CHAPITRE SEPT
Très tôt, le lendemain matin, Kevin Delevan fit un cauchemar si horrible qu’il ne put s’en souvenir qu’en partie, comme les fragments d’une mélodie entendue à la radio lorsque la réception est mauvaise.
Il marche dans une petite ville industrielle cradingue. Équipé d’un sac à dos, il est apparemment en cavale. Le nom de la ville est Oatley, et Kevin a l’impression de se trouver soit dans l’État de New York, soit dans le Vermont. Vous savez où on petit trouver du boulot ici, à Oatlev ? demande-t-il à un vieil homme qui pousse un caddie sur un trottoir fis-suré. Pas de produits d’épicerie dans le caddie; rien que d’indéfinissables détritus. Kevin se rend compte qu’il a affaire à un alcoolo. Taille-toi! lui crie l’ivrogne. Fous le camp! enfoiré de voleur! tire-toi, sale enfoiré de voleur!
Kevin court, traverse la rue à toutes jambes, plus par peur de la folie de l’homme qu’à l’idée qu’on puisse le prendre, lui, Kevin, pour un voleur. L’ivrogne lui lance: Et ce n’est pas Oatlev ici! C’est Hildaville ! Barre-toi de la ville, petit enculé de voleur!
C’est alors qu’il comprend qu’il n’est ni à Oatley ni à Hildaville, ni dans aucune ville avec un nom nor-mal. Comment une ville aussi aberrante pourrait avoir un nom normal ?
Tout - rues, bâtiments, signalisation, véhicules, les rares passants -, tout est à deux dimensions. Les choses ont de la hauteur, de la largeur… mais aucune épaisseur. Il croise une femme qui aurait pu ressembler au professeur de danse de Meg si celle-ci avait eu soixante kilos de plus. Elle porte un pantalon de survêt couleur de chewing-gum Bazooka. Comme l’ivrogne, elle pousse un caddie. L’une des roues grince. Il est plein de polaroïd Soleil 660. Elle observe Kevin avec une méfiance grandissante au fur et à mesure qu’il se rapproche d’elle. À l’instant où il arrive à sa hauteur, elle disparaît. Son ombre est encore visible, et il entend toujours le grincement cadencé, mais la grosse femme n’est plus là. Puis elle réapparaît, tournant vers lui sa tête au visage plat et à l’expression soupçonneuse, et Kevin comprend pour quelle raison elle a un instant disparu. Parce que le concept de ” vue latérale ” n’existe pas et ne peut exister dans un univers où tout est parfaitement plat.
Je suis à polaroïdville, pense-t-il avec une étrange sensation de soulagement et d’horreur mêlés. Et ça signifie que ce n’est qu’un rêve.
Puis il voit la barrière de piquets blancs, et le chien, et le photographe qui se tient dans le caniveau. Il porte des verres sans monture juchés sur son crâne. C’est Pop Merrill.
Eh bien, fiston, tu l’as trouvé, lui dit le Pop à deux dimensions, sans décoller l’oeil du viseur. C’est le chien, juste là. Celui qui a massacré cet enfant, à Shenectady. Ton chien, voilà ce que je veux dire.
Kevin se réveille alors dans son lit, craignant d’avoir hurlé, avant tout angoissé non par le rêve, mais par l’idée qu’il n’est peut-être pas retourné à la réalité dans ses trois dimensions.
Mais non. Quelque chose, cependant, va de travers.
Un rêve stupide. Laisse tomber, qu’est-ce que ça peut fàire? C’est terminé, toutes les photos sont brûlées. L’appareil est en mille mor…
Le fil de ses pensées se rompt, sous l’effet de ce quelque chose qui va de travers, et qui vient de nouveau le titiller.
Non, ce n’est pas fini. Ce n’est pas…
Mais avant qu’il ait pu achever, Kevin Delevan s’endort d’un sommeil profond et sans rêves. Au matin, c’est à peine s’il se souvient d’avoir fait un cauchemar.