Londres

Keira n'avait pas quitté la bibliothèque de l'Académie. Nous étions venus la rechercher pour l'emmener dîner, mais elle souhaitait que nous la laissions finir ses lectures seule. C'est à peine si elle daigna lever la tête lorsqu'elle nous chassa d'un geste de la main.

– Dînez entre garçons, j'ai du travail, allez, fichez-moi le camp.

Walter eut beau lui dire que c'était l'heure de fermeture, elle ne voulait rien entendre ; il fallut que mon collègue sollicite la bienveillance du veilleur de nuit pour que Keira reste étudier autant de temps qu'elle le voulait. Elle promit de me rejoindre chez moi un peu plus tard.

À 5 heures du matin, elle n'était toujours pas là. Je me relevai et pris ma voiture, inquiet.

Le hall de l'Académie était désert. Le gardien dormait dans sa guérite. Il sursauta en me voyant.

Keira n'avait pas pu sortir de l'établissement, les portes d'accès étaient verrouillées et sans un passe, elle n'aurait pas pu les ouvrir.

J'accélérai le pas dans le corridor qui menait à la grande bibliothèque, le gardien me suivit.

Keira ne remarqua même pas ma présence ; depuis les portes vitrées, je la regardai, absorbée dans sa lecture. De temps en temps, elle annotait un cahier. Je toussotai pour annoncer ma présence, elle me regarda et sourit.

– Il est tard ? demanda-t-elle en s'étirant.

– Ou tôt, c'est selon. Le jour se lève.

– Je crois que j'ai très faim, dit-elle en refermant son ouvrage.

Elle rangea ses notes, remit le livre à sa place dans un rayonnage et, s'accrochant à mon bras, me demanda si je voulais bien l'emmener prendre un petit déjeuner.

 

Traverser la ville dans le silence des premières heures du matin est féerique. Nous croisâmes la camionnette d'un laitier qui débutait sa tournée ; à Londres, tout n'avait pas encore changé.

Je me garai dans Primrose Hill. Le rideau de fer d'un salon de thé venait de se lever et la patronne installait ses premières tables en terrasse. Elle accepta de nous servir.

– Qu'est-ce qu'il avait de si captivant, ce livre, pour t'occuper ainsi toute la nuit ?

– Je me suis souvenue que le prêtre ne t'avait pas parlé de pyramides à découvrir, mais de pyramides cachées, ce n'est pas la même chose. Cela m'a intriguée et j'ai consulté plusieurs ouvrages à ce sujet.

– Pardonne-moi, mais la différence m'échappe.

– Il y a trois endroits dans le monde où seraient cachées des pyramides. En Amérique centrale, certains temples furent découverts et aussitôt oubliés, la nature les recouvre à nouveau ; en Bosnie, des images satellites ont révélé la présence de pyramides, on ne sait toujours pas qui les a construites, ni pour quelles raisons ; et en Chine, là c'est une tout autre histoire.

– Il y a des pyramides en Chine ?

– On les compte par centaines. Elles étaient totalement inconnues du monde occidental jusque dans les années 1910. La plupart d'entre elles se trouvent dans la province de Shaanxi, dans un rayon de cent kilomètres autour de la ville de Xi'an. Les premières furent découvertes en 1912 par Fred Meyer Schroder et Oscar Maman, d'autres furent révélées en 1913 par la mission Segalen. En 1945, un pilote de l'armée américaine qui effectuait un vol entre l'Inde et la Chine aurait pris, en survolant les monts Qinling, une photo aérienne de ce qu'il baptisa la pyramide blanche. On n'a jamais pu la situer depuis avec précision, mais elle serait bien plus grande que la pyramide de Kheops. Un article à son sujet fut publié dans une édition du New York Sunday News au printemps 1947.

Contrairement à leurs cousines mayas, ou égyptiennes, les pyramides chinoises, pour la grande majorité d'entre elles, ne sont pas construites en pierre, mais en terre et en argile. On sait que comme en Égypte, elles servaient de sépultures aux empereurs et familles des grandes dynasties.

Les pyramides ont toujours fasciné les esprits, elles ont donné naissance à pas mal d'hypothèses farfelues. Pendant des milliers d'années, elles furent les plus grands édifices construits sur terre, qu'il s'agisse de la pyramide rouge de la nécropole de Dahshur sur la rive ouest du Nil, ou de la pyramide de Kheops, la seule des sept merveilles de l'Ancien Monde à exister encore. Une chose est cependant troublante : les pyramides les plus importantes furent toutes érigées à peu près à la même époque, sans que personne comprenne comment des civilisations si distantes les unes des autres aient reproduit partout un modèle architectural similaire.

– On voyageait peut-être plus à cette époque qu'on ne le suppose, m'aventurai-je à suggérer.

