8

Les gamines de cinq ou six ans constituent le meilleur public. Elles sont gentilles, admiratives, elles restent assises bien sagement dans leurs robes soyeuses aux couleurs pastel, arborant petites nattes et souliers vernis. Quand je demande à l’une d’elles de venir m’aider, elle répond en murmurant, un doigt dans la bouche. Le pire, ce sont les garçons de huit ou neuf ans. Ils se moquent de nous, ils hurlent que l’objet disparu se trouve en fait dans ma poche, ils se bousculent et foncent pour inspecter ma boîte de magie. Ils ricanent quand je loupe une balle. Les marionnettes, c’est pour les mauviettes, affirment-ils. Ils beuglent Happy Birthday sur un ton sarcastique. Ils font éclater tous les ballons. Mais Zach et moi avons une règle infranchissable : pas d’auditoire à plus de deux chiffres.

Ce goûter particulier concernait des garçons de cinq ans, plus quelques filles gravitant en périphérie. Il se tenait dans une belle maison spacieuse située sur Primrose Hill. Quelques marches permettaient d’accéder au perron. Derrière se déployait une entrée dans laquelle on aurait pu faire plusieurs fois la roue puis une cuisine de la taille de mon appartement et un salon rempli d’enfants au sol recouvert d’une moquette aussi épaisse que pâle qui s’étalait jusqu’aux portes-fenêtres. Le jardin était tout en longueur, bien entretenu ; il comprenait un patio, un bassin à poissons rouges, une série de treillages en arceau, des bordures en buis taillées net, des roses blanches.

« Fiouou ! ai-je sifflé à l’oreille de Zach.

— Ne casse rien, d’accord ? » a-t-il murmuré en retour.

Le garçon dont c’était l’anniversaire s’appelait Oliver. C’était un petit bonhomme grassouillet aux joues toutes marbrées d’excitation. Ses amis couraient en cercles désordonnés autour de lui comme autant d’atomes libres tandis qu’il déchirait les emballages de ses cadeaux. Sa mère, une certaine Mrs Wyndham, paraissait très grande, très mince et très riche, en plus d’avoir l’air déjà au dernier stade de l’irritation devant cette fête qui venait à peine de commencer. Elle nous a jeté un regard dubitatif à Zach et à moi.

« Ils sont trente-quatre, a-t-elle déclaré. Et assez agités de surcroît. Enfin, vous savez comment sont les garçons.

— En effet, a rétorqué Zach d’un air compassé.

— Ce n’est pas un problème, ai-je corrigé. Si les enfants pouvaient sortir quelques minutes dans le jardin, ça nous permettrait de tout installer. » Je suis entrée dans le salon et j’ai frappé dans mes mains. « Allez, les enfants, sortez vite ! Nous vous appellerons quand le spectacle commencera. »

Et les gamins d’effectuer une retraite précipitée par les portes-fenêtres. Mrs Wyndham leur a couru derrière en gémissant quelque chose à propos de ses camélias.

 

Zach et moi avons construit le théâtre de marionnettes ensemble. C’est nous qui avons scié les planches avant de les clouer les unes aux autres. Sur la toile, nous avons peint des montagnes bleues, une forêt verte, l’intérieur d’une maison. Nous avons même fait une de nos marionnettes, un lion en papier mâché. C’était dégoûtant, ça a pris des siècles, et pour finir, notre lion avait l’air d’un tas informe de pâte à modeler toute sèche et il avait la tête complètement de traviole. Nous avons acheté les autres dans un magasin spécialisé. Nous avons deux ou trois pièces courtes, que Zach a composées. Après tout, c’est lui l’écrivain. En tout cas c’est ce qu’il déclare quand on lui demande ce qu’il fait. « J’écris des romans », affirme-t-il, ajoutant parfois comme si ça lui revenait d’un coup qu’il finance son art grâce à des petits boulots annexes, comme celui d’animateur pour goûters d’enfants.

Ses spectacles de marionnettes sont courts, compliqués et demandent trop de voix différentes. Celui d’aujourd’hui comprenait un garçon, une fille, un magicien, un oiseau, un papillon, un clown et un renard. Je suis toujours trempée de sueur quand on arrive à la fin.

Zach était déjà au courant pour la lettre, bien sûr. Il savait que la police s’en était mêlée et toutes les mesures de protection qu’elle prenait. Il avait rencontré Lynne aujourd’hui, vu qu’on l’avait déposé à Primrose Hill ; il s’était même assis à côté d’elle tandis qu’elle se faufilait dans la circulation l’air abruti, devisant sur la théorie du chaos ou encore sur le fait que la population indienne allait dépasser le milliard.

Au moment de monter le théâtre, il m’a demandé si toute cette histoire me flanquait la trouille.

« Non. » J’ai hésité, tout en suspendant le rideau à la barre devant la scène minuscule. Mais il fallait que j’en parle à quelqu’un. « En fait, je trouve ça plutôt excitant.

— C’est un peu pervers comme remarque.

