Éthiopie
L'escale à l'aéroport d'Addis-Abeba n'avait duré qu'une heure. Le temps de faire tamponner mon passeport, de récupérer mon bagage et j'embarquai à bord d'un petit avion, direction l'aérodrome de Jinka.
Les ailes de ce vieux coucou étaient si rouillées, que je me demandais comment il pouvait encore voler. La verrière du cockpit était maculée d'huile. À l'exception du compas, dont l'aiguille gigotait, tous les cadrans du tableau de bord semblaient inertes. Le pilote n'avait pas l'air de s'en inquiéter outre mesure. Quand le moteur toussait, il se contentait de tirer légèrement sur la manette des gaz ou de la repousser, à la recherche du régime qui semblait le mieux convenir. Il avait l'air de voler autant à vue qu'à l'oreille.
Mais, sous les ailes défraîchies de ce vieux zinc, défilaient dans un vacarme effrayant les plus beaux paysages de l'Afrique.
Les roues rebondirent sur la piste en terre, avant que nous nous immobilisions au milieu d'une épaisse traînée de poussière. Des gamins s'étaient précipités vers nous et je redoutais que l'un d'entre eux se fasse happer par l'hélice. Le pilote se pencha vers moi pour ouvrir ma portière, jeta mon sac au-dehors et je compris que nos routes se séparaient ici.
À peine avais-je posé le pied à terre que son avion fit demi-tour, j'eus juste le temps de me retourner pour le voir s'éloigner au-dessus de la cime des eucalyptus.
Je me retrouvai seul au milieu de nulle part, et je regrettai amèrement de n'avoir su convaincre Walter de m'accompagner. Assis sur un vieux fût d'huile, mon sac à mes pieds, je regardai la nature sauvage environnante, le soleil déclinait et je réalisai que je n'avais pas la moindre idée de l'endroit où je passerais la nuit.
Un homme en maillot de corps effiloché vint à ma rencontre et me proposa son aide, c'est en tout cas ce que je crus comprendre. Lui expliquer que j'étais à la recherche d'une archéologue qui travaillait non loin d'ici me demanda des prouesses d'inventivité. Je me suis souvenu de ce jeu que nous pratiquions en famille où il fallait mimer une situation ou simplement un mot afin de le faire deviner aux autres. Je n'ai jamais gagné à ce jeu ! Et me voici en train de faire semblant de creuser la terre, de m'enthousiasmer devant un vulgaire bout de bois comme si j'avais découvert un trésor ; mon interlocuteur semblait si affligé que je finis par renoncer. L'homme haussa les épaules et s'en alla.
Il réapparut dix minutes plus tard, accompagné d'un jeune garçon qui me parla d'abord en français, puis en anglais et enfin en mélangeant un peu des deux langues. Il m'apprit que trois équipes d'archéologues étaient à pied d'œuvre dans la région. L'une travaillait à soixante-dix kilomètres au nord de ma position, une deuxième dans la vallée du Rift au Kenya, et une troisième, arrivée depuis peu, avait repris un campement à près de cent kilomètres au nord-est du lac Turkana. J'avais enfin localisé Keira, il ne me restait plus qu'à trouver le moyen de la rejoindre.
Le jeune garçon me proposa de le suivre. L'homme qui était venu m'accueillir voulait bien m'héberger pour la nuit. Je ne savais comment le remercier et je le suivis, en m'avouant que si un Éthiopien, perdu dans les rues de Londres comme je l'étais ici ce soir, m'avait demandé son chemin, je n'aurais probablement pas eu la générosité de lui offrir mon toit. Différence de culture ou préjugés, dans les deux cas, je me sentis bien stupide.
Mon hôte partagea son dîner avec moi, le jeune garçon resta en notre compagnie. Il ne cessait de me dévisager. J'avais posé ma veste sur un tabouret et, sans aucune gêne, il s'amusa à en fouiller les poches. Il y trouva le pendentif de Keira et le remit aussitôt à sa place. J'eus soudain l'impression que ma présence ne le réjouissait plus et sans rien dire, il quitta la hutte.
