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J’étais pressée. En fait c’était archifaux. Mais je me disais que si je créais une impression d’urgence, j’arriverais peut-être à m’y mettre de force. Le temps de me rendre compte de mon erreur, il serait trop tard. J’aurais retrouvé le contrôle de ma vie.

J’ai déniché une vieille chemise en coton sous mon lit. Je l’ai enfilée, par-dessus j’ai passé un T-shirt noir sans manches pour cacher la tache de chocolat. Un gamin surexcité avait dû me foncer dedans une barre de Mars ou un truc dans le genre à la main. Je me suis regardée dans la glace. Mes cheveux ressemblaient à un essaim d’abeille de dessin animé et j’avais encore une trace de fard sur la joue.

Du café. Ce serait déjà un début. J’ai trouvé une tasse, je l’ai rincée dans la salle de bains, où j’ai également rempli la bouilloire. L’évier de la cuisine était inabordable, enfoui sous une tour d’assiettes et de casseroles incrustées les unes dans les autres. Une fois que j’aurais fini de remplir ma feuille d’impôts, je laverais tout ça. Voilà une deuxième bonne idée. Cette pile répugnante de vaisselle crasseuse allait me servir de moyen de pression pour m’obliger à remettre les choses en ordre.

J’ai emporté mon café jusqu’à ma table de travail, avec une demi-barre de chocolat. Il fallait aussi que je commence à prendre du müesli avec des morceaux de fruits frais pour le petit déjeuner. Quatre portions de légumes et six portions de fruits. C’était ce que j’étais censée manger tous les jours. Mais après tout, le chocolat vient bien d’une fève, je me trompe ?

Je ferais mieux de me débarrasser de ça. L’imprimé du Trésor public gisait sur le clavier de l’ordinateur. Ça faisait un bon nombre de semaines que je l’avais reçu, mais je l’avais mis dans le tiroir avec toutes les autres lettres que je n’avais pas ouvertes pour essayer de ne pas y penser. Max m’avait souvent dit que je devrais aller voir un psy, rien que pour cette histoire d’incapacité à ouvrir mon courrier. Parfois je laisse passer des semaines. Mais je ne sais pas pourquoi. Je sais que je me prépare des ennuis. Et ce n’est même pas parce que je ne reçois que des trucs dont je ne veux pas, comme des factures ou des amendes de la bibliothèque. Je n’ouvre pas non plus les chèques, les lettres d’amis, les propositions pour des boulots qui me dépanneraient bien sur le coup. Plus tard, je me dis. Je m’en occuperai plus tard. Quand le tiroir sera plein.

On en était arrivé à ce moment précis où le plus tard n’a plus cours. J’ai balayé un paquet de gâteaux et un chapeau de paille qui se trouvaient sur la chaise puis je me suis assise, j’ai allumé l’ordinateur et j’ai regardé luire l’écran vert. J’ai cliqué sur « Comptabilité » puis sur « Dépenses ». Bien. Très bien. J’ai travaillé une heure. J’ai farfouillé dans mon bureau, derrière, dans des poches de vestes. J’ai ouvert des enveloppes. J’ai aplati de vieux reçus tire-bouchonnés ainsi que de vieux bons de commande. Ma vie prenait forme. J’ai décidé d’imprimer tout ça pour plus de sécurité. Une petite fenêtre est apparue : Erreur inconnue, type 18. Qu’est-ce que ça voulait dire ? J’ai cliqué à nouveau, mais le curseur n’a pas bougé. Tout était figé. Je me suis acharnée sur les touches, mais alors vraiment, comme si je pouvais les faire réagir par ma seule force physique. Rien. Et maintenant, je faisais quoi ? Qu’est-ce que j’étais censée faire ? Ma vie, ma nouvelle vie ordonnée était là, quelque part, derrière l’écran, et je n’y avais pas accès. Je me suis pris la tête dans les mains, j’ai juré, gémi. J’ai tapé le dessus de l’écran. Je l’ai caressé d’une main suppliante. « S’il te plaît, je serai gentille maintenant. »

