CHAPITRE NEUF

LE POLICIER DES BIBLIOTHÈQUES (I)

 

De fait, il dormit bien, d’un sommeil sans rêves. Et une idée lui vint effectivement à l’esprit pendant qu’il prenait sa douche, le lendemain matin; lui vint naturellement et sans peine, comme nous viennent parfois les idées lorsque notre corps est reposé et que notre esprit n’a pas été encore encombré de tout un tas de conneries. La bibliothèque municipale n’était pas le seul endroit où l’information était disponible, et lorsque l’on s’intéressait à l’histoire récente - l’histoire locale récente - ce n’était même pas le meilleur endroit.

” La Gazette! ” s’exclamat-il, passant la tête sous la pomme de la douche pour rincer le savon.

Vingt minutes plus tard il était en bas, n’ayant plus que sa cravate et son veston à mettre, une tasse de café à la main. Le bloc-notes était devant lui, avec une liste de questions déjà rédigées.

 

1. Ardelia Lortz : Qui est-elle? Ou qui était-elle ?

2. Ardelia Lortz : Qu’a-t-elle fait?

3. La bibliothèque municipale de Junction City

Rénovée? Quand? Photos?

À ce moment-là, on sonna à la porte. Sam jeta un coup d’oeil à l’horloge en se levant pour aller répondre. Il était presque huit heures trente, le moment de partir au local commercial. Il pourrait faire un saut dans les bureaux de la Gazette vers dix heures, au moment de la pause café, et jeter un coup d’oeil sur de vieux numéros. Lesquels ? Il ruminait toujours là-dessus - certains se révéleraient plus ins-tructifs que d’autres - tout en fouillant sa poche à la recherche de monnaie pour le jeune distributeur de journaux. Deuxième sonnerie.

” Je fais aussi vite que je peux, Keith ! lança-t-il une fois dans la cuisine, avant de tourner la poignée. C’est pas la peine de faire un trou dans la foutue….

À ce moment-là il leva les yeux et vit une forme beaucoup plus imposante que celle de Keith Jordan se profiler derrière le simple voilage qui masquait la vitre de la porte. Il avait eu l’esprit préoccupé, tout à ce qu’il allait faire aujourd’hui, et avait un peu oublié le rituel du lundi matin - payer les journaux. Mais à cet instant-là un pic à glace de terreur pure vint s’enfoncer au milieu de ses pensées vagabondes. Il n’avait nul besoin de voir le visage. Même à travers le voilage il avait reconnu la silhouette, le port… et l’imperméable, bien sûr.

Le parfum de la guimauve rouge, puissant, dou-ceâtre et écoeurant, envahit sa bouche.

Il relâcha la poignée de la porte, mais un instant trop tard. Le verrouillage avait sauté avec un clic! et immédiatement, l’homme qui se tenait sous le porche enfonça la porte; Sam, bousculé, recula en trébuchant dans la cuisine. Il fit des moulinets avec les bras pour conserver l’équilibre et réussit à faire tomber, au passage, les vêtements accrochés au portemanteau de la petite entrée.

Le Policier des Bibliothèques entra, enveloppé dans sa propre poche d’air froid. Il avança lentement, comme s’il disposait de tout son temps, et referma la porte derrière lui. Il tenait à la main le numéro de la Gazette de Sam, impeccablement roulé sur lui-même. Il le leva comme un bâton.

” Je vous ai apporté votre journal “, dit le Policier des Bibliothèques. Il avait une voix étrangement lointaine, comme si elle parvenait à Sam à travers un épais carreau de vitre. ” Je voulais auffi payer le gar-fon, mais il parailfait preffé de partir. Je me demande pourquoi. “

Il s’avança vers la cuisine, c’est-à-dire vers Sam, qui battait en retraite vers le comptoir et tournait vers l’intrus l’oeil exorbité et plein d’effroi d’un enfant terrifié, celui de quelque Simon le Simplet de la petite école.

Je dois imaginer ça - ou bien alors c’est un cauchemar -, un cauchemar tellement horrible qu’à côté celui de l’autre nuit a l’air d’un doux rêve.

Mais ce n’était pas un cauchemar. Terrifiant, oui; un cauchemar, non. Sam eut le temps d’espérer être devenu fou, en fin de compte. Être cinglé n’était peut- être pas de tout repos, mais rien ne pouvait être aussi affreux que cette monstruosité à forme humaine qui venait d’entrer chez lui et qui s’avançait dans son propre cocon d’hiver.

