SILENCE
provoquait un certain émoi et de l’inquiétude (et si jamais mon ventre se mettait à gargouiller, par exemple, ou si une attaque de flatulence, pas nécessairement silencieuse, devenait imminente?)
” Je ne saurais vivre sans livres “,
en revanche, induisait des sentiments de plaisir et d’attente joyeuse - on se sentait comme mis en appé- tit.
Méditant sur le fait qu’un si petit détail pût se tra-duire par une différence aussi fondamentale, Sam pénétra dans la bibliothèque… et resta paralysé sur place.
Il faisait bien plus clair dans la grande salle, que lors de sa première visite. Mais ce n’était pas le seul changement. Les échelles qui s’allongeaient jusque dans l’obscurité des étagères les plus hautes avaient disparu. Il n’y en avait plus besoin, parce que le plafond ne se trouvait plus qu’à trois mètres du sol tout au plus, et non à dix ou douze. Pour prendre un livre sur les étagères les plus hautes, il suffisait de monter sur l’un des escabeaux disséminés un peu partout. Les revues étaient agréablement disposées en éventail sur une vaste table, près du bureau de contrôle, le râtelier de chêne d’où elles pendaient comme des peaux d’animaux avait également disparu, ainsi que le panneau
VEUILLEZ REMETTRE LES REVUES À LEUR PLACE EXACTE
L’étagère consacrée aux acquisitions récentes était toujours là, mais à la place du panneau restreignant le prêt à sept jours, il y en avait un autre où était écrit: LISEZ UN BEST-SELLER, JUSTE POUR LE PLAISIR.
Les gens, surtout des jeunes, allaient et venaient, parlant à voix basse. Quelqu’un pouffa d’un rire retenu, mais sans culpabilité.
Sam contemplait le plafond, essayant désespéré- ment de comprendre ce qui avait bien pu se passer ici. Les verrières en pente avaient disparu. Le haut de la pièce était caché par un faux plafond suspendu moderne. Les globes de style démodé avaient été remplacés par des tubes fluorescents disposés dans le faux plafond.
Une femme, qui se dirigeait vers le bureau de contrôle, tenant une poignée de romans policiers à la main, suivit le regard de Sam; elle ne vit rien d’inhabituel au plafond et, du coup, se tourna vers Sam avec curiosité. L’un des gamins assis à la table des revues poussa son camarade du coude et lui montra Sam du doigt. Un autre se tapota la tempe, et tous ricanèrent doucement.
Sam ne remarqua ni les regards ni les ricanements. Il ne se rendait pas compte de l’effet qu’il produisait, debout à l’entrée de la salle de lecture principale, regardant le plafond d’un air bête, bouche bée. Il essayait d’intégrer ce changement majeur à ses souvenirs.
Eh bien, ils ont simplement posé un faux plafond depuis la dernière fois. Et alors ? C’est certainement plus économique pour le chauffage.
Peut-être, cependant la mère Lortz n’a pas parlé un instant de ces changements.
En effet. Mais pourquoi l’aurait-elle fait ? Sam était loin d’être un habitué, non ?
Elle aurait dû être dans tous ses états. Son attache-ment aux traditions m’a frappé. Elle n’aurait pas aimé ça. Pas du tout.
Tout cela se tenait, mais il y avait quelque chose d’autre, d’encore plus troublant. Installer un faux plafond suspendu entraînait de gros travaux. Sam ne pouvait croire qu’il avait suffi d’une semaine pour les achever. Et les étagères du haut, avec tous leurs livres ? Où étaient-elles passées ? Où les livres étaient-ils passés ?
D’autres personnes regardaient Sam, maintenant; l’un des assistants bibliothécaires l’observait depuis l’autre côté du bureau de contrôle. Le bruit de fond de murmures animés ne s’entendait presque plus dans la grande salle.
Sam se frotta les yeux - au sens propre - et regarda de nouveau le faux plafond avec ses néons. L’un et les autres étaient toujours là.
Je me suis trompé de bibliothèque! C’est ça, je me suis trompé! pensa-t-il, frénétique.
Dans sa confusion, il se précipita sur cette idée, puis fit machine arrière, comme un chaton qui s’aperçoit qu’il vient de sauter sur une ombre. Junction City était une ville d’une taille relativement importante, comparée à la moyenne de l’État d’Iowa, avec ses quelque trente-cinq mille habitants, mais il était ridicule d’imaginer qu’elle pût entretenir deux bibliothèques. En outre, l’emplacement du bâtiment était le même, la configuration des lieux, identique… c’était simplement tout le reste qui ne collait pas.
