Une dizaine d’éboulements se produisirent
sur une portion d’à peine cinq kilomètres. À chaque fois, il leur
fallait s’arrêter, dégager les camions, les voitures ou les
remorques ensevelies sous les coulées de terre, étayer la voûte et
les parois à l’aide de pierres et de barres de fer arrachées aux
planchers des remorques, puis déblayer la galerie, le tout dans une
atmosphère poussiéreuse, étouffante. Cependant, comme la consigne
avait été donnée aux passagers de s’abriter sous les tables, sous
les couchettes ou sous toute autre surface rigide pouvant servir de
bouclier, on ne recensa qu’une poignée de blessés légers,
égratignés par les éclats de verre ou projetés contre les cloisons.
Deux camions perdirent leur pare-brise, pulvérisé par des pierres,
mais réussirent à repartir après un rapide nettoyage de la cabine
et du moteur.
« Ce qui me fait peur, surtout, c’est
qu’un réservoir se mette à fuir », haleta Moram, en sueur, en
s’installant au volant.
Il avait tombé la veste puis la chemise et
le maillot de corps, et c’est torse nu désormais qu’il participait
aux corvées de déblai. Ses muscles épais roulaient comme des vagues
convulsives sous sa peau rasée, luisante. Des griffures et des
rougeurs lui parsemaient la nuque, les épaules et le dos, sans
doute laissées par les ongles et les dents de ses maîtresses.
« Imagine que ça explose dans ce
putain de boyau, poursuivit-il en enfilant son maillot de corps. On
serait pulvérisés par le souffle. Comme ça ! »
Il claqua des doigts pour souligner son
propos. Solman lui accorda un regard en coin mais ne répondit pas.
Le contact avec la main de Kadija l’absorbait
tout entier, le dissuadait même de descendre de la cabine
lorsqu’une sirène faisait entendre ses trois ululements. Il s’était
astreint à déplacer les pierres et la terre lors des premiers
effondrements, puis la douleur à sa jambe s’était associée à la
présence silencieuse de la jeune femme pour le river à la
banquette. Ses maigres remords s’étaient définitivement estompés
lorsque la main de Kadija s’était glissée dans la sienne et qu’ils
avaient amorcé une communication silencieuse. Curieusement, cette
tentative de rapprochement, la deuxième après leur bref échange
dans le marais du littoral méditerranéen, s’effectuait encore une
fois dans la cabine d’un camion. La menace minérale avait remplacé
le danger des sauterellesGM, la banquette était un peu
plus confortable, un peu moins défoncée, que celle du camion de
Chak, les relents d’huile moins oppressants, mais l’atmosphère
confinée, métallique, était à peu près la même.
« Vivement qu’on se sorte de ce
merdier ! » maugréa Moram.
Il embraya et roula en essayant de
percer du regard les rideaux de poussière enluminés par les phares.
Il devait en appeler à toute sa raison pour ne pas écraser la
pédale d’accélérateur, et l’extrême lenteur de leur allure
commençait à lui taper sur les nerfs. Ça, le litre de kaoua qu’il
s’était enfilé et le mutisme déconcertant du donneur depuis que la
fille était montée dans la cabine. Il aspirait à la lumière, à
l’air pur, aux étendues de neige coiffées de l’infini du ciel, au
corps à corps, également, avec l’une de ses maîtresses, Jazbeth, la
brune aux formes pleines : elle s’était séparée de son mari
pour le suivre et, même si cette décision avait été facilitée par
le fait qu’elle n’avait pas d’enfant, c’était le moindre des
hommages à lui rendre.
Kadija n’avait jamais été une petite
fille, ou n’avait gardé aucun souvenir de son enfance. Sa mémoire
contenait un savoir gigantesque qui semblait constitué de
représentations générales, de concepts, d’observations, d’analyses.
Elle était comme une fenêtre donnant sur l’immensité mais qui
restait fermée, hermétique, comme si elle refusait d’être assimilée
au monde qu’elle contemplait. Elle n’éprouvait pas d’émotions, peu
de sensations et pratiquement aucun sentiment. Pourtant,
lorsqu’elle s’était livrée à la vision clairvoyante de Solman dans la cabine du camion de Chak, il
avait capté, ou cru capter, le chant de sa source, cette douceur et
cette compassion inépuisables qui faisaient tant défaut aux
derniers hommes. Et dont lui-même avait le plus grand besoin. Mais
peut-être son don avait-il eu sur elle le même effet que sur les
Aquariotes ou les autres nomades ? Peut-être avait-il
spontanément perçu sa vérité cachée de la même manière qu’il
détectait les intentions dissimulées ou inconscientes chez les
hommes et les femmes soumis à son jugement ?
