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Mes mains tremblaient tellement que j’ai eu du mal à composer le numéro. J’ai réussi à ce qu’on me passe Links. J’avais découvert qu’en insistant suffisamment fort, on finissait toujours par le trouver dans la maison. Il s’est montré prudent et distant au téléphone. Je crois qu’il ne savait pas vraiment comment il devait s’y prendre avec moi depuis que j’avais pris la fuite. Il aurait aimé m’inculper de quelque chose, sans aucun doute, mais apparemment je n’avais contrevenu à aucune loi. Reste qu’il pouvait toujours se montrer grincheux, depuis sa position d’infériorité.

« Oui ? a-t-il demandé.

— Je viens de parler avec Joshua Hintlesham.

— Quoi ?

— Le fils de Jennifer Hintlesham.

— Je sais bien. Mais qu’est-ce que vous fichez à lui parler ?

— Il est venu me voir.

— Comment ça ? Comment savait-il qui vous étiez ? »

S’il s’était trouvé dans les parages je crois que je l’aurais secoué en lui martelant mes phalanges sur le crâne, mais ce n’était pas le cas. « Ne vous préoccupez pas de ça. Ça n’a pas d’importance. L’important, c’est que j’ai découvert quelque chose que nous connaissons tous les deux.

— Qu’est-ce que vous voulez dire ?

— Il y a quelque temps, j’ai eu un problème et j’ai appelé un numéro que j’avais trouvé sur une carte publicitaire. Un certain Morris est passé pour tout réparer. En fait, ce n’était rien de bien compliqué. Mais j’y connais que dalle en informatique. Et l’autre jour, quand je me suis échappée, je suis tombée sur lui dans la rue. Il s’est montré très amical. Je n’y ai pas repensé. Mais en discutant avec moi, Josh m’a dit qu’il faisait partie d’un club d’informatique qui dépend de son école. Et une des personnes qui s’en occupe c’est ce type appelé Morris. »

Il y a eu une longue pause à l’autre bout du fil. Je lui avais donné un os à ronger.

« C’est la même personne ?

— Ça m’en a tout l’air. » Je n’ai pas pu me retenir d’ajouter : « Ça ne veut peut-être rien dire. Vous voulez que je vérifie ?

— Non, non, a-t-il immédiatement répondu. Certainement pas. Nous allons nous en charger. Que savez-vous de lui ?

— Il s’appelle Morris Burnside. Il doit avoir autour de vingt-cinq ans. Je ne peux pas en dire beaucoup à son sujet. Il m’a paru sympa, intelligent. Ceci dit, je me laisse impressionner par le premier zozo qui sait allumer un ordinateur. Josh l’aime beaucoup. Il n’a pas l’air d’un cinglé. Il est beau. Il ne s’est pas montré timide ni bizarre avec moi, rien de la sorte.

— Vous le connaissez bien ?

— Pas du tout. Comme je vous l’ai dit, je ne l’ai rencontré qu’à deux occasions.

— A-t-il cherché à entrer en contact avec vous ? »

Je me suis repassé nos rencontres dans ma tête. Il n’y avait pas grand-chose à en dire.

« Il me semble que je lui plaisais. Je lui ai dit que je venais de me séparer de mon copain. Il m’a à moitié invitée mais j’ai décliné l’offre. Cela dit, il l’a très bien pris. Il m’a proposé de m’aider à acheter un ordinateur plus puissant. J’ai dit non, mais ça ne me paraît pas constituer une raison suffisante pour me tuer.

— Savez-vous où il habite ?

— J’ai son numéro de téléphone. Ça vous suffira ? »

Je le lui ai dicté à haute voix d’après la carte, cette carte que j’avais été si heureuse de retrouver il y a tout juste deux semaines.

« Parfait. Laissez-nous nous charger de tout. N’essayez surtout pas d’entrer en contact avec lui.

— Vous allez lui parler ?

— Nous allons faire quelques vérifications à son sujet.

— Ça ne veut peut-être rien dire.

— Nous verrons.

— Il ne s’agit peut-être pas de la même personne.

