- Emma... aide-moi s'il te
plaît... Empêche-le...
Le porc est dans notre
chambre, dans notre lit. Le petit pyjama de mon frère a rejoint le
parquet. Il est nu contre moi. Je sens ses doigts s'enfoncer dans
ma chair. Jusqu'au sang. Mais rien n'est comparable. Aucune
douleur. Rien n'est comparable aux gémissements de Tom lorsque mon
père est sur lui. Il l'étouffe. Et sa petite main sur ma peau. Sa
petite main que j'embrasse en pleurant.
- Je ne peux rien faire, Tom.
Je ne peux rien faire...
Cela doit bien faire vingt minutes que je me
balance d'avant en arrière, comme une aliénée. Ça ne résout pas le
problème mais ça soulage mes nerfs. Le bruit du frigo, aussi
lointain que mes oreilles le perçoivent, me berce
agréablement.
Finalement, mon regard tombe sur la pendule au
verre fissuré par le temps. Il est presque vingt-deux heures.
Bordel de merde. Je me demande depuis combien de temps mes fesses
s'engourdissent sur ces dalles pourries.
Un sacré bout de temps, apparemment.
Mes yeux dessinent un trajet sinueux des pieds de
la table en bois massif jusqu'au corps qui gît toujours, amas de
graisse posé à même le carrelage cassé. Son visage présente une
grimace incertaine oscillant entre le caprice et la haine.
C'était mon père.
Il doit goûter à l'enfer à l'heure qu'il
est.
Savoure-le bien, gros porc.
Karter est accroupi, en train de ramasser les
débris de cafetière éparpillés à divers endroits de la pièce.
J'ignore comment j'ai fait pour ne pas me taillader les veines.
Coup de pot ma vieille. Ouais, si on veut.
Le visage du jeune homme est si contracté que tous
ses muscles sont près de trancher sa peau. Ses lèvres sont tendues
vers l'arrière, presque comme s'il souriait.
- Qu'est-ce que tu fabriques, Kay?
Il se retourne brutalement vers moi, surpris par
mon réveil. Ses traits se détendent légèrement, et sa mâchoire se
desserre.
- Je nettoie les dégâts.
- Mais... Ne touche à rien! Les flics vont
débarquer, ils vont trouver tes empreintes partout.
- Ils ne trouveront ni les miennes ni les tiennes,
princesse. On va tout nettoyer. De fond en comble. Aucune
trace.
Je me mets à rire doucement. Je ris. Ô mon
Dieu.
- Kay, tu crois vraiment que la thèse de la crise
cardiaque va être plausible? Regarde sa tête, bordel! Elle est
complètement... explosée.
- On fera de notre mieux Emma. Tu peux te
lever?
- Je peux essayer. Que veux-tu que je fasse?
- Ferme tous les volets. Les fenêtres aussi.
- Pour que personne ne nous voie?
- Pour que les odeurs s'échappent au minimum. Un
cadavre peut sentir à des kilomètres à la ronde.
Appétissant. Mais pas bête.
Je me lève donc. Plus ou moins facilement car
rester si longtemps immobile a changé mes pieds en deux parpaings
aussi difficiles à déplacer qu'un cheval de trait dans la boue. Je
fais quelques pas et tout va mieux. Je me dirige à ses ordres vers
la fenêtre de la cuisine. Je déploie les volets de bois sombre,
enclenche le loquet, puis referme, apercevant au passage mon reflet
dans les vitres sales. Mouvement de recul. Mon visage est couvert
de sang séché. Des petites gouttes brunes partout sur mes joues,
comme des taches de rousseur.
- Qu'est-ce que tu as touché Emma?
- Laisse-moi me rappeler... La tasse, la petite
cuillère. La table aussi, la chaise, la cafetière. Lui... Et merde,
la fenêtre.
- Attrape ça ! Et fais attention.
Il me lance un vieux torchon qui devait
certainement être coloré à l'origine. On devine simplement des
carreaux sur le tissu. Plus aucune couleur. Je l'enroule autour de
mes doigts de sorte qu'aucun ne dépasse et ne laisse
d'empreinte.
