CHAPITRE SEIZE

Comme il n’y avait toujours pas de réponse, John Delevan cogna une troisième fois à la porte, avec tellement de force que les vitres tremblèrent dans leurs gencives de mastic pourri, et qu’il en eut mal à la main. C’est la douleur qui lui fit se rendre compte à quel point il était en colère. Non pas qu’il trouvait sa colère injustifiée au regard de ce que Pop Merrill avait fait, si Kevin ne s’était pas trompé, d’autant que plus il y pensait, plus il était sûr que son fils avait vu juste. Mais avoir attendu jusqu’à maintenant pour comprendre les raisons de sa colère le surprenait.

On dirait bien que c’est une journée où je vais en apprendre sur moi-même, songea-t-il, non sans un peu de cuistrerie. Du coup il sourit et se détendit un peu.

Kevin ne souriait pas et n’avait aucunement l’air détendu.

” Trois choses ont pu se produire, à mon avis, dit John à son fils. Soit Merrill n’est pas levé, soit il ne veut pas répondre à la porte, soit il a compris qu’on avait flairé quelque chose et il a filé avec ton appareil. ” Il se tut, puis partit d’un petit rire. ” Je me demande s’il n’y en a pas une quatrième. Il est peut- être mort dans son sommeil.

- Non, il n’est pas mort. ” Kevin avait la tête tout contre la vitre sale de la porte qu’il regrettait si amè- rement d’avoir franchie un jour. Il se tenait les mains en coupe pour faire de l’ombre, le soleil du matin, pardessus le côté est de la place, jetant des reflets aveuglants sur la vitre. ” Regarde. “

John imita son fils, et appuya du nez contre la vitre. Côte à côte, tournant le dos à la place, ils scrutaient la pénombre de l’Emporium Galorium : jamais on n’avait vu d’amateurs de lèche-vitrines aussi passionnés. ” Eh bien, remarqua-t-il au bout de quelques secondes, s’il a filé, c’est en abandonnant toute sa merde, on dirait.

- Ouais, mais c’est pas ça que je veux dire. Tu ne le vois pas ?

- Je devrais voir quoi ?

- Accroché au poteau. Celui à côté de la commode avec toutes les horloges dessus. “

Au bout d’un instant, John le découvrit à son tour un polaroïd pendu par son harnais à un crochet fiché dans le poteau. Il avait même l’impression de voir la partie écaillée, mais ce n’était peut-être que son imagination.

Ce n’est pas ton imagination.

Le sourire s’évanouit de ses lèvres lorsqu’il com-mença à comprendre qu’il ressentait la même chose que Kevin : la certitude malsaine et désolante qu’un mécanisme simple mais terriblement dangereux continuait de fonctionner… et, contrairement aux horloges de Pop, sans le moindre retard.

” À ton avis, est-il là-haut dans son appartement, en train d’attendre simplement notre départ? ” John ne faisait que penser à voix haute. Le verrou qui fermait la porte avait l’air neuf et coûteux. Il était cependant prêt à parier que si l’un d’eux - Kevin, probablement plus en forme, de préférence - se jetait avec assez de force sur le battant, il ferait éclater les montants vétustes. Il songea avec raison: Une serrure vaut ce que vaut la porte. Les gens ny pensent jamais.

Kevin tourna un visage tendu vers son père. John en fut frappé tout comme Kevin l’avait été par le sien, il n’y avait pas si longtemps. Il pensa: Je me demande combien de pères ont l’occasion de voir la tête qu’aura leur fils, une fois adulte. Il n’aura pas toujours cette expression tendue et ces traits tirés - Seigneur, j’espère bien que non ! - mais c’est à ça qu’il ressemblera. Et bordel, quel bel homme il fera !

Comme Kevin, il eut ce moment de temps arrêté au milieu de ce qui se passait (quoi, au juste ?), un moment bref, mais qu’il n’oublia jamais, lui non plus; il resta toujours à portée de sa pensée.

” Quoi? fit Kevin d’une voix étranglée. Quoi, Papa ?

- Tu veux démolir la porte? Parce que je suis d’accord.

- Pas encore. Je ne crois pas que ce sera la peine. Je ne pense pas qu’il soit là… mais il n’est pas loin. “

Tu ne peux pas savoir un truc pareil. Tu ne peux même pas le penser!

