Paris
Keira et Jeanne s'étaient rabibochées au cours d'un déjeuner qui s'était prolongé une bonne partie de l'après-midi. Jeanne avait accepté de raconter sa séparation avec Jérôme. Lors d'un dîner chez des amis, voyant son compagnon très affairé auprès de sa voisine de table, Jeanne avait ouvert les yeux. Sur le chemin du retour, elle avait prononcé cette phrase courte qui en dit pourtant long : « Il faut qu'on parle. »
Jérôme avait nié en bloc avoir porté un quelconque intérêt à cette femme dont il avait déjà oublié le prénom. Là n'était pas le problème, c'était elle qu'elle aurait voulu qu'il séduise ce soir-là, mais Jérôme ne lui avait pas adressé un regard du dîner. Ils avaient débattu toute la nuit et s'étaient quittés au petit matin. Un mois plus tard, Jeanne apprenait que Jérôme s'installait chez celle qui avait été un certain soir sa voisine de table. Depuis, Jeanne se demandait si l'on anticipe son destin ou si, au contraire, parfois, on le provoque.
Elle avait interrogé Keira sur ses intentions à l'égard de Max, sa sœur lui répondit qu'elle n'en avait aucune.
Après trois années passées en Éthiopie, l'idée de se laisser porter par la vie, sans calcul et sans retenue n'était pas pour lui déplaire. La jeune archéologue était éprise de liberté et elle ne se sentait pas prête à changer.
Au cours du repas, son téléphone avait vibré maintes fois. Peut-être était-ce justement Max qui cherchait à la joindre. Devant l'insistance des appels, Keira finit par décrocher.
– J'espère que je ne vous dérange pas ?
– Non, bien sûr, avait répondu Keira à Ivory.
– En nous renvoyant votre pendentif, le laboratoire allemand s'est trompé d'adresse. Je vous rassure, le colis n'est pas égaré, il leur a été retourné. Ils vont nous le réexpédier sans tarder. Je suis confus, mais je crains que vous ne récupériez votre précieux objet avant lundi, j'espère que vous ne m'en tiendrez pas rigueur ?
– Mais non, vous n'y êtes pour rien, c'est moi qui suis désolée de tout ce temps que je vous fais perdre.
– Ne le soyez pas, je me suis bien amusé, même si nos recherches n'ont abouti à rien. Je devrais le recevoir lundi en fin de matinée, venez le chercher à mon bureau, je vous emmènerai déjeuner pour me faire pardonner.
Dès la communication coupée, Ivory replia le rapport d'analyses que le laboratoire de la banlieue de Los Angeles lui avait adressé par courriel une heure plus tôt. Il le rangea dans la poche de son veston.
Assis à l'arrière du taxi qui le conduisait vers l'esplanade de la tour Eiffel, le vieux professeur regarda les tâches brunes sur ses mains et soupira.
– Qu'est-ce que tu as encore besoin à ton âge de te mêler de ce genre de choses. Tu n'auras même pas le temps de connaître le mot de la fin. Tout cela est-il bien utile ?
– Pardon, monsieur ? avait questionné le chauffeur en regardant son passager dans le rétroviseur.
– Rien, désolé, je parlais tout seul.
– Oh, ne vous excusez pas, ça m'arrive souvent ; dans le temps on discutait avec les passagers, mais de nos jours la clientèle aime qu'on lui fiche la paix. Alors on met la radio, ça tient compagnie.
– Vous pouvez allumer votre poste si vous le souhaitez, avait conclu Ivory en adressant un sourire à son chauffeur.
La file qui s'étirait au pied de l'ascenseur ne comptait qu'une vingtaine de visiteurs.
Ivory entra dans le restaurant au premier étage. Il balaya la salle du regard, indiqua à l'hôtesse d'accueil que son convive était déjà là et alla s'installer à la table où un homme en complet bleu marine l'attendait.
– Pourquoi n'avez-vous pas fait envoyer les résultats directement à Chicago ?
– Pour ne pas alerter les Américains.
– Alors pourquoi nous alerter, nous ?
– Parce qu'il y a trente ans, vous, les Français, avez su être plus modérés ; et puis je vous connais depuis longtemps, Paris, vous êtes un homme discret.
– Je vous écoute, poursuivit l'homme au complet bleu sur un ton peu affable.
– La datation au carbone 14 n'ayant rien donné, j'ai fait procéder à une analyse par simulation optique, je vous en épargne les détails c'est terriblement technique et vous n'y comprendriez pas grand-chose, mais les résultats sont assez surprenants.
– Qu'avez-vous obtenu ?
– Rien, justement.
– Vous n'avez obtenu aucun résultat et vous provoquez ce rendez-vous ? Vous avez perdu la tête ?
– Je préfère le contact direct au téléphone ; et il serait préférable que vous écoutiez ce que j'ai à vous dire. Que cet objet ne réagisse pas à cette méthode de datation est un premier mystère ; que cela laisse supposer qu'il ait au moins quatre cent millions d'années en est un encore plus grand.