- Princesse, je m'occupe du corps. Prends l'éponge
dans l'évier et nettoie tout ce que tu peux.
Je le regarde, abasourdie. Toute tension a disparu
sur son visage.
- Karter?
- Oui Em' ?
- Merci. Encore une fois.
Il hoche la tête, comme si tout cela n'était rien,
puis reprend son travail. J'ouvre les robinets et attends que l'eau
devienne assez chaude pour y tremper l'éponge. Il devait utiliser
la même depuis des années. Elle part littéralement en
lambeaux.
Karter s'approche de moi et caresse ma main sous
le jet d'eau brûlante. Il secoue la tête et fait claquer sa langue
contre son palais.
- Utilise de l'eau froide si tu veux faire partir
le sang, princesse.
Il ferme le robinet d'eau chaude et ouvre l'autre
en grand, m'éclaboussant légèrement au passage. Le contact avec le
liquide glacial réveille peu à peu mes esprits.
Alors je l'entends déplacer le corps derrière moi.
Le bruit. Visqueux. Comme lorsqu'on ramasse une tartine pleine de
confiture tombée du mauvais coté. Je me retourne. Il est en train
de le soulever. Sa tête pivote d'un quart de tour et un peu de sang
vient tacher l'encart de la porte.
... La victime a été
torturée. Nous avons retrouvé une fine lame de bois encore plantée
dans sa tempe droite. Sous l'impact, sa tête a pour ainsi dire...
implosé. Emma Kazanje vous condamne à...
Il faut qu'on s'active. Ce putain de liquide rouge
et gluant s'infiltre partout. J'humidifie ce qui sert d'éponge puis
y verse une bonne lampée de produit javellisé. Ça devrait faire
l'affaire pour le moment. Je lave la table, tellement fort que le
bois blanchit presque instantanément sous l'effet de la Javel. Rien
de grave. Vu l'état de la maison, les autorités ne remarqueront pas
ce détail. Je passe à la chaise. Même topo. Elle devient en partie
plus claire que ses semblables. Je frotte la porte du
réfrigérateur, je pense m'être appuyée dessus lorsque la cafetière
lui a explosé en pleine gueule. C'est inhumain de se sentir si bien
après un tel acte. Mais je ne vais pas me gêner après tout. C'est
fait, c'est fait. Et si c'était à refaire... Je l'aurais carrément
fini avec la cafetière, ce gros lard. Je lui aurais volontiers
enfoncé un grand bout de verre brisé dans le...
- Emma?
- Oui?
- Dépose la tasse et la cuillère dans le
sac-poubelle et vient m'aider à le porter jusqu'à sa chambre, il
pèse une tonne.
Si lourd? Il m'a semblé si petit quand il a ouvert
la porte. Mais c'était un monstre dans mes souvenirs. Un foutu
croque-mitaine.
Je me dirige vers son corps, désormais incapable
du moindre mal. Je prends son bras gauche, aussi mou qu'il soit, et
le place derrière ma nuque. Kay a raison. J'aurais même dit une
tonne et demie, voire deux. Le cadavre nous soutire à tous les deux
quelques cris d'effort. Nous ouvrons non sans peine deux portes
avant de tomber sur la chambre. Nous le posons un peu brutalement
sur le lit, si bien que sa tête vient heurter le mur, laissant une
larme de sang, épaisse, couler lentement le long de sa joue droite.
Karter allume la lumière. Il a fait du bon boulot. Excepté ce fin
trait sombre, le visage du porc est propre. Complètement défoncé,
certes. Mais propre. Son oeil gauche est si enflé qu'il semble sur
le point de sortir de son orbite. Je prie de toutes mes forces pour
que ce ne soit pas le cas. Karter attrape ses pieds pour l'allonger
totalement. Ses cheveux glissent sur le papier peint, et une
traînée rose apparaît. Seigneur. De la cervelle. Je ravale une
seconde gorgée de bile acide et résous le problème avec ma vieille
éponge. Puis je laisse Kay pour aller fermer toutes les autres
fenêtres de la maison.