— Nous allons voir. »

Au moment de reposer le téléphone, j’aurais voulu m’effondrer d’un coup, pleurer, m’évanouir. J’aurais aimé que quelqu’un me mette au lit et s’occupe de moi. Mais il n’y avait que Lynne, Lynne qui s’affairait autour de moi comme une mouche horripilante que j’aurais voulu pouvoir écrabouiller. Elle avait écouté ma conversation avec un intérêt croissant. À présent, elle me regardait avec avidité. Elle voulait que je la tienne au courant. Le découragement m’a saisie. Parfois j’avais l’impression d’être embarrassée d’une jeune fille au pair sans avoir d’enfant dont elle pourrait s’occuper. Vite, sans même me laisser le temps de parler, j’ai repris le téléphone et composé un numéro.

 

« Tu l’as rencontré. »

Zach s’est arrêté, comme s’il ne pouvait pas marcher et mener une réflexion intense en même temps.

« Quand ça ?

— L’autre jour. Quand tu es passé et qu’il y avait ce jeune type qui avait réparé mon ordinateur. Tu l’as croisé au moment où il repartait.

— Celui qui ne voulait pas se faire payer ?

— C’est ça.

— Avec des cheveux couleur sable ?

— Non. Des cheveux bruns assez longs.

— À propos, t’as vu mes cheveux ? »

Zach s’est écarté d’un pas pour essayer d’examiner son reflet dans une vitrine. Nous remontions Camden High Street où nous faisions des petits tours dans les boutiques, parfois pour essayer quelque chose, sans jamais rien acheter pour autant. Lynne nous suivait à vingt mètres, les mains dans les poches.

« Je m’en débarrasse, a-t-il continué. Ce que je devrais faire, c’est tout raser, si j’étais vraiment intègre. Qu’est-ce que tu en penses ? »

Il a tourné vers moi un visage anxieux.

« Garde-les comme ça, j’ai répondu. Je ne crois pas que ça t’irait, le crâne rasé.

— Et qu’est-ce qu’il a de mal mon crâne ?

— Comme je te disais, il s’est avéré que ce type, qui s’appelle Morris, connaissait également le fils d’une des femmes qui s’est fait tuer.

— Tu veux dire qu’il l’a peut-être assassinée ?

— Eh bien, il est la seule connexion que nous ayons trouvée.

— Ce n’est pas possible ! Je sais bien que je ne l’ai aperçu que huit secondes, mais il paraissait ce qu’il y a de plus normal.

— Et alors ? J’ai parlé de ça avec la psychologue, qui est experte en la matière. Elle a dit que le meurtrier se révélerait être quelqu’un de normal en apparence. Je prie pour que ce soit lui, c’est tout. Si simplement il pouvait être mis derrière les barreaux, ma vie recommencerait. » J’ai pris la main de Zach. « Tu sais, j’étais absolument convaincue que j’allais mourir. Ils ont essayé de protéger ces deux autres femmes et ils n’y sont pas arrivés. Elles se sont fait tuer. Je n’arrête pas de penser à la mort. Au fait d’être morte. J’ai eu si peur. »

Des larmes ont commencé à me couler sur les joues. Ce n’était pas vraiment ni le moment ni le lieu pour ce genre d’épanchement avec tous les chalands qui nous bousculaient au passage. Zach m’a prise dans ses bras, il m’a embrassé les cheveux. Il pouvait être gentil par moments. Il a sorti des mouchoirs en papier relativement impeccables de sa poche qu’il m’a tendus. Je me suis essuyé le visage, puis mouchée.

« Tu aurais dû demander de l’aide, a-t-il dit.

— Et tu aurais fait quoi ?

— Quelque chose. Par exemple, sur l’histoire d’être mort. Pense à avant ta naissance. Tu es restée morte pendant des millions et des millions d’années. Tu ne trouves pas ça effrayant, si ?

— Si, justement. »

Soudain j’ai senti une présence à mon coude. C’était Lynne.

— Il y a un message du commissaire Links. Il aimerait vous voir séance tenante.

— Qu’est-ce qui s’est passé ? »

Lynne a haussé les épaules. « Il a simplement dit qu’il voulait vous voir. »

 

Ils ont été gentils avec moi au commissariat. On m’a immédiatement fait entrer pour me conduire jusqu’à un bureau plus conséquent, séparé des autres dans la salle sans cloisons. On m’a fait asseoir dans la chaise en face du bureau, on m’a apporté du thé avec deux gâteaux dans une petite soucoupe, puis on m’a dit que Links n’allait pas tarder. Je n’avais pas plus tôt bu deux gorgées et trempé mon gâteau dans la tasse que Links et Cameron sont entrés dans la pièce. Ils avaient tous les deux l’air sérieux et formels. Cameron s’est assis sur le canapé, Links derrière le bureau. Ainsi donc c’était le sien.