Mais son fils le pensait, et il pensait que son fils avait raison. Une sorte de lien s’était constitué entre Kevin et Pop. ” Une sorte de lien? ” Sois sérieux, mon vieux. Tu sais très bien de quoi il s’agit. De cette saloperie d’appareil photo accroché là, et plus ça durait, plus le mécanisme continuait à fonctionner, plus ses pignons et ses cardans vicieux et sans âme tournaient, moins il aimait ça.

Démolis l’appareil, romps ce lien, pensa-t-il avant de dire: ” En es-tu bien sûr, Kev ?

- Faisons le tour par-derrière. La porte sera peut- être ouverte. - C’est un portail. Il y aura sûrement un cadenas. - On pourra toujours l’escalader. - D’accord.” Et John Delevan emboîta le pas à son fils pour descendre les marches de l’Emporium Galorium et rejoindre l’allée, se demandant s’il n’avait pas perdu l’esprit.

 

Mais le portail n’était pas fermé. À un moment donné, Pop avait oublié; et si John n’avait pas trop aimé l’idée d’escalader le portail, voire d’en tomber au risque de s’écraser les couilles, le fait de trouver le portail ouvert lui plaisait encore moins. Ils entrèrent néanmoins dans l’arrière-cour en pagaille de Pop; même les amas de feuilles mortes de l’automne n’arrivaient pas à en améliorer l’aspect.

Kevin se faufila au milieu des tas d’ordures que Pop avait virés de la boutique sans se soucier de les transporter à la décharge, suivi de son père. Ils arri-vèrent au billot à peu près à l’instant où Pop sortait de l’arrière-cour de Mme Althea Linden pour passer sur Mulbeny Street, à un coin de rue à l’ouest. Son intention était de suivre cette rue jusqu’à la hauteur des bureaux de la Wolf Jaw, une entreprise d’exploitation forestière. Même si les camions chargés de grumes de la Wolf Jaw roulaient déjà depuis un moment, même si les tronçonneuses de la Wolf Jaw miaulaient et hurlaient depuis six heures trente dans les forêts en voie de disparition de l’ouest du Maine, les bureaux, eux, ne verraient personne avant neuf heures, ce qui lui laissait un bon quart d’heure. L’arrière-cour de la société, minuscule, était entourée d’une haute palissade dont le portail était fermé à clef - mais Pop avait un double de cette clef. Il passerait par ce portail et, de là, dans sa propre arrière-cour.

Kevin atteignit le billot. John arriva à son tour et suivit le regard de son fils. Il cligna des yeux, ouvrit la bouche pour demander ce que cela pouvait bien vouloir dire, nom d’un foutre, puis la referma. Il com-mençait à se faire une petite idée de ce que cela pouvait bien vouloir dire, sans avoir besoin de poser la question à Kevin. Il était malsain d’avoir de telles idées, elles n’étaient pas naturelles, et il savait d’expé- rience (une expérience amère dans laquelle Reginald Marion ” Pop ” Merrill avait joué un rôle, comme il l’avait raconté récemment à son fils) qu’agir sous le coup d’une impulsion était un excellent moyen de prendre la mauvaise décision et de rater son coup, mais ça n’avait plus d’importance. Même s’il ne se le disait pas en ces termes, John Delevan espérait bien remplir un formulaire de réadmission dans la Tribu des Rationnels-Raisonnables quand tout cela serait terminé.

Il crut tout d’abord contempler les restes émiettés d’un appareil polaroïd. Ce n’était bien entendu que son esprit qui tentait de mettre un peu d’ordre en revenant à des choses connues; ce qui gisait sur le billot et tout autour ne ressemblait en rien à des débris d’appareil photo, polaroïd ou autres. Tous ces pignons et toutes ces roues dentées ne pouvaient appartenir qu’à une horloge. Puis il aperçut l’oiseau mort de bande dessinée et sut même de quel type de pendule il s’agissait. Il ouvrit la bouche pour demander à Kevin pourquoi, au nom du Ciel, Pop aurait démoli un coucou à coups de masse. Puis il réfléchit et songea qu’au fond la question était inutile. La réponse commençait à se former dans son esprit. Il aurait préféré rester dans l’ignorance, car elle concluait à la crise de démence, à une échelle qui semblait démesurée à John Delevan ; mais n’empêche, elle se formait.

Un coucou, ça s’accrochait quelque part. Forcé- ment, à cause des contrepoids. Et à quoi l’accrochait-on ? À un crochet, évidemment.

Un crochet ou un clou dépassant d’un poteau, par exemple.

