L’ESCALE
LES voyageurs d’Europe entre eux parlaient d’affaires
Les yeux de la vigie adoraient l’horizon
Dans la cale où valsaient d’obscures salaisons
Le rêve des mutins se tordait dans les fers
Oublions qu’ils ont soif puisque nous nous grisons
Sur le pont-promenade on joue un jeu d’enfer
Des marchands de bétail que les vents décoiffèrent
En quatre coups de dés perdaient leur cargaison
Soudain le ciel blanchit et des rochers s’escarpent
Pure comme une nuit découpée aux ciseaux
C’est une île Voyez sa couronne d’oiseaux
Les dauphins alentour sautent comme des carpes
La mer qui vient briser contre elle son biseau
D’écume en soupirant l’entoure d’une écharpe
Avez-vous entendu la tristesse des harpes
Aux doigts musiciens qui caressent les eaux
De quel prédestiné Dame de délivrance
Attends-tu sur la pierre noire la venue
Blanche à qui l’acier bleu cercle les poings menus
Où saignent les rubis d’un bracelet garance
Les marins regardaient cette femme inconnue
Étrangement parée aux couleurs de souffrance
Attachée au récif bordé d’indifférence
Si belle qu’on tremblait de voir qu’elle était nue
Andromède Andromède ô tendre prisonnière
N’est-ce pas toi qui pleures et Méduse qui rit
Le moderne Persée aurait-il entrepris
Sur le cheval volant l’école buissonnière
Aux jours que nous vivons les héros ont péri
Je n’attends plus des Dieux que l’injure dernière
Va dire qu’Andromède est morte à sa manière
Dans ses cheveux dorés en rêvant de Paris
Va dire au monde sourd qu’une seule Andromède
Qu’il croit au cœur des mers à jamais oubliée
Peut esclave mourir à son rocher liée
Méduse aux yeux d’argent tourne autour d’elle mais
De nuit le rossignol fait peur aux sangliers
Car toute tyrannie en soi porte remède
Ah soulevez le ciel millions d’Archimèdes
Qui chantez ma chanson géants humiliés
La mer comme le sable est sujette aux mirages
L’espace efface un pli dans son rideau mouvant
J’avais cru voir une île à l’aisselle du vent
Et celle qui criait la langue des naufrages
N’est que l’illusion qui me reprend souvent
Depuis qu’ayant quitté les terres sans courage
Plus oisif que l’oiseau j’ai choisi pour ouvrage
De guetter le soleil sur le gaillard d’avant
J’escompte vainement les escales du sort
Terre Mais ce n’est pas la terre où tu naquis
Quel calme On se croirait dans un pays conquis
Les passagers vêtus de tweed et de tussor
Trouvent que ce voyage est tout à fait exquis
La mer est une reine Eux ses princes consorts
Et la vie a passé comme ont fait les Açores
Dit le poète Vladimir Maïakovski