SILENCE

” Je veux “, dit Sam. Il n’avait fait que murmurer les mots, mais l’acoustique du hall devait être excellente, car ils furent amplifiés en un grommellement grognon qui le fit se recroqueviller sur place; on aurait dit que sa voix avait littéralement rebondi contre le plafond élevé. Il eut à cet instant-là l’impression d’être de nouveau en cours élémentaire et sur le point de recevoir une réprimande de la part de Mme Glasters, pour avoir fait du tapage au mauvais moment. Il regarda autour de lui, mal à l’aise, s’attendant presque qu’un bibliothécaire grincheux arrivât à grands pas de la salle principale pour voir qui avait osé profaner le sacro-saint silence.

C’est pas fini, non ? T’as quarante berges, mon vieux, et ton cours élémentaire, il ne date pas d’hier.

Sauf qu’ici, il avait l’air de dater d’hier, justement. Ici, il avait l’impression qu’il lui aurait suffi de tendre le bras pour le toucher du doigt, le cours élémentaire.

Il avança sur le sol de marbre, passa à la gauche du chevalet, allégeant inconsciemment le poids de ses talons pour ne pas faire claquer ses chaussures, et pénétra dans la salle principale de la bibliothèque de Junction City.

Un certain nombre de globes de verre pendaient du plafond (lequel, au bas mot, s’élevait à six mètres de plus que celui du hall), mais aucun d’eux n’était allumé, la lumière provenait de deux grandes ver-rières inclinées. Les jours de soleil, elles devaient largement suffire à éclairer la salle; elles la rendaient même peut-être agréable et accueillante. Mais le ciel de ce vendredi était nuageux et maussade, et la lumière faible. Les coins de la salle se perdaient dans de grands pans d’obscurité.

Ce que Sam Peebles ressentait, avant tout, était l’impression que quelque chose clochait. Comme s’il avait fait davantage que franchir une porte et traverser un hall; il avait le sentiment d’être entré dans un autre monde, un monde n’ayant absolument aucune ressemblance avec la petite ville de l’Iowa qu’il haïs-sait parfois, qu’il aimait à d’autres moments, mais qu’il considérait avant tout comme allant de soi. L’air, ici, semblait plus oppressant que l’air normal, et ne paraissait pas conduire la lumière comme il l’aurait dû. Le silence était aussi épais qu’une couverture. Aussi glacé que de la neige.

La bibliothèque était déserte.

Des étagères de livres s’étendaient autour de lui dans toutes les directions. De regarder vers les ver-rières renforcées de leurs croisillons métalliques lui donna un léger tournis, et il fut victime d’une illusion passagère: il avait l’impression d’être à l’envers, suspendu par les chevilles au-dessus d’une profonde fosse carrée emplie de livres.

Des échelles s’appuyaient ici et là contre les murs, équipées de ces roues en caoutchouc qui permettent de les déplacer facilement. Deux îlots de bois rompaient le vide entre le point où il se tenait et le bureau du personnel, de l’autre côté de la vaste salle. L’un était un long porte-revues en chêne; les périodiques, chacun ensaché dans une couverture de plastique claire, pendaient sur ce râtelier, accrochés par leur tige de bois. On aurait dit les dépouilles d’étranges animaux, laissées là à sécher dans cette salle silencieuse. Un panneau, monté au-dessus du râtelier, ordonnait

VEUILLEZ REMETTRE LES REVUES À LEUR PLACE EXACTE !

 

À la gauche du porte-revues, se trouvait une éta-gère réservée aux nouveautés. Le panneau, au-des- sus, indiquait qu’on pouvait les réserver pour sept jours seulement.

Sam passa dans le vaste intervalle entre le porte-revues et le présentoir aux nouveautés, sans pouvoir empêcher ses talons de faire du bruit, en dépit de ses efforts. Il se prit à regretter de n’avoir pas obéi à son premier mouvement et de ne pas avoir repris tout de suite le chemin de son bureau. Ce lieu avait quelque chose d’angoissant. Il y avait bien un appareil à visionner les microfilms allumé, qui bourdonnait sur le bureau, mais personne ne s’en occupait. Sur une petite plaque posée sur le bureau on lisait

A. LORTZ

mais il n’y avait aucun signe de ce (ou cette) A. Lortz, ni de personne.