Comme celui où se trouvait accroché le polaroïd de Kevin.

Il parla enfin, et les mots paraissaient venir de très loin: ” Qu’est-ce qui lui arrive, Kevin ? Est-il devenu fou ?

- Pas devenu, répondit Kevin, dont la voix paraissait elle aussi venir de très loin tandis qu’il se tenait à côté du billot, parcourant des yeux les restes de la malheureuse pendule. Il a été poussé à la folie. Par l’appareil.

- Il faut qu’on le démolisse “, observa John. Ses paroles lui donnaient l’impression de venir flotter à ses oreilles longtemps après avoir été prononcées par sa bouche.

” Pas encore, dit Kevin. On va commencer par aller au drugstore. Ils font une promotion spéciale en ce moment.

- Une promotion spéciale sur qu… “

Kevin lui toucha le bras. John le regarda. L’adolescent avait la tête tournée vers lui, et ressemblait à un daim qui sent l’odeur de l’incendie. Il était plus que beau, en cet instant-là, presque divin, comme un jeune poète à l’heure de sa mort. ” Quoi ? fit John d’un ton précipité.

- Tu n’as pas entendu quelque chose ? ” L’expression de quivive laissa lentement la place au doute.

” Une voiture qui passait dans la rue. ” Combien d’années comptait-il de plus que son fils? se demanda-t-il soudain. Vingt-cinq? Bordel, il était peut-être temps de commencer à en tenir compte, non ?

Il repoussa la sensation d’étrangeté, s’efforçant de la maintenir à bout de bras. Il tenta désespérément de rassembler son expérience et sa maturité, et ne put en glaner que quelques éléments épars. Les endosser était comme revêtir un manteau bouffé des mites.

” Tu es bien sûr qu’il n’y avait pas autre chose, Papa ?

- Oui. Tu es à cran, Kevin. Ressaisis-toi, sinon… ” Sinon quoi? Mais il le savait et fut secoué d’un rire nerveux. ” Sinon, on va détaler tous les deux comme des lapins. “

Kevin le regarda un instant, songeur, comme quelqu’un qui sort d’un profond sommeil, voire même d’une transe, puis acquiesça. ” Viens.

- Voyons, Kevin ! Qu’est-ce que tu veux? Il est peut-être tout simplement en haut, et fait exprès de ne pas répondre.

- Je te le dirai quand nous serons là-bas, Papa. Allez, viens. ” C’est tout juste s’il n’entraîna pas de force son père hors de l’arrière-cour encombrée.

” Est-ce que tu veux m’arracher le bras ou quoi, Kevin ? demanda John une fois qu’ils furent de nouveau sur le trottoir.

- Il était là-bas. Il se cachait. Il attendait que nous partions. Je l’ai senti.

- Il était… (John s’interrompit un instant.) Bon. Disons qu’il y était. Disons-le pour le besoin de la cause; dans ce cas, est-ce qu’on ne devrait pas aller le cravater? ” Puis à retardement. ” Au fait, où était-il ?

- De l’autre côté de la palissade. ” Les yeux de Kevin paraissaient flotter, et John aimait de moins en moins ça. ” Il y a déjà été. Il obtient toujours ce dont il a besoin. Il va falloir se dépêcher. “

Kevin fonçait déjà en direction du LaVerdiere, à travers la place, lorsque son père l’attrapa comme un contrôleur qui vient de surprendre un resquilleur voulant monter sans payer dans le train. ” Voyons, Kevin, de quoi parles-tu ? “

C’est alors que Kevin prononça les paroles: il se tourna vers son père et les prononça. ” Ça vient, Papa. Je t’en supplie. C’est de ma vie qu’il s’agit. ” Il regardait John, la figure pâle, les yeux flottants, comme saisi d’une vision. ” Le chien arrive. Ça ne servirait à rien de rentrer par effraction et de prendre l’appareil. C’est trop tard. Je t’en prie, ne m’arrête pas. Ne me réveille pas. C’est ma vie. “

John Delevan fit un ultime effort pour ne pas s’abandonner à la folie qui le gagnait… puis y renonça.

“Viens, dit-il en empoignant son fils par le coude et en l’entraînant à travers la place. Quoi que ce soit, réglons cette affaire… Est-ce qu’on dispose d’assez de temps ?

- Je n’en suis pas sûr, répondit Kevin, qui ajouta à contrecoeur: Je ne crois pas. “