Chapitre 36
Une dizaine d’éboulements se produisirent sur une portion d’à peine cinq kilomètres. À chaque fois, il leur fallait s’arrêter, dégager les camions, les voitures ou les remorques ensevelies sous les coulées de terre, étayer la voûte et les parois à l’aide de pierres et de barres de fer arrachées aux planchers des remorques, puis déblayer la galerie, le tout dans une atmosphère poussiéreuse, étouffante. Cependant, comme la consigne avait été donnée aux passagers de s’abriter sous les tables, sous les couchettes ou sous toute autre surface rigide pouvant servir de bouclier, on ne recensa qu’une poignée de blessés légers, égratignés par les éclats de verre ou projetés contre les cloisons. Deux camions perdirent leur pare-brise, pulvérisé par des pierres, mais réussirent à repartir après un rapide nettoyage de la cabine et du moteur.
« Ce qui me fait peur, surtout, c’est qu’un réservoir se mette à fuir », haleta Moram, en sueur, en s’installant au volant.
Il avait tombé la veste puis la chemise et le maillot de corps, et c’est torse nu désormais qu’il participait aux corvées de déblai. Ses muscles épais roulaient comme des vagues convulsives sous sa peau rasée, luisante. Des griffures et des rougeurs lui parsemaient la nuque, les épaules et le dos, sans doute laissées par les ongles et les dents de ses maîtresses.
« Imagine que ça explose dans ce putain de boyau, poursuivit-il en enfilant son maillot de corps. On serait pulvérisés par le souffle. Comme ça ! »
Il claqua des doigts pour souligner son propos. Solman lui accorda un regard en coin mais ne répondit pas. Le contact avec la main de Kadija l’absorbait tout entier, le dissuadait même de descendre de la cabine lorsqu’une sirène faisait entendre ses trois ululements. Il s’était astreint à déplacer les pierres et la terre lors des premiers effondrements, puis la douleur à sa jambe s’était associée à la présence silencieuse de la jeune femme pour le river à la banquette. Ses maigres remords s’étaient définitivement estompés lorsque la main de Kadija s’était glissée dans la sienne et qu’ils avaient amorcé une communication silencieuse. Curieusement, cette tentative de rapprochement, la deuxième après leur bref échange dans le marais du littoral méditerranéen, s’effectuait encore une fois dans la cabine d’un camion. La menace minérale avait remplacé le danger des sauterellesGM, la banquette était un peu plus confortable, un peu moins défoncée, que celle du camion de Chak, les relents d’huile moins oppressants, mais l’atmosphère confinée, métallique, était à peu près la même.
« Vivement qu’on se sorte de ce merdier ! » maugréa Moram.
Il embraya et roula en essayant de percer du regard les rideaux de poussière enluminés par les phares. Il devait en appeler à toute sa raison pour ne pas écraser la pédale d’accélérateur, et l’extrême lenteur de leur allure commençait à lui taper sur les nerfs. Ça, le litre de kaoua qu’il s’était enfilé et le mutisme déconcertant du donneur depuis que la fille était montée dans la cabine. Il aspirait à la lumière, à l’air pur, aux étendues de neige coiffées de l’infini du ciel, au corps à corps, également, avec l’une de ses maîtresses, Jazbeth, la brune aux formes pleines : elle s’était séparée de son mari pour le suivre et, même si cette décision avait été facilitée par le fait qu’elle n’avait pas d’enfant, c’était le moindre des hommages à lui rendre.
Kadija n’avait jamais été une petite fille, ou n’avait gardé aucun souvenir de son enfance. Sa mémoire contenait un savoir gigantesque qui semblait constitué de représentations générales, de concepts, d’observations, d’analyses. Elle était comme une fenêtre donnant sur l’immensité mais qui restait fermée, hermétique, comme si elle refusait d’être assimilée au monde qu’elle contemplait. Elle n’éprouvait pas d’émotions, peu de sensations et pratiquement aucun sentiment. Pourtant, lorsqu’elle s’était livrée à la vision clairvoyante de Solman dans la cabine du camion de Chak, il avait capté, ou cru capter, le chant de sa source, cette douceur et cette compassion inépuisables qui faisaient tant défaut aux derniers hommes. Et dont lui-même avait le plus grand besoin. Mais peut-être son don avait-il eu sur elle le même effet que sur les Aquariotes ou les autres nomades ? Peut-être avait-il spontanément perçu sa vérité cachée de la même manière qu’il détectait les intentions dissimulées ou inconscientes chez les hommes et les femmes soumis à son jugement ?