Il ou elle est sans doute eng train de couler un bronze tout en consultant le dernier numéro de La Revue des bibliothèques.

Sam se sentit pris du désir presque irrépressible d’ouvrir la bouche et de crier: ” Alors, A. Lortz, tout se passe comme vous voulez ? ” Puis cette envie se dissipa rapidement. La bibliothèque de Junction City n’était pas le genre d’endroit où l’on se sentait encouragé à plaisanter.

Les pensées de Sam se tournèrent soudain vers une petite comptine qui datait de son enfance. Fini de rire, fini de s’amuser; la réunion de Quakers a commencé. Montrez les dents ou bien la langue, et vous serez à l’amende.

Si l’on montre ses dents et sa langue ici, est-ce que A. Lortz vous met à l’amende ? se demanda-t-il. Il regarda de nouveau autour de lui, se laissant péné- trer de la qualité inquiétante du silence, et se dit qu’on aurait presque pu en tirer un livre.

Ayant oublié qu’il était venu chercher un ouvrage de plaisanteries à placer, ou Les Poèmes d’amour pré- férés des Américains, mais fasciné en dépit de lui-même par l’atmosphère de songe et de temps suspendu de la bibliothèque, Sam se dirigea vers une porte située à la droite du présentoir aux nouveautés. Au-dessus de la porte, on lisait: Bibliothèque des enfants. Avait-il fréquenté la bibliothèque des enfants, autrefois, à Saint Louis ? Il lui semblait bien, mais ses souvenirs étaient flous, lointains, évanescents. Il n’en ressentit pas moins une étrange et envoûtante impression. Presque comme de revenir chez soi, après longtemps.

La porte était fermée. Sur le battant était accrochée une image du Petit Chaperon rouge regardant le grand méchant loup dans le lit de la Mère-grand. Le loup portait la chemise de nuit et le bonnet de Mère-grand. Il ricanait, et de la bave coulait de ses crocs dénudés. Une expression qui relevait presque de la plus exquise horreur clouait le Petit Chaperon rouge sur place, et l’affiche semblait non pas suggé- rer, mais proclamer haut et fort que la fin heureuse de cette histoire - comme de tous les contes de fées - n’était qu’un pieux mensonge. Les parents pouvaient bien croire ces âneries, disait clairement le visage du Petit Chaperon rouge, mais les enfants, eux, n’étaient pas dupes, n’est-ce pas ?

Charmant, pensa Sam. Avec une pareille affiche sur la porte, je parie qu’il doit y avoir plein de mômes dans la bibliothèque des enfants. Je parie que les petits, en particulier, doivent en raffoler.

Il ouvrit la porte et passa la tête.

Son impression de gêne s’évanouit; il fut immé- diatement sous le charme. Certes, l’affiche de la porte était malsaine, bien sûr, mais ce qui se trouvait der-rière paraissait parfaitement normal. Il n’eut besoin que d’un coup d’oeil à cet univers à échelle réduite: évidemment, il avait fréquenté la bibliothèque, enfant! Ses souvenirs lui revinrent en force. Son père était mort jeune ; Sam, enfant unique, avait été élevé par une mère seule qui travaillait et qu’il ne voyait guère que les dimanches et pendant ses congés. Quand il n’arrivait pas à lui soutirer de l’argent pour aller au cinéma - ce qui était souvent le cas -, il se rabattait sur la bibliothèque, et l’endroit qu’il découvrait maintenant déclencha en lui une vague soudaine de nostalgie, à la fois douce, douloureuse et obscurément angoissante.

Il se souvenait d’un monde miniature, et celui-ci en était bien un; d’un monde brillamment éclairé, même par les jours de pluie les plus sinistres, et tel était aussi celui-ci. Pas de globes suspendus dans cette pièce; des tubes fluorescents, placés dans des compartiments du faux plafond et tous allumés, derrière leur vitre dépolie, chassaient les ombres jusque dans le moindre recoin. Le haut des tables était à seulement trente centimètres du sol, le siège des chaises encore plus bas. Dans ce monde, les adultes étaient les intrus, les étrangers mal à leur aise. Ils auraient soulevé les tables des genoux en voulant s’asseoir et se seraient tordu le cou en tentant de boire à la fontaine d’eau fraîche placée contre le mur du fond.