— Le truc, c’est que… tu peux garder un secret ? » Je n’ai pas attendu sa réponse. Je savais qu’il en était incapable. Tout le monde sait que c’est une véritable passoire. « J’ai une aventure avec un des policiers.

— Quoi ?

— Je sais. C’est un peu bizarre, mais…

— Nadia. » Il m’a pris par les épaules, m’obligeant à arrêter ce que je faisais. « Tu es folle ou quoi ? Tu ne peux pas faire un truc pareil.

— Et pourquoi pas ? »

Zach s’est mis à faire de grands gestes, comme si les mots seuls ne suffisaient pas à exprimer à quel point je m’égarais. « Ça ne se fait pas. C’est mal. C’est comme coucher avec son médecin. Il se sert de toi, de ta vulnérabilité. Mais enfin, tu es aveugle ? Écoute, je suis sûr qu’à tes yeux c’est un truc beau, pur, important, mais tu viens de te séparer de Max et voilà que tu sautes dans un plumard avec un type censé assurer ta protection.

— La ferme, Zach.

— Une figure paternelle. Il faut que tu y mettes un terme, Nadia.

— Il est marié », j’ai ajouté d’une voix misérable. Rien que de le dire m’a provoqué une vive douleur dans la poitrine.

Zach a laissé échapper un ricanement sarcastique. « Ben voyons !

— Il est très beau. Enfin, je veux dire, je n’aurais jamais cru que… » Je me suis mise à trembler au souvenir de ce matin : il y avait à peine quelques heures, il était venu remplacer Lynne une heure et nous avions fait l’amour dans la salle de bains, debout contre le mur carrelé, les mains emmêlées dans nos vêtements respectifs, avec désespoir.

« Nadia, a insisté Zach. Oh merde, les voilà. »

Les garçons venaient de rentrer du jardin.

 

Après le spectacle, j’ai demandé à Oliver de me donner un coup de main pour mes tours de magie pathétiques. La baguette s’est décomposée à chaque fois qu’il l’a touchée, tous les enfants ont crié « Abracadabra ! » aussi fort que possible, et Mrs Wyndham est restée sur le seuil à frémir. Puis je leur ai demandé de me donner des objets bizarres avec lesquels je pourrais jongler. Un sale mioche, un certain Carver, m’a tendu une râpe à fromage qu’il avait trouvée dans la cuisine, mais il était peu probable que Mrs Wyndham voie d’un bon œil sa moquette tachée de sang. J’ai choisi un melon, un rond de serviette et une baguette de tambour et je n’en ai pas fait tomber un seul. Zach a gonflé de longs ballons qu’il a tordus pour former des animaux. Puis les enfants se sont précipités dans la cuisine pour se régaler de saucisses piquées sur des cure-dents, de biscuits fourrés à la confiture et du gâteau d’anniversaire qui avait la forme d’un train. Et voilà, fin des réjouissances. Zach mourrait d’envie de se griller une cigarette, ce qui fait que je l’ai envoyé dehors de force.

« Ça ne t’ennuie pas ? a-t-il demandé. De te taper tout le rangement et le nettoyage ?

— Non, débarrasse le plancher. Allez, fiche-moi le camp.

— N’oublie pas ce que je t’ai dit.

— Mais oui, t’inquiète pas. Allez, maintenant, du balai, partenaire.

— Tu ne vas pas y mettre un terme, je me trompe ? »

J’ai fermé un instant les yeux, imaginant sa bouche contre ma gorge.

« Je ne sais pas. Je ne peux rien affirmer. »

 

Les parents et les bonnes d’enfants ont commencé à arriver – je suis capable de faire la distinction à des kilomètres. J’ai défait le théâtre, que j’ai commencé à ranger dans sa boîte. Une jolie jeune fille est venue m’apporter une tasse de thé.

« Mrs Wyndham m’a demandé de vous donner ça. » Elle avait les cheveux blond cendré et un drôle d’accent chantant.

Je l’ai acceptée avec joie.

« Vous êtes la nounou d’Oliver ?

— Non. Je suis venue chercher Chris. Il habite un peu plus bas dans la rue. » Elle a pris une marionnette pour l’examiner, l’enfiler sur sa main. « Ça doit être difficile, ce que vous faites.

— Pas autant que vous. Vous ne vous occupez que de celui-là ?

— Il y a deux garçons plus grands, mais Josh et Harry vont au collège. Ça se range dans ce sac ?

— Merci. » J’ai bu mon thé en vitesse avant de continuer à remballer. J’en avais fait un art. Elle est restée là à me regarder. « D’où venez-vous ? Vous parlez un anglais fabuleux.

— De Suède. J’étais censée rentrer chez moi, mais il y a eu un petit contretemps.

— Oh », ai-je vaguement répondu. Où était donc passée cette baguette magique ? Je parie qu’Oliver l’avait embarquée pour voir comment la faire se décomposer. « Eh bien, merci, euh…

— Lena.

