Postface

par Lionel Ray

Qui voudrait faire une approche de la voix du poète, cette voix un peu brisée et qui hésite, sur-cultivée, entre rupture et romance, devrait inventer une rhétorique nouvelle et tenir compte d’une inflexion qui ne s’épuise pas même lorsqu’elle feint l’exténuation ou le silence. Rien ne finit par des chansons, dit-elle, à l’inverse de l’illusion théâtrale.

Peut-être pourrait-on voir dans la manière d’Aragon un art du détachement ostentatoire qui agrandit tout événement et tout incident aux dimensions de l’épique en les plaçant à distance pour mieux en assurer la saisie intellectuelle. Et les mots, pris dans la chaîne des évidences objectives, exhibent une réalité qui a toutes les valeurs de la fiction : insistance et miroitement, énigme et brillance, violence et émotion.

Aragon conçoit-il la poésie comme la clé positive du monde réel ? Proposant de celui-ci une lecture, elle déborde, hyperbolique. Riche d’une matière verbale exclamative, celle du grand chant – océanique, diluvien –, cette poésie s’articule néanmoins à des résonances cristallines, des vibrations indéfinies et sait parfois se faire légère comme une chanson. Elle touche à deux extrêmes qu’elle concilie : la cantilène magique ou l’effet Nerval, la profération triomphante1 façon Hugo. Également, son ambivalence s’affirme quant à l’interprétation qu’elle suggère de l’histoire : la vérité d’hier se surajoute à celle d’aujourd’hui dont elle est l’image ou la leçon. Ainsi Les Yeux d’Elsa superposent au visage de la France humiliée de 1942 le visage éblouissant de sa grandeur ancienne, celle qui remonte à l’invention de l’amour courtois, aux « jeux anciens de l’art fermé » (cela s’appelle, transposé dans le contexte de la guerre, de la censure et de la clandestinité, selon le mot d’Aragon, un art de « contrebande »), à l’invention de la rime et des « mètres qui pendant huit siècles régiront nos rêves ».

Un poème inaugural : Les Lilas et les Roses

Strophes d’après la débâcle de 1940, strophes d’après la catastrophe. Celles des Yeux d’Elsa. Et d’après Le Crève-Cœur mais dans la continuité du superbe et retentissant poème, Les Lilas et les Roses, que Jean Paulhan transcrivit de mémoire après l’avoir entendu de la bouche même d’Aragon, en « zone libre », à Carcassonne, pour le donner au Figaro qui le publia dans son numéro du 21 septembre 1940. Dans les conditions de l’après-défaite, Aragon a commencé son travail de subversion intellectuelle par l’exaltation des valeurs d’art et de culture contre l’obscurantisme du gouvernement de Vichy. En traitant un de ces « sujets extérieurs » que dénonçait André Breton en 1932… Extérieur ? Il faudrait s’entendre sur ce mot, ou bien parler de sujet intériorisé… Comme Goethe le fit en son temps2, Aragon parlera de poésie de circonstance, dénonçant « cette conception lunaire qui voudrait que toute poésie ne fût pas de circonstance ».

Donc, Les Lilas et les Roses. Par quoi tout commence et tout s’explique de ce chant de douleur et d’espoir mêlés qui, outre Le Crève-Cœur, donnera Les Yeux d’Elsa, Brocéliande, Le Musée Grévin, La Diane française. Son retentissement, note Pierre Daix, fut immense : « On n’en peut plus avoir idée aujourd’hui. La poésie venait d’ôter à la France son bâillon. Il était permis de parler de la douleur du pays sans courber la tête sous le joug. » Les fleurs les plus imprévisibles sans doute de toute l’histoire de notre poésie. En même temps les plus chargées de sens et d’émotion après « l’illusion tragique » et « le triomphe imprudent » du départ en guerre.

Ô mois des floraisons mois des métamorphoses

Mai qui fut sans nuage et juin poignardé

Je n’oublierai jamais les lilas ni les roses

Ni ceux que le printemps dans ses plis a gardés.