Je dormis sur une natte et me réveillai à l'aube. Après avoir avalé l'un des meilleurs cafés que j'avais bu de ma vie, j'allai me promener près du petit terrain d'aviation, cherchant le moyen de poursuivre mon voyage. L'endroit ne manquait pas de charme, mais je n'allais pas pour autant m'y éterniser.
J'entendis un bruit de moteur dans le lointain. Un nuage de poussière enveloppait un gros 4 × 4 qui roulait dans ma direction. Le véhicule tout-terrain s'immobilisa devant la piste, deux hommes en descendirent. Tous deux étaient italiens, la chance me souriait, ils parlaient un anglais très convenable et avaient l'air plutôt sympathique. Pas plus étonnés que cela de me voir ici, ils me demandèrent où je me rendais. Je leur montrai du doigt un point sur la carte qu'ils avaient dépliée sur le capot de leur voiture et ils me proposèrent aussitôt de me rapprocher de ma destination.
Leur présence, plus encore que la mienne, semblait importuner le jeune garçon. Était-ce un relent de la période où l'Éthiopie fut colonisée par l'Italie ? Je n'en savais rien, mais mes deux miraculeux guides ne lui plaisaient décidément pas.
Après avoir chaleureusement remercié mon hôte, j'embarquai à bord du 4 × 4. Tout au long du trajet, mes deux Italiens me posèrent mille questions, sur mon métier, la vie à Atacama comme à Londres et sur les raisons de mon voyage en Éthiopie. Je n'avais pas vraiment envie de disserter sur ce dernier point et me contentais de leur dire que je venais rejoindre une femme ; ce qui pour deux Romains justifiait d'aller jusqu'au bout du monde. À mon tour je les interrogeai sur leur présence ici. Ils exportaient des tissus, dirigeaient une société à Addis-Abeba et, amoureux de l'Éthiopie, ils exploraient le pays chaque fois que l'occasion s'offrait à eux.
Il était difficile de localiser de façon précise l'endroit où je voulais me rendre et rien ne garantissait que l'on puisse y accéder par la route. Le chauffeur proposa de me déposer dans un village de pêcheurs sur les berges de l'Omo, il me serait facile de monnayer ma place à bord d'une embarcation qui descendait la rivière. J'aurais ainsi de meilleures chances de trouver le campement archéologique que je cherchais. Ils avaient l'air de bien connaître la région, je m'en remis à eux et suivis leurs conseils. Celui qui ne conduisait pas offrit ses services de traducteur. Depuis le temps qu'il était ici, il avait acquis quelques rudiments dans la pratique des dialectes éthiopiens et se faisait fort de trouver un pêcheur qui voudrait bien me prendre à bord de sa pirogue.
Au milieu de l'après-midi, je disais au revoir à mes accompagnateurs, la frêle embarcation dans laquelle je venais de monter s'éloigna de la rive et se laissa porter par le courant.
Retrouver Keira n'était pas aussi simple que mes amis italiens l'avaient supposé. La rivière Omo se divise en de nombreux bras, chaque fois que la pirogue s'engageait sur une voie navigable plutôt qu'une autre, je me demandais si nous n'allions pas dépasser le campement sans l'avoir vu.
J'aurais voulu profiter de la splendeur des paysages, j'en découvrais de nouveaux à chaque méandre, mais mon esprit était occupé à chercher les mots que je pourrais dire à Keira si je la retrouvais, ceux qui expliqueraient le but de ma visite, chose dont je n'étais pas certain moi-même.
La rivière s'enfonçait vers des falaises de terre brunâtre qui interdisaient tout écart de navigation. Le piroguier veillait à nous maintenir au milieu du cours d'eau. Une nouvelle vallée s'ouvrit à nous, et j'aperçus enfin au sommet d'une petite colline le campement que j'espérais tant découvrir.
Nous accostâmes sur une rive de sable et de boue. Je récupérai mon sac, saluai le pêcheur qui m'avait accompagné jusqu'ici et m'engageai sur un petit chemin frayé entre les hautes herbes. J'y croisai un Français qui s'étonna de ma présence. Je lui demandai si une certaine Keira travaillait par là, il pointa du doigt le nord et retourna à ses occupations.