Il ressentait toujours cette impression de légèreté, de fluidité, de neutralité. Le monde de Kadija n’avait rien d’un frottement douloureux avec la matière. Il aurait probablement eu quelque chose d’idyllique, d’angélique, si Solman n’avait pas discerné la sourdine désespérante d’une blessure, d’une faille, d’un manque. Il n’appartenait pas à cette terre, mais il y était relié par un cordon qui avait été tranché et dont les deux extrémités se recherchaient avec une maladresse désarmante. Kadija elle-même ne savait pas comment s’y prendre pour se frayer un chemin jusqu’à Solman. Aucun des outils forgés par sa formidable connaissance, aucune de ses fantastiques capacités physiques et mentales ne lui était d’un quelconque secours. Une muette ordinaire se serait débrouillée pour communiquer par le regard, par l’expression, par l’attitude ; elle restait immobile, atone, passive, comme si elle estimait avoir accompli sa part en s’installant dans la cabine et en lui confiant sa main.
De temps à autre, Solman captait dans ses pensées l’image d’un pantalon baissé et d’un sexe dressé comme une épée malfaisante au-dessus de sa tête. La tentative de viol de Chak la renvoyait à un compartiment de sa mémoire où étaient entreposées des archives d’atrocités collectives, d’hommes en train de maltraiter des femmes, de femmes en train de tuer des enfants, d’enfants en train de décapiter des vieillards… Solman se rendit compte qu’elle n’avait pas vécu ce passé, qu’on lui avait implanté ces souvenirs comme des mises en garde, comme ces principes qu’on assène aux gosses afin de développer leur méfiance, leurs réflexes. Quelqu’un – qui ? l’intelligence destructrice ? – s’était appliqué à salir, à nier l’être humain en elle. Elle avait donc dû vaincre ses peurs, transgresser son conditionnement pour venir le rejoindre. D’abord, surmonter son appréhension de la gravité, elle qui avait toujours habité un univers clos où on se déplaçait sans aucun effort.
Lorsqu’elle avait repris connaissance dans la pièce sombre de la demeure souterraine d’Ismahil, elle était restée pendant plusieurs jours allongée sur le lit, écrasée par la pesanteur, meurtrie par les bruits. Le moindre mouvement lui réclamait une énergie considérable. Il lui avait fallu plus de cinq jours pour réussir à se lever, puis trois jours supplémentaires pour esquisser ses premiers pas. Elle s’était effondrée à plusieurs reprises sur le sol, comme un homme ivre, comme Chak lorsqu’elle lui avait tordu les testicules. Elle savait qu’Ismahil et ses amis étaient là pour l’accueillir et l’épauler dans son expédition, mais elle avait rencontré les pires difficultés à vaincre son appréhension, à s’accoutumer à leur odeur, à leur vacarme, à la grossièreté de leur aspect et de leurs manières. Comparée à l’endroit d’où elle venait, la terre des hommes lui faisait l’effet d’un gigantesque étau aux mâchoires implacables, d’un broyeur assourdissant. Là-bas, elle n’avait besoin que d’une quantité minime d’oxygène pour maintenir la pérennité de ses cellules, ici, elle devait, pour obtenir le minimum vital, prendre d’interminables inspirations et composer avec un air surchargé de particules délétères, mortifères.
Solman essaya d’orienter sa vision pénétrante sur le monde de Kadija, mais il ne distingua rien d’autre que les salles et les couloirs déjà entrevus, ouverts sur le ciel étoilé. Elle ressentait la nécessité impérieuse de partager avec lui la souffrance de son arrivée sur son monde, cette compression brutale dans l’espace-temps à laquelle lui-même, bien que né sur terre, avait déjà tant de mal à se plier.
Lorsqu’elle s’était sentie prête, elle avait quitté la demeure souterraine d’Ismahil pour essayer de rejoindre une sœur envoyée soixante-dix ans TT (temps terrestre) plus tôt et chargée de préparer le terrain. Solman discerna la silhouette élancée d’une jeune femme semblable à celle de Kadija. Il crut comprendre que cette sœur avait perdu tout contact visuel et mental avec sa tribu, son peuple ou l’entité qui l’avait chargée d’établir un contact avec les derniers hommes. Son armure de pureté n’était pas parvenue à la protéger de la souillure humaine et avait volé en éclats. On ne savait rien de la réaction des Saints – du moins c’est ainsi que Solman tendait spontanément à appeler les semblables de Kadija – descendus dans la fosse aux hommes.