Il ressentait toujours cette impression de
légèreté, de fluidité, de neutralité. Le monde de Kadija n’avait
rien d’un frottement douloureux avec la matière. Il aurait
probablement eu quelque chose d’idyllique, d’angélique, si Solman
n’avait pas discerné la sourdine désespérante d’une blessure, d’une
faille, d’un manque. Il n’appartenait pas à cette terre, mais il y
était relié par un cordon qui avait été tranché et dont les deux
extrémités se recherchaient avec une maladresse désarmante. Kadija
elle-même ne savait pas comment s’y prendre pour se frayer un
chemin jusqu’à Solman. Aucun des outils forgés par sa formidable
connaissance, aucune de ses fantastiques capacités physiques et
mentales ne lui était d’un quelconque secours. Une muette ordinaire
se serait débrouillée pour communiquer par le regard, par
l’expression, par l’attitude ; elle restait immobile, atone,
passive, comme si elle estimait avoir accompli sa part en
s’installant dans la cabine et en lui confiant sa main.
De temps à autre, Solman captait dans ses
pensées l’image d’un pantalon baissé et d’un sexe dressé comme une
épée malfaisante au-dessus de sa tête. La tentative de viol de Chak
la renvoyait à un compartiment de sa mémoire où étaient entreposées
des archives d’atrocités collectives, d’hommes en train de
maltraiter des femmes, de femmes en train de tuer des enfants,
d’enfants en train de décapiter des vieillards… Solman se rendit
compte qu’elle n’avait pas vécu ce passé, qu’on lui avait implanté
ces souvenirs comme des mises en garde, comme ces principes qu’on
assène aux gosses afin de développer leur méfiance, leurs réflexes.
Quelqu’un – qui ? l’intelligence
destructrice ? – s’était appliqué à salir, à nier
l’être humain en elle. Elle avait donc dû vaincre ses peurs,
transgresser son conditionnement pour venir le rejoindre. D’abord,
surmonter son appréhension de la gravité, elle
qui avait toujours habité un univers clos où on se déplaçait sans
aucun effort.
Lorsqu’elle avait repris connaissance dans
la pièce sombre de la demeure souterraine d’Ismahil, elle était
restée pendant plusieurs jours allongée sur le lit, écrasée par la
pesanteur, meurtrie par les bruits. Le moindre mouvement lui
réclamait une énergie considérable. Il lui avait fallu plus de cinq
jours pour réussir à se lever, puis trois jours supplémentaires
pour esquisser ses premiers pas. Elle s’était effondrée à plusieurs
reprises sur le sol, comme un homme ivre, comme Chak lorsqu’elle
lui avait tordu les testicules. Elle savait qu’Ismahil et ses amis
étaient là pour l’accueillir et l’épauler dans son expédition, mais
elle avait rencontré les pires difficultés à vaincre son
appréhension, à s’accoutumer à leur odeur, à leur vacarme, à la
grossièreté de leur aspect et de leurs manières. Comparée à
l’endroit d’où elle venait, la terre des hommes lui faisait l’effet
d’un gigantesque étau aux mâchoires implacables, d’un broyeur
assourdissant. Là-bas, elle n’avait besoin que d’une quantité
minime d’oxygène pour maintenir la pérennité de ses cellules, ici,
elle devait, pour obtenir le minimum vital, prendre d’interminables
inspirations et composer avec un air surchargé de particules
délétères, mortifères.
Solman essaya d’orienter sa vision
pénétrante sur le monde de Kadija, mais il ne distingua rien
d’autre que les salles et les couloirs déjà entrevus, ouverts sur
le ciel étoilé. Elle ressentait la nécessité impérieuse de partager
avec lui la souffrance de son arrivée sur son monde, cette
compression brutale dans l’espace-temps à laquelle lui-même, bien
que né sur terre, avait déjà tant de mal à se plier.
Lorsqu’elle s’était sentie prête, elle
avait quitté la demeure souterraine d’Ismahil pour essayer de
rejoindre une sœur envoyée soixante-dix ans TT (temps terrestre)
plus tôt et chargée de préparer le terrain. Solman discerna la
silhouette élancée d’une jeune femme semblable à celle de Kadija.
Il crut comprendre que cette sœur avait perdu tout contact visuel
et mental avec sa tribu, son peuple ou l’entité qui l’avait chargée
d’établir un contact avec les derniers hommes. Son armure de pureté
n’était pas parvenue à la protéger de la souillure humaine et avait
volé en éclats. On ne savait rien de la réaction
des Saints – du moins c’est ainsi que Solman tendait
spontanément à appeler les semblables de
Kadija – descendus dans la fosse aux hommes.
