La civilisation qui s’est épanouie entre le VIIIe et le IVe siècle avant notre ère dans la péninsule balkanique et sur les côtes de la mer Égée est une de celles auxquelles les hommes d’aujourd’hui se réfèrent le plus volontiers. Les Grecs ont été parmi les premiers à poser, sinon à résoudre, certains des problèmes essentiels que doit affronter l’intelligence humaine. Pourtant rien a priori ne paraissait destiner ce pays aux ressources limitées, au sol aride, au climat excessif, à une telle prééminence, rien, sinon un ensemble de circonstances qui ont donné naissance à un type d’État original, la cité, qui allait être le cadre privilégié d’une expérience politique exceptionnellement riche.

On parle couramment de civilisation grecque, d’histoire de la Grèce. Les Grecs certes avaient le sentiment d’appartenir à une même communauté, et ce sentiment devait en particulier s’affirmer au cours des luttes qui les opposèrent aux Barbares. Ils parlaient la même langue, honoraient les mêmes dieux, se plaisaient aux mêmes jeux du corps et de l’esprit. Mais chaque cité constituait un État autonome, et de l’une à l’autre les différences étaient grandes. Et il ne faut pas oublier que la plus longue et la plus dure des guerres de l’histoire grecque, la guerre du Péloponnèse, fut une guerre entre cités grecques. De ces cités, il en est une dont l’histoire nous est mieux connue, dont la vie nous semble très proche et très familière : Athènes. On peut s’interroger sur le caractère exceptionnel de la documentation athénienne, se demander si c’est là le fait du hasard ou la conséquence du rôle éminent que la cité des Athéniens fut amenée à jouer dans le monde égéen pendant près de deux siècles. La réalité demeure d’une extraordinaire richesse de documents de tous ordres, d’une profusion de textes historiques, littéraires, philosophiques, juridiques, d’inscriptions, de monuments figurés qui font d’Athènes non seulement la mieux connue des cités grecques, mais encore la cité grecque par excellence.

Les débuts d’Athènes sont pourtant modestes. Certes les Athéniens figurent dans le catalogue des vaisseaux de l’Iliade et les fouilles ont révélé l’existence sur l’Acropole à l’époque mycénienne d’un établissement relativement important. Il est cependant loin de supporter la comparaison avec ceux de Mycènes ou de Pylos. Quand les cités grecques sortent des quatre siècles obscurs qui ont suivi la destruction des États mycéniens, à l’aube du VIIIe siècle, Athènes demeure dans une relative pénombre. Elle ne participe pas au grand mouvement de colonisation qui débute vers le milieu du VIIIe siècle, et c’est ailleurs, en Ionie, dans les îles, que s’affirment les premières manifestations de l’intelligence grecque, que naissent l’épopée, la poésie lyrique, la réflexion scientifique. C’est ailleurs aussi que s’opèrent les grands bouleversements sociaux et politiques, la révolution hoplitique, la rédaction des lois, la tyrannie.