Un peu plus en amont, je dépassai un village de tentes et arrivai à l'orée du terrain de fouilles archéologiques.
On avait creusé la terre en carrés, des piquets et des cordelettes délimitaient les côtés de chaque trou. Les deux premiers que j'observai étaient vides, mais j'aperçus deux hommes qui travaillaient dans un troisième. Un peu plus loin, d'autres brossaient délicatement le sol avec des pinceaux. D'où je me trouvais, on aurait pu croire qu'ils peignaient. Personne ne me prêtait attention et je continuais d'avancer sur le chemin de ronde que formaient les talus entre chaque excavation, tout du moins jusqu'à ce que dans mon dos une bordée d'injures m'arrête. L'un de mes concitoyens, son anglais était parfait, demanda en hurlant qui était l'imbécile qui se promenait au milieu des fouilles. Il me suffisait de balayer rapidement l'horizon pour deviner que l'imbécile en question ne pouvait être que moi.
Difficile d'imaginer meilleur préambule à des retrouvailles qui me rendaient déjà fébrile. Se faire traiter de crétin au milieu de nulle part n'est pas à la portée du premier venu. Une dizaine de têtes surgirent des trous, telle une tribu de suricates émergeant de leur tanière à l'annonce d'un danger. Un homme de forte corpulence m'ordonna, cette fois en allemand, de ficher le camp immédiatement.
Je ne maîtrise pas vraiment l'allemand, mais très peu de vocabulaire suffisait pour comprendre qu'il ne plaisantait pas. Et puis soudain, au beau milieu de tous ces regards accusateurs, apparut celui de Keira, qui venait à son tour de se redresser...
... Et rien ne se déroula comme Walter l'avait prédit !
– Adrian ? lança-t-elle effarée.
Deuxième moment d'intense solitude. Quand Keira me demanda ce que je pouvais bien faire ici – sa surprise dépassant de loin l'éventuel plaisir de me revoir – la perspective de lui répondre au milieu de ce petit monde hostile eut pour effet de me plonger dans un profond mutisme. Je restais là, pétrifié, avec l'impression d'avoir pénétré un champ de mines dont les artificiers guettaient le moment de me faire partir en fumée.
– Surtout ne bouge pas ! m'ordonna Keira en venant à ma rencontre.
Elle s'approcha de moi et me guida jusqu'à la sortie de la zone de fouilles.
– Tu ne te rends pas compte de ce que tu viens de faire ! Tu débarques de nulle part, avec tes gros sabots, tu aurais pu piétiner des ossements d'une importance inestimable.
– Dis-moi que je n'ai rien fait de tel, suppliai-je en bafouillant.
– Non, mais tu aurais pu, c'est presque pareil. Est-ce que tu me vois débouler dans ton observatoire et tripoter tous les boutons du télescope ?
– Je crois que j'ai bien saisi que tu étais en colère.
– Je ne suis pas en colère, tu es irresponsable, ce n'est pas la même chose.
– Bonjour, Keira.
J'aurais évidement pu trouver une phrase plus originale, plus pertinente que « bonjour Keira », mais ce fut la seule qui me vint à l'esprit.
Elle me regarda de pied en cap. Je guettais le moment où elle allait enfin se détendre, au moins un court instant.
– Qu'est-ce que tu fiches ici, Adrian ?
– C'est une longue histoire, et je viens de faire un voyage encore plus long ; si tu avais un petit peu de temps à me consacrer, je pourrais te l'expliquer.
– Oui, mais pas maintenant, comme tu peux le constater, je suis en plein milieu de ma journée de travail.
– Je n'avais pas ton numéro de téléphone en Éthiopie, ni même celui de ta secrétaire pour prendre rendez-vous. Je vais redescendre vers la rivière et aller me reposer entre un cocotier et un bananier. Si tu as un moment, passe me voir.
Sans lui laisser le temps de me répondre, je tournai les talons et repartis dans la direction d'où j'étais venu. J'avais quand même ma fierté !