S’orientant grâce à sa boussole
intérieure – une boussole biologique qui indiquait la
direction de la sœur perdue –, Kadija s’était mise en route
vers le littoral méditerranéen. Elle avait marché un long moment
dans le marais, empruntant les sentiers de terre, fascinée par les
reflets des buissons, des roseaux et du ciel sur le miroir croupi
et sombre de l’eau. Lancés à sa poursuite, Ismahil et un de ses
amis l’avaient rattrapée deux jours après son départ. Ils avaient
utilisé, pour la retrouver, un drôle d’engin à moteur, tout en
hauteur, qui glissait aussi bien sur l’eau que sur la terre et qui
répandait à des lieues à la ronde une forte odeur d’alcool
brûlé.
« Hé, ça ne se fait pas de quitter
les amis sans prévenir ! » s’était exclamé Ismahil.
Il était descendu de son perchoir et
s’était approché d’elle. À nouveau elle avait dû surmonter sa
terreur des hommes. Il lui avait tendu une étoffe claire et
soigneusement pliée.
« Ça ne se fait pas non plus de se
balader toute nue, même quand on est une belle femme. »
Elle avait saisi l’étoffe et l’avait
dépliée. Elle n’avait pas songé aux vêtements parce qu’elle ne se
souvenait pas d’en avoir un jour porté. Comme elle ne savait pas
par quel bout prendre la robe, Ismahil la lui avait reprise des
mains et enfilée d’autorité. Elle n’avait pas aimé les
attouchements involontaires du vieil homme sur ses épaules et ses
bras, et pas davantage le contact du coton sur sa peau. Il s’en
était rendu compte, s’était reculé et l’avait contemplée avec une
moue narquoise.
« Si je vous laisse aller seule et
dans cette absence de tenue, vous n’aurez pas l’ombre d’une chance
d’accomplir ce pour quoi vous êtes venue. Nous sommes des Albains
désormais. Moi, je serai Ismahil, et je me présenterai comme votre
grand-père. »
Elle comprenait ses paroles, car tous les
langages humains, même disparus, étaient inscrits dans sa mémoire,
mais elle se révélait incapable d’articuler le moindre son. Parler
lui paraissait un moyen de communication inapproprié, sommaire,
discordant.
« Vous avez besoin d’un
accompagnateur, avait ajouté Ismahil. La… euh, personne que vous
recherchez a sans doute failli parce qu’elle ne connaissait
personne ici-bas. »
Elle n’avait ni acquiescé ni refusé, elle
s’était remise en route, oubliant cette entrave de coton qui
l’empêtrait à chacune de ses foulées. Après avoir congédié son
compagnon d’un signe de main, Ismahil lui avait emboîté le pas. Le
grondement du glisseur avait peu à peu décru et le marais avait
recouvré cette paix ensorcelée propre aux eaux mortes.
« Vous… savez où vous
allez ? » avait demandé Ismahil.
Elle lui avait décoché un regard perplexe,
puis s’était souvenue que les êtres humains, eux, n’avaient jamais
su où ils allaient.
« Si quelqu’un pouvait me dire dans
quel putain de merdier on vient de foutre les pieds, ça
m’arrangerait ! »
Solman sursauta. Ouvrit des yeux effarés.
Se rendit compte que Kadija n’était plus à son côté.
« Si tu cherches la fille, je te
signale qu’elle est descendue il y a de ça plus d’une demi-heure,
dit Moram. Je te signale par la même occasion qu’on a dû s’arrêter
à cause d’un nouvel éboulement, un balaise qui a bousillé une
citerne. Enfin je te ferai respectueusement remarquer qu’on est
sortis de cette putain de galerie. »
Il ne précisa pas qu’il avait mis à profit
le dernier effondrement pour rejoindre Jazbeth au milieu du convoi
et qu’ils s’étaient étourdis dans une brève mais ébouriffante
étreinte derrière le repli d’une paroi.
Le regard hébété de Solman se porta
machinalement sur les faisceaux des phares qui balayaient un espace
dégagé, révélaient une terre hérissée de crêtes rocheuses,
caressaient, sur les côtés, les formes étranglées de stalagmites,
se perdaient au loin dans une obscurité indéchiffrable.
« Ça fait un petit moment qu’on roule
dans cette grotte, reprit Moram. On dirait qu’elle n’a pas de fin.
Un vrai labyrinthe ! T’as pas une vision, même une toute
petite, qui pourrait nous indiquer la sortie ? »
Solman secoua la tête.
« Kadija ? Où est-elle
partie ? demanda-t-il d’un ton hésitant.
– Dans la voiture de son grand-père,
je suppose. T’en pinces drôlement pour elle, ma parole !