Et ceci, la fin du poème, qui appelle l’ennemi par son nom :

Tout se tait L’ennemi dans l’ombre se repose

On nous a dit ce soir que Paris s’est rendu

Je n’oublierai jamais les lilas ni les roses

Et ni les deux amours que nous avons perdus

 

Bouquets du premier jour lilas lilas des Flandres

Douceur de l’ombre dont la mort farde les joues

Et vous bouquets de la retraite roses tendres

Couleur de l’incendie au loin roses d’Anjou

Pierre Daix fit de ce poème inaugural le commentaire suivant : « La poésie savante, la poésie d’avant-garde venait de donner son Temps des cerises à cette autre guerre perdue. » Avant-garde ? ce retour en force de l’alexandrin, ces vers à rimes et à césures, retour que Les Yeux d’Elsa confirme aussi d’éclatante manière ? Poésie savante ? celle du poète du bel canto, des chansons et des complaintes, subitement populaire, et qui vient de proclamer sa propre singularité en même temps que les vertus et pouvoirs de la romance : « J’aurais dit tradéridéra comme personne » ? Ou provocation de l’ancien surréaliste justifiée par l’urgence historique ?

L’urgence historique

Début des années quarante. Tout est faussé, tout n’est plus qu’artifice et mensonge carnavalesque (Les Folies-Giboulées) ; ce monde investi par la peur et la haine, la désorientation et le chaos, est comme défiguré. Ô mon pays est-ce bien mon pays. À la débâcle, à l’inversion comme à l’asphyxie des valeurs, à l’épuisement, Aragon oppose la résistance des formes poétiques stables. Il lui faut construire, c’est-à-dire inventer ou réinventer le chant en prenant appui sur l’expérience des siècles passés et des poètes disparus – de Ronsard à Guillaume Apollinaire – afin que le moderne préserve la mémoire de l’ancien et s’en nourrisse. Ce que La Rime en 1940 avait osé déjà (« … maintenir, même dans le fracas de l’indignité, la véritable parole humaine et son orchestre à faire pâlir les rossignols ») sera réaffirmé dans la préface aux Yeux d’Elsa : « donner corps à cette voix errante (…) incarner la poésie française dans l’immense chair française martyrisée. » Les Yeux d’Elsa peut se lire comme miroir de notre poésie, et résonner en écho à Rimbaud, Baudelaire, Hugo, Mallarmé, Verlaine, tant d’autres encore, aussi bien qu’à l’hymne national ou aux chansons populaires les plus connues.

Convoquer l’orchestre des voix anciennes, mais aussi construire une sorte de poème-monument qui résiste à l’usure du temps et des troubles. Construire dans la colère s’il le faut, et il le faut. Crier plus fort que l’orage qui s’est abattu sur ce pays déchiré. Je crierai je crierai plus fort que les obus. Aragon renouvelle parfois les accents de la polémique, ceux par exemple du Traité du style, comme ici dans Plus belle que les larmes :

J’empêche en respirant certaines gens de vivre

Je trouble leur sommeil d’on ne sait quel remords

Il paraît qu’en rimant je débouche les cuivres

Et que ça fait un bruit à réveiller les morts

Il refuse, rappelant l’exemplaire leçon de Chrétien de Troyes, de vivre couché :

Se assez mieux morir ne vuel

A enor, que a honte vivre

(Il vaut mieux mourir

À honneur, qu’à honte vivre)

La poésie retrouve alors, impérieuse, une mission. Éviter l’évanescence, l’effilochage à quoi la licence conduit, prendre la liberté de transcrire, d’interpréter, de donner à comprendre et à s’émouvoir. Pour s’opposer aux vertiges d’un univers brisé, quand le pays est à genoux, lui montrer qu’il fut grand, lui insuffler le désir d’une gloire à retrouver, le désir de France, et cette haute ambition qui se confond avec les exigences de l’amour, même si l’on sait comme une chanson célèbre l’affirmera bientôt que Il n’y a pas d’amour qui ne soit à douleur3.

La construction du mythe

C’est à la suite du Crève-Cœur, avec Les Yeux d’Elsa, en attendant bien d’autres livres dédiés à la gloire de l’aimée (le nom d’Elsa apparaîtra quatre fois dans les titres des livres, et plus souvent encore dans les titres des poèmes ou dans les vers) que la construction du mythe commence. Depuis et après 1940, l’œuvre poétique d’Aragon s’organise autour d’un centre irradiant : le nom et l’amour d’Elsa, elle-même confondue pendant les années de guerre avec la patrie blessée.