– Il n'y a pas de cocotiers, ni de bananiers par ici, grand ignare ! entendis-je dans mon dos.
Je me retournai, Keira venait vers moi.
– Je reconnais que ce n'était pas terrible comme accueil, je suis désolée, pardonne-moi.
– Tu es libre à déjeuner ? lui demandai-je.
Je devais avoir un don particulier ce jour-là pour poser des questions stupides. Au moins, cela avait faire rire Keira. Elle me prit par le bras et m'entraîna vers le campement. Elle m'invita à entrer dans sa tente, ouvrit une glacière, sortit deux bouteilles de bière et m'en tendit une.
– Bois, elle n'est déjà pas très fraîche, elle sera chaude dans cinq minutes. Tu es là pour longtemps ?
Se retrouver ici, seuls tous les deux sous sa tente, était si étrange que cela nous parut presque incongru. Alors nous avons quitté la tente pour aller marcher le long de la rivière. En me promenant sur cette berge, je comprenais mieux combien il avait dû être difficile pour Keira d'abandonner un pareil endroit.
– Je suis très touchée que tu sois venu jusqu'ici Adrian. Ce week-end à Londres était un merveilleux moment, merveilleux mais...
Il fallait que je l'interrompe, je n'avais surtout pas envie d'entendre ce qu'elle allait dire, je l'avais imaginé bien avant d'embarquer à Londres. Enfin, peut-être pas avec autant de lucidité, mais là n'était pas la question.
Pourquoi lui ai-je répondu si vite qu'elle se trompait sur mes intentions, alors que c'était tout le contraire ? J'étais venu jusqu'ici, animé par le désir de la revoir, d'entendre sa voix, de reconnaître son regard, même hostile, de la toucher, avec le rêve impérieux de la serrer contre moi, de goûter encore à sa peau, mais je n'avouais rien de cela. Nouvelle idiotie de ma part ou fierté masculine mal placée, la vérité c'est que je ne voulais pas être éconduit, une seconde fois, pour ne pas dire une troisième.
– Ma présence ici n'a rien de romantique, Keira, ajoutai-je pour enfoncer le clou. Il faut que je te parle de quelque chose.
– Cela doit être très sérieux pour que tu sois venu d'aussi loin.
Voilà le genre de mystère à côté duquel estimer la profondeur de l'Univers se limite pour moi à une simple équation mathématique. Il y a quelques minutes à peine, Keira semblait particulièrement contrariée à l'idée que j'aie entrepris ce périple pour venir la retrouver, et maintenant que je lui affirmais le contraire, elle en semblait tout aussi fâchée.
– Je t'écoute ! dit-elle les deux mains campées sur les hanches. Sois bref, il faut que je rejoigne mon équipe.
– Si tu préfères, cela peut attendre ce soir. Je ne tiens pas à m'imposer ; de toute manière je ne peux pas repartir aujourd'hui, il n'y a que deux vols par semaine qui relient Londres à Addis-Abeba et le prochain ne décolle que dans trois jours.
– Tu restes le temps que tu veux, cet endroit est ouvert à chacun, hormis mon terrain de fouilles où j'aimerais mieux que tu n'ailles pas te promener sans quelqu'un pour te guider.
J'en fis la promesse. Je la laissai terminer sa journée. Nous nous retrouverions dans quelques heures et nous aurions la soirée entière pour parler.
– Installe-toi dans ma tente, dit-elle en remontant le chemin. Ne me regarde pas comme ça, nous n'avons plus quinze ans. Si tu passes la nuit à la belle étoile, tu te feras dévorer par les mygales. Je t'aurais bien fait dormir avec les garçons, mais leurs ronflements sont plus redoutables encore que la morsure de ces araignées.
