« Je ne pensais pas vous revoir de
sitôt », dit Solman.
Il essuya d’un geste furtif le filet de
sang qui lui dévalait la joue et agglutinait les poils épars de sa
barbe. Les yeux bleu pâle de son vis-à-vis brillaient comme deux
éclats de ciel dans la fente étroite de son passe-montagne. Ses
mains blanches, fines, sillonnées de veines saillantes, restaient
crispées sur la crosse et le canon de son fusil d’assaut. De la
poussière de roche grisait le cuir fauve de son manteau.
« Caïn, souffla Moram.
– Vous vous connaissez ? »
demanda Solman.
Le chauffeur accorda un regard distant,
méfiant, à l’homme qui venait de leur sauver la vie.
« On se connaît sans se connaître,
maugréa-t-il. C’est un Scorpiote, un taiseux, pas le genre de gars
à qui on raconte sa vie. Autant se lier d’amitié avec un putain de
fantôme.
– Je te l’ai dit, boiteux : je
ne suis qu’un homme de l’ombre. »
À nouveau, la voix éraillée de Wolf-Caïn
ranima des sensations endormies dans la mémoire de Solman. Il ne
pouvait pas leur associer de souvenirs précis, pas encore, mais il
prenait conscience que son passé était, d’une manière ou d’une
autre, lié à l’ancien Scorpiote.
« L’homme de l’ombre… ou l’homme de
main du conseil ? » lança Moram d’un ton rogue.
Les yeux de Wolf-Caïn lancèrent des éclats
colériques avant de se voiler de tristesse.
« On ne peut revenir sur le passé,
dit-il d’une voix à peine audible. Ni laver le sang sur ses
mains.
– Il y a mieux à faire que d’évoquer
le passé, intervint Ismahil. D’abord, nous vous devons d’avoir
encore un avenir, ensuite, la sagesse commande de mettre la plus
grande distance entre les Aquariotes et nous avant qu’ils ne
découvrent cette boucherie. »
Wolf-Caïn se secoua, glissa la lanière de
son fusil d’assaut sur son épaule, tendit le bras en direction de
l’amas d’épaves et de pierres qui condamnait l’entrée du tunnel
d’accès.
« La sagesse commande au contraire de
ne pas franchir cette porte. »
Sa voix avait recouvré sa fermeté, sa
dureté, et son conseil avait claqué comme un ordre.
« Pourquoi ? s’étonna Ismahil.
Vous pensez que nous ne sommes pas assez équipés pour affronter
l’hiver de…
– Il ne s’agit pas de ça. Les légions
dont parlait le boiteux, elles sont là, et elles vont bientôt
donner l’assaut. »
Solman établit brusquement la relation
entre son mal au ventre et les paroles de Wolf-Caïn. Il n’avait pas
ressenti la douleur à cause des assesseurs planqués dans le garage
souterrain, comme il l’avait cru dans un premier temps, mais parce
que les légions de l’intelligence destructrice s’étaient déployées
pendant la nuit au pied de la petite ville fortifiée.
« Comment tu sais ça ? demanda
Moram.
– J’étais sur le chemin de ronde, je
les ai vues arriver.
– Avec tout ce putain de
brouillard ?
– Ni le brouillard ni l’obscurité ne
m’empêchent de voir. Une particularité des Scorpiotes, un… cadeau
génétique. Sans ça, je n’aurais pas vu les assesseurs se rassembler
au milieu de la nuit devant la porte basse qui donne sur les
hangars souterrains, je ne vous aurais pas vus non plus descendre
les ruelles comme des voleurs. »
Solman se retourna, examina
l’enchevêtrement métallique, repéra l’amorce d’un passage,
s’accroupit et commença à se faufiler entre les épaves.
« Hé, qu’est-ce que tu… gronda
Moram.
