serrant leurs enfants à les étouffer, déçus de devoir
renoncer à cette gigantesque réserve, bouleversés par le sacrifice
de Miriel.
Accoudé à la margelle, les pensées
tournées vers Kadija, Solman était resté seul. Moram était parti
vérifier l’état de son camion après une courte mais orageuse
discussion avec sa maîtresse brune, Wolf s’était évanoui dans la
pénombre avec sa discrétion coutumière, Ismahil était resté enfermé
dans sa voiture, Glenn avait couru rejoindre sa mère adoptive. Des
chauffeurs désossaient les engins militaires, découpaient les
pare-brise, démontaient les pneus et les autres pièces dont ils
craignaient la pénurie. Ils avaient au préalable, à l’aide de
bâtons, dégagé les squelettes – des soldats de la ligne
PMP – prisonniers de la tôle depuis près d’un
siècle.
On se préparait à nouveau à partir, à
quitter cette grotte qui, l’espace d’un trop bref instant, avait eu
pour le peuple aquariote l’allure d’une caverne
d’abondance. Ils auraient pu s’y installer et attendre la fin de
l’hiver, à l’abri du froid et des dangers extérieurs, comme dans un
ventre accueillant, mais les hommes de l’ancien temps s’étaient
ingéniés à infecter le liquide matriciel, à empoisonner les
relations entre leurs descendants et leur mère nourricière. De quel
mal avaient-ils donc souffert pour s’obstiner ainsi à éradiquer
toute forme de vie ? De quel mal souffrait l’intelligence
destructrice pour s’acharner de la sorte sur les derniers êtres
humains ?
Glenn agrippa la manche de Solman.
« Hadès… »
Solman saisit son petit frère par la
main.
« Allons-y. »
Raïma logeait dans une grande voiture en
compagnie des blessés, des malades et de quelques autres passagers.
Elle n’avait pas eu le loisir d’emporter ses bocaux et ses autres
préparations lorsque les deux hommes étaient venus la chercher dans
sa maison de la ville fortifiée. Elle avait bourré ses poches de
quelques sachets de plantes séchées et des fioles les moins
encombrantes. Elle s’était installée à l’intérieur d’une couchette
réservée à son seul usage et dont le rideau restait tiré en
permanence. Les blessés les plus graves occupaient les autres
lits ; les malades, dont un adolescent en phase terminale de
transgénose, s’entassaient dans le couloir central ; les
bien-portants, tous des adultes, se calaient où ils le pouvaient et
supportaient de leur mieux les odeurs de putréfaction, de merde,
d’urine et de vomi. Regroupés devant la porte – ils
avaient tout intérêt à attendre le dernier moment pour monter dans
la voiture –, ils s’écartèrent pour laisser passer le fils de
la guérisseuse et le donneur.
La puanteur eut sur Solman le même effet
qu’un coup de poing. Étourdi, suffoqué, il dut faire un violent
effort sur lui-même pour ne pas tourner les talons et respirer
l’air relativement agréable du gouffre. Les blessés et les malades
se vidaient sous eux et, personne ne se chargeant de les laver, il
avait suffi d’une journée pour transformer la voiture en latrines.
Éclairés par une applique à gaz, Glenn et Solman enjambèrent les
corps allongés en travers de l’allée, veillant à ne pas poser les
pieds dans les flaques d’urine ou de vomi, puis écartèrent le
rideau pour s’introduire dans la couchette.
Raïma se tenait recroquevillée dans un
coin, recouverte d’un drap, le regard vissé sur la vitre. Une lampe
posée sur une étagère diffusait une lumière douce. Des sachets
ouverts, des fragments de plantes séchées et des fioles jonchaient
le matelas. L’état de la guérisseuse avait encore empiré depuis la
cérémonie d’adoption. Sans sa chevelure, intacte, et l’éclat de ses
yeux, Solman aurait été incapable de distinguer les contours du
visage dans l’amas de chair boursouflée qui émergeait au-dessus du
drap.
« Va dehors, Jean. »
Sa voix aussi avait changé. À peine
audible, elle semblait se briser sur les excroissances qui lui
entravaient l’intérieur de la bouche et lui obstruaient les lèvres.
Glenn eut une moue de dépit, puis, sur un signe de son grand frère,
il s’esquiva, parcourut l’allée encombrée en sens inverse et claqua
la porte derrière lui.