Nous avons dîné en compagnie de l'équipe. L'hostilité des archéologues à mon égard avait cessé, dès lors que je n'étais plus cet éléphant qui se promenait innocemment au milieu de leurs fouilles ; ils furent plutôt très accueillants au cours du repas, ravis je crois de voir une nouvelle tête qui, de surcroît, leur délivrait des nouvelles fraîches de l'Europe. J'avais gardé dans mon sac un journal trouvé dans l'avion, ce dernier fit sensation. Chacun se le disputa et celui qui se l'appropria dut en faire la lecture aux autres. Difficile de réaliser combien ces nouvelles banales du quotidien revêtent soudain une telle importance pour ceux qui sont éloignés de chez eux.
Keira profita que son groupe se soit réuni autour d'un feu pour m'entraîner à l'écart.
– À cause de toi, ils seront crevés demain, me reprocha-t-elle en les regardant, tous absorbés par la lecture du journal. Les journées sont harassantes, chaque minute de travail compte. Nous vivons au rythme du soleil, en temps normal l'équipe dormirait déjà.
– Alors j'imagine que ce soir n'est pas un soir normal.
S'ensuivit un instant de silence où chacun de nous regardait ailleurs.
– Il faut que je t'avoue que rien n'a vraiment été normal pour moi depuis quelques semaines, repris-je. Et cette succession d'anormalités n'est pas sans rapport avec ma présence ici.
Je sortis le pendentif de ma poche et le lui tendis.
– Tu as oublié ceci sur ma table de nuit, je suis venu te le rendre.
Keira prit son collier au creux de sa main et le regarda longuement, elle avait un beau sourire.
– Il n'est pas revenu, me dit-elle.
– Qui ça ?
– Celui qui me l'a offert.
– Il te manque à ce point ?
– Pas une journée ne passe sans que je pense à lui et me sente coupable de l'avoir abandonné.
Je n'avais pas prévu ça, et il me fallut beaucoup d'efforts pour trouver une repartie qui ne trahisse pas mon désarroi.
– Si tu l'aimes à ce point, tu trouveras bien un moyen de le lui faire savoir ; il te pardonnera, quoi que tu aies fait.
Je préférais ne rien savoir de plus sur celui qui avait conquis le cœur de Keira, et encore moins être celui qui les raccommoderait, mais je lisais une telle tristesse dans ses yeux.
– Tu devrais peut-être lui écrire ?
– En trois ans, j'ai réussi à lui apprendre à bien parler le français, quelques rudiments d'anglais, mais pas encore à lire. Et puis je ne sais pas où le trouver, répondit Keira en haussant les épaules.
– Il ne sait pas lire ?
– Tu es vraiment venu jusqu'ici juste pour me rapporter ce collier ?
– Et toi, tu l'as vraiment oublié chez moi ?
– Qu'est-ce que cela peut bien faire, Adrian ?
– Ce n'est pas n'importe quel pendentif, Keira. Est-ce qu'au moins tu le savais ? Il a une propriété pour le moins étrange. Quelque chose que je devais partager avec toi, quelque chose de bien plus important que tu ne pourrais l'imaginer.
– À ce point-là ?
– Où ton ami se l'est-il procuré ? Qui le lui a vendu ?
– Mais dans quel monde vis-tu, Adrian ? Il ne se l'est pas procuré, il l'a trouvé dans le cratère d'un volcan éteint, à un peu plus d'une centaine de kilomètres d'ici. Pourquoi es-tu si fébrile, qu'est-ce qu'il y a de si important ?
– Sais-tu ce qui se produit lorsque l'on approche ton pendentif d'une source de lumière vive ?
– Oui, je crois que je le sais. Bon, écoute, Adrian. Lorsque je suis rentrée à Paris, j'ai voulu en savoir un peu plus sur ce collier, par pure curiosité. Aidée d'un ami, nous avons essayé de le dater, mais sans succès. Et puis un soir, pendant un orage assez terrifiant d'ailleurs, la lumière est passée au travers et j'ai vu des tas de petits points lumineux s'afficher sur le mur du salon où je me trouvais. Un peu plus tard, en regardant par la fenêtre, j'ai trouvé une certaine ressemblance entre ce qui était apparu sur ce mur et ce que je voyais dans le ciel. Le hasard a voulu que nos routes se croisent quelque temps plus tard. Ce matin-là, à Londres, quand je suis repartie de chez toi, j'avais envie de te laisser une lettre, mais je n'ai pas trouvé les mots. Alors je t'ai laissé ce collier, en me disant que, s'il y avait quelque chose à découvrir à son sujet, cela relevait de ton domaine et non du mien. Si ce que tu as vu t'intrigue ou te passionne, j'en suis ravie. Je te laisse ce pendentif, fais-en ce que tu voudras. J'ai beaucoup de travail ici. Remporter ce prix, diriger cette équipe et mériter la confiance qui m'a été accordée est une lourde responsabilité, je n'aurai pas une troisième chance, tu comprends ? C'est très généreux de ta part d'être venu jusqu'ici pour partager ton histoire, mais c'est à toi de mener l'enquête. Moi, je creuse la terre et je n'ai pas le temps d'avoir la tête dans les étoiles.