– Laisse-le, coupa Wolf-Caïn. Ça fait
un bon bout de temps qu’ils se promènent à l’intérieur de lui, il a
envie de les contempler en face. »
Solman parcourut six ou sept mètres dans
le labyrinthe étouffant des tôles froissées, déplaça des pierres,
se glissa dans les rectangles béants des vitres, sous les châssis,
entre les essieux, sur les ressorts pourrissants des sièges,
s’écorcha les doigts sur des éclats de verre, déchira au passage le
cuir de sa canadienne sur une poignée de portière sectionnée. Un
rayon de jour l’éblouit alors qu’il venait de contourner la
tourelle éventrée d’un char et que la sueur plaquait ses
sous-vêtements sur sa peau. Il prit appui sur le canon plié comme
un vulgaire fil de fer, colla la paume de sa main sur l’estafilade
à la joue et laissa à ses yeux le temps de s’accoutumer à la
luminosité. La bise lui mordit la face avec férocité. De la neige
pulvérisée s’agglutina dans ses sourcils, dans sa barbe et dans les
mèches qui dépassaient de son bonnet. L’ouverture n’était pas très
large, de la taille d’un volant de camion peut-être, mais elle lui
permettait d’apercevoir une partie du cimetière d’épaves au pied de
la muraille rocheuse.
Il vit un chien, un molosse au pelage noir
et au museau tacheté de feu. Il se tenait, silencieux, immobile, au
milieu du passage creusé par les Aquariotes une dizaine de jours
plus tôt. Il avait probablement flairé sa présence, car sa posture,
les quatre pattes plantées dans la neige, la tête légèrement
rentrée dans les épaules, le corps tendu, les oreilles dressées, la
gueule entrouverte, les yeux étincelants, traduisait une extrême
vigilance. Il était de la même race que les chiens qui avaient
attaqué le campement aquariote dans les plaines du Nord. Solman
captait en lui cette intelligence sous-jacente qui dominait son
instinct et faisait de lui le soldat d’une armée. Sans doute
aurait-il attaqué ou au moins aboyé s’il avait obéi à sa seule
nature animale. Puis deux silhouettes traversèrent son champ de
vision, un Slang, reconnaissable au cuir bardé de métal de ses
vêtements et au plumet de cheveux qui oscillait au sommet du crâne,
et une créature dont il n’aurait su dire si elle était un homme ou
une femme : un visage presque inhumain à force de délicatesse,
encadré de cheveux sombres et bouclés ; des vêtements clairs
d’une fluidité presque aquatique, ni robe ni veste ni pantalon mais
tout cela à la fois ; des mains arachnéennes,
translucides ; une démarche aérienne, immatérielle, qui
n’imprimait pratiquement pas de traces dans la neige ; une
perfection énigmatique, fascinante, inquiétante, comme le pendant
ténébreux de la beauté de Kadija.
Il – ou elle – conversait avec le Slang, qui
l’écoutait avec une déférence caricaturale, obscène, un peu comme
s’il côtoyait le Dieu qui l’avait façonné. Il – ou
elle – dégageait une sorte de champ magnétique à la fois
subtil et puissant qui capturait son interlocuteur, qui l’empêchait
de penser par lui-même. Ils disparurent tous les deux derrière une
épave. Le chien s’ébroua, puis, visiblement à regret, abandonna son
poste pour les suivre.
« Alors, qu’est-ce que t’as vu ?
demanda Moram quand le donneur, en sueur, la joue en sang, la
canadienne et le pantalon marbrés de rouille, se fut extirpé du
fouillis métallique.
– Un chien, un Slang et un… quelque
chose comme un ange », répondit Solman, essoufflé.
Moram brandit son pistolet vers la sortie
du tunnel.
« Une légion de trois gusses ?
C’est quand même pas ça qui va nous arrêter !
– Ils ne sont pas trois, mais au
moins trois mille, dit Wolf-Caïn. Chiens, solbots, Slangs et une
dizaine de ces… anges. Leurs lance-roquettes ne m’inquiètent pas
trop. Mais ils ont de grandes boîtes en métal qui ressemblent à des
ruches, peut-être bien des colonies d’insectesGM
venimeux. À mon avis, ils lanceront leur attaque dans quelques
heures. »
Moram donna un coup de pied rageur dans la
portière déjà gondolée d’une Jeep coincée sous la carcasse d’un
camion. Les gémissements des blessés lui vrillaient les nerfs.
Malgré le vent, l’odeur de mort se faisait de plus en plus
insistante, de plus en plus oppressante.
« On est baisés ! rugit-il.
