5
- Emma... aide-moi s'il te plaît... Empêche-le...
Le porc est dans notre chambre, dans notre lit. Le petit pyjama de mon frère a rejoint le parquet. Il est nu contre moi. Je sens ses doigts s'enfoncer dans ma chair. Jusqu'au sang. Mais rien n'est comparable. Aucune douleur. Rien n'est comparable aux gémissements de Tom lorsque mon père est sur lui. Il l'étouffe. Et sa petite main sur ma peau. Sa petite main que j'embrasse en pleurant.
- Je ne peux rien faire, Tom. Je ne peux rien faire...
Cela doit bien faire vingt minutes que je me balance d'avant en arrière, comme une aliénée. Ça ne résout pas le problème mais ça soulage mes nerfs. Le bruit du frigo, aussi lointain que mes oreilles le perçoivent, me berce agréablement.
Finalement, mon regard tombe sur la pendule au verre fissuré par le temps. Il est presque vingt-deux heures. Bordel de merde. Je me demande depuis combien de temps mes fesses s'engourdissent sur ces dalles pourries.
Un sacré bout de temps, apparemment.
Mes yeux dessinent un trajet sinueux des pieds de la table en bois massif jusqu'au corps qui gît toujours, amas de graisse posé à même le carrelage cassé. Son visage présente une grimace incertaine oscillant entre le caprice et la haine.
C'était mon père.
Il doit goûter à l'enfer à l'heure qu'il est.
Savoure-le bien, gros porc.
Karter est accroupi, en train de ramasser les débris de cafetière éparpillés à divers endroits de la pièce. J'ignore comment j'ai fait pour ne pas me taillader les veines. Coup de pot ma vieille. Ouais, si on veut.
Le visage du jeune homme est si contracté que tous ses muscles sont près de trancher sa peau. Ses lèvres sont tendues vers l'arrière, presque comme s'il souriait.
- Qu'est-ce que tu fabriques, Kay?
Il se retourne brutalement vers moi, surpris par mon réveil. Ses traits se détendent légèrement, et sa mâchoire se desserre.
- Je nettoie les dégâts.
- Mais... Ne touche à rien! Les flics vont débarquer, ils vont trouver tes empreintes partout.
- Ils ne trouveront ni les miennes ni les tiennes, princesse. On va tout nettoyer. De fond en comble. Aucune trace.
Je me mets à rire doucement. Je ris. Ô mon Dieu.
- Kay, tu crois vraiment que la thèse de la crise cardiaque va être plausible? Regarde sa tête, bordel! Elle est complètement... explosée.
- On fera de notre mieux Emma. Tu peux te lever?
- Je peux essayer. Que veux-tu que je fasse?
- Ferme tous les volets. Les fenêtres aussi.
- Pour que personne ne nous voie?
- Pour que les odeurs s'échappent au minimum. Un cadavre peut sentir à des kilomètres à la ronde.
Appétissant. Mais pas bête.
Je me lève donc. Plus ou moins facilement car rester si longtemps immobile a changé mes pieds en deux parpaings aussi difficiles à déplacer qu'un cheval de trait dans la boue. Je fais quelques pas et tout va mieux. Je me dirige à ses ordres vers la fenêtre de la cuisine. Je déploie les volets de bois sombre, enclenche le loquet, puis referme, apercevant au passage mon reflet dans les vitres sales. Mouvement de recul. Mon visage est couvert de sang séché. Des petites gouttes brunes partout sur mes joues, comme des taches de rousseur.
- Qu'est-ce que tu as touché Emma?
- Laisse-moi me rappeler... La tasse, la petite cuillère. La table aussi, la chaise, la cafetière. Lui... Et merde, la fenêtre.
- Attrape ça ! Et fais attention.
Il me lance un vieux torchon qui devait certainement être coloré à l'origine. On devine simplement des carreaux sur le tissu. Plus aucune couleur. Je l'enroule autour de mes doigts de sorte qu'aucun ne dépasse et ne laisse d'empreinte.