La maison de Sam était ancienne et les plafonds y étaient hauts, mais le Policier des Bibliothèques dut se baisser pour franchir le seuil, et une fois dans la cuisine, la calotte de son feutre gris effleurait presque le plafond. Cela signifiait qu’il mesurait plus de deux mètres dix.

Son corps se dissimulait dans un imperméable de la couleur plombée du brouillard au crépuscule. Il avait une peau à la blancheur de craie. Son visage étroit possédait une certaine beauté mais il était également mort, comme s’il ne pouvait comprendre ni la bonté, ni l’amour, ni la miséricorde. Sa bouche était encadrée de plis exprimant une autorité absolue et sans passion, et Sam, pendant un instant de confusion, lui trouva une ressemblance avec la fente dans la tête de robot de granit qu’avait évoquée pour lui la façade de la bibliothèque. Les yeux du Policier des Bibliothèques semblaient être deux cercles d’argent qu’auraient troués deux petits plombs de chasse. Dépourvus de cils, ils étaient enchâssés dans une chair d’un rouge rosâtre qui paraissait prête à saigner. Mais le pire était qu’il s’agissait d’un visage que Sam connaissait. Quelque chose lui disait que ce n’était pas la première fois qu’il se recroquevillait de terreur sous ce regard noir et, très loin au fond de son esprit, Sam entendit une voix zézayante qui disait: Viens avec moi, fifton… je suis un polifier.

La cicatrice zigzaguait sur la géographie de ce visage, exactement comme Sam l’avait imaginé - de la joue gauche, au-dessous de l’oeil, elle escaladait l’arête du nez. Mis à part la cicatrice, c’était le même homme que sur l’affiche… mais était-ce sûr? Il com-mençait à en douter.

Viens avec moi, fifton, je suis un polifier.

Sam Peebles, l’enfant chéri du Rotary Club de Junction City Sam Peebles mouilla son pantalon. Il sentit sa vessie se décharger en un seul jet chaud, mais la chose lui parut lointaine et sans importance. La présence d’un monstre dans sa cuisine, voilà qui importait; et le plus terrible était qu’il connaissait ce visage. Sam sentit une porte blindée, quelque part tout au fond de son esprit, qui se trouvait sur le point d’exploser. Pas un instant il ne pensa à fuir. L’idée de fuite se situait au-delà de ses capacités d’imagination. Il était de nouveau un enfant, un enfant qui avait été pris la main dans le sac (le livre n’est pas Le Mémento de l’orateur) à faire quelque chose de très mal. Au lieu de courir

(le livre n’est pas Les Poèmes d’amour préférés des Américains)

il s’accroupit lentement sur le fond humide de son entrejambe et s’effondra entre les deux tabourets du comptoir; se protégeant la tête des deux mains, à tout hasard.

(le livre est)

” Non! dit-il d’une voix rauque et sans force. Non, s’il vous plaît, non, je vous en prie, non, ne me le faites pas, s’il vous plaît, je serai sage, ne me faites pas mal comme ça. “

Il en était réduit là. Mais c’était sans importance; le géant à l’imper couleur de brouillard

(le livre c’est La Flèche noire de Robert Louis Stevenson )

se tenait maintenant directement au-dessus de lui.

Sam laissa retomber la tête. On aurait dit qu’elle pesait mille livres. Il fixait le plancher et priait inco-hérent, pour que lorsqu’il relèverait les yeux, le personnage eût disparu.

” Regarde-moi, martela la voix lointaine et autoritaire, la voix d’un dieu mauvais.

- Non “, cria Sam d’une voix aiguë et sans souffle, éclatant en sanglots impuissants. Ce n’était pas simplement de la terreur, même s’il éprouvait une terreur bien réelle et violente. Nettement séparée de cette sensation, c’était une vague profonde et glacée d’épouvante et de honte enfantines qui l’envahissait. Ces sentiments se collaient comme un sirop empoisonné à la chose dont il n’osait pas se souvenir, la chose qui avait un rapport avec le livre qu’il n’avait jamais lu, La Flèche noire de Robert Louis Stevenson. Flac ! Quelque chose frappa Sam à la tête et il cria. ” Regarde-moi! - Non, ne m’obligez pas! ” supplia Sam. Flac!

Il leva la tête, abritant ses yeux débordant de larmes d’un bras en caoutchouc, juste à temps pour voir le bras du Policier des Bibliothèques qui retombait.