Coincés dans ce trou à rats ! Piégés, comme les soldats de
l’ancien temps ! »
Solman lut toute la virulence de ses
reproches dans le regard qu’il lui décocha. Il y discerna également
une supplique muette, comme si, quoi qu’il arrive, le chauffeur
continuait de lui accorder sa confiance, s’obstinait à croire qu’il
pouvait les sortir de cette situation comme il les avait sortis du
piège de Galice, comme il leur avait épargné la colère du
volcan.
« Tenter de passer avec les camions,
c’est être cueillis par les micro-bombes des solbots, reprit Moram,
excédé par le silence du donneur. De toute façon, on n’a plus le
temps de dégager l’entrée du tunnel. Rester ici,
c’est se faire bouffer par des saloperies d’insectesGM
ou égorger par les chiens. On n’a plus le choix qu’entre le feu et
le poison foudroyant. Si je me trompe, n’hésitez pas à me
contredire ! »
Solman s’assit sur la jante dénudée d’un
véhicule hybride, mi-blindé mi-camion, à la fois pour détendre sa
jambe gauche et apaiser le tumulte de son esprit. Il fixa
intensément Kadija dans l’espoir de dénicher une solution, voire
une simple indication, dans les yeux noirs de la jeune femme, mais
elle s’était retirée en elle-même, comme un animal effrayé par le
vacarme des coups de feu et la présence des cadavres, elle avait à
nouveau dressé le rempart qui interdisait toute violation de son
sanctuaire intime. Il ne lui restait plus qu’à chercher la réponse
en lui-même. Il n’eut pas le temps d’atteindre, cependant, le
niveau où la conscience du moi se dispersait dans le vide, où le
présent brûlait, comme un feu ardent et pur, les représentations
mentales du passé et du futur, la voix rauque de Wolf-Caïn le
ramena presque aussitôt à la surface. Au passage, il fut effleuré
par une sensation fugace de solitude et de peur, il se retrouva à
l’âge de six ans dans sa chambre de la tente de ses parents, cerné
par un silence suffocant, submergé par une odeur entêtante qu’il
n’avait pas encore appris à identifier comme l’odeur du sang. Il
capta la présence d’un homme essoufflé, désespéré, derrière la
cloison de toile.
« Tu te trompes, déclara Wolf-Caïn.
J’ai pris le temps d’explorer cette forteresse de fond en comble.
Les soldats qui l’ont investie ont prévu une issue de secours, une
deuxième galerie, nettement plus longue que celle-ci mais en moins
bon état.
– Et elle donne où, ta putain de
galerie ? »
L’espoir avait soufflé la colère dans la
voix de Moram.
« Je l’ignore, je n’ai pas eu le
temps de l’explorer jusqu’au bout.
– Elle est assez large pour les
camions ? »
Wolf-Caïn désigna les parois et la voûte
du tunnel.
« Moins que celle-ci, mais elle a
également été conçue pour la circulation des engins militaires. À
mon avis, les camions aquariotes devraient pouvoir passer.
– Sauf si on se retrouve coincés par
un éboulement… »
L’ancien Scorpiote gardait son
passe-montagne même si d’épaisses gouttes de sueur lui perlaient
entre les sourcils et sur l’arête du nez.
« C’est ça, ou les bombes et le venin
des insectesGM.
– T’aurais pu en parler plus
tôt ! grogna Moram. On aurait eu la possibilité de la
vérifier, cette galerie, et au besoin de l’étayer. »
Wolf-Caïn haussa les épaules.
« Je savais que nous aurions besoin
d’une issue de secours un jour ou l’autre, mais je ne tenais pas à
divulguer certaines informations dans le climat actuel qui règne
chez les Aquariotes. J’allais le faire ce matin quand je vous ai
vus. J’ai jugé que le plus urgent était de sortir le boiteux des
griffes des assesseurs. Et vous trois par la même occasion.
– Tu dis que tu savais ? T’es
pas donneur…
– Peu importe. Il ne nous reste que
très peu de temps pour prévenir les autres et organiser notre
départ. »
Moram eut l’idée, pour gagner du temps,
d’utiliser un camion allégé de sa citerne. Il le conduisit hors de
l’atelier souterrain par le large portail qui donnait sur la partie
basse de la ville, puis, tandis qu’Ismahil et Wolf se chargeaient
de dégager le mur de brique qui condamnait l’entrée de la galerie,
il déposa Solman et Kadija sur la place de l’église. Après leur
avoir brièvement expliqué comment forcer l’entrée de l’édifice, il
roula dans les rues principales sans cesser d’actionner la
sirène.