Sam se demanda pendant quelques instants s’il ne devenait pas fou, par hasard, puis rejeta cette idée. Il regarda autour de lui et, pour la première fois, remarqua que tout le monde s’était interrompu dans ses occupations pour l’observer. Il se sentit pris d’une brusque et délirante envie de leur lancer: ” Retournez à ce que vous faites - j’étais juste en train de remarquer que la bibliothèque était complètement différente, cette semaine. ” Au lieu de cela, il déam-bula jusqu’à la table aux revues et prit un exemplaire de US News 8z World Report. Il commença à le feuilleter en observant, du coin des yeux, les gens qui se remettaient à leur travail.
Lorsqu’il sentit qu’il pouvait se déplacer sans attirer spécialement l’attention, il reposa la revue sur la table et se dirigea d’un pas nonchalant vers la bibliothèque des enfants. Il se sentait un peu comme un espion en territoire ennemi. Le panneau au-dessus de la porte était parfaitement identique, des lettres d’or sur du chêne massif, sombre et chaud, mais l’affiche représentait autre chose. À la place du Petit Chaperon rouge se rendant compte, terrifiée, de son erreur, on voyait les trois neveux de Donald Duck, Fifi, Riri et Loulou. Ils portaient des maillots de bain et plongeaient dans une piscine remplie de livres. Au-dessous, on lisait
VENEZ TOUS! C’EST AMUSANT DE LIRE !
Mais enfin, qu’est-ce qui se passe ici? ” grommela Sam. Son coeur s’était mis à battre plus vite; il sentait une fine pellicule de transpiration inonder son dos et ses bras. Si ça n’avait été que les affiches, il aurait pu supposer que la Lortz avait été virée… mais il n’y avait pas que les affiches. Il y avait tout.
Il ouvrit la porte de la bibliothèque des enfants et jeta un coup d’oeil à l’intérieur. Il découvrit le même univers agréable, avec ses tables et ses chaises minuscules, les mêmes rideaux d’un bleu éclatant, la même fontaine d’eau fraîche placée contre le mur. Sauf que maintenant, le plafond suspendu correspondait à celui de la salle principale, et que toutes les affiches avaient été remplacées. L’enfant hurlant dans la voiture noire
(Simon le Simplet… c’est le nom que les enfants donnent au petit garçon de l’affiche. Celui qui crie. Je pense que c’est très judicieux, vous ne trouvez pas ?)
avait disparu, tout comme le Policier des Bibliothèques avec son imper et son étoile bizarre à branches multiples. Sam recula, fit demi-tour et se dirigea lentement vers le comptoir du service de contrôle des entrées et sorties des livres. Il avait l’impression que son corps était entièrement de verre.
Deux assistants - un garçon et une fille n’ayant pas vingt ans - le regardèrent approcher. Sam n’était pas lui-même bouleversé au point de ne pas se rendre compte qu’ils paraissaient un rien nerveux.
Fais attention. Non… comporte-toi NORMALEMENT. Ils ne sont déjà pas loin de penser que tu es à moitié fou.
Il repensa soudain à Lukey et se sentit saisi d’un besoin horrible et presque incoercible d’ouvrir la bouche et de gueuler à pleins poumons, exigeant de ces deux jeunes gens nerveux quelques foutus Slim Jim, parce que ça, c’était de la bouffe, de la foutue chouette bouffe.
Au lieu de cela, il s’exprima à voix basse et calmement.
” Vous pouvez peut-être m’aider. Je dois parler à la bibliothécaire. “
Une ombre de surprise passa dans le regard des deux adolescents. ” Oh, je suis désolée, répondit la jeune fille. Monsieur Price ne vient pas, le samedi soir. “
Sam jeta un coup d’oeil au comptoir. Lors de sa précédente visite, il y avait une petite plaque avec un nom, posée à côté de l’appareil à microfilms. Elle s’y trouvait toujours mais au lieu d’y lire
A. LORTZ
on y découvrait maintenant
M. PRICE
Il se rappela Naomi lui parlant d’un homme grand, d’environ cinquante ans.
” Non, répondit-il, pas M. Price. Ni M. Peckham. L’autre. Ardelia Lortz. “
Les deux jeunes gens échangèrent un regard franchement intrigué. ” Il n’y a aucune employée, ici, qui porte le nom d’Ardelia Lord, intervint le garçon. Vous devez confondre avec une autre bibliothèque.
