Chapitre 41
Les attendaient un ciel d’un bleu pâle traversé de traînées roses et un plateau tendu d’une blancheur immaculée. Pas tout à fait : on discernait, comme des figures géométriques estompées, des traces de pas à demi recouvertes par les averses de neige de la veille ou de la nuit. Des animaux étaient passés par là, ou plutôt avaient piétiné à cet endroit, car les empreintes décrivaient des circonvolutions caractéristiques d’une attente. On distinguait également la légère dénivellation d’une ancienne piste qui coupait par le centre du plateau avant de bifurquer au loin sur la gauche. Les sommets du Massif central s’échelonnaient alentour en courbes douces, apaisantes, teintées d’or clair par le soleil levant.
Le camion roulait sans difficulté sur la neige dure.
« Nom de Dieu, on revit ! » s’écria Moram.
Il vérifia que l’ensemble du convoi était sorti de la galerie avant de s’arrêter.
« Dix minutes pour permettre aux uns et aux autres de souffler, de manger, et on repart.
– Nous avons plus que dix minutes, dit Wolf. Les chiens et les sol-bots ont été bloqués par un éboulement. Ils ne seront pas là avant trois ou quatre heures. »
Solman dut s’arracher à sa torpeur pour suivre le Scorpiote, qui bondit sur le marchepied comme propulsé par un ressort. Ni le silence ni les courants d’air ni l’agitation ne réveillèrent Glenn, qu’il prit soin de recouvrir d’une couverture de laine trouvée dans la couchette.
La pureté de l’air froid, coupant, l’enivra. Il remonta le convoi d’un pas chancelant. Les hommes et les femmes qu’il croisa lui adressèrent de larges sourires, lui proposèrent du kaoua, de l’eau, des galettes de céréales, des fruits ou des morceaux de viande séchée. Comme il mourait de soif et de faim, il but plusieurs gorgées d’eau et accepta autant de nourriture que ses mains pouvaient en contenir. Puis il remercia ses donateurs d’un mouvement de tête et commença à grignoter tout en suivant à distance Moram et Wolf. Même s’il traînait la jambe, cette marche dans le froid matinal lui faisait le plus grand bien, effaçait sa fatigue, dispersait les cauchemars de l’interminable nuit passée dans le ventre de la terre. Il se souvint des paroles de Glenn lorsqu’il passa devant la voiture de Raïma, mais il repoussa à plus tard le moment de lui rendre visite. Il espérait qu’elle retrouverait bientôt la raison et qu’il ne serait pas obligé de tenir trop tôt sa promesse. Des éclaboussures pourpres maculaient les roues, les ailes, les calandres et les capots des camions qui avaient roulé sur les cadavres des rats.
Les chauffeurs et d’autres hommes convergeaient vers la queue du convoi et se rassemblaient devant la bouche de la galerie, qui, de loin, ressemblait à une grotte ordinaire avec son parement de rochers torturés et ensevelis sous la neige. Ceux qui avaient apporté de la nourriture, du kaoua et du vin en proposèrent aux autres. Ils mangèrent et burent en silence, les yeux rivés sur la sortie du labyrinthe souterrain. Lorsque Solman arriva à leur hauteur, ils se retournèrent à l’unisson et le contemplèrent avec, dans les yeux, quelque chose de plus que le respect et la gratitude, quelque chose qui évoquait de l’amour. Il se mordit l’intérieur des joues pour contenir les larmes qui lui venaient aux yeux. Ils le regardaient enfin comme l’un des leurs, et non plus comme un monstre boiteux qui avait la sale manie de fureter dans leurs greniers intimes. Ils appartenaient au même peuple, à la même fraternité, au même temps. C’était la première fois qu’il mangeait en leur compagnie, et ce repas partagé, même pris sur le pouce, avait pour lui davantage de valeur que les discours ou n’importe quelle autre manifestation de leur reconnaissance. Une onde de chaleur le parcourut, estompa la douleur à sa jambe, réchauffa ses pieds transis dans ses bottes. Il croisa le regard de Wolf et devina qu’il souriait, à ses yeux plissés, aux pattes-d’oie qui s’étaient creusées sur ses pommettes et ses tempes. Le Scorpiote paraissait heureux de l’hommage muet rendu par les Aquariotes à leur jeune donneur. Lui ne mangeait pas, comme s’il refusait de soulever son passe-montagne pour enfourner les aliments dans sa bouche.
« Faudrait condamner la sortie ou l’entrée, ça dépend dans quel sens on la prend, de cette galerie, lança Moram.
– Les solbots pulvériseront n’importe quel barrage, objecta quelqu’un.
– Et puis, avec quoi la condamner ? fit observer un autre. On ne peut pas sacrifier un camion, même ceux qui ont perdu leur pare-brise. Encore moins une voiture, on manque déjà de place.
– Y aurait peut-être une solution », fit un chauffeur entre deux âges.
Une plaque rouge lui marbrait la joue, une brûlure sans doute abandonnée par la crosse chauffée à blanc de son fusil. D’un geste, Moram l’invita à continuer.
« J’ai pris quelques bâtons de dynamite et un détonateur avant de quitter la ville fortifiée. Ceux dont on se sert… dont on se servait, avant, pour dégager les pistes. J’ai pensé que ça pourrait servir.
– T’aurais dû le dire plus tôt, gronda Moram. On aurait pu boucher la première galerie.
– Faire exploser quoi que ce soit dans le réseau souterrain nous aurait tous condamnés à l’ensevelissement, intervint Wolf.
– Combien de temps vous faut-il pour installer la dynamite ? demanda Solman.
– Le temps d’aller chercher le matériel, de brancher les fils, de coupler le détonateur, de mettre tout le monde à l’abri, y en a pour une petite heure », répondit le chauffeur.
Ils finirent de manger et se passèrent les thermos de kaoua. Des bruits de pas les firent se retourner. La silhouette menue d’Ismahil s’avançait à leur rencontre. Le vieil homme mâchait distraitement une galette de céréales.
« Un revenant ! cria Moram. Vous êtes au courant, au moins, qu’on a été attaqués par des saloperies de rats ? »
Ismahil prit le temps d’avaler une bouchée avant de répondre. Les rayons rasants du soleil miroitaient sur son crâne lisse.
« Je ne le sais que trop. Je suis allé aux nouvelles lorsque le convoi s’est arrêté. Quelqu’un m’a parlé des rats, et je suis aussitôt remonté dans la voiture. J’ai beau avoir plus de cent soixante-dix ans, je n’ai jamais réussi à vaincre ma répulsion des rongeurs. De tous les rongeurs sans exception. »
Si l’âge d’Ismahil n’étonnait pas outre mesure les Aquariotes, le bruit s’étant répandu qu’il était un savant de l’ancien temps, l’aveu de sa terreur les stupéfiait. Comment un homme de son expérience, comment un homme qui avait vécu les horreurs de la Troisième Guerre mondiale pouvait-il être à ce point effrayé par des rats ? Mystères de l’âme humaine…
« Heureusement qu’on n’est pas tous comme vous ! s’exclama Moram.
– Non, en effet. La science ni même la psychanalyse n’ont jamais apporté de vraies solutions aux phobies. J’ai connu un des plus grands esprits du siècle dernier, un mathématicien philosophe qui faisait des comparaisons somptueuses entre la structure de l’être et les mathématiques pures, eh bien, il n’a jamais réussi à se débarrasser de son obsession de téter les seins des femmes. De n’importe quelle femme, j’entends. Ça lui prenait parfois dans la rue. Il accostait la première passante et la suppliait de lui donner ses seins à téter. Le plus étonnant, c’est que quelques-unes acceptaient.
– Si ç’avait été une femme et qu’elle ait demandé aux hommes de leur… enfin, vous voyez ce que je veux dire, je parie que seuls quelques-uns auraient refusé », gloussa Moram.
Ils éclatèrent de rire, y compris Solman, Wolf et Ismahil. À sa manière, le chauffeur venait de résumer la grande différence entre les hommes et les femmes. Leurs rires tonitruants, proches de l’hystérie, se prolongèrent un long moment, plus que nécessaire sans doute. Ils célébraient le bonheur d’être en vie, eux, les derniers hommes, les descendants des mathématiciens obsédés par les seins des femmes et des savants effrayés par les rats.
Ils se mirent à l’ouvrage. Les uns, dont Moram, inspectèrent l’entrée de la galerie pour choisir les endroits où poser les bâtons de dynamite, d’autres s’égrenèrent le long du convoi pour rassembler le matériel réparti dans diverses remorques, d’autres enfin se chargèrent d’éloigner les véhicules les plus proches et d’établir un périmètre de sécurité.
Adossé à une remorque, Solman les observait, admirait la précision de leurs gestes, l’harmonie qui se dégageait d’eux lorsqu’ils œuvraient dans un même élan, qu’ils poursuivaient un but commun. Il sentait, sur sa nuque ou sur sa joue, le regard insistant de Wolf, assis dans la neige quelques mètres plus loin, le fusil planté devant lui comme un étendard. L’image de Kadija le hantait à nouveau, mais il était trop las pour déployer la vision pénétrante et tenter de la localiser. La moindre velléité d’immersion dans les profondeurs de l’esprit se délitait dans des brumes de fatigue. Si Kadija était restée dans le labyrinthe souterrain, comme c’était probable, la condamnation de la galerie l’emmurerait à jamais dans les entrailles de la terre. Mais il admettait la nécessité de cette mesure de précaution. Même s’ils n’en avaient pas fini avec l’intelligence destructrice, les Aquariotes auraient au moins vaincu une de ses légions, lui auraient montré qu’ils pouvaient aussi lui porter des coups.
Les hommes entraient et sortaient de la galerie, les bras chargés de ces cylindres explosifs rougeâtres fournis par les Slangs. Aveuglés par leur désir de contrôler les peuples nomades, les troquants d’armes ne se rendaient pas compte qu’ils seraient éliminés dès qu’ils cesseraient d’être utiles. Solman se souvint de l’adoration avec laquelle le Slang avait fixé l’ange dans le cimetière d’engins militaires. Les officiers de l’Apocalypse exerçaient une emprise totale sur leurs soldats, la même qu’ils avaient exercée sur Katwrinn, la même que Katwrinn avait exercée sur les membres du conseil aquariote… la même que Kadija exerçait sur lui.
En même temps que le soleil, un vent tourbillonnant s’était levé, qui jouait dans ses cheveux et lui piquetait les oreilles. Il frissonna, remonta le col de sa canadienne, sortit son bonnet de sa poche et s’en recouvrit la tête. Un nuage enflammé traversait le bleu étincelant du ciel comme un rêve solitaire, hautain. Les hommes déroulaient maintenant les fils en direction du détonateur posé sur une caisse de bois à une cinquantaine de mètres de la galerie.
« Boiteux… »
Solman sursauta, brutalement arraché à ses rêveries. Wolf s’était approché de lui avec la discrétion qui le caractérisait, une discrétion d’ombre, de fantôme. Il le dévisageait avec une intensité fébrile, presque brûlante. Le bleu pâle de ses yeux tranchait sur les couleurs fanées de son passe-montagne. Personne ne leur prêtait attention.
« J’ai tellement de choses à te dire que je ne sais pas par laquelle commencer, dit le Scorpiote.
– Moi je sais, fit Solman avec un sourire. Je ne crois pas vous avoir encore remercié pour votre intervention contre les assesseurs du conseil. »
Une expression fugitive de tristesse troubla les yeux clairs de Wolf.
« Bah, je n’ai fait que verser un peu de sang. Un peu plus… Je n’ai pas de mérite, je suis attaché à ta surveillance depuis que tu es né. »
Solman se redressa, interloqué.
« Comment se fait-il que je ne vous ai jamais remarqué ?
– C’est le propre d’un bon ange gardien que d’intercéder sans révéler sa présence.
– Qui vous a chargé de ce rôle… d’ange gardien ?
– Personne. Les membres du conseil s’estimaient assez puissants pour se passer de mon aide. »
Wolf posa le fusil d’assaut contre sa jambe dans un gémissement de cuir desséché.
« Ils se croyaient même assez puissants pour négliger mes conseils, mes initiatives, reprit-il. Ils sont… ils étaient comme tous ces chefs de guerre qui rechignent à partager leur triomphe avec leurs subalternes. Oh, bien sûr, ils ont cherché à m’éliminer. J’étais pour eux un témoin gênant, une ombre qui ternissait leur gloire. Mais j’étais aussi sur mes gardes, et les apprentis assassins qu’ils m’ont envoyés n’étaient pas de taille. Combien en ai-je tués ? Trente, quarante… Des jeunes pour la plupart, de pauvres bougres auxquels ils promettaient une place de choix dans la hiérarchie aquariote. On a mis leur disparition sur le compte des hordes d’animaux sauvages. »
Le Scorpiote s’accorda un temps de pause. Il sembla à Solman que les rafales tourbillonnantes, cinglantes, n’étaient pas responsables des larmoiements de son vis-à-vis.
« Bien sûr, j’aurais pu, j’aurais dû me laisser tuer. La mort aurait été mille fois préférable à une vie de fantôme, à une méfiance de tous les instants, aux nuits sans sommeil, aux voyages dans les remorques ou sous les essieux, à la solitude implacable des assassins. Mais, si je mourais, plus personne n’aurait veillé sur toi, tu aurais été livré pieds et poings liés à la volonté des pères et des mères du peuple. Tant qu’ils me savaient là, j’étais leur menace, leur épine, leur hantise, ils n’osaient pas te maltraiter, te transformer à leur image, ils me redoutaient avec la même force que les sourciers craignent le venin des anguillesGM. »
Il eut un petit rire aigu, effilé comme un pic de glace.
« C’est sans doute ce qu’on appelle l’équilibre des pouvoirs. J’ai entendu dire, quand j’étais enfant, que les hommes de l’ancien temps se gardaient en paix de cette façon. Le jeu a duré dix-sept ans. Dix-sept ans pendant lesquels nous avons disputé, le conseil et moi, une incessante, une épuisante partie de cache-cache. Et puis la guérisseuse est tombée amoureuse de toi, t’a initié aux choses du sexe, t’a soustrait à leur influence, et, comme ils savaient que tu étais un vrai donneur, un juge des âmes, tu devenais dangereux pour eux, tu risquais de percer à jour tous leurs petits secrets. Ils ont donc décidé d’éliminer Raïma, puis de t’éliminer. Malheureusement pour eux, les chiens sauvages n’ont pas laissé à Rilvo le temps d’égorger la guérisseuse. Et les trois Neerdands chargés de te tuer au grand rassemblement sont tombés sur un os. Sur une balle, plutôt… »
Les yeux de Solman s’écarquillèrent de stupeur.
« C’était… vous ? J’ai toujours pensé que je devais la vie aux pères slangs. Ils disaient que j’étais précieux, qu’on devait veiller sur moi jour et nuit.
– Les Slangs sont des brutes manipulées par les anges, mais ils étaient loin de supposer que le conseil aquariote cherchait à supprimer son donneur.
– Comment avez-vous su que les trois Neerdands me tendraient un piège ?
– J’ai aperçu Katwrinn et Irwan en leur compagnie au début du grand rassemblement. Pas difficile de deviner leurs intentions. Je t’ai suivi dans tous tes déplacements. Ces trois-là étaient aussi de pauvres types. Un seul coup de feu, une simple blessure à la cuisse ont suffi à les égailler.
– Et comment vous… Ah, c’est vrai, vous voyez dans la nuit aussi bien qu’en plein jour.
– Une particularité qui m’a été rudement utile au long de ces années, soupira Wolf. Les assassins sont comme les chouettes, ils ne sortent que la nuit. »
Plus loin, sous le regard attentif d’Ismahil, les hommes achevaient de brancher les fils au détonateur. Bon nombre d’Aquariotes s’étaient regroupés autour du périmètre de sécurité pour assister à l’explosion.
« Pourquoi… pourquoi avez-vous fait tout cela pour moi ? » balbutia Solman.
En même temps qu’il avait formulé la question, des réponses s’étaient esquissées en lui, si incroyables, si inconcevables, qu’il en avait le souffle coupé, que toutes ses douleurs, passées et présentes, étaient revenues le hanter. Le sol se déroba sous ses pieds, et il dut s’appuyer au hayon de la remorque pour ne pas tomber.
« La solidarité entre donneurs, dit Wolf d’une voix hésitante. Mais pas seulement… »
Solman ferma les yeux. Allongé dans la chambre de toile de la tente, il percevait le souffle précipité de l’assassin, une odeur chargée de malheur se déployait dans la nuit, la peur l’écrasait sur son matelas, son urine brûlante, irritante, honteuse, imbibait les draps. Le visiteur venait de tuer ses parents, cela ne faisait pas l’ombre d’un doute. Sa respiration empestait les remords, la détresse, ses expirations sifflantes se prolongeaient en soupirs déchirants. Solman ne bougeait pas, comme empaqueté dans son réseau de nerfs, tout entier suspendu aux gémissements du tueur, aux froissements de la toile, aux craquements de la nuit. Il devinait, il savait que l’homme n’avait pas l’intention de s’en prendre à lui, mais il lui fallait fuir, échapper à cette atmosphère morbide qui le suffoquait, qui lui labourait le ventre. Il commença à se traîner sur le matelas avec une maladresse désespérante. Chacune de ses reptations faisait plus de bruit que les piquants d’un hérisson, il sanglotait, il reniflait, et l’assassin l’entendait, ne réagissait pas, comme s’il l’encourageait à partir. Il se glissa sous la toile intérieure de la chambre, qu’heureusement son père avait oublié de fixer, se retrouva le nez et la bouche dans l’herbe aplatie, roula sous la deuxième toile, plus épaisse, plus rêche, passa sous le ciel étoilé, se prit dans les cordes, buta sur un piquet. Les senteurs d’été embaumaient la nuit, fleurs, bruyères, menthe sauvage, résine…
Une nuit bien trop douce pour mourir. Il se releva et courut devant lui sans savoir où le portaient ses pas, les jambes fouettées par les branches basses des buissons. Il n’entendait ni les pas ni le souffle de l’assassin, mais il sentait sa présence derrière lui, une ombre vigilante, le gardien de ses cauchemars…
Solman rouvrit les yeux, constata que Wolf avait disparu. Il le chercha du regard parmi les hommes agglutinés autour du détonateur, puis au milieu des Aquariotes, mais sa haute et maigre silhouette demeura invisible.
« Tout le monde recule ! hurla Moram. Ça vaut aussi pour toi, Solman ! »