– Justement, ce que tu dis n'est peut-être pas si absurde que cela. J'ai consulté à la bibliothèque un article paru dans l'Encyclopedia Britannica de 1911. Les liens entre l'Égypte et l'Éthiopie remontent à la vingt-deuxième dynastie des pharaons ; à partir de la vingt-cinquième dynastie, il arriva même que les deux pays soient placés sous la même autorité ; la capitale des deux empires était alors située à Napata, dans le nord de l'actuel Soudan. Les premiers témoignages de relations entre l'Éthiopie et l'Égypte sont encore plus anciens. Trois mille ans avant notre ère, des commerçants parlent du pays de Pount, les terres au sud de la Nubie. Le premier voyage connu au pays de Pount a eu lieu sous le règne du pharaon Sahourê. Mais écoute bien ça, des fresques du quinzième siècle avant Jésus-Christ retrouvées sur le sanctuaire de Deir el-Bahari, dépeignent un groupe de nomades rapportant des encens, de l'or, de l'ivoire, de l'ébène, mais surtout de la myrrhe. Or nous savons que, dès les premières dynasties, les Égyptiens étaient amateurs de myrrhe. Ce qui laisse présager que les échanges avec l'Éthiopie remontent aux plus anciennes époques de l'Égypte.

– Quel est le rapport entre tout cela et ta pyramide chinoise ?

– J'y viens. Ce que nous cherchons à établir, c'est le rapport pouvant exister entre ce texte et mon pendentif. Cet écrit en guèze ancien nous parle de pyramides. Souviens-toi de la troisième phrase du texte : Qu'aucun ne sache où l'apogée se trouve, la nuit de l'une est gardienne du prélude. Max nous l'a dit, il ne s'agit pas ici de faire une traduction littérale mais d'interpréter le texte. Le mot « prélude » peut signifier l'« origine ». Ce qui donne la phrase suivante : Qu'aucun ne sache où l'apogée se trouve, la nuit de l'une est gardienne de l'origine.

– C'est en effet plus joli comme ça, mais je suis désolé, je ne vois toujours pas où tu veux en venir.

– Nous avons trouvé mon pendentif au milieu d'un lac à quelques kilomètres du triangle d'Ilemi, le fameux pays de Pount, la frontière entre l'Éthiopie, le Kenya et le Soudan. Sais-tu comment les Égyptiens appelaient le pays de Pount ?

Je n'en avais pas la moindre idée, Keira me regarda fièrement et se rapprocha de moi.

– Ils l'appelaient « Ta Nétérou » ce qui signifie la « Terre des dieux », ou encore le « pays de l'origine ». C'est aussi dans cette région que se trouve le Nil Bleu, la source du Nil ; il suffit de descendre le fleuve pour arriver à la première et la plus ancienne des pyramides égyptiennes, la pyramide de Djoser, à Saqqarah. C'est peut-être par cette voie navigable que mon pendentif est arrivé au milieu du lac Turkana. Maintenant, revenons à la Chine, j'y ai consacré la seconde moitié de ma nuit. Si le témoignage de ce pilote américain est authentique – l'existence de cette pyramide blanche est toujours controversée –, celle qu'il aurait photographiée culminerait à plus de trois cents mètres, elle serait alors la plus haute au monde.

– Tu veux que nous nous rendions en Chine dans les monts Qinling ?

– C'est peut-être ce que nous suggère ce texte rédigé en langue guèze. Les pyramides cachées... Amérique centrale, Bosnie ou Chine ! J'opterais pour la plus haute de toutes, c'est un pari, une chance sur trois ! Mais trente-trois pour cent de chances, pour un chercheur, c'est déjà énorme, et puis je fais confiance à mon instinct.

J'avais du mal à comprendre ce revirement de comportement de la part de Keira. Il y a peu, elle ne cessait de me répéter, à la première occasion, combien l'Éthiopie lui manquait. Je savais qu'elle s'était souvent retenue d'appeler Éric, le collègue qui la remplaçait dans ses fonctions. Plus les jours passaient, plus je redoutais le moment où elle m'annoncerait que tout était redevenu normal dans la vallée de l'Omo, et qu'elle allait repartir. Voilà pourtant qu'elle me proposait de s'éloigner plus encore de sa chère Afrique et de ses fouilles.

J'aurais dû me réjouir à l'idée d'entreprendre ce périple en Chine avec elle, partager son enthousiasme, mais lorsqu'elle me suggéra ce voyage, le projet m'inquiéta pour de multiples raisons.

– Tu reconnaîtras quand même, lui dis-je, que nous cherchons une aiguille dans une botte de foin. Et ta botte de foin se trouve en Chine !

– Qu'est-ce qui t'arrive ? Tu n'es pas obligé de venir, Adrian ; si tu préfères enseigner à tes gentils élèves, reste à Londres, je comprendrai, au moins, toi tu as ta vie ici.

– Qu'est-ce que ça veut dire, moi au moins j'ai ma vie ici ?

– Ça veut dire que j'ai eu Éric au téléphone hier, que la police éthiopienne est venue au campement et que si j'y remettais les pieds maintenant ce serait pour répondre à une convocation devant un juge. Cela signifie que grâce à ce petit aller-retour au lac Turkana où j'ai eu la belle idée de t'accompagner, je viens d'être chassée de mes fouilles pour la seconde fois en moins d'un an ! Je n'ai plus de boulot, nulle part où aller, et dans quelques mois je devrai rendre des comptes à cette fondation qui m'a confié une fortune. Qu'est-ce que tu me proposes comme alternative ? Rester à Londres à faire des ménages en attendant que tu rentres du boulot ?

– Tu as été cambriolée à Paris, notre chambre a été dévalisée en Allemagne, on a assassiné un prêtre sous nos yeux, et ne me dis pas que tu ne t'interroges pas sur les causes de la mort du chef du village. Tu ne trouves pas que nous avons eu assez de problèmes depuis que nous nous intéressons à ce maudit pendentif ? Et si c'était toi qui avais reçu la balle de ce tireur ? Si le chauffard de Nebra n'avait pas raté son coup ? Tu es aussi inconsciente que Walter !

– Mon métier est hasardeux Adrian, il faut prendre des risques en permanence. Tu crois que ceux qui ont découvert le squelette de Lucy avaient à leur disposition le plan du cimetière ou des coordonnées GPS tombées du ciel ? Bien sûr que non ! dit-elle en s'emportant. L'instinct, voilà ce qui fait la race des découvreurs, le flair, comme chez les grands flics.

– Mais tu n'es pas flic, Keira.

– Fais comme tu veux, Adrian, si tu as la trouille, j'irai seule. Si nous arrivons à prouver que mon pendentif a vraiment quatre cents millions d'années, te rends-tu compte de la portée de cette découverte ? Est-ce que tu réalises tout ce que cela implique ? Les bouleversements que cela provoquera ? Je serais prête à fouiller toutes les bottes de foin de la Terre pour y arriver, si on m'en donne la chance. Souviens-toi, c'est toi qui m'as proposé de me faire gagner trois cent quatre-vingt-cinq millions d'années dans la quête de nos origines. Et tu voudrais que maintenant je baisse les bras ? Tu renoncerais à voir le premier instant de la création de l'Univers, au seul motif que le télescope qui te permettrait ce prodige serait difficile d'accès ? Tu as failli crever à cinq mille mètres d'altitude dans le seul espoir d'aller regarder tes étoiles de plus près. Reste dans ta petite vie pluvieuse et sans risque, c'est ton droit, la seule chose que je te demande c'est de me donner un coup de main, je n'ai pas les moyens de financer ce voyage, mais je te promets de tout te rembourser un jour.

 

Je n'ai rien dit, parce que j'étais furieux, furieux de l'avoir entraînée dans cette histoire, furieux de me sentir coupable de la perte de son travail, et incapable de l'éloigner des dangers que je pressentais. J'ai ressassé cent fois cette terrible dispute, repensé cent fois à ce moment où j'ai eu peur de la perdre en la décevant. Je suis encore plus furieux aujourd'hui qu'hier d'avoir eu cette lâcheté.

 

J'étais allé voir Walter, comme on va chercher un ami pour lui demander du secours. Si je n'arrivais pas à dissuader Keira d'entreprendre ce voyage, peut-être trouverait-il les mots pour lui faire entendre raison. Mais, cette fois, il me refusa son aide. Il était même plutôt content que nous quittions Londres. Au moins, me dit-il, personne ne penserait à nous chercher en Chine. Et puis il ajouta que le point de vue de Keira était légitime ; il me provoqua en me demandant si j'avais perdu tout goût de l'aventure. N'avais-je pas pris des risques inconsidérés sur le plateau d'Atacama ? Si lui aussi s'y mettait !

– Oui, mais c'est moi qui les courais ces risques, pas elle !

– Arrêtez de jouer les saint-bernard, Adrian, Keira est une grande fille, avant de vous connaître, elle vivait seule au milieu de l'Afrique, entourée de lions, de tigres, de léopards et je ne sais quels autres voisins. Aucun ne l'a dévorée jusque-là ! Alors, le côté « je m'inquiète de tout » est charmant chez votre mère, mais pour un garçon de votre âge, c'est, comment dire, un peu trop tôt !

 

J'ai pris les billets. L'agence que Walter m'avait recommandée, celle qui s'était si bien occupée de son voyage en Grèce, nous avait prévenus qu'il faudrait au moins dix jours pour obtenir nos visas. J'espérais que ce sursis me donnerait le temps de faire changer Keira d'avis, mais on nous appela le surlendemain ; nous avions beaucoup de chance, l'ambassade de Chine avait déjà traité nos dossiers, nos passeports nous attendaient. Tu parles d'une chance !

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