Flac!

Il frappait Sam avec le journal roulé, comme on frapperait un chiot insouciant qui vient de faire pipi sur le sol.

” F’est mieux “, zézaya le Policier des Bibliothèques. Il sourit, et ses lèvres s’écartèrent sur des dents pointues, pointues au point de faire penser à des crocs. Il mit la main dans la poche de son imper-méable et en retira un porte-cartes en cuir. Il l’ouvrit et exhiba l’étrange étoile à pointes multiples; elle brillait dans la lumière pure du matin.

Sam était maintenant incapable de détourner son regard du visage impitoyable, de ses yeux d’argent avec leurs pupilles en plombs de chasse. Il bavait et savait que cela aussi, il était incapable de l’empêcher.

” Vous avez deux livres qui nous appartiennent “, déclara le Policier des Bibliothèques. Sa voix paraissait toujours venir de loin, ou de derrière un épais vitrage. ” Mlle Lortz est très fâchée contre vous, monsieur Peebles.

- Je les ai perdus “, dit Sam, se mettant à pleurer plus fort. L’idée de mentir à cet homme au sujet de:

(La Flèche noire)

ces livres, au sujet de n’importe quoi, était hors de question. Il était l’autorité, le pouvoir, la force. Le juge, le jury et le bourreau.

Où est le concierge ? se demanda Sam, en pleine incohérence. Où est le concierge qui vérifie les horloges et retourne ensuite dans le monde normal ? Le monde dans lequel des choses comme celle-là n’ont pas à se produire ?

” Je… je… je…

- Vos excuses groffières ne m’intéreffent pas “, zézaya le Policier des Bibliothèques. Il referma son porte-cartes et le remit dans sa poche droite. En même temps, il glissa la main gauche dans son autre poche, dont il retira un couteau à la lame longue et effilée. Sam, qui avait travaillé pendant trois étés comme magasinier afin de gagner l’argent de ses études, le reconnut. Un couteau à découper les cartons. Il y en avait certainement un identique dans toutes les bibliothèques des États-Unis. ” Vous avez jusqu’à minuit. Ensuite… “

Il se pencha, tenant le couteau d’une main blême, cadavéreuse. L’enveloppe d’air glacial atteignit le visage de Sam et l’engourdit. Il essaya de crier, mais ne put émettre qu’un souffle impalpable et silencieux d’air transparent.

La pointe de la lame le piqua à la gorge. Impression d’être écorché par un glaçon. Une goutte unique, écarlate, coula de la blessure et se congela sur-le-champ, minuscule perle de sang.

” … ensuite, je reviendrai, acheva le Policier des Bibliothèques de sa voix étrange, émoussée par son zézaiement. Vaudrait mieux avoir trouvé ce que vous avez perdu, monsieur Peebles. “

Le couteau disparut dans la poche. Le Policier des Bibliothèques se redressa de toute sa taille.

” Il y a autre chose, reprit-il. Vous avez posé des queftions ifi et là, monsieur Peebles, ne recommenf-fez pas. C’est bien compris ? “

Sam tenta de répondre mais ne put qu’émettre un grognement grave.

Le Policier des Bibliothèques se pencha de nouveau en avant, précédé de son froid glacial, comme la proue plate d’une barge pousserait un bloc de glace dans une rivière gelée. ” Ne vous mêlez pas de ce qui ne vous regarde pas. Est-fe que vous me comprenez ?

- Oui! hurla Sam. Oui! Oui! Oui!

- Bien. Parce je vous surveillerai. Et je ne suis pas feul. “

Il se tourna, dans le bruissement rêche de son imperméable, et retraversa la cuisine jusqu’à l’entrée, sans jeter un seul regard en arrière. Il passa à travers une zone brillamment éclairée par le soleil matinal et Sam vit une chose à la fois merveilleuse et terrible: le Policier des Bibliothèques ne projetait aucune ombre.

Une fois à la porte, il prit la poignée et, sans se retourner, ajouta d’une voix basse, effrayante: ” Si vous ne voulez pas me revoir, monsieur Peebles, trouvez fes livres. “

Il ouvrit la porte et sortit.

Une seule pensée paroxystique emplit l’esprit de Sam au moment où le battant se referma et où il entendit les pas du Policier des Bibliothèques sur le porche: il fallait aller verrouiller la porte.

Il se releva à moitié, puis la grisaille l’envahit et il tomba en avant, inconscient.