« Ils vous ont donné du thé ? » a-t-il dit.

J’ai levé ma tasse. Il n’y avait pas franchement grand-chose à répondre.

« J’ai voulu vous prévenir tout de suite. Nous avons interrogé Morris Burnside et nous l’avons à présent éliminé de cette enquête. »

Il m’a semblé que la pièce se mettait à tanguer autour de moi, me laissant nauséeuse et sonnée.

« Quoi ?

— Je veux vous assurer qu’il s’agit d’une avancée positive.

— Mais comment avez-vous pu le disculper aussi vite ? »

Il avait ramassé un trombone sur son bureau. Il avait commencé par le dérouler pour le mettre droit. Maintenant il essayait de lui redonner sa forme originelle. J’avais déjà tenté le coup. Ça ne marche jamais. Mais au moins ça lui évitait d’avoir à me regarder en face.

« J’ai appris par le Dr Schilling que vous avez découvert l’existence de deux autres meurtres, je veux dire, des deux autres meurtres sur lesquels nous enquêtons dans cette affaire. L’analyse des documents a démontré sans l’ombre d’un doute que c’est la même personne qui se trouve impliquée dans le meurtre de Zoë Haratounian et dans celui de Jennifer Hintlesham, la même qui vous envoie les menaces que vous avez reçues. Et il ne s’agit pas que des documents. » Links parlait à présent comme écrasé par une terrible souffrance. « Nous savons que le meurtrier a pris la peine de placer un objet qui appartenait à Mrs Hintlesham dans l’appartement de Miss Haratounian afin de, comment dire, d’embrouiller les pistes. » Il a de nouveau défait le trombone. « Le matin où Zoë Haratounian a été tuée, Morris Burnside se trouvait à Birmingham pour assister à une conférence sur les technologies de l’information qui a duré tout le week-end. Il s’occupait d’un stand où il faisait les démonstrations. Nous avons passé quelques coups de fil. De nombreux témoins peuvent affirmer l’avoir vu là tout le dimanche, du matin au soir.

— Il n’a pas pu s’échapper ?

— Non.

— Comment a-t-il réagi quand vous l’avez interrogé ?

— Il était un peu choqué, bien sûr. Mais il s’est montré très poli, très coopératif. C’est un jeune homme sympathique.

— Était-il en colère ?

— Absolument pas. De toute façon, nous ne lui avons pas dit que c’était vous qui nous aviez mentionné son nom. »

Je me suis penchée pour poser ma tasse sur le bureau.

« Je peux la laisser là ?

— Faites donc. »

Je n’avais rien d’autre à ajouter. Mon corps semblait s’être vidé de tout. J’avais cru que j’étais en sécurité. À présent il fallait que j’y retourne. Je ne pouvais pas m’y résoudre. J’étais trop fatiguée. « Je croyais que c’était fini, ai-je lâché, hébétée.

— Tout va bien se passer, a dit Links, toujours sans me regarder. La protection va continuer. »

Je me suis levée, j’ai fait le tour de la pièce des yeux, dans le brouillard.

« Il faut voir ça comme une avancée positive. Nous avons éliminé un suspect potentiel. C’est déjà un progrès. »

Je me suis tournée vers lui.

« Pardon ?

— Ça en fait un de moins à considérer.

— Il n’en reste plus que six millions, ai-je continué. Oh, j’imagine qu’on peut aussi éliminer les femmes aussi ainsi que les enfants. Disons deux millions. Moins un. »

Links s’est levé. « Stadler va vous reconduire. »

Il était difficile de dire s’il me montrait la route ou s’il me portait. En chemin il s’est arrêté dans un tronçon de couloir calme. « Tu vas bien ? » a-t-il demandé.

J’ai gémi quelque chose.

« Il faut que je te voie.

— Quoi ?

— Je n’arrête pas de penser à toi. Je veux t’aider, Nadia. Je te veux et je pense que tu as besoin de moi. Tu as besoin de moi. » Il m’a touché le bras.

« Hein ? » Il m’a fallu un temps avant de comprendre ce qu’il faisait. J’ai de nouveau marmonné quelque chose tout en le repoussant d’un coup. « Ne me touche pas, j’ai dit. Ne me touche plus jamais. »