Et puis, à l’aube du VIe siècle, tout change. Très vite la céramique attique remplace sur tout le pourtour de la Méditerranée les vases venus d’Asie, des îles et de Corinthe. En même temps, Athènes entre dans l’histoire, et cette histoire se révèle secouée de troubles violents : conspiration de Cylon, code de Dracon, réformes de Solon, tyrannie de Pisistrate jalonnent la fin du VIIe et le VIe siècle. Cette période de troubles s’achève par l’établissement de la démocratie par Clisthène. Dès lors s’ouvre pour Athènes la voie royale. Victorieuse des Perses à Marathon et à Salamine, elle apparaît comme le plus sûr garant de la paix et de la liberté en mer Égée, et réunit autour d’elle les cités grecques qui lui reconnaissent spontanément l’hégémonie. Tandis que le démos1* affirme de plus en plus son autorité dans la direction de la cité, Athènes, devenue le centre économique et commercial du monde égéen, jouit sous la direction éclairée de Périclès d’une remarquable prospérité. Les tributs, les offrandes affluent sur l’Acropole et les grandes fêtes religieuses sont l’occasion d’affirmer la prééminence de la cité d’Athéna, vers laquelle convergent de tout le monde grec les plus grands artistes, les esprits les plus subtils. Mais cette grandeur a son revers : la domination de plus en plus contraignante qu’Athènes exerce sur les cités égéennes. Et celles-ci commencent à vouloir s’émanciper. De là va naître la guerre du Péloponnèse où s’affrontent pendant plus d’un quart de siècle les cités grecques derrière les deux plus grandes, Sparte et Athènes. Guerre qui devait avoir des conséquences très graves pour le monde grec tout entier. Voulue par les Athéniens qui la prévoyaient courte et victorieuse, elle allait s’achever par la ruine de l’Empire athénien cependant qu’à deux reprises la démocratie athénienne était menacée de l’intérieur par ceux qui refusaient d’admettre le principe de la souveraineté du démos. Au lendemain de la guerre, les campagnes sont dévastées, l’exploitation minière du Laurion est interrompue, le Pirée déserté par une partie des commerçants étrangers qui faisaient sa fortune. Certes, Athènes, forte de tout le capital productif accumulé au siècle précédent, fait encore bonne figure et la reconstitution partielle de l’Empire à partir de 387 donne aux Athéniens l’illusion qu’ils sont encore les maîtres de l’Égée. Mais la réalité se charge durement de dissiper cette illusion. La désagrégation de l’Empire perse rend moins urgente la protection d’Athènes et les alliés ne tardent pas à secouer un joug qui, pour répondre aux nécessités financières, s’est durci en dépit des promesses faites. La seconde moitié du IVe siècle voit Athènes affaiblie, déchirée par les luttes de faction, en proie à des difficultés financières grandissantes, tenter en vain de résister aux assauts d’un nouveau venu dans le monde égéen, Philippe, le roi des Macédoniens. Les Athéniens en un ultime effort réussissent, poussés par l’éloquence de Démosthène, à constituer face à Philippe une coalition grecque. Mais la défaite des Grecs à Chéronée met définitivement fin à tout rêve d’hégémonie. Pendant que se déroule en Orient la prodigieuse aventure d’Alexandre, les Athéniens vivent leurs dernières années de réelle indépendance au milieu des querelles de partis et de règlements de compte entre politiciens hostiles au Macédonien ou au contraire subjugués par lui. Certes, un méritoire effort est fait, auquel demeure attaché le nom de l’orateur Lycurgue, pour reconstituer une armée civique et remettre de l’ordre dans les finances. Mais Athènes, privée de ses possessions extérieures, risque l’asphyxie et à plusieurs reprises la cité est au bord de la disette. La mort d’Alexandre suscite un dernier espoir, vite éteint. Le général macédonien Antipatros s’empare de la cité en 322 av. J.-C. et impose aux Athéniens une constitution oligarchique qui contraint les plus misérables d’entre eux à prendre le chemin de l’exil. Dès lors, tiraillée entre les divers prétendants à la succession d’Alexandre, rêvant toujours d’une impossible revanche, Athènes n’est plus que la caricature de ce qu’elle avait été. Et quand les Romains seront venus mettre de l’ordre dans le monde oriental, ils combleront les Athéniens d’honneurs inversement proportionnels à la faiblesse de la cité qui avait pendant deux siècles dominé le monde grec.

 

On ne peut manquer d’être frappé par une destinée aussi brillante et aussi fragile. La comparaison est tentante avec Rome dont les débuts rappellent ceux d’Athènes, mais qui sut leur donner de tout autres prolongements. Les Romains étaient-ils plus habiles ou moins égoïstes que les Athéniens, qui surent transformer leur hégémonie sur l’Italie en un Empire méditerranéen ? Est-ce, comme d’aucuns l’ont prétendu, avec les intentions que l’on devine, la démocratie qui condamna Athènes à l’inévitable déclin ? Autant de faux problèmes dont l’historien n’a que faire. Face à une réalité complexe et souvent contradictoire, il lui faut tenter de la comprendre. C’est ce que nous essaierons de faire dans les pages qui suivent. Pour cela, nous serons amenés à suivre un plan chronologique, et c’est au moment où la documentation nous permet d’en entrevoir les mécanismes que seront analysées les institutions, les différentes manifestations de la vie intellectuelle et religieuse ainsi replacées dans leur contexte et dans leur évolution.

Carte de l’Attique

Carte de l’Attique

Lutte d’Athéna et de Poseidon pour la possession de l’Attique. (Reconstitution du fronton ouest du Parthénon.)

Lutte d’Athéna et de Poseidon pour la possession de l’Attique.

(Reconstitution du fronton ouest du Parthénon.)

Athènes à l’époque classique.

Athènes à l’époque classique.


1.

Les termes suivis d’un * sont expliqués dans le lexique, en fin de volume.