S’orientant grâce à sa boussole intérieure – une boussole biologique qui indiquait la direction de la sœur perdue –, Kadija s’était mise en route vers le littoral méditerranéen. Elle avait marché un long moment dans le marais, empruntant les sentiers de terre, fascinée par les reflets des buissons, des roseaux et du ciel sur le miroir croupi et sombre de l’eau. Lancés à sa poursuite, Ismahil et un de ses amis l’avaient rattrapée deux jours après son départ. Ils avaient utilisé, pour la retrouver, un drôle d’engin à moteur, tout en hauteur, qui glissait aussi bien sur l’eau que sur la terre et qui répandait à des lieues à la ronde une forte odeur d’alcool brûlé.
« Hé, ça ne se fait pas de quitter les amis sans prévenir ! » s’était exclamé Ismahil.
Il était descendu de son perchoir et s’était approché d’elle. À nouveau elle avait dû surmonter sa terreur des hommes. Il lui avait tendu une étoffe claire et soigneusement pliée.
« Ça ne se fait pas non plus de se balader toute nue, même quand on est une belle femme. »
Elle avait saisi l’étoffe et l’avait dépliée. Elle n’avait pas songé aux vêtements parce qu’elle ne se souvenait pas d’en avoir un jour porté. Comme elle ne savait pas par quel bout prendre la robe, Ismahil la lui avait reprise des mains et enfilée d’autorité. Elle n’avait pas aimé les attouchements involontaires du vieil homme sur ses épaules et ses bras, et pas davantage le contact du coton sur sa peau. Il s’en était rendu compte, s’était reculé et l’avait contemplée avec une moue narquoise.
« Si je vous laisse aller seule et dans cette absence de tenue, vous n’aurez pas l’ombre d’une chance d’accomplir ce pour quoi vous êtes venue. Nous sommes des Albains désormais. Moi, je serai Ismahil, et je me présenterai comme votre grand-père. »
Elle comprenait ses paroles, car tous les langages humains, même disparus, étaient inscrits dans sa mémoire, mais elle se révélait incapable d’articuler le moindre son. Parler lui paraissait un moyen de communication inapproprié, sommaire, discordant.
« Vous avez besoin d’un accompagnateur, avait ajouté Ismahil. La… euh, personne que vous recherchez a sans doute failli parce qu’elle ne connaissait personne ici-bas. »
Elle n’avait ni acquiescé ni refusé, elle s’était remise en route, oubliant cette entrave de coton qui l’empêtrait à chacune de ses foulées. Après avoir congédié son compagnon d’un signe de main, Ismahil lui avait emboîté le pas. Le grondement du glisseur avait peu à peu décru et le marais avait recouvré cette paix ensorcelée propre aux eaux mortes.
« Vous… savez où vous allez ? » avait demandé Ismahil.
Elle lui avait décoché un regard perplexe, puis s’était souvenue que les êtres humains, eux, n’avaient jamais su où ils allaient.
« Si quelqu’un pouvait me dire dans quel putain de merdier on vient de foutre les pieds, ça m’arrangerait ! »
Solman sursauta. Ouvrit des yeux effarés. Se rendit compte que Kadija n’était plus à son côté.
« Si tu cherches la fille, je te signale qu’elle est descendue il y a de ça plus d’une demi-heure, dit Moram. Je te signale par la même occasion qu’on a dû s’arrêter à cause d’un nouvel éboulement, un balaise qui a bousillé une citerne. Enfin je te ferai respectueusement remarquer qu’on est sortis de cette putain de galerie. »
Il ne précisa pas qu’il avait mis à profit le dernier effondrement pour rejoindre Jazbeth au milieu du convoi et qu’ils s’étaient étourdis dans une brève mais ébouriffante étreinte derrière le repli d’une paroi.
Le regard hébété de Solman se porta machinalement sur les faisceaux des phares qui balayaient un espace dégagé, révélaient une terre hérissée de crêtes rocheuses, caressaient, sur les côtés, les formes étranglées de stalagmites, se perdaient au loin dans une obscurité indéchiffrable.
« Ça fait un petit moment qu’on roule dans cette grotte, reprit Moram. On dirait qu’elle n’a pas de fin. Un vrai labyrinthe ! T’as pas une vision, même une toute petite, qui pourrait nous indiquer la sortie ? »
Solman secoua la tête.
« Kadija ? Où est-elle partie ? demanda-t-il d’un ton hésitant.