— Lena. »

Elle a disparu dans la cuisine, où les autres nounous étaient rassemblées autour des enfants dont elles avaient la charge, à les regarder se glisser des morceaux de train en chocolat dans la bouche tout en discutant de petits copains et de sorties nocturnes. Des enfants ont commencé à partir. « Dis merci », ai-je entendu, et « Où est ma pochette-surprise ? » ou encore « Harry en a une bleue, j’en veux une bleue, moi aussi. »

J’ai ramassé toutes mes affaires. Dieu merci, Lynne était dehors avec la voiture. Il y avait quelques avantages à se faire suivre par une femme policier rougissante et têtue. Un petit blondinet s’est cogné à moi dans l’entrée. Il avait des traces violettes sous les yeux et la bouche barbouillée de chocolat.

« Salut ! ai-je gaiement lancé, déterminée à sortir au plus vite.

— Ma maman est morte, a-t-il dit en me fixant de son regard vif.

— Oh, eh bien… », ai-je répondu en jetant un œil à droite et à gauche. Sa mère était sans doute quelque part dans la cuisine.

« Ouais. Ma maman est morte. Mon papa il dit qu’elle est partie au ciel.

— Vraiment ?

— Non, a-t-il répondu en léchant sa sucette. Moi je crois pas qu’elle soit partie aussi loin que ça.

— Eh bien…

— Un monsieur il l’a tuée.

— Je ne te crois pas.

— Si, c’est vrai », a-t-il insisté.

Lena est revenue, la veste du petit à la main. « Allez, Chris, on rentre. »

Il lui a pris la main.

« Je veux ma pochette-surprise d’abord.

— Il prétend que sa mère est morte.

— En effet, a-t-elle simplement répondu.

— Comment ? C’est vrai ? »

J’ai reposé la boîte et je me suis penchée vers Chris. « Je suis vraiment désolée », lui ai-je soufflé, bêtement. Je ne savais pas quoi dire.

« Je peux avoir ma pochette maintenant ? » Il tirait la main de Lena avec impatience.

« Quand est-ce que c’est arrivé ? j’ai demandé à Lena.

— Il y a deux semaines. C’était affreux.

— Bon Dieu. » Je l’ai regardée avec fascination. Je n’avais jamais encore rencontré quelqu’un qui ait fréquenté de près la victime d’un assassinat. « Qu’est-ce qui s’est passé ?

— Personne ne le sait. » Elle a secoué la tête, faisant onduler ses cheveux argentés. « Ça s’est passé dans la maison. »

Je l’ai regardée, bouche bée.

« Quelle horreur ! Ça a dû être affreux pour tout le monde. »

Mrs Wyndham est arrivée avec une pochette-surprise pour Chris. Elle paraissait trois fois plus grande que les autres.

« Voilà, mon chéri, a-t-elle dit en lui déposant un baiser sur le sommet du crâne. S’il y a quoi que ce soit que je puisse faire… » Elle a soupiré, comme si elle souffrait rien qu’à le regarder. « Pauvre petit agneau. » Elle s’est tournée vers moi. « Je vais chercher vos honoraires, Miss Blake. J’en ai pour une minute, tout est déjà prêt.

— J’ai deux paquets de bonbons et Thomas il en a eu qu’un ! s’est écrié Chris l’air triomphant. Et pis j’ai une boule collante.

— Voilà votre dû, Miss Blake. »

À en juger par le ton qu’elle a employé, il me paraissait peu probable qu’elle refasse appel à nos services.

« Merci. » J’ai de nouveau soulevé tout mon matériel avant de me tourner pour partir.

« Bonne chance, j’ai dit à la jeune nounou.

— Merci. »

Nous nous sommes attardées ensemble dans le hall. Je ne pouvais pas m’en aller tout de suite. Zack rentrait par ses propres moyens. Il fallait que je lui dise au revoir.

« C’était un cambriolage ?

— Non, a-t-elle répondu.

— Il écrivait des lettres, a lancé Chris d’une voix enjouée.

— Quoi ? »

Lena a acquiescé dans un soupir. « Oui. C’était horrible. Des lettres qui disaient qu’elle allait mourir. Comme des lettres d’amour.

— Comme des lettres d’amour, j’ai répété d’une voix sans timbre.

— Oui. » Elle a soulevé le petit garçon, qui lui a entouré la taille de ses jambes. « On y va, Chris.

— Attendez. Attendez une minute. Elle n’a pas appelé la police ?

— Oh, si. Il y avait un tas de policiers.

— Et elle est quand même morte ? j’ai continué, envahie par un froid glacial.

— Oui.

— Comment s’appelaient-ils ?

— Pardon ?

— Les flics. Comment s’appelaient-ils ?

— Pourquoi voulez-vous savoir ça ?

— Vous rappelez-vous leurs noms ?

— Si je me rappelle leurs noms ? Je les voyais tous les jours. Il y avait un certain Links et puis l’inspecteur Stadler aussi. Et une psychologue, le Dr Schilling. Voilà. Pourquoi ? Qu’est-ce qu’il y a ?

— Oh, rien d’important. » Je lui ai souri alors que mes entrailles se consumaient. « Il me semble que j’en connais certains. »