18

Guy portait un costume chocolat, une cravate Bart Simpson et arborait un large sourire. Il avait les dents très blanches, la peau bronzée. Il m’a serré la main avec fermeté, il m’a demandé s’il pouvait m’appeler Nadia puis il n’a pas arrêté de répéter mon nom, ça sentait le truc appris dans un cours. Au moment où il a mis la clé dans la serrure, une voix derrière nous m’a interpellée. « Nadia ? »

Je me suis tournée et j’ai vu une femme pas beaucoup plus grande que moi, du même âge aussi à peu de choses près. Elle était vêtue d’un débardeur jaune et d’une jupe très rouge, si courte que j’en devinais presque la courbe de ses fesses. Ses jambes nues étaient brunes et galbées. Elle avait retenu ses cheveux bruns lustrés dans une queue-de-cheval et s’était mis un rouge à lèvres de la couleur de sa jupe. Elle avait l’air vive, alerte, pugnace. Je me suis sentie mieux. « Louise ? Je suis contente que vous soyez venue. »

Elle m’a gratifié d’un sourire rassurant. Ensemble nous nous sommes enfilés dans un hall miteux puis nous avons monté l’escalier.

« Voilà le salon », a précisé Guy, bien inutilement, au moment où nous avons mis le pied dans une pièce minuscule qui sentait le renfermé, l’inhabité.

Une paire de rideaux orange était à moitié tirée devant les petites fenêtres. J’ai fait un pas pour les ouvrir. Quel appartement déprimant ! « Écoutez, j’ai dit à Guy. Ça vous dérangerait que nous le visitions toutes seules ? Vous n’avez qu’à attendre dehors.

— Vous ne… ?

— Non », a dit Louise. Et d’ajouter, au moment où il partait : « Quelle vermine. Zoë ne pouvait pas le supporter. Il l’a invitée à dîner. Il n’arrêtait pas de la harceler. »

Nous avons échangé un sourire triste. J’ai senti des larmes me piqueter le fond des yeux. Zoë au joli sourire avait vécu ici. Derrière cette porte, elle était morte.

« J’aime ce que je sais d’elle. J’aurais voulu… » Je me suis tue.

« Elle était super, a dit Louise. Je déteste employer l’imparfait. Les gamins à l’école l’adoraient. Les hommes aussi se faisaient prendre. Il y avait quelque chose chez elle…

— Oui ? »

Louise tournait dans la pièce. À l’évidence, elle apercevait des ombres invisibles à mes yeux. Quand elle parlait, c’était presque à elle-même. « Elle a perdu sa mère quand elle était jeune, vous savez. Et en un sens elle avait toujours cet air-là, l’air de quelqu’un qui n’a plus de mère. Ça vous donnait envie de la protéger. C’est peut-être pour ça que…

— Que quoi ?

— Qui sait ? Pourquoi jette-t-on son dévolu sur une femme ? » Elle a rencontré mon regard.

« C’est ce que je me suis souvent demandé ces jours-ci. »

J’ai fait le tour de la pièce en regardant autour de moi. Rien n’avait encore été débarrassé, même si à l’évidence quelqu’un avait fait le ménage. Les livres étaient posés en piles nettes ici et là, quelques crayons, un décimètre et une gomme reposaient sur un carnet au papier réglé placé sur une petite table près de la fenêtre. Je l’ai ouvert. Sur la première page il y avait une liste d’idées pour des leçons, disposées les unes bien au-dessous des autres et numérotées. L’écriture de Zoë : de petites lettres rondes, bien dessinées. Sur le mur était accrochée une page de journal encadrée montrant une photo de Zoë entourée de dizaines d’enfants, une énorme pastèque dans les bras.

Nous sommes allées dans la cuisine. Il y avait des tasses retournées sur l’égouttoir, des fleurs mortes pendaient d’un vase. Une bouteille de vin solitaire jouxtait la bouilloire. Le frigidaire était ouvert, vide, luisant.

« C’est sa tante qui possède l’appartement à présent », a dit Louise, comme si je lui avais posé des questions sur les dispositions prises.

J’ai ramassé une calculatrice sur un plan de travail, j’ai appuyé au hasard sur quelques boutons puis j’ai regardé la somme qui s’affichait sur l’écran.

« Était-elle terrifiée ?

— Oui. Elle s’était installée chez moi. Elle avait complètement perdu les pédales avant de prendre cette décision, mais ce jour-là elle paraissait plus calme. Elle pensait que tout allait bien se passer. J’étais dehors, vous savez. » Louise a fait un signe de tête sec en direction de la rue. « J’attendais sur une double ligne jaune dans ma voiture, le long du trottoir. J’ai attendu, attendu. Puis j’ai klaxonné, j’ai encore attendu un peu et je l’ai maudite. Ensuite j’ai sonné à la porte. J’ai fini par appeler la police.

— Vous n’avez donc pas vu son corps ? »

Louise a cligné des yeux.

« Non, a-t-elle enfin répondu. Ils ne m’ont pas laissée entrer. Ce n’est que plus tard qu’ils m’ont demandé de venir dans l’appartement. Je n’arrivais pas à y croire. Elle venait de sortir de ma voiture, elle avait dit qu’elle en avait pour une minute.