Ici, les étagères ne se perdaient pas dans une désa-gréable perspective qui donnait le tournis, si on les regardait trop longtemps; le plafond était confortablement bas, sans qu’un enfant, toutefois, pût se sen-tir écrasé par lui. Ici, ne s’alignaient pas les reliures sombres, mais des livres flamboyant de couleurs primaires: bleus éclatants, rouges incendiaires, jaunes solaires. Dans ce monde, régnaient les elfes et les fées, et princes et princesses se pressaient à la cour des rois de légende. Ici, Sam éprouvait l’ancienne impression d’accueil bienveillant d’après l’école; ici, les livres ne demandaient qu’à être touchés, manipulés, regardés, explorés. Et cependant ces sentiments comportaient un arrière-goût obscur.

Néanmoins, son impression la plus forte était celle d’un plaisir presque désenchanté. Sur l’un des murs, était accrochée la photo d’un chiot aux grands yeux pensifs. Au-dessous de la tête du chien exprimant un mélange d’anxiété et d’espoir, on lisait cette grande vérité première: Il est difficile d’être bon. Sur l’autre mur, un dessin représentait des canards se dandinant sur la berge d’une rivière, en direction des roseaux. Laissez passer les canetons ! claironnait la légende.

Sam regarda vers la gauche, et l’ébauche de sourire mourut peu à peu sur ses lèvres. Là, une affiche représentait une grosse voiture sombre s’éloignant à toute vitesse d’un bâtiment, sans doute scolaire. Un petit garçon regardait par l’une des fenêtres, les mains collées à la vitre, la bouche grande ouverte sur un cri. À l’arrière-plan, un homme - vague silhouette menaçante - était penché sur le volant et fonçait comme s’il avait le diable à ses trousses. Au-dessous, on lisait:

NE MONTEZ JAMAIS EN VOITURE AVEC UN ÉTRANGER

 

Sam se rendit compte que comme celle du Petit Chaperon rouge, cette affiche faisait appel aux mêmes émotions de terreur primitive, mais il trouva cette dernière beaucoup plus inquiétante. Certes, les enfants devaient refuser de monter en voiture avec un étranger; certes, il fallait le leur inculquer: mais était-ce la bonne manière de le faire ?

Combien de mômes, se demanda-t-il, ont-ils eu des cauchemars pendant une semaine à cause de cette affiche placée dans une bibliothèque publique ?

Il y en avait encore une autre, située devant le bureau du personnel, qui fit passer un frisson glacé dans le dos de Sam. On y voyait deux enfants, un petit garçon et une petite fille de huit ans tout au plus, qui reculaient d’effroi devant un homme en imperméable et chapeau gris. L’homme paraissait mesurer au moins trois mètres de haut, et son ombre tombait sur les deux visages tournés vers lui. Le bord de son fédora style années quarante projetait une ombre, et les yeux de l’homme brillaient dans cette ombre, impitoyables. On aurait dit deux fragments de glace qui observaient les enfants, avec l’expression sinistre de l’Autorité incarnée. Il tenait à la main un porte-cartes avec une étoile accrochée dessus - une étoile bizarre, comportant au moins neuf branches, sinon douze. Dans le bas de l’affiche, on lisait:

ATTENTION À LA POLICE DES BIBLIOTHÈQUES ! LES ENFANTS SAGES RENDENT LEURS LIVRES À TEMPS!

 

Il avait de nouveau ce goût dans sa bouche. Ce goût désagréablement douceâtre. Puis une pensée étrange et effrayante lui vint à l’esprit: J’ai déjà vu cet homme. Ridicule, non ?

Sam songea à quel point l’affiche lui aurait fait peur, enfant, à quel point elle l’aurait volé du plaisir simple et sans mélange d’être dans le cadre rassurant de la bibliothèque, et il sentit l’indignation le gagner. Il s’en approcha et examina la bizarre étoile de plus près, sortant en même temps le rouleau de Tum de sa poche.

Il en mettait un dans sa bouche lorsqu’une voix s’éleva derrière lui: ” Bonjour, monsieur! “

Il sursauta et fit demi-tour, prêt à affronter le dra-gon de la bibliothèque, maintenant que celui-ci venait de se découvrir.