Il avait estimé que le son grave de la
sirène porterait plus vite et plus loin que les cris et
entraînerait une réaction plus rapide de la part du peuple de
l’eau, conditionné par des années de voyage sur les pistes. De
fait, il ne lui fallut pas plus de trente minutes pour jeter les
Aquariotes hors de leurs maisons et les rassembler sur la place de
l’église, les traits tirés, les yeux bouffis, vêtus de manteaux, de
capes ou de vestes passés directement sur les pyjamas ou sur les
chemises de nuit. Les libations de la veille avaient laissé des
traces dans les organismes, et, à l’hébétude que leur valait ce
réveil en fanfare, s’ajoutaient les désagréments de la gueule de
bois et d’un brouillard givrant, mordant. Mais, conscients qu’aucun
chauffeur, quel qu’il fût, ne se serait amusé à sonner l’alarme
sans raison sérieuse, ils n’auraient pas songé à regagner la
chaleur de leur foyer ou de leur lit sans avoir au préalable pris
connaissance des motifs de cette alerte matinale. La présence parmi
eux de leur père Irwan, aussi hébété qu’eux, les
confortait dans leur pressentiment qu’un événement grave était
survenu au cours de la nuit. Seuls les enfants en bas âge, les
femmes enceintes, les malades et les vieillards avaient été
dispensés d’affronter le froid humide qui transperçait jambes, cous
et visages. La proximité d’un danger les renvoyait à ces réflexes
nomades qu’ils avaient oubliés pour un temps dans la sécurité et le
confort relatifs des maisons de pierre.
Le camion surgit d’une rue perpendiculaire
à la place et, à coups de sirène intempestifs, se fraya un passage
dans la multitude. À force d’être piétinée, la neige avait pris la
consistance d’une glace épaisse. Moram s’arrêta devant le parvis de
l’église et dévala le marchepied de la cabine. Irwan, une
couverture de laine sur les épaules, se détacha de la foule et
s’avança vers le chauffeur d’une allure révélatrice de son
exaspération. Il n’avait pas pris le soin d’enfiler ses bottes, et
la neige imbibait la peau retournée de ses pantoufles.
« J’espère que tu as une explication
valable à donner à ce… chambardement ! » lança sans
préambule le dernier père du conseil.
Avant de lui répondre, Moram chercha du
regard les deux femmes mariées qui, tout au long de leur séjour
dans la ville fortifiée, étaient venues à tour de rôle lui tenir
compagnie dans sa chambre ou dans la pièce principale d’une maison
inhabitée. Il repéra l’une d’elles dans les premiers rangs. Elle
lui adressa un clin d’œil à la fois inquiet et complice, mais il ne
vit pas l’autre dans la mer de têtes qui lui faisait face.
« Le donneur avait raison, dit-il
d’une voix forte. Les légions exterminatrices sont là, à nos
portes. Des chiens, des solbots, des Slangs et leurs chefs. Ils
sont équipés de bombes et, pis encore, ils ont avec eux des essaims
d’insectesGM. Ils vont attaquer d’un instant à l’autre.
Nous n’avons pas une seconde à perdre si nous voulons garder une
toute petite chance de nous en sortir. »
Défait, livide, comme anéanti par les
paroles du chauffeur, Irwan n’eut pas le tic habituel de remonter
la mèche rebelle qui lui tombait sur le front et la pommette
droite. Suspendus à la conversation des deux hommes, les Aquariotes
retenaient leur souffle. Leurs idées étaient soudain à l’image de
ce brouillard qui ne se lèverait pas de la journée, incertaines,
lugubres.
« Qui les a vus ? finit par
demander Irwan d’une voix morne.
– Caïn, l’ancien Scorpiote. Il était
de garde sur le rempart. Une tare génétique lui permet de voir
malgré la nuit et la brume.
– Et c’est sur la seule foi des
élucubrations de ce… taré génétique que tu t’es permis de…
– Solman aussi les a vus ! coupa
Moram.
– Deux fous n’ont jamais fait un
homme normal ! »
Le chauffeur brandit son énorme poing à
quelques centimètres de la face de son vis-à-vis.
« Une mère et un père assassins n’ont
jamais fait non plus de bons parents ! Les vingt assesseurs
que vous avez lancés sur les deux Albains et sur votre donneur sont
morts ! Morts, vénéré père ! Ils gisent dans leur sang,
là, en bas du tunnel. Votre putain d’entêtement nous a encore coûté
vingt hommes dans la force de l’âge ! »
Des cris s’élevèrent de la foule. Des
femmes et des mères rapprochaient les paroles de Moram de
l’inquiétude qui les avait tenues éveillées jusqu’à l’aube :
la veille au soir, leurs maris ou leurs fils étaient sortis pour
effectuer leur quart de surveillance sur le chemin de ronde du
rempart, et ils n’étaient toujours pas rentrés quatre heures plus
tard, la durée habituelle des tours de garde, ni les heures
suivantes.
« J’avais décidé de partir avec
Solman et les Albains, parce que, moi, je crois encore en l’Éthique
nomade, et j’estime que c’est une vraie putain de saloperie de
chasser un vieil homme et une femme en plein hiver !
poursuivit Moram d’une voix gonflée de colère. Ils ont aussi essayé
de me tuer ! Chak, mon propre équipier… Bordel de Dieu, vénéré
père, est-ce que vous vous rendez compte du merdier dans lequel
vous avez foutu les Aquariotes ? »
Les regards étaient maintenant braqués sur
Irwan. Ébranlés par les accusations du chauffeur, tous attendaient
ses explications, ses justifications, tous éprouvaient le besoin
urgent d’être rassurés. Les cérémonies d’adoption de la veille
avaient semblé ressouder la grande famille du peuple de l’eau, un
instant éparpillée par les épreuves. Il lui avait fallu pour cela
évacuer sa colère, sa détresse, sur ces symboles du malheur
qu’étaient devenus le donneur et les deux Albains, un tribut
exorbitant pour cette unité et cette tranquillité retrouvées.
« Qui a foutu les Aquariotes dans ce
merdier ? contre-attaqua Irwan. Qui a décidé de les emmener
dans l’hiver du Nord plutôt que dans la douceur du Sud ?
– Si Solman n’avait pas choisi cette
option, les légions nous auraient coincés bien plus tôt, et on
serait tous morts à l’heure qu’il est. C’est un donneur, un putain
de bon clairvoyant, ce que vous ne serez jamais, vénéré père, même
dans vos rêves les plus fous !
– Quelqu’un qui prétend croire à
l’Éthique nomade ne manque pas de respect à un membre du
conseil.
– Ça tombe bien, je ne te respecte
pas ! Ni comme membre du conseil ni comme vieillard. Pour moi
tu n’es qu’un foutu salopard qui aurait dû subir le même sort que
notre mère Katwrinn. Et maintenant, assez bavassé. Écoutez-moi,
vous tous ! »
Moram contourna Irwan et s’avança de deux
pas vers la multitude. Il sentait, sur son front et ses joues, la
chaleur bienfaisante du regard de sa maîtresse la plus proche,
Jazbeth, une brune aux formes pleines et à la sensualité
exubérante.
« Tu n’as aucune autorité légitime
pour t’adresser au peuple ! cracha Irwan en se
retournant.
– Je ne parle pas en mon nom, mais en
celui de Solman.
– Où est-il, ton
donneur ? »
À cet instant, le portail de l’église
s’entrouvrit en grinçant et livra passage à Solman et à
Kadija.
« Ici, vénéré père. »
Pétrifié par l’apparition du donneur,
Irwan remua les lèvres mais ne proféra aucun son. Un silence tendu
descendit brutalement sur la place, absorba les pleurs et les
lamentations des épouses et des mères qui venaient de perdre un
mari ou un fils.
Le brouillard estompait les façades grises
des maisons environnantes. L’ancienne fortification avait déjà
recouvré son statut de ville morte.
« Continue, Moram, ajouta Solman. Le
temps nous est compté. »