Il est significatif que le poème d’ouverture du livre s’achève sur une image imitée de Pétrarque et des pétrarquistes : au-dessus de la mer de tous les dangers, sur les récifs de la catastrophe et du naufrage, brillent les yeux de l’aimée :

Il advint qu’un beau soir l’univers se brisa

Sur des récifs que les naufrageurs enflammèrent

Moi je voyais briller au-dessus de la mer

Les yeux d’Elsa les yeux d’Elsa les yeux d’Elsa

Le canzioniere du poète italien, empruntant à la tradition chrétienne la métaphore de la vie humaine comme navigation périlleuse, avait à maintes reprises affirmé que toute vertu s’assemble en ces beaux yeux, mes plus sûres étoiles, auxquels l’amant recourt comme à la source de tout mien salut. Ainsi les périls d’une navigation en mer aventureuse, orages et tempêtes, pourraient-ils être conjurés dès que la femme, guide et salvatrice, éclaire la route à suivre. L’allégorie poursuivit son chemin de Pétrarque aux pétrarquistes, aux poètes de la Pléiade et à la chanson populaire récente (tes yeux sont des étoiles) et jusqu’à Saint-John Perse exaltant dans Amers le couple de l’homme naufragé et de la femme riveraine.

Ce qui est proprement l’apport d’Aragon, c’est dans Le Crève-Cœur, Les Yeux d’Elsa et les recueils immédiatement postérieurs (La Diane française surtout, Elsa au miroir en étant l’exemple le plus probant) cette identification l’une à l’autre, l’une au miroir de l’autre, de la France et d’Elsa. Peut-être est-ce l’une des raisons du caractère conventionnel de l’évocation de la femme. Si Elsa, omniprésente, est désignée, c’est d’une présence paradoxalement imperceptible : les yeux, les mains, la chevelure. La présence charnelle, si peu charnelle d’Elsa, se limite à ces indications d’une évanescence toute racinienne, d’une pudeur toute classique. Elsa présente-absente, présente et cependant/Plus absente… (Cantique à Elsa) demeure un mystère pour l’amant qui s’en approche. Par ailleurs, ses yeux-diamants, sans qu’on puisse en pénétrer le secret (tes yeux et leurs secrets gémeaux), en font un personnage fabuleux, mon Pérou ma Golconde mes Indes.

Quant à sa chevelure, elle est pareille à la nuit de l’Europe dans son brasero flambant, et la voici constellation nouvelle, hier inconnue des astronomes. Elsa est univers.

L’amour d’Elsa, c’est aussi l’amour d’un nom qui semble fait d’un battement de cils et qui à lui seul est un mois de Mai. Il a la douceur étrange d’un tapis de Perse ou de la soie de Lyon, d’un soir à Cordoue qui fleure les oranges, d’un tilleul, de la poussière d’or des papillons. Ce nom qu’il faut apprendre à dire désormais après ceux de Laure, d’Hélène et d’Elvire. L’amour du nom, la célébration du nom. Aragon, face à Elsa la France, la grande muse inspiratrice, prenant le relais de Pétrarque, de Ronsard, de Lamartine. La construction du mythe, on la surprend ici à ses débuts (notre amour s’il inaugure un monde…), elle s’achèvera avec l’immense Fou d’Elsa, lorsque le poète proclamera, phrase maintenant célèbre, que la femme est l’avenir de l’homme.

Le chant retrouvé

Dire le pays déchiré, la femme et l’amour, s’adresser dans cette époque tragique à un public désorienté, cela demandait impérativement une recherche des meilleurs moyens à mettre en œuvre pour être entendu. Aragon prit le parti du vers régulier, d’une prosodie savamment orchestrée.

D’un poème à l’autre – en quintils, en distiques, en quatrains, en huitains –, il varie les mètres – alexandrins, décasyllabes, octosyllabes, hexasyllabes. Sa virtuosité fait merveille tant est grande sa connaissance des dispositifs strophiques de la tradition et de la manipulation des rimes. Son exceptionnelle maîtrise favorise les jeux de miroirs et de chiasmes les plus diversifiés, les plus élaborés. Quant à l’horlogerie du poème, nul ne saurait rendre compte de la complexité de ses rouages. En ce qui concerne le traitement de la rime dont Aragon fit la théorie, ces rimes reprises des poètes anciens, particulièrement des grands rhétoriqueurs – rime annexée, rime fratrisée, rime batelée, rime interne, rime senée, rime brisée sans oublier le morcellement de la rime enjambée qu’Aragon innova –, cela fonctionne ou ne fonctionne pas. Cette organisation aux mécanismes si variés et si subtils n’est pas réductible à des éléments simples puisque chacun d’eux n’a de valeur qu’en relation et en interaction avec les autres. Dire par exemple que, pour Aragon, les mots sont appelés au miroir de la rime et en quelque sorte récrits dans la mesure où, selon l’anagramme, rimer c’est mirer, ne résout en rien le problème qui veut que pour lui la rime soit plus et même tout autre chose qu’un « écho mécanique », mais « résolution d’accords, découverte ».