Solman s’assit sur le matelas et observa
Raïma en silence. Elle répandait une odeur de charogne que ne
parvenaient pas à dompter les diffuseurs d’essence suspendus aux
lattes de la couchette supérieure.
« Tu es devenu un homme, dit Raïma.
Un bel homme. Comment va ta jambe ?
– Elle me fait souffrir de temps en
temps. Mais rien en comparaison de…
– Du spectacle que tu as sous les
yeux ? »
Il secoua la tête, les larmes aux yeux. Le
fait de se retrouver dans son intimité le troublait. Le gémissement
d’un malade s’éleva non loin de la couchette.
« En comparaison de la peine que tu
m’as faite en refusant de me voir », ajouta-t-il.
Elle s’anima dans un murmure de drap et de
peau froissés.
« Qui a rejeté l’autre ? Qui a
renié l’autre ? »
Il reconnaissait par instants les éclats
tranchants de sa voix d’avant.
« Je ne suis pas expert en la
matière, mais il arrive souvent que les histoires d’amour aient une
fin. Je ne suis qu’un homme comme les autres.
– J’attendais de toi que tu ne sois
pas comme les autres, Solman. C’était une
erreur. Tu es surtout un homme comme les autres. Et le don n’a rien
à voir là-dedans… »
Des larmes scintillèrent entre les
protubérances de ses joues. Solman eut envie de la prendre dans ses
bras, de l’arroser de tendresse, mais ses sens se heurtèrent à son
odeur, à son aspect, et le maintinrent tétanisé sur le
matelas.
« J’ai attendu toute ma vie que
quelqu’un, pas nécessairement un homme, me regarde avec les yeux de
l’âme, dit-elle. Mes parents ne voyaient en moi que la porte de la
malédiction, et mon maître Quira, une disciple un peu plus douée
que les autres. J’ai cru que tu serais celui-là, mais tu n’étais
qu’un adolescent, un apprenti. Pas un homme, fût-il un saint,
n’aurait envie de partager l’amour d’une femme
transgénosée. »
Elle marqua un temps de pause, épuisée par
sa tirade, et remonta le drap sur ce qui avait été autrefois son
menton. La lampe grésillante créait une bulle de lumière autour
d’eux, renforçait l’impression d’intimité offerte par la couchette
supérieure, les cloisons et le rideau.
« Une femme transgénosée n’est pas
une femme, mais un monstre en devenir, reprit Raïma. Elle devrait
renoncer à toutes ses aspirations, elle devrait s’effacer, renoncer
au désir, au plaisir, à l’amour, elle devrait… elle devrait…
– Aucune règle ne
l’impose. »
Elle releva la tête, il sentit la brûlure
de ses yeux sur son front.
« Les règles valent mieux que la
pitié, crois-moi ! Le Livre interdit raconte que, jadis, la
loi obligeait les lépreux à vivre à l’écart des gens sains. Mes
illusions seraient tombées plus tôt si le peuple de l’eau avait eu
le courage de me bannir. Je n’aurais pas continué à… espérer.
– Pourquoi voulais-tu me
rencontrer ? »
Même s’il refusait de se l’avouer, il lui
tardait de sortir de cette voiture, d’échapper à la pression du
regard de Raïma. Sa nausée s’accentuait, sa jambe torse lui
élançait, deux aiguilles chauffées à blanc lui perforaient les
tempes.
« Je vais bientôt partir. Aujourd’hui
je suis lucide mais, demain, j’aurai peut-être perdu la raison, et
je refuse d’être réduite à une masse de chair agonisante et puante.
Tu m’as fait une promesse, tu t’en souviens ? »
Il se rappelait vaguement qu’il lui avait
juré de lui administrer le poison des plantes grimpantes lorsque la
transgénose aurait accompli son œuvre. Une simple promesse
d’enfant, une parole sans conséquence, une esquive, mais il était
devenu un homme et le temps l’avait rattrapé.
« J’exige, tu m’entends, j’exige de
mourir de ta main, Solman. Jean et toi vous m’avez donné les plus
belles heures de mon existence. Jean est encore trop petit pour
qu’on lui impose une telle responsabilité, il ne reste que toi. Toi
que j’ai aimé plus que moi-même. Et que je continue
d’aimer… »
Le drap glissa sur son corps mais elle
était trop faible, trop désespérée, pour le remonter. Elle ne
portait pas de vêtements en dessous, sa peau martyrisée ne
supportait plus le contact avec les étoffes serrées. Solman
s’astreignit à contempler les ravages de la maladie sur son buste,
son bassin et ses jambes. La transgénose aussi était un présent des
hommes de l’ancien temps, le pire de tous peut-être, une
interminable et atroce négation de l’être humain. Les images de la
Raïma d’avant, de celle qui l’avait initié au plaisir dans la
remorque des tapis et des rouleaux de tissu, de la Raïma pleine de
sève et d’orgueil, affluèrent dans son esprit. Et, à nouveau, il
perçut la splendeur de son âme dans sa débâcle charnelle.
« Je souhaite aussi me réconcilier
avec toi, Solman, ajouta-t-elle. Je suis consciente qu’il s’agit là
d’un désir purement égoïste : je veux vivre en bonne compagnie
après ma mort, je veux que tu gardes un bon souvenir de Raïma la
guérisseuse.
– J’en aurais de toute façon gardé un
bon, objecta Solman avec un sourire.
– Je ne sais pas quel est le but de
cette fille, Kadija, mais je sais que j’ai été jalouse d’elle, à en
pleurer, à en vomir. J’aurais donné n’importe quoi pour la faire
expulser de la caravane, j’aurais vendu mon âme au diable, à la
bête de l’Apocalypse… Je l’ai simplement bradée à Irwan et
Gwenuver. Et puis je me suis rendu compte qu’ils projetaient de se
débarrasser de toi, que j’étais complice de leur crime, comme la
mère Joïnner et les pères Orgwan et Lohiq ont jadis été complices
de l’assassinat de tes parents… »
Sa voix n’était plus qu’un murmure
entrecoupé de chuintements qui ressemblaient à des sanglots.
« Tout ça n’a plus aucune importance,
dit Solman. Je te remercie du fond du cœur d’avoir envoyé Gle… Jean
me chercher. Je viendrai te rendre visite tous les jours, et quand
j’estimerai le moment venu, je t’administrerai le
poison. »
Le bras de Raïma se détendit, ses doigts
pratiquement collés les uns aux autres désignèrent une fiole.
« Tu m’en verseras tout le contenu
dans l’étrange orifice qui me sert de bouche. Ne le confonds
surtout pas avec un autre. »
Ils rirent tous les deux, lui avec gêne,
elle avec gaieté.
« Dernière chose : le Livre des
religions mortes. Je te le confie. Peut-être trouveras-tu à
l’intérieur les réponses à certaines de tes questions ?
– Les pères et les mères du conseil
possédaient de vieux livres. Ils m’ont bien appris à lire
autrefois, mais je ne sais pas ce qui me reste de leurs
leçons.
– Les réponses n’ont pas toujours
besoin d’être lues. »
Elle sortit son autre bras de sous le drap
et lui tendit le livre. Elle avait maintes fois rafistolé et
consolidé la couverture comme le montraient les couches successives
de tissu, de brindilles et de glu.
« Les pages ont jauni, certaines sont
abîmées, mais il n’en manque pas une seule. Le Nouveau Testament.
Un beau livre, une belle histoire. Les hommes de l’ancien temps en
ont fait un socle de terreur, un instrument du mal. Le dénouement
est proche. Tu es le seul qui puisse encore offrir un avenir à
l’humanité.
– Si encore je savais
comment ! »
L’exclamation de Solman étouffa les
geignements qui résonnaient en sourdine dans la voiture.
« Deviens un donneur, dit Raïma d’une
voix où se mêlaient douleur et mélancolie. Fais confiance en ton
jugement. »
Il s’empara du livre, le glissa dans la
poche de sa canadienne et se pencha sur la main déformée de la
guérisseuse pour y poser la joue. Puis, se contorsionnant dans
l’espace confiné de la couchette, il se défit rapidement de ses
chaussures et de ses vêtements. Lorsqu’il fut entièrement nu, il
s’approcha d’elle à genoux et lui entoura les
épaules de ses deux bras. Ses muscles se nouèrent au contact des
excroissances dures, blessantes. Elle demeura sans réaction pendant
un long moment, surprise, tendue, avant de répondre à son étreinte.
Ils se serrèrent l’un contre l’autre avec force et oublièrent leurs
pauvres prisons de chair pour s’abîmer dans la communion des
âmes.