- Princesse, je m'occupe du corps. Prends l'éponge dans l'évier et nettoie tout ce que tu peux.
Je le regarde, abasourdie. Toute tension a disparu sur son visage.
- Karter?
- Oui Em' ?
- Merci. Encore une fois.
Il hoche la tête, comme si tout cela n'était rien, puis reprend son travail. J'ouvre les robinets et attends que l'eau devienne assez chaude pour y tremper l'éponge. Il devait utiliser la même depuis des années. Elle part littéralement en lambeaux.
Karter s'approche de moi et caresse ma main sous le jet d'eau brûlante. Il secoue la tête et fait claquer sa langue contre son palais.
- Utilise de l'eau froide si tu veux faire partir le sang, princesse.
Il ferme le robinet d'eau chaude et ouvre l'autre en grand, m'éclaboussant légèrement au passage. Le contact avec le liquide glacial réveille peu à peu mes esprits.
Alors je l'entends déplacer le corps derrière moi. Le bruit. Visqueux. Comme lorsqu'on ramasse une tartine pleine de confiture tombée du mauvais coté. Je me retourne. Il est en train de le soulever. Sa tête pivote d'un quart de tour et un peu de sang vient tacher l'encart de la porte.
... La victime a été torturée. Nous avons retrouvé une fine lame de bois encore plantée dans sa tempe droite. Sous l'impact, sa tête a pour ainsi dire... implosé. Emma Kazanje vous condamne à...
Il faut qu'on s'active. Ce putain de liquide rouge et gluant s'infiltre partout. J'humidifie ce qui sert d'éponge puis y verse une bonne lampée de produit javellisé. Ça devrait faire l'affaire pour le moment. Je lave la table, tellement fort que le bois blanchit presque instantanément sous l'effet de la Javel. Rien de grave. Vu l'état de la maison, les autorités ne remarqueront pas ce détail. Je passe à la chaise. Même topo. Elle devient en partie plus claire que ses semblables. Je frotte la porte du réfrigérateur, je pense m'être appuyée dessus lorsque la cafetière lui a explosé en pleine gueule. C'est inhumain de se sentir si bien après un tel acte. Mais je ne vais pas me gêner après tout. C'est fait, c'est fait. Et si c'était à refaire... Je l'aurais carrément fini avec la cafetière, ce gros lard. Je lui aurais volontiers enfoncé un grand bout de verre brisé dans le...
- Emma?
- Oui?
- Dépose la tasse et la cuillère dans le sac-poubelle et vient m'aider à le porter jusqu'à sa chambre, il pèse une tonne.
Si lourd? Il m'a semblé si petit quand il a ouvert la porte. Mais c'était un monstre dans mes souvenirs. Un foutu croque-mitaine.
Je me dirige vers son corps, désormais incapable du moindre mal. Je prends son bras gauche, aussi mou qu'il soit, et le place derrière ma nuque. Kay a raison. J'aurais même dit une tonne et demie, voire deux. Le cadavre nous soutire à tous les deux quelques cris d'effort. Nous ouvrons non sans peine deux portes avant de tomber sur la chambre. Nous le posons un peu brutalement sur le lit, si bien que sa tête vient heurter le mur, laissant une larme de sang, épaisse, couler lentement le long de sa joue droite. Karter allume la lumière. Il a fait du bon boulot. Excepté ce fin trait sombre, le visage du porc est propre. Complètement défoncé, certes. Mais propre. Son oeil gauche est si enflé qu'il semble sur le point de sortir de son orbite. Je prie de toutes mes forces pour que ce ne soit pas le cas. Karter attrape ses pieds pour l'allonger totalement. Ses cheveux glissent sur le papier peint, et une traînée rose apparaît. Seigneur. De la cervelle. Je ravale une seconde gorgée de bile acide et résous le problème avec ma vieille éponge. Puis je laisse Kay pour aller fermer toutes les autres fenêtres de la maison.