Je prends bien soin de ne pas allumer la lumière
des pièces dans lesquelles je rentre. L'éclat de la lune est
suffisant. Et mes yeux s'habituent peu à peu. Je ne veux pas de
nouveaux souvenirs provenant de cette maison. Aucun. Je vais
sûrement passer le reste de ma vie en prison, ce n'est pas pour me
remémorer les motifs du carrelage de la salle de bains du porc. Je
n'ai pas beaucoup mieux dans quoi puiser, mais je n'ai pas besoin
de ça en plus.
Tout est fermé. Volets, fenêtres, portes. Je
rejoins la chambre. Karter a posé les mains du cadavre sur son
ventre. Comme s'il était mort dans son sommeil. Sauf que ça, Kay,
ça ne fonctionne que dans les films. Dans les mauvais films.
- Ça ne marchera jamais.
- Il va bien falloir pourtant. Au moins, le
spectacle tient moins du gore que lorsque je suis rentré. Mais
qu'est-ce qui t'a pris, princesse?
Je sens les larmes perler aux coins de mes yeux.
Qu'est-ce qui m'a pris? Si moi-même je pouvais le savoir...
- Lorsque je me suis retrouvée en face de lui, son
visage, son odeur...Tout m'est revenu d'un coup. Il m'a fait du mal
Kay.
Karter baisse les yeux. Il soupire et gratte sa
nuque dans un tic nerveux. Ses lèvres se tordent légèrement.
- Beaucoup de mal.
Je vois ses poings qui se serrent à nouveau, les
veines saillir à ses poignets. Et comme les miens, ses yeux rougis
par les larmes.
Avant que je ne puisse réagir, son poing est en
l'air. Et soudain, toute la rage contenue au fond de lui
explose.
Il hurle.
Son poing est levé, serré jusqu'à saigner
au-dessus du macchabée. Il le tient au-dessus de lui. Sans bouger.
Figé dans une douleur implacable. Paralysé dans sa propre souf
france. Il ne le frappera pas. Il en est incapable.
Alors je tends le bras, simplement pour feindre de
retenir son geste. Lentement, comme s'il tenait une bombe à
retardement entre ses doigts.
Son attaque avortée, sa main s'écarte, lentement.
La bombe est désamorcée. Ses doigts s'abaissent en tremblant. Il ne
me voit plus. Juste le corps.
Juste le cadavre du porc devant lui.
- Tu étais au courant Kay?
Il hoche la tête et plonge son visage entre ses
doigts.
- Oui, je sais tout. Je sais ce qu'il t'a
fait.
- Karter, je n'ai pas été la seule.
Son petit corps est collé
contre le mien. Il tremble tellement que mon équilibre est
instable. Il me serre si fort dans ses bras qu'il m'étouffe. Nous
sommes dans le placard de notre chambre. Terrorisés. Nous attendons
le croque-mitaine.
- Ne me laisse pas, Emma
chérie.
Je sens les larmes couler sur
mes joues. Je tremble autant que lui. Et je ne réponds
pas.
Je ne réponds
pas...
Thomas.
Il a touché mon frère.
Il l'a détruit à petit feu.
Il l'a tué.
- Pourquoi ne m'as-tu pas empêchée de venir
ici?
- Je ne savais pas qu'il habitait là. Tu ne me
l'as dit qu'avant de sortir de la voiture.
- Pourquoi ne pas m'avoir retenue?
- Je... J'en sais rien Emma.
Peut-être voulais-tu que je me venge, finalement.
Peut-être m'as-tu laissée y aller parce que tu souhaitais ce qui
vient d'arriver. De toutes tes forces, Kay. De toutes tes
forces.
Je regarde la scène. Le cadavre à la tête défoncée
dort sur sa couverture vert pomme usée. Ses doigts sont emmêlés sur
son estomac. Jusqu'à ce que la cavalerie débarque. On a une chance
sur des milliers de s'en tirer. Et encore. Il va falloir déménager.