Et ce n’est pas que les mots dans les vers (ceux mis en rimes et tous les autres, et Dieu sait si le lexique d’Aragon est étendu, noms propres et noms communs – si peu communs souvent) prennent leur dimension juste comme c’est le cas par exemple dans Malherbe ou Valéry mais plutôt, extensibles quant à leur charge de sens et de rêverie, ils se prennent et se déprennent à l’impossible, courent le risque de la fougue ou du trébuchement.

L’art d’Aragon est aussi un art d’analogies. Faut-il échapper à l’analogie qui mime dans des rapports d’équivalence ou de comparaison la réalité ? Le discrédit dans lequel on la tient quelquefois conduit à des transgressions : la platitude de la copie qui cherche à respecter la nature, ou tout au contraire, selon des règles strictes, l’anamorphose qui déforme, étire, modifie rapports et proportions dans un souci esthétique, en fonction d’un objectif de propagande morale, intellectuelle ou autre. La première de ces démarches, on la trouve dans Le Paysan de Paris, dans ces passages de description, dénués d’émotion, complètement neutres (c’est l’imitation de cartes postales que dénonce Breton) en contraste dans le même livre avec les échappées lyriques où le lyrisme verbal et interprétatif est à son comble sous l’effet du « stupéfiant image » : une réalité hallucinée. Dans Les Yeux d’Elsa, le poétique relève assez souvent de l’image telle qu’elle apparaît dans le glaive déformant d’Esclarmonde :

Tu me dis notre amour s’il inaugure un monde

C’est un monde où l’on aime à parler simplement

Laisse là Lancelot Laisse la Table Ronde

Yseut Viviane Esclarmonde

Qui pour miroir avaient un glaive déformant

Le Cantique à Elsa ne tranche pas le débat entre le parler « simple » et l’art savant, dit « obscur ». Mais Ce que dit Elsa donne la préférence à l’ingénuité d’un chant de rue ou d’une simple fleur des prés. Déjà La Nuit d’exil avait opposé la nuit du cœur à un monde où tout n’est que masques et faux-semblants ; alors apparaît une réalité sans artifice, décrite de façon si précise et si triviale qu’elle en devient fascinante :

Passe-t-il toujours des charrettes de légumes

Alors les percherons s’en allaient lentement

Avec dans les choux-fleurs des hommes bleus dormant

Les chevaux de Marly se cabraient dans la brume

 

Les laitiers y font-ils une aube de fer-blanc

Et pointe Saint-Eustache aux crochets des boutiques

Les bouchers pendent-ils des bêtes fantastiques

Épinglant la cocarde à leurs ventres sanglants

Ici les images concrètes procèdent d’une impeccable sûreté de coup d’œil et le réalisme touche de près à l’étrange sinon au fantastique.

Mais ce que les vers d’Aragon laissent entendre au-delà de l’amour d’Elsa et d’un pays déchiré, c’est une voix. C’est une présence singulière qui se confond avec la présence tout humaine de l’homme qu’il fut, au-delà de ce que l’urgence historique exigeait de lui, et que l’on perçoit tout aussi bien dans le chant majeur qu’il inaugure que dans l’impalpable frémir et la saveur d’une chanson passagère qui s’insinue fugitivement entre deux plaintes, entre deux cris.

1- J’emprunte ces deux expressions à Julien Gracq (En lisant en écrivant, José Corti, 1980).

2- « Il faut que la réalité fournisse l’occasion et la matière (…) Mes poèmes sont tous des poèmes de circonstance, ils s’inspirent de la réalité, c’est sur elle qu’ils se fondent et reposent. Je n’ai que faire des poèmes qui ne reposent sur rien. » Conversations de Goethe avec Eckermann. Cité par Pierre Seghers dans La Résistance et ses poètes, Seghers, 1974 (rééd. 2004).

3- Il n’y a pas d’amour heureux. (La Diane française, 1944.)