– Est-il comparable à celui que nous connaissons ?
– Sa forme n'est pas tout à fait identique, et je ne peux rien vous certifier en ce qui concerne sa composition puisque nous n'avons jamais pu déterminer celle de l'objet que nous détenons.
– Mais vous pensez qu'ils appartiennent à la même famille.
– Deux est un chiffre un peu faible pour parler d'une famille, mais ils pourraient être parents.
– Nous pensions tous que celui dont nous disposons était unique en son genre.
– Pas moi, je ne l'ai jamais cru, c'est pour cela que vous m'avez tous mis à l'écart. Vous comprenez mieux maintenant pourquoi j'ai provoqué notre rencontre.
– N'y a-t-il pas d'autres procédés d'analyse qui nous permettraient d'en apprendre plus ?
– Une datation à l'uranium, mais il est trop tard pour la pratiquer.
– Ivory, vous croyez sincèrement que ces deux objets sont liés d'une quelconque manière, ou poursuivez-vous une chimère personnelle ? Nous savons tous que cette découverte vous tenait à cœur et que la suppression du budget qui vous était alloué n'était pas sans rapport à l'époque avec votre décision de nous quitter.
– J'ai depuis longtemps passé l'âge de jouer à ce genre de jeu et vous êtes encore loin d'avoir atteint celui qui vous autoriserait à porter de telles accusations à mon sujet.
– Si je comprends bien ce que vous me dites, la seule similarité entre les deux objets est leur absence totale de réaction aux tests qu'ils ont subis.
Ivory repoussa sa chaise, prêt à quitter la table.
– À vous d'établir le rapport comme bon vous semble. J'ai accompli mon devoir. Aussitôt pris connaissance de l'existence d'un possible second exemplaire, j'ai réussi un véritable tour de passe-passe pour me le procurer, fait les examens que je jugeais utiles et vous ai averti. Désormais, il vous appartient de décider de la suite des événements ; comme vous me l'avez justement rappelé, j'ai pris ma retraite depuis longtemps.
– Restez assis, Ivory, nous n'avons pas terminé cette conversation. Quand pourrons-nous récupérer l'objet ?
– Il n'est pas question que vous le récupériez. Je le restituerai dès lundi à sa propriétaire.
– Je croyais que c'était un homme qui vous l'avait confié.
– Je ne vous ai jamais dit ça, et, de toute façon, cela importe peu.
– Je doute que notre bureau voie cela d'un très bon œil. Vous rendez-vous compte de la valeur de cet objet si vos prévisions sont avérées. C'est une pure folie que de le laisser circuler dans la nature.
– Décidément, la psychologie n'est toujours pas le fort de notre organisation. Pour le moment, sa propriétaire ne se doute de rien, et il n'y a aucune raison que cela change. Elle porte cette pierre autour du cou, difficile de trouver un endroit où l'objet soit plus anonyme et mieux en sécurité. Nous ne voulons attirer l'attention de personne et surtout éviter une nouvelle bataille entre nos bureaux pour savoir qui de Genève, Madrid, Francfort, vous ou je ne sais qui encore cherchera à mettre la main sur ce second exemplaire. En attendant de savoir s'il s'agit bien d'un second exemplaire, et il est bien trop tôt pour le dire, cet objet va très vite retourner auprès de sa jeune propriétaire.
– Et si elle le perdait ?
– Croyez-vous vraiment qu'il serait plus en sécurité chez nous ?
– « Fair enough », comme diraient nos amis Anglais. Nous pouvons considérer que le tour de cou de cette femme est une sorte de territoire neutre.
– Je suis certain qu'elle serait flattée de l'apprendre !
L'homme au complet bleu qui se faisait appeler Paris regarda par la fenêtre. Les toits de Paris s'étendaient à perte de vue.
– Votre raisonnement ne tient pas debout professeur. Comment en apprendre plus, si ce pendentif n'est pas en notre possession ?
– Par moments, je me demande vraiment si je n'ai pas pris ma retraite trop tôt. Vous n'avez rien appris de ce que je me suis donné tant de mal à vous enseigner. Si l'objet est véritablement cousin de celui que nous détenons, les tests ne nous enseigneront rien de plus.
– La technique a tout de même beaucoup progressé ces dernières années.
– La seule chose qui ait progressé, c'est la connaissance du contexte qui nous préoccupe.
– Cessez vos leçons, nous nous connaissons depuis trop longtemps ! Qu'est-ce que vous avez vraiment en tête ?
– La propriétaire est une archéologue, une très bonne archéologue. Une sauvageonne, déterminée et audacieuse. Elle se moque de la hiérarchie, elle est convaincue d'avoir plus de talent que ses pairs et n'en fait qu'à sa tête, pourquoi ne pas la laisser travailler pour nous ?
– Vous auriez fait un directeur des ressources humaines très convaincant ! Avec un tel profil, vous voudriez que nous la recrutions ?
– Ai-je dit cela ? Elle vient de passer trois années en Éthiopie à fouiller la terre dans des conditions difficiles, et je suis prêt à parier que si une sale tempête ne l'en avait pas chassée, elle aurait peut-être fini par trouver ce qu'elle était partie chercher.
– Et qu'est-ce qui vous fait croire qu'elle aurait fini par atteindre son but ?
– Elle a un atout précieux.
– Lequel ?
– La chance !
– Elle a gagné au Loto ?
– Mieux que cela ; elle n'a pas eu à faire le moindre effort, cet objet est venu à elle, on le lui a offert.
– Cela ne plaide pas en faveur de ses compétences. Et puis, je ne vois pas comment elle serait plus apte à lever le voile sur un mystère que nous n'avons pas élucidé avec tous les moyens dont nous disposions.
– Ce n'est pas une question de moyens, mais de passion. Donnons-lui simplement une bonne raison de s'intéresser à cet objet qu'elle porte autour du cou.
– Vous suggérez que nous téléguidions un électron libre ?
– Si nous le téléguidons, votre électron ne sera libre qu'en apparence.
– Et c'est vous qui tiendrez les commandes ?
– Non, vous savez bien que jamais le comité n'accepterait cela. Mais je peux amorcer le processus, créer l'intérêt chez notre candidate, développer ce qu'il faut d'appétit en elle. Quant au reste, vous prendrez le relais.
– C'est une approche intéressante. Je sais qu'elle soulèvera certaines réticences, mais je peux la défendre auprès d'un comité restreint, après tout, nos ressources ne seront pas sollicitées outre mesure.
– J'impose toutefois une règle non négociable, et prévenez votre comité restreint que je veillerai à ce que personne n'y déroge ; à aucun moment, la sécurité de cette jeune femme ne doit être compromise, j'exige une entente unanime de tous les responsables de bureaux, et je dis bien de tous.
– Si vous aviez vu votre tête, Ivory ! On aurait dit un vieil espion. Lisez les journaux, la guerre froide est terminée depuis longtemps. Nous sommes en pleine entente cordiale. Franchement, pour qui nous prenez-vous ? Et puis, il ne s'agit que d'une pierre, certes au passé intrigant, mais une pierre tout de même.
– Si nous avions la conviction qu'il ne s'agit que d'un simple caillou, nous ne serions pas là tous les deux à jouer aux vieux conspirateurs, comme vous le dites ; ne me prenez pas pour plus gaga que je ne le suis.
– Donnant-donnant. Supposons que je fasse de mon mieux pour les convaincre que cette approche est la bonne, comment leur laisser entendre que votre protégée sera capable de nous en apprendre plus, alors que nos efforts sont restés vains jusque-là ?
Ivory comprit que, pour convaincre son interlocuteur, il faudrait lui lâcher un peu plus d'informations qu'il n'aurait souhaité le faire.
– Vous avez tous cru que l'objet que vous possédez était unique en son genre. Un second apparaît soudainement. S'ils sont de la même « famille », comme vous le disiez spontanément tout à l'heure, alors pourquoi croire encore qu'il n'en existerait que deux ?
– Vous suggérez que...
– Que la famille soit plus grande ? Je l'ai toujours pensé. Et je pense aussi que plus nous nous donnerons de chances de découvrir d'autres spécimens et plus nous serons à même de comprendre de quoi il en retourne. Ce que vous détenez dans vos coffres n'est qu'un fragment, réunissez les morceaux manquants et vous verrez que la réalité est encore plus lourde de conséquences que tout ce que vous avez bien voulu supposer.
– Et vous proposez qu'une telle responsabilité incombe à cette jeune femme que vous qualifiez vous-même d'incontrôlable ?
– N'exagérons pas tout de même. Oubliez son caractère, c'est de son savoir et de son talent dont nous avons le plus besoin.
– Je n'aime pas ça, Ivory, ce dossier était clos depuis des années et il aurait dû le rester. Nous y avons déjà consacré beaucoup d'argent pour rien.
– Faux ! Nous avons consacré beaucoup d'argent pour que personne ne sache rien, ce n'est pas pareil. Combien de temps croyez-vous pouvoir garder le secret autour de cet objet si vous n'êtes plus les seuls à pouvoir en deviner le sens ?
– À condition qu'une pareille chose arrive !
– Êtes-vous disposé à en prendre le risque ?
– Je ne sais pas, Ivory. J'établirai mon rapport, ils décideront et je reviendrai vers vous dans les prochains jours.
– Vous avez jusqu'à lundi.
Ivory salua son hôte et se leva. Juste avant de quitter la table, il se pencha et souffla à l'oreille de Paris :
– Saluez-les bien pour moi, dites-leur surtout que c'est le dernier service que je leur rends, et transmettez mes sincères inimitiés à qui vous savez.
– Je n'y manquerai pas.
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