- Pas Lord, dit Sam, qui avait l’impression que sa voix arrivait de très, très loin. Lortz.
- Non, dit la jeune fille. Vous devez vraiment vous tromper, monsieur. “
Ils commençaient de nouveau à avoir l’air sur leurs gardes et, en dépit de son envie d’insister, de leur dire qu’Ardelia Lortz travaillait évidemment ici puisqu’il l’y avait rencontrée seulement huit jours auparavant, il se força à battre en retraite. Et en un certain sens c’était parfaitement logique, non ? Parfaitement logique dans le contexte d’un délire total, d’accord, mais cela ne signifiait pas que la logique interne était intacte. Tout comme les affiches, les ver-rières et le râtelier aux revues, Ardelia Lortz avait simplement cessé d’exister. De nouveau, la voix de Naomi s’éleva dans sa tête. Oh, mademoiselle Lortz, n’est-ce pas ? Vous avez dû trouver ça drôle.
” Pourtant, Naomi a reconnu le nom “, grommela-t-il.
Les deux jeunes assistants le regardaient maintenant avec une même expression de consternation sur la figure.
” Veuillez m’excuser “, dit Sam, s’efforçant de sourire. Il eut l’impression de grimacer. ” Je ne suis pas dans mes bons jours.
- Je vois, dit le garçon.
- Pardi “, renchérit la fille.
Ils me croient fou, et vous savez quoi, les gars ? je me demande s’ils n’ont pas raison.
” Y a-t-il quelque chose d’autre que l’on puisse faire pour vous ? ” demanda le garçon.
Sam ouvrit la bouche pour répondre non, avec l’idée de battre ensuite hâtivement en retraite, puis changea d’avis. Au point où il en était, il ne risquait pas grand-chose.
” Depuis quand M. Price est-il le bibliothécaire en chef ? “
Les deux assistants échangèrent un nouveau regard. La fille haussa les épaules. ” Nous le connaissons depuis que nous sommes là, mais ça ne fait pas très longtemps, monsieur… ?
- Peebles, dit Sam en leur tendant la main. Sam Peebles. Je suis désolé. Je crois que j’ai perdu mes bonnes manières avec le reste de mon bon sens. “
Ils se détendirent tous deux un peu - de façon indéfinissable mais perceptible, et cela aida Sam à en faire autant. Bouleversé ou non, il avait réussi à conserver une partie de son très réel talent pour mettre les gens à l’aise. Un agent immobilier ou d’assurances qui n’en serait pas capable devrait d’ailleurs chercher d’urgence à se reconvertir.
” Cynthia Berrigan, dit la jeune fille en lui donnant une poignée de main indécise, et voici Tom Stanford.
- Heureux de faire votre connaissance, dit Stanford, qui n’avait pas trop l’air de penser ce qu’il disait, mais donna également une rapide poignée de main à Sam.
- Veuillez m’excuser, intervint la femme aux romans policiers. Quelqu’un peut-il m’aider? Je vais être en retard pour ma partie de bridge.
- Je m’en occupe, glissa Tom à Cynthia, avant de gagner la partie du comptoir où l’on procédait aux sorties de livres.
- Ted et moi allons au Chapelton Junior College, monsieur Peebles. Nous sommes stagiaires, ici. Moi, depuis deux semestres, puisque M. Price m’a engagée le printemps dernier: Tom a été pris pendant l’été.
- M. Price est-il le seul employé à plein temps?
- En effet. ” Elle avait de ravissants yeux bruns, et il y devinait une pointe d’inquiétude. ” Quelque chose qui ne va pas ?
- Je ne sais pas. ” De nouveau, Sam regarda en l’air; il ne pouvait s’en empêcher: ” Ce faux plafond existe-t-il depuis que vous travaillez ici ? “
Elle suivit son regard. ” Je ne savais pas qu’on l’appelait comme ça, mais oui, je l’ai toujours vu ainsi.
- Je croyais me souvenir qu’il y avait des verrières.
Cynthia sourit. ” Oh, mais il y en a ! On peut les voir de l’extérieur; si l’on va sur le côté du bâtiment. Et bien sûr aussi depuis les réserves, mais elles ont été condamnées avec des planches. Je crois que cela fait des années. “
Des années.
” Et vous n’avez jamais entendu parler d’Ardelia Lortz ? “
Elle secoua la tête. ” Non; désolée.
- Ni du Policier des Bibliothèques? ” demanda Sam impulsivement.