J’aurais eu besoin de regarder dans le manuel, mais je n’en avais pas. L’ordinateur m’avait été légué par un copain de Max. Là-dessus je me suis souvenue du prospectus qu’on avait glissé sous mon essuie-glace la semaine dernière. Au secours de votre ordinateur. Sur le moment j’avais ri et je l’avais jeté dans un coin. Mais où ça bon sang ? J’ai ouvert le tiroir du haut : des tampons, des chewing-gums, des stylos qui fuyaient, du scotch, du papier d’emballage pour les cadeaux, un Scrabble de voyage, une poignée de photos que je ne reconnaissais même pas. J’ai vidé le contenu de mon sac en bandoulière : un tas de pièces de monnaie, des mouchoirs en papier roulés en boule, une vieille clé, un paquet de cartes à jouer, quelques billes, une boucle d’oreille, des élastiques, un tube de rouge à lèvres, une balle à jongler, deux ou trois capuchons. J’ai regardé dans mon portefeuille, parmi les cartes de crédit, les reçus, les billets étrangers et le portrait de Max pris au Photomaton. Je l’ai jeté. Pas de prospectus.

Il n’était pas non plus sous les coussins du canapé, ni dans la théière ébréchée que j’utilise pour ranger du petit bazar, ni dans mon tiroir à bijoux, ni dans la pile de papiers sur la table de la cuisine. Je m’en étais probablement servie comme marque-page. Je suis allée dans la chambre, j’ai feuilleté les livres que j’avais lus ou ouverts ces derniers temps. J’ai trouvé un trèfle à quatre feuilles séché dans Jane Eyre, le dépliant d’un livreur de pizzas dans un guide d’Amsterdam.

À moins que je ne l’aie fourré avec mépris dans ma poche. Qu’est-ce que je portais ce jour-là ? J’ai commencé à trifouiller dans les poches de mes vestes, pantalons, shorts, dans toutes les fringues qui traînaient dans ma chambre ou dans la salle de bains en attente du jour où je ferais la lessive. J’ai fini par le retrouver dans une bottine en daim tapie sous un fauteuil. Il avait dû atterrir là comme une feuille morte quand je l’avais envoyé promener. Je l’ai déplié puis j’ai regardé le texte. « Problèmes d’ordinateur ? » était-il écrit en lettres grasses. « Petits ennuis ou gros soucis, appelez-moi, je vous arrangerai tout ça. » Un numéro de téléphone suivait, en plus petit. Je l’ai composé sur-le-champ.

« Allô.

— C’est vous le type pour l’ordinateur ?

— Ouais. »

Il avait une voix jeune, amicale, très intelligente.

« Dieu soit loué. Mon ordinateur est paralysé. Tout y est. Toute ma vie.

— Où habitez-vous ? »

J’ai senti un poids s’envoler de mes épaules. Super. Je m’étais imaginé devoir traverser tout Londres en trimballant ce truc.

« À Camden, pas très loin du métro.

— Ce soir, ça vous va ?

— Et pourquoi pas tout de suite ? S’il vous plaît. Croyez-moi. Je ne vous le demanderais pas s’il ne s’agissait pas d’une urgence absolue. »

Il a ri. Un rire assez sympa, enfantin. Rassurant. Comme celui d’un médecin. « Je vais voir ce que je peux faire. Vous êtes là toute la journée ?

— Je ne bouge pas. Ce serait génial. » Je lui ai vite donné mon adresse et mon numéro de téléphone avant qu’il n’ait le temps de trouver une excuse. Puis j’ai ajouté : « Au fait, mon appartement est un dépotoir. » J’ai jeté un coup d’œil autour de moi. « Un vrai dépotoir. Et je m’appelle Nadia. Nadia Blake.

— À plus tard. »