 

Mais aucun dragon ne le menaçait. Il s’agissait seulement d’une femme bien en chair aux cheveux blancs, d’environ cinquante-cinq ans, qui poussait un chariot de livres aux roues de caoutchouc silencieuses. Sa chevelure retombait de part et d’autre de son visage sans rides en boucles dignes du meilleur coiffeur.

” Je suppose que c’était moi que vous cherchiez, dit-elle. C’est sans doute M. Peckham qui vous a envoyé ici ?

- Non, je n’ai vu personne.

- Non ? Alors c’est qu’il est rentré chez lui. Ce n’est pas très surprenant, nous sommes vendredi. M. Peckham vient faire la poussière et lire les journaux vers onze heures, tous les matins. C’est notre concierge à temps partiel, en quelque sorte. Il reste parfois jusqu’à une heure, une heure et demie le lundi, car c’est le jour où la poussière et les journaux sont le plus épais… Mais vous savez comme les journaux du vendredi sont minces. “

Sam sourit. ” Je suppose que vous êtes la bibliothécaire ?

- En effet, elle-même “, répondit Mme Lortz avec un sourire. Mais Sam trouva que seule sa bouche souriait; ses yeux semblaient l’observer avec soin, presque froidement. ” Et vous êtes… ?

- Sam Peebles.

- Oh, oui! Immobilier et assurances!

- Je plaide coupable.

- Je suis désolée que vous n’ayez trouvé personne dans la grande salle; vous avez dû penser que nous étions fermés et que quelqu’un avait laissé la porte ouverte par mégarde.

- A la vérité, cette idée m’a traversé l’esprit.

- De deux à sept, nous sommes trois personnes de service, expliqua Mme Lortz. C’est à deux heures que les enfants commencent à quitter l’école, vous comprenez - la petite école à deux heures, les plus grands à deux heures et demie et les lycéens à deux heures quarante-cinq. Les enfants sont nos plus fidèles clients et ceux que je vois avec le plus de plaisir, en ce qui me concerne. J’adore les petits. J’avais naguère un assistant à plein temps, mais le conseil municipal, l’an dernier, a réduit notre budget de huit cents dollars et… ” Mme Lortz mima des mains un oiseau qui s’enfuyait, avec un petit geste amusant plein de charme.

Alors pourquoi, se demanda Sam, ne suis-je ni amusé ni charmé?

Les affiches, sans doute. Il s’efforçait vainement de faire cadrer le Petit Chaperon rouge, l’enfant fou de peur dans l’auto ainsi que le Policier des Bibliothèques au regard sinistre avec cette souriante et rondelette quinquagénaire.

Celle-ci tendit la main - une petite main, aussi ronde et potelée que le reste de son corps - dans un geste plein de confiance naturelle. Il s’aperçut que l’annulaire ne portait pas d’alliance. Ce n’était donc pas madame Lortz, mais mademoiselle. Il trouva tout à fait typique d’une petite ville (presque caricatural, à vrai dire) le fait qu’elle fût vieille fille. Sam lui serra la main.

” Vous n’êtes jamais venu dans notre bibliothèque auparavant, n’est-ce pas, monsieur Peebles ?

- Non, j’en ai bien peur. Appelez-moi Sam, je vous en prie. ” Il n’était pas trop sûr d’avoir envie d’être appelé aussi familièrement par cette femme, mais quand on est dans les affaires - commerçant, pour tout dire - dans une petite ville, c’est une proposition qui vient automatiquement aux lèvres.

” Je vous remercie, Sam. “

Il attendit qu’elle réagît en lui rendant la politesse, mais elle se contenta de le regarder, attendant la suite.

” Figurez-vous que je me trouve plus ou moins coincé, dit-il. L’homme qui devait prendre la parole ce soir, au Rotary Club, a eu un accident, et…

- Oh, quelle malchance!

- Pour lui, mais aussi pour moi: on m’a chargé de prendre sa place.

- Oh! oh! ” fit Mlle Lortz d’un ton inquiet, démenti par la lueur d’amusement qu’on lisait dans ses yeux. Et néanmoins, Sam ne se sentait gagné par aucun sentiment de sympathie vis-à-vis d’elle, alