L’héritage d’Athènes


Les Athéniens n’ont joué un rôle historique de premier plan que pendant deux siècles seulement. Mais la civilisation qu’ils avaient contribué à faire naître devait avoir une longue et brillante postérité, une civilisation qui ne se peut complètement confondre avec la civilisation grecque en général, bien qu’elle en soit l’expression la plus lumineuse.

On a dit et répété que cette civilisation était d’abord une civilisation de l’homme. Et pour illustrer cette affirmation on s’appuie autant sur les grandes œuvres de l’art athénien que sur les écrits des philosophes qui illustrèrent la vie athénienne au IVe siècle, sur les tragiques autant que sur cet admirable témoin de la vie quotidienne d’Athènes que fut Aristophane. En réalité, les témoignages de la grandeur d’Athènes ne doivent pas faire illusion. A côté de ce monde de lumière et de clarté a toujours subsisté un monde d’ombre et de violences, et ce serait méconnaître la réalité athénienne que de feindre de l’ignorer. La religion qui imprégnait tous les actes de la vie quotidienne n’avait pas, il s’en faut, cet aspect épuré que semble traduire la célèbre frise des Panathénées. Les fêtes agraires conservaient en pleine époque classique un caractère primitif et magique, héritage d’un lointain passé. La tunique noire que revêtaient les éphèbes au IVe siècle gardait, comme l’a démontré P. Vidal-Naquet, le souvenir des rites primitifs d’initiation, et en filigrane de ces œuvres qui nous semblent exprimer le plus haut degré de culture auquel soit parvenu l’esprit humain, il est possible de retrouver de nombreuses traces encore vives d’une « pensée sauvage ».

Il n’en reste pas moins vrai cependant que les Athéniens, surtout pendant les deux siècles où ils exercèrent l’hégémonie sur le monde égéen, ont élaboré une civilisation que nous pouvons lire aujourd’hui comme une civilisation de l’homme. Et s’ils n’ont jamais, ou qu’exceptionnellement, envisagé cet homme autrement que comme un élément de la nature, de la physis, si à l’inverse des hommes d’aujourd’hui, ils n’ont jamais songé à se rendre maîtres de cette nature, du moins ont-ils rêvé de la soumettre à des lois, à des nomoi.

D’où à la fois l’unité et la diversité de cette civilisation athénienne. Dans le domaine de l’art, c’est avec le sculpteur Anténor que l’on peut faire commencer la liste des grands noms qui l’illustrèrent. Celui-ci, contemporain des Pisistratides et des premières années de la démocratie athénienne, introduit dans la sculpture l’harmonie géométrique et l’on a pu qualifier cet art d’isonomique. (Clisthène l’Athénien, p. 89.) C’est cette même harmonie où le nomos introduit un ordre parfait qu’on retrouve au siècle suivant dans les sculptures de Phidias, dans l’architecture et singulièrement dans les réalisations de l’Acropole dont il fut le maître d’œuvre. Et il n’est pas étonnant que ce soit au moment où les sophistes affirment la relativité du nomos et la supériorité de la nature, fût-elle désordonnée, qu’apparaissent dans l’art athénien des formes nouvelles, plus tourmentées qui triompheront au siècle suivant, cependant que la sensualité religieuse de Praxitèle créera un type féminin dont la courtisane Phryné fut peut-être le modèle, et qui s’imposera au monde romain. Cette évolution de la sensibilité athénienne se retrouve dans tous les domaines de la civilisation et de la culture. La peinture, telle du moins que nous la connaissons sous la forme mineure de la céramique peinte, suit une évolution parallèle à celle de la sculpture. Le théâtre d’Eschyle, encore tout imprégné des mythes primitifs, annonce déjà l’équilibre qui triomphera avec Sophocle, l’ami de Périclès, tandis qu’Euripide exprime les déchirements et les conflits de la fin du Ve siècle à travers une œuvre qui est l’un des plus vivants témoignages de ce que fut la culture athénienne, et qu’on peut confronter à celle de son contemporain, l’historien Thucydide, témoin lucide et déchiré du déclin d’un monde. Au IVe siècle, l’histoire devient chronique ou sert d’argument aux hommes politiques pour justifier les prétentions de la cité à l’hégémonie. Le théâtre perd de sa valeur de témoignage à la fois politique et religieux pour devenir divertissement. Mais c’est alors la réflexion philosophique qui prend le relais. L’enseignement de Socrate ouvre la voie à une démarche qui concerne à la fois l’homme et la cité. Face aux désordres du siècle, il s’agit de recréer un ordre éternel et immuable qui ne peut être élaboré que par l’esprit, le nous, sans référence au monde sensible. Autour de Platon, puis d’Aristote, se forment les écoles philosophiques qui attirent à Athènes les jeunes gens avides de science. Le problème politique est au cœur de leurs débats, car ils ne conçoivent pas l’homme autrement que comme un « animal politique ».

Et c’est peut-être là le mot clé de la civilisation athénienne. Les Athéniens ont d’abord été des citoyens, et c’est ce qui fait la grandeur d’Athènes. Peu importe que ces citoyens n’aient constitué qu’une faible partie, peut-être le dixième, de la population de l’Attique. Le faux problème autour duquel des générations d’historiens se sont affrontés, celui du caractère esclavagiste de la démocratie athénienne, doit être une fois pour toutes écarté. Car il est bien vrai que nombreux étaient parmi les 30 000 citoyens que comptait Athènes au début du IVe siècle ceux qui travaillaient de leurs mains, dans les champs ou les ateliers. Mais il est non moins vrai qu’une grande partie de l’activité économique de la cité, à la campagne comme dans les mines ou les chantiers du port et de la ville, reposait sur le travail de milliers d’esclaves, qui étaient peut-être mieux traités qu’ailleurs, mais n’en constituaient pas moins un groupe exclu de la communauté civique. Et c’est cette communauté civique, en marge de laquelle vivaient des étrangers libres et privilégiés parce qu’on ne pouvait s’en passer, qui constituait la cité. En faire partie signifiait à la fois qu’on était prêt à en assurer la défense, mais aussi qu’on entendait en partager les fruits. Et pour cela il importait que le groupe des citoyens demeurât fermé, ce qui n’interdisait pas, bien entendu, au sein de ce groupe, le développement d’antagonismes qui finiraient par le faire éclater. Cette situation explique le caractère essentiellement politique de toute la civilisation athénienne. Le théâtre, l’art, la philosophie en sont imprégnés, et à aucune autre époque de l’histoire, la vie intellectuelle n’a peut-être été plus « engagée » qu’à Athènes aux Ve et IVe siècles. L’apolitisme était inconcevable parce qu’il signifiait le renoncement à ce qui était l’essence même de l’Athénien, son appartenance au corps politique, à la cité. Bien sûr, ne nous leurrons pas, il y avait des Athéniens qui accablés par les travaux des champs, se désintéressaient des débats qui se déroulaient à l’ecclésia. D’autres, surtout au IVe siècle, qui préféraient leurs affaires privées à celles du monde grec. Mais le nombre de ceux qui se trouvaient quotidiennement au contact des réalités politiques était proportionnellement considérable. Et cela se traduisait par le primat du politique dans tous les domaines de la pensée.

C’est à cela sans doute que sont sensibles les hommes d’aujourd’hui, comme l’avaient déjà été ceux qui, à travers les siècles, trouvèrent dans la démocratie athénienne le modèle à opposer à toutes les tyrannies et à toutes les oppressions. La liberté, l’égalité auxquelles les Athéniens attachaient tant de prix, dont ils faisaient le symbole de leur politeia, allaient être les mots d’ordre de tous ceux qui souhaitaient se débarrasser de l’absolutisme monarchique ou de l’oppression étrangère. On sait de quel prestige Athènes jouissait auprès des hommes qui firent la Révolution française. Le XIXe siècle, qui vit triompher en Europe la révolution bourgeoise démocratique, fut aussi celui où les études athéniennes connurent le plus grand développement. Et pour ne parler que de la France, encore dans les premières décennies du XXe siècle, Clemenceau pouvait s’identifier à Démosthène, tandis que l’historien Glotz parlait du « socialisme » de Périclès. Mais précisément le développement des mouvements socialistes allaient porter un coup très dur à la « démocratie » athénienne. Et tandis que les historiens libéraux, pour continuer à défendre Athènes, s’ingéniaient à démontrer que l’esclavage n’y avait jamais connu qu’un faible développement, ceux qui se réclamaient du socialisme (F. Engels, le premier) dénonçaient le caractère parasitaire et oppresseur de la démocratie athénienne, et rejoignaient curieusement dans une même critique de l’Athènes de Périclès et de Démosthène, les partisans des régimes autoritaires.

Peut-on aujourd’hui, en ces années 70 du XXe siècle, où s’écroule un monde que d’aucuns croyaient immuable, où une jeunesse révoltée d’un bout du monde à l’autre conteste la culture « bourgeoise », accorder encore quelque importance aux Athéniens ? Et leur histoire peut-elle encore nous apporter quelque enseignement ? Il n’est peut-être pas possible de répondre à de telles questions. Il reste que la civilisation qui est née il y a 2 500 ans au bord de la mer Égée a su, en moins de deux siècles, élaborer une pensée critique et politique dont les résonances se prolongent jusqu’à nous et que les Athéniens ont leur place dans l’histoire des hommes qui feront le monde de demain.

Marbre grec (Musée National, Athènes).

Marbre grec (Musée National, Athènes).