Il y avait un grand caroubier devant nous, j'allai m'asseoir à son pied et invitai Keira à venir à mes côtés.
– Pourquoi es-tu ici ? lui demandai-je.
– Tu plaisantes ?
Comme je ne lui répondais pas, elle me regarda amusée.
– J'adore patauger dans la boue, dit-elle, et comme il y en a beaucoup par ici, je me régale !
– Ne te moque pas, je ne te demande pas ce que tu fais, je veux que tu m'expliques pourquoi ici en Éthiopie, plutôt qu'ailleurs.
– Ça aussi, c'est une très longue histoire.
– J'ai toute la nuit devant moi.
Keira hésita un temps. Elle se leva pour aller chercher un bout de bois et revint s'asseoir à mes côtés.
– Il y a très longtemps de cela, me dit-elle en dessinant un grand cercle sur le sable, les continents étaient tous réunis.
Elle dessina un autre cercle à l'intérieur du premier.
– L'ensemble formait une sorte d'immense et unique continent, entouré d'océans, le supercontinent de Pangée. La planète fut secouée de terribles tremblements de terre, les plaques tectoniques se mirent en mouvement. Le supercontinent se sépara en deux parties, la Laurasie au nord et le Gondwana au sud. Puis l'Afrique se détacha, devenant une île presque à part entière. Non loin de là où nous sommes, sous l'effet d'une pression irrésistible, s'éleva une barrière de montagnes. Ces nouveaux sommets ne furent pas sans effet sur le climat. Leurs cimes retenaient les nuages. Sans pluie, la désertification des terres de l'est commença.
Les singes qui vivaient dans les arbres, bien à l'abri des prédateurs, virent leur habitat se réduire comme peau de chagrin. Moins d'arbres, moins de fruits, la nourriture commença à manquer et l'espèce fut menacée de disparaître. Écoute bien, c'est là que l'histoire prend son sens.
Plus à l'ouest, à l'opposé d'une vallée où désormais ne poussaient plus que de hautes herbes, la forêt perdurait. Du haut des quelques arbres qui subsistaient encore, les singes pouvaient voir ces terres où la nourriture restait abondante. Tu vois, la règle de l'évolution c'est de s'adapter à son environnement pour survivre, et l'instinct de survie est plus fort que tout. Alors, bravant leur peur, les singes quittèrent les frondaisons. De l'autre côté de la plaine se trouvait un éden où ils ne manqueraient plus de rien.
Voici donc nos singes en route. Mais lorsque l'on se déplace à quatre pattes à travers les hautes herbes, on ne voit pas grand-chose. Ni la direction vers laquelle on va, ni les dangers qui vous guettent. Qu'aurais-tu fait à leur place ?
– Je ne sais pas, répondis-je, envoûté par sa voix.
– Comme eux, tu te serais probablement dressé sur tes pattes arrière pour voir au loin et tu serais retombé à quatre pattes pour poursuivre le voyage ; et, à nouveau, tu te serais redressé pour vérifier ton cap avant de reprendre ton chemin, et ainsi de suite, jusqu'à ce que tu trouves l'exercice fastidieux, que tu en aies assez de te lever, de te baisser. En avançant ainsi à l'aveuglette, tu déviais sans cesse de la direction que tu t'étais fixée. Il fallait tracer une ligne droite, sortir de cette plaine hostile où, nuit après nuit, les prédateurs attaquaient tes semblables, gagner rapidement la forêt et ses fruits appétissants. Alors, un beau jour, pour aller plus vite, une fois dressé sur tes pattes arrière, tu aurais tenté de rester debout.