— Tout se passe bien pour vous, mesdames ? a demandé Guy depuis la cage d’escalier.

— Nous n’en avons plus pour longtemps », ai-je lancé.

Nous sommes entrées ensemble dans sa chambre. Le lit avait été défait, une pile de draps et de taies d’oreiller reposait sur la chaise. J’ai ouvert l’armoire. Ses vêtements étaient encore là. Elle n’en possédait pas beaucoup. Les paires de chaussures étaient posées par terre. J’ai avancé la main pour toucher le tissu d’une robe bleu pâle, une veste de coton à l’ourlet défait.

« Vous connaissiez Fred ? j’ai demandé.

— Bien sûr. Il était charmant. Pourtant Zoë s’en tirait mieux sans lui. Il ne s’est pas franchement montré d’un grand soutien. Elle s’est sentie soulagée quand Zoë a fini par lui dire que c’était terminé entre eux.

— Je n’étais pas au courant. »

J’ai brièvement fermé les yeux pour me laisser revoir la photo de son cadavre, paisiblement allongé par terre, comme si elle s’était endormie à même le sol. Elle n’avait peut-être pas souffert. J’ai ouvert les yeux pour découvrir Louise qui me regardait, l’air inquiet.

« Qu’est-ce que vous faites là ? Pourquoi vous faites tout ça ?

— Je ne sais pas. J’espérais que ça pourrait m’apprendre quelque chose. Mais quoi ? je n’en ai pas la moindre idée. Peut-être simplement que je cherche Zoë. »

Elle a souri. « Vous cherchez un indice ?

— C’est idiot, pas vrai ? Est-ce qu’il manque quelque chose ? »

Louise a balayé la pièce des yeux. « La police a posé la même question. Je n’ai pas vraiment pu répondre. La seule chose que j’ai remarquée c’est la tenture que Fred lui avait donnée. Elle avait disparu.

— Oui. J’ai vu ça dans le dossier sur le meurtre.

— Quelle idée de voler un truc pareil ! Ça ne valait certainement pas grand-chose.

— La police a pensé que le meurtrier l’avait utilisé pour emporter quelque chose. »

Louise a eu l’air surprise. « Alors pourquoi ne pas prendre un sac en plastique dans la cuisine, tout simplement ?

— Je ne sais pas. J’imagine que les gens ne sont pas très rationnels quand ils viennent de tuer quelqu’un.

— Quoi qu’il en soit, elle ne possédait pas grand-chose. Sa tante s’est peut-être déjà servie. Pour l’essentiel, ça ressemble exactement à mon souvenir. C’est plutôt moche, vous ne trouvez pas ?

— Si.

— Elle détestait cet appart. Surtout vers la fin. Mais ça ne vous donne pas du tout l’idée de la personne qu’elle était. » Louise est retournée dans le salon pour s’asseoir sur le divan. « Le dernier jour, nous sommes allées faire du shopping ensemble. Juste histoire d’acheter deux ou trois trucs à se mettre sur le dos le temps qu’elle vienne récupérer toutes ces affaires, vous comprenez. Nous lui avons pris des culottes, un soutien-gorge, des chaussettes, après quoi elle a dit qu’elle voulait acheter un T-shirt. Elle était freluquette, en plus elle avait perdu du poids avec toutes ces frayeurs. On a donc fini par entrer dans un magasin pour enfants à deux pas de mon appartement. Elle a trouvé une robe d’été légère ainsi qu’un T-shirt blanc tout brodé de petites fleurs. Âge dix à onze ans, c’est ce que disait l’étiquette. Elle l’a essayé dans la cabine. Quand elle est sortie avec, elle paraissait tellement, tellement mignonne, vous comprenez, avec ses cheveux tout ébouriffés, ses bras maigrichons et son visage lumineux, dans ce T-shirt de môme. Elle ne pouvait s’empêcher de rire. »

Les larmes lui inondaient le visage. Elle n’essayait même pas de les éponger.

« C’est comme ça que je me la rappelle, a-t-elle repris. Elle avait vingt-trois ans, un boulot d’adulte, un appartement et tout ça. Mais quand je pense à elle je la revois debout à glousser devant moi, habillée de vêtements pour enfants. Elle était si petite, si jeune… » Elle a fouillé dans son sac d’où elle a sorti un mouchoir pour s’essuyer la figure. « C’est ce qu’elle portait quand elle s’est fait tuer. Elle était entièrement vêtue de ses habits neufs. Propre et fraîche comme une rose.

— Mesdames », a de nouveau appelé Guy en passant la tête par la porte. Il a eu l’air étonné de nous voir dans les bras l’une de l’autre, le visage baigné de larmes. Je ne savais pas pour qui je pleurais, mais nous sommes restées là un moment à sangloter et quand nous sommes parties Louise a posé ses mains sur mes deux joues, elle est restée comme ça un moment à me regarder.

« Bonne chance, Nadia, ma nouvelle amie. Je penserai à vous. »