Remarque, y a pas de mal, elle est plutôt… »
Moram n’alla pas au bout de sa phrase. Les
mots lui manquaient pour décrire Kadija. Il répartissait les femmes
en plusieurs catégories, belles, laides, désirables, repoussantes,
aimables, sèches, intelligentes, stupides – et elles ne
se gênaient sûrement pas pour faire la même chose avec les
hommes –, mais Kadija, elle, échappait à toute classification,
à toute comparaison : sa beauté irréelle créait une distance,
une appréhension qu’accentuaient son mutisme et le hiératisme de
ses traits. Contrairement à cet obsédé de Chak, l’idée ne l’aurait
jamais effleuré de se frotter à une fille pareille.
L’immensité de la grotte assourdissait les
ronflements des moteurs. Solman apercevait, dans le rétroviseur
extérieur, la procession des phares qui s’échelonnaient dans une
large courbe, interrompue parfois par l’ombre d’une stalagmite ou
d’une avancée rocheuse.
« On a roulé plus de sept heures pour
parcourir trente malheureux kilomètres, soupira Moram. À ce
train-là, on atteindra l’Île-de-France au printemps de l’année
prochaine ! »
Il mourait d’envie de refermer la
parenthèse de silence ouverte par ses deux passagers. Il avait bien
essayé de parler avec Jazbeth quelques instants plus tôt, mais elle
ne lui en avait pas laissé le loisir, elle s’était jetée sur lui
comme une furie et, comme lui-même n’avait pas donné sa part aux
chiens, il n’y avait eu de place entre eux que pour le langage des
sens.
« Nous sommes à l’abri pour le
moment, c’est le principal, dit Solman d’une voix distraite.
– À l’abri de quoi ?
– Des yeux du ciel. Sous terre, ils
ne peuvent pas nous voir.
– Les yeux du ciel ? C’est quoi
encore, cette invention ?
– L’intelligence nous observe et
anticipe nos déplacements comme si elle nous voyait de
là-haut.
– Comment c’est
possible ? »
Solman haussa les épaules. Quelque chose
le tracassait depuis qu’il avait émergé de sa communication avec
Kadija. Une inquiétude sourde, une sensation
diffuse d’éloignement, de séparation, de nostalgie.
« Je ne sais pas, répondit-il.
Peut-être la science des hommes de l’ancien temps… »
Moram donna un coup de volant pour
contourner une énorme stalagmite, puis actionna la sirène pour
prévenir les camions suivants. Sans les aspérités du sol et les
concrétions calcaires, le convoi aurait donné l’impression de
rouler dans le vide. De temps à autre, les phares allumaient les
pointes translucides de stalactites qui traversaient l’obscurité
comme des étoiles filantes.
« Tu crois que cette… intelligence a
quelque chose à voir avec les hommes de l’ancien
temps ? » demanda le chauffeur.
Apporter une réponse à cette question
aurait sans doute résolu une partie du problème. Connaître son
ennemi, son potentiel, ses intentions, aurait permis au peuple de
l’eau de s’organiser, de choisir une défense appropriée. Les hommes
de l’ancien temps s’étaient-ils arrangés pour parachever leur œuvre
de destruction à travers le temps ? Quel était le lien entre
le passé de l’humanité et le monde de Kadija ? La mémoire de
la jeune femme contenait des souvenirs d’atrocités qui semblaient
rattachés à la Troisième Guerre mondiale, mais trop de pièces
manquaient encore pour reconstituer l’ensemble du puzzle. Solman
restait dans l’incapacité de déterminer si elle était le cinquième
ou sixième ange de l’Apocalypse, la boîte du malheur selon
l’expression de Raïma, ou bien si elle avait été envoyée afin
d’aider les derniers hommes à échapper à l’extermination. Pourtant,
il n’avait pas d’autre choix que de lui faire confiance, s’acharner
à décrypter ses mystères, au risque d’entraîner les autres dans son
erreur.
« Arrête-toi, Moram. »
Le chauffeur ouvrit des yeux
étonnés.
« Pourquoi ? Qu’est-ce
qui… »
Moram discerna une surface miroitante dans
le lointain. Les phares éclairèrent une rangée de stalagmites qui
bordaient une margelle de pierre, puis révélèrent, contre une
paroi, plusieurs véhicules militaires alignés, camions et blindés,
apparemment en parfait état.
« Tu penses qu’il y a des soldats
dans ces engins ?
– Il ne s’agit pas de ça, dit Solman,
oppressé. Je dois retrouver Kadija. Tout de suite.
– Je me demande si… On dirait de
l’eau plus loin. »
Et Moram, au lieu de freiner, donna un
coup d’accélérateur. La lumière des phares étendit un voile doré
sur la surface noire et frissonnante d’une vaste retenue
d’eau.