Bien sûr ta démarche aurait été maladroite, douloureuse, car ni ton squelette ni tes muscles n'étaient adaptés à cette posture, mais tu aurais résisté, comprenant que ta survie dépendait de ta capacité à atteindre ta destination. Le nombre de singes morts d'épuisement en chemin ou décimés par les fauves t'aurait convaincu de l'urgence à aller de l'avant, toujours plus vite. Qu'un seul couple atteigne son but et l'espèce serait sauvée. Sans le savoir, au milieu de cette plaine, tu n'étais déjà plus ce singe qui, hier encore, sautait de branche en branche, courait à quatre pattes lors de ses brèves escapades au sol ; sans le savoir tu étais déjà un petit homme, Adrian, puisque tu marchais. Tu avais renoncé aux attributs de ton espèce pour en inventer une autre, humaine. Ces singes, qui avaient réussi l'improbable pari de gagner les terres fertiles de l'autre côté de la plaine, étaient nos ancêtres. Et peu importe si ce que je vais te raconter fait encore bondir certains scientifiques, dans ce domaine la vérité fait rarement l'unanimité quand elle apparaît.
Il y a vingt ans, d'éminents confrères découvrirent les restes de Lucy. Son squelette devint une star. Lucy avait trois millions d'années, et tout le monde s'accordait à la considérer comme la grand-mère de l'humanité, mais tout le monde se trompait. Quelques décennies plus tard, d'autres chercheurs mirent au jour les restes d'Ardipithecus Kadabba. Il avait cinq millions d'années et l'implantation de ses ligaments comme la structure de son bassin et de sa colonne vertébrale nous prouvaient que lui aussi était un bipède. Lucy était déchue de son statut.
Plus récemment, une équipe découvrit les ossements fossilisés d'une troisième famille de bipèdes. Encore plus anciens. Les Orrorins vivaient il y a six millions d'années. Cette découverte bouleversa tout ce que l'on croyait savoir jusque-là. Car non seulement, les Orrorins marchaient mais ils étaient encore plus proches de nous. L'évolution génétique ne connaît pas de retour en arrière. Voilà qui renvoyait tout ce qui avait été considéré comme grands-parents de l'humanité au simple rang de cousins éloignés et repoussait le moment supposé de la séparation entre la lignée des singes et celle des hominidés. Mais qui pourrait encore prétendre de façon certaine qu'avant les Orrorins d'autres ne les précédaient pas ? Mes collègues cherchent la réponse à l'ouest et moi je suis partie à l'est, dans cette vallée, au pied de ces montagnes, parce que je crois de toutes mes forces que l'ancêtre de l'homme a bien plus de sept ou huit millions d'années et que ses restes se trouvent quelque part sous nos pieds. Tu sais maintenant pourquoi je suis en Éthiopie.
– Dans tes estimations les plus folles, Keira, quel âge donnes-tu au premier de nos ancêtres ?
– Je n'ai pas de boule de cristal, même dans mes rêves les plus fous. Ce n'est qu'en faisant une découverte que je pourrai répondre à ta question. Ce que je sais, c'est que tous les hommes sur terre portent un gène identique. Quelle que soit la couleur de notre peau, nous descendons tous d'un même être.
La fraîcheur avait fini par nous chasser de la colline. Keira m'installa un lit de camp sous sa tente, elle m'offrit une couverture et souffla la bougie qui nous éclairait. J'avais beau réfuter cette idée de toutes mes forces, le fait d'être près d'elle me rendait heureux, même si nous ne partagions pas le même lit. Nous étions dans le noir absolu, je l'entendis se retourner.
– Il y a vraiment des mygales par ici ? demandai-je.
– Je n'en ai encore jamais vu, me dit-elle. Bonne nuit, Adrian, je suis contente que tu sois là.
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