– Dans la voiture de son grand-père, je suppose. T’en pinces drôlement pour elle, ma parole ! Remarque, y a pas de mal, elle est plutôt… »
Moram n’alla pas au bout de sa phrase. Les mots lui manquaient pour décrire Kadija. Il répartissait les femmes en plusieurs catégories, belles, laides, désirables, repoussantes, aimables, sèches, intelligentes, stupides – et elles ne se gênaient sûrement pas pour faire la même chose avec les hommes –, mais Kadija, elle, échappait à toute classification, à toute comparaison : sa beauté irréelle créait une distance, une appréhension qu’accentuaient son mutisme et le hiératisme de ses traits. Contrairement à cet obsédé de Chak, l’idée ne l’aurait jamais effleuré de se frotter à une fille pareille.
L’immensité de la grotte assourdissait les ronflements des moteurs. Solman apercevait, dans le rétroviseur extérieur, la procession des phares qui s’échelonnaient dans une large courbe, interrompue parfois par l’ombre d’une stalagmite ou d’une avancée rocheuse.
« On a roulé plus de sept heures pour parcourir trente malheureux kilomètres, soupira Moram. À ce train-là, on atteindra l’Île-de-France au printemps de l’année prochaine ! »
Il mourait d’envie de refermer la parenthèse de silence ouverte par ses deux passagers. Il avait bien essayé de parler avec Jazbeth quelques instants plus tôt, mais elle ne lui en avait pas laissé le loisir, elle s’était jetée sur lui comme une furie et, comme lui-même n’avait pas donné sa part aux chiens, il n’y avait eu de place entre eux que pour le langage des sens.
« Nous sommes à l’abri pour le moment, c’est le principal, dit Solman d’une voix distraite.
– À l’abri de quoi ?
– Des yeux du ciel. Sous terre, ils ne peuvent pas nous voir.
– Les yeux du ciel ? C’est quoi encore, cette invention ?
– L’intelligence nous observe et anticipe nos déplacements comme si elle nous voyait de là-haut.
– Comment c’est possible ? »
Solman haussa les épaules. Quelque chose le tracassait depuis qu’il avait émergé de sa communication avec Kadija. Une inquiétude sourde, une sensation diffuse d’éloignement, de séparation, de nostalgie.
« Je ne sais pas, répondit-il. Peut-être la science des hommes de l’ancien temps… »
Moram donna un coup de volant pour contourner une énorme stalagmite, puis actionna la sirène pour prévenir les camions suivants. Sans les aspérités du sol et les concrétions calcaires, le convoi aurait donné l’impression de rouler dans le vide. De temps à autre, les phares allumaient les pointes translucides de stalactites qui traversaient l’obscurité comme des étoiles filantes.
« Tu crois que cette… intelligence a quelque chose à voir avec les hommes de l’ancien temps ? » demanda le chauffeur.
Apporter une réponse à cette question aurait sans doute résolu une partie du problème. Connaître son ennemi, son potentiel, ses intentions, aurait permis au peuple de l’eau de s’organiser, de choisir une défense appropriée. Les hommes de l’ancien temps s’étaient-ils arrangés pour parachever leur œuvre de destruction à travers le temps ? Quel était le lien entre le passé de l’humanité et le monde de Kadija ? La mémoire de la jeune femme contenait des souvenirs d’atrocités qui semblaient rattachés à la Troisième Guerre mondiale, mais trop de pièces manquaient encore pour reconstituer l’ensemble du puzzle. Solman restait dans l’incapacité de déterminer si elle était le cinquième ou sixième ange de l’Apocalypse, la boîte du malheur selon l’expression de Raïma, ou bien si elle avait été envoyée afin d’aider les derniers hommes à échapper à l’extermination. Pourtant, il n’avait pas d’autre choix que de lui faire confiance, s’acharner à décrypter ses mystères, au risque d’entraîner les autres dans son erreur.
« Arrête-toi, Moram. »
Le chauffeur ouvrit des yeux étonnés.
« Pourquoi ? Qu’est-ce qui… »
Moram discerna une surface miroitante dans le lointain. Les phares éclairèrent une rangée de stalagmites qui bordaient une margelle de pierre, puis révélèrent, contre une paroi, plusieurs véhicules militaires alignés, camions et blindés, apparemment en parfait état.
« Tu penses qu’il y a des soldats dans ces engins ?
– Il ne s’agit pas de ça, dit Solman, oppressé. Je dois retrouver Kadija. Tout de suite.
– Je me demande si… On dirait de l’eau plus loin. »
Et Moram, au lieu de freiner, donna un coup d’accélérateur. La lumière des phares étendit un voile doré sur la surface noire et frissonnante d’une vaste retenue d’eau.