Je prends bien soin de ne pas allumer la lumière des pièces dans lesquelles je rentre. L'éclat de la lune est suffisant. Et mes yeux s'habituent peu à peu. Je ne veux pas de nouveaux souvenirs provenant de cette maison. Aucun. Je vais sûrement passer le reste de ma vie en prison, ce n'est pas pour me remémorer les motifs du carrelage de la salle de bains du porc. Je n'ai pas beaucoup mieux dans quoi puiser, mais je n'ai pas besoin de ça en plus.
Tout est fermé. Volets, fenêtres, portes. Je rejoins la chambre. Karter a posé les mains du cadavre sur son ventre. Comme s'il était mort dans son sommeil. Sauf que ça, Kay, ça ne fonctionne que dans les films. Dans les mauvais films.
- Ça ne marchera jamais.
- Il va bien falloir pourtant. Au moins, le spectacle tient moins du gore que lorsque je suis rentré. Mais qu'est-ce qui t'a pris, princesse?
Je sens les larmes perler aux coins de mes yeux. Qu'est-ce qui m'a pris? Si moi-même je pouvais le savoir...
- Lorsque je me suis retrouvée en face de lui, son visage, son odeur...Tout m'est revenu d'un coup. Il m'a fait du mal Kay.
Karter baisse les yeux. Il soupire et gratte sa nuque dans un tic nerveux. Ses lèvres se tordent légèrement.
- Beaucoup de mal.
Je vois ses poings qui se serrent à nouveau, les veines saillir à ses poignets. Et comme les miens, ses yeux rougis par les larmes.
Avant que je ne puisse réagir, son poing est en l'air. Et soudain, toute la rage contenue au fond de lui explose.
Il hurle.
Son poing est levé, serré jusqu'à saigner au-dessus du macchabée. Il le tient au-dessus de lui. Sans bouger. Figé dans une douleur implacable. Paralysé dans sa propre souf france. Il ne le frappera pas. Il en est incapable.
Alors je tends le bras, simplement pour feindre de retenir son geste. Lentement, comme s'il tenait une bombe à retardement entre ses doigts.
Son attaque avortée, sa main s'écarte, lentement. La bombe est désamorcée. Ses doigts s'abaissent en tremblant. Il ne me voit plus. Juste le corps.
Juste le cadavre du porc devant lui.
- Tu étais au courant Kay?
Il hoche la tête et plonge son visage entre ses doigts.
- Oui, je sais tout. Je sais ce qu'il t'a fait.
- Karter, je n'ai pas été la seule.
Son petit corps est collé contre le mien. Il tremble tellement que mon équilibre est instable. Il me serre si fort dans ses bras qu'il m'étouffe. Nous sommes dans le placard de notre chambre. Terrorisés. Nous attendons le croque-mitaine.
- Ne me laisse pas, Emma chérie.
Je sens les larmes couler sur mes joues. Je tremble autant que lui. Et je ne réponds pas.
Je ne réponds pas...
Thomas.
Il a touché mon frère.
Il l'a détruit à petit feu.
Il l'a tué.
- Pourquoi ne m'as-tu pas empêchée de venir ici?
- Je ne savais pas qu'il habitait là. Tu ne me l'as dit qu'avant de sortir de la voiture.
- Pourquoi ne pas m'avoir retenue?
- Je... J'en sais rien Emma.
Peut-être voulais-tu que je me venge, finalement. Peut-être m'as-tu laissée y aller parce que tu souhaitais ce qui vient d'arriver. De toutes tes forces, Kay. De toutes tes forces.
Je regarde la scène. Le cadavre à la tête défoncée dort sur sa couverture vert pomme usée. Ses doigts sont emmêlés sur son estomac. Jusqu'à ce que la cavalerie débarque. On a une chance sur des milliers de s'en tirer. Et encore. Il va falloir déménager. Changer de ville. Ou de planète.