Changer de ville. Ou de planète.
- Ça va aller, princesse.
- J'aimerais te croire. Je crève de trouille, Kay.
Je ne veux pas finir ma vie derrière des barreaux. Je ne veux pas
de sortie quotidienne de dix minutes sur un terrain bétonné. Je ne
veux pas mourir dans leurs hôpitaux miteux parce que j'aurai chopé
une saloperie en posant mes fesses sur la cuvette de ma cellule.
Que je partagerai sans aucun doute avec une tarée comme
moi...
- Rien de tout ça ne va arriver, Emma. Rien. Parce
qu'on n'a laissé aucune trace. On va partir d'ici et tout ira pour
le mieux. Si tu as pu oublier une fois, tu oublieras une seconde
fois. Ne t'inquiète pas, princesse.
Il s'approche de moi et me prend dans ses bras. Sa
force, tout autour de moi. Sa main descend de mon épaule gauche
directement au creux de mes reins. Presque sur mes fesses. Je le
repousse, puis le regarde. Il y a quelque chose dans ses yeux que
je n'avais jamais lu. Cela semble être de la satisfaction. Il
avance son visage près du mien, et colle presque obligatoirement
ses lèvres contre les miennes. Ses mains sont sur mes fesses
maintenant, aucune confusion possible.
C'est de l'excitation.
Pas de la satisfaction, de l'excitation dans ses
yeux. Je m'écarte plutôt brutalement. Je ne sais pas ce qui lui
prend. Ici. Devant le cadavre qui saigne encore. Mon coeur bat à
tout rompre. S'il voulait me rassurer, c'est plutôt raté. Je
m'écarte complètement et colle mon dos contre le mur sale.
Il murmure quelque chose que je ne comprends pas
tout à fait. Il ajuste l'édredon d'un geste sec, puis appuie sur
l'interrupteur pour éteindre la lumière. Nous voilà dans
l'obscurité. Beaucoup moins rassurante, cette fois. Il prend ma
main, si bien que je sursaute violemment. Mais aucun autre choix ne
s'offre à moi, je le suis. Mon genou heurte une chaise qui se
trouve dans le passage. Je crois l'entendre tomber. Je ne la
ramasse pas. Pour ce que ça change. Karter attrape le sac contenant
les débris de verre, la tasse, la cuillère, la vieille éponge et le
chiffon dont même les carreaux ont dû disparaître sous le sang. Il
ouvre la porte d'entrée, s'aidant de son coude pour ne pas toucher
le métal, puis nous sommes dehors. Le vent rafraîchit mon visage
sali, de sorte que le réel reprend peu à peu sa place.
Mon coeur se calme doucement. La porte claque
derrière nous. Chaque gravier qui grince sous mes chaussures est un
supplice. J'ai besoin de silence. Et vite.
Nous montons dans la voiture. Karter pose le sac
en plastique sur la banquette arrière. J'ignore ce qu'il veut en
faire. Il saura s'en débarrasser, je n'en doute pas une seconde. Il
tourne la clé. Contact. Mon coeur reprend un rythme normal à mesure
que nous nous éloignons de la maison.
- Il va falloir faire très attention à partir
d'aujourd'hui, Emma.
- On n'a pas trop le choix. Nous allons devoir
nous couvrir mutuellement. Il faut penser à partir.
- Oui.
- Oui.
- Demain, j'irai brûler le sac. Plus jamais il ne
faudra parler de ce qui s'est passé ce soir princesse.
- De quel soir?
- Bien.
- Bien.
Nous arrivons aux garages. Karter active la
télécommande et le numéro 32 s'ouvre sans protester. Nous voici à
la maison. Demain, c'est Noël.
Plus jamais je n'aurai peur de cette fête. Plus
jamais je n'aurai peur du Père Noël.
Car son secret est brisé maintenant.
Son secret est brisé.