Elle éclata d’un rire retenu. ” Seulement par ma vieille tante. Elle me disait que la Police des Bibliothèques m’attraperait si je ne rendais pas mes livres à temps. Mais c’était à Providence, Rhode Island, quand j’étais petite fille. Il y a longtemps. “
Tu penses, cela fait au moins dix ans, sinon douze! À l’époque où les dinosaures régnaient sur la Terre.
” Eh bien, merci pour l’information. Mon intention n’était pas de vous faire peur.
- Vous ne m’avez pas fait peur.
- Si, un peu, je crois. J’ai simplement eu un moment de confusion, pendant un instant.
- Qui est Ardelia Lortz ? demanda Tom Stanford, revenu près d’eux. Ce nom me dit quelque chose, mais je n’arrive pas à savoir quoi.
- C’est exactement ça, répondit Sam. Je ne le sais pas très bien moi-même.
- Écoutez, nous sommes fermés demain, mais M. Price sera là lundi après-midi et soir. Il pourra peut-être vous éclairer sur ce que vous voulez savoir. “
Sam acquiesça. ” Je crois que je vais revenir le voir. En attendant, encore merci.
- Nous sommes ici pour aider les gens, dans la mesure du possible, dit Tom. Je regrette simplement de ne pas avoir pu faire davantage, monsieur Peebles.
- Moi aussi. “
Il se sentit dans son état normal jusqu’à la voiture, mais une fois là, alors qu’il déverrouillait la portière, tous les muscles de son ventre et de ses jambes sem-blèrent le trahir. Il dut s’appuyer d’une main sur le toit du véhicule tandis qu’il ouvrait la portière de l’autre. On ne peut pas dire qu’il s’installa derrière le volant; il s’y effondra et resta assis sur place, respirant fort et se demandant s’il n’allait pas s’évanouir.
Mais qu’est-ce qui m’arrive ? Je me sens comme l’un des personnages de ce vieux spectacle de Rod Serling. ” Soumis à votre examen, un certain Samuel Peebles, ex-habitant de Junction City, actuellement marchand de biens, passant toute sa vie… au pays des Ombres. “
Oui, voilà à quoi ça ressemblait. Sauf que voir des gens, à la télé, se colleter avec des événements inexplicables était plus ou moins drôle. Sam découvrait que l’inexplicable perdait beaucoup de son charme lorsqu’on s’y trouvait soi-même confronté.
Il regarda en direction de la bibliothèque, depuis l’autre côté de la rue; des gens allaient et venaient sous l’éclairage paisible des deux lampes de fiacre. La vieille dame aux romans policiers descendait la rue, sans doute en route pour sa partie de bridge. Deux jeunes filles dévalèrent les marches, bavardant et riant, des livres serrés contre leur poitrine naissante. Tout paraissait parfaitement normal… et bien sûr, tout l’était. La bibliothèque anormale était celle dans laquelle il avait pénétré la semaine précédente. Trop préoccupé par le fichu discours qu’il devait faire, supposa-t-il, son esprit n’avait pas été frappé, comme il l’aurait dû, par toutes les anomalies qu’il avait rele-vées.
N’y pense plus, s’enjoignit-il à lui-même, non sans craindre d’être dans l’un de ces moments où son esprit était incapable de respecter ce genre d’injonction. Fais ta Scarlett O’Hara, et pense à demain. Quand il fera jour, tout ça se mettra en place.
Il démarra et ne cessa d’y penser jusque chez lui.
La première chose qu’il fit, en entrant, fut d’aller consulter le répondeur. Son pouls prit un rythme légèrement plus rapide lorsqu’il vit la lampe MESSAGES allumée.
Je parie que c’est elle. Je n’ai aucune idée de ce qu’elle est, mais je commence à me dire qu’elle ne sera pas contente tant qu’elle ne m’aura pas rendu complè- tement cinglé.
Alors ne l’écoute pas, c’est tout, répondit une autre partie de son esprit; Sam était dans un tel état de confusion qu’il n’arrivait même pas à déterminer si c’était une idée raisonnable ou non. Elle paraissait raisonnable, mais également un peu pusillanime. En réalité…
Il prit conscience d’être planté là, en sueur, se ron-geant les ongles, et il poussa soudain un grognement, retenu mais exaspéré.
Directement de la petite école à l’asile de fous. Que le diable m’emporte si je te laisse faire ça, mon chou.
Il appuya sur le bouton.
” Salut! fit une voix d’homme rabotée au whisky. Joseph Randowski à l’appareil, monsieur Peebles.