- Ça va aller, princesse.
- J'aimerais te croire. Je crève de trouille, Kay. Je ne veux pas finir ma vie derrière des barreaux. Je ne veux pas de sortie quotidienne de dix minutes sur un terrain bétonné. Je ne veux pas mourir dans leurs hôpitaux miteux parce que j'aurai chopé une saloperie en posant mes fesses sur la cuvette de ma cellule. Que je partagerai sans aucun doute avec une tarée comme moi...
- Rien de tout ça ne va arriver, Emma. Rien. Parce qu'on n'a laissé aucune trace. On va partir d'ici et tout ira pour le mieux. Si tu as pu oublier une fois, tu oublieras une seconde fois. Ne t'inquiète pas, princesse.
Il s'approche de moi et me prend dans ses bras. Sa force, tout autour de moi. Sa main descend de mon épaule gauche directement au creux de mes reins. Presque sur mes fesses. Je le repousse, puis le regarde. Il y a quelque chose dans ses yeux que je n'avais jamais lu. Cela semble être de la satisfaction. Il avance son visage près du mien, et colle presque obligatoirement ses lèvres contre les miennes. Ses mains sont sur mes fesses maintenant, aucune confusion possible.
C'est de l'excitation.
Pas de la satisfaction, de l'excitation dans ses yeux. Je m'écarte plutôt brutalement. Je ne sais pas ce qui lui prend. Ici. Devant le cadavre qui saigne encore. Mon coeur bat à tout rompre. S'il voulait me rassurer, c'est plutôt raté. Je m'écarte complètement et colle mon dos contre le mur sale.
Il murmure quelque chose que je ne comprends pas tout à fait. Il ajuste l'édredon d'un geste sec, puis appuie sur l'interrupteur pour éteindre la lumière. Nous voilà dans l'obscurité. Beaucoup moins rassurante, cette fois. Il prend ma main, si bien que je sursaute violemment. Mais aucun autre choix ne s'offre à moi, je le suis. Mon genou heurte une chaise qui se trouve dans le passage. Je crois l'entendre tomber. Je ne la ramasse pas. Pour ce que ça change. Karter attrape le sac contenant les débris de verre, la tasse, la cuillère, la vieille éponge et le chiffon dont même les carreaux ont dû disparaître sous le sang. Il ouvre la porte d'entrée, s'aidant de son coude pour ne pas toucher le métal, puis nous sommes dehors. Le vent rafraîchit mon visage sali, de sorte que le réel reprend peu à peu sa place.
Mon coeur se calme doucement. La porte claque derrière nous. Chaque gravier qui grince sous mes chaussures est un supplice. J'ai besoin de silence. Et vite.
Nous montons dans la voiture. Karter pose le sac en plastique sur la banquette arrière. J'ignore ce qu'il veut en faire. Il saura s'en débarrasser, je n'en doute pas une seconde. Il tourne la clé. Contact. Mon coeur reprend un rythme normal à mesure que nous nous éloignons de la maison.
- Il va falloir faire très attention à partir d'aujourd'hui, Emma.
- On n'a pas trop le choix. Nous allons devoir nous couvrir mutuellement. Il faut penser à partir.
- Oui.
- Oui.
- Demain, j'irai brûler le sac. Plus jamais il ne faudra parler de ce qui s'est passé ce soir princesse.
- De quel soir?
- Bien.
- Bien.
Nous arrivons aux garages. Karter active la télécommande et le numéro 32 s'ouvre sans protester. Nous voici à la maison. Demain, c'est Noël.
Plus jamais je n'aurai peur de cette fête. Plus jamais je n'aurai peur du Père Noël.
Car son secret est brisé maintenant.
Son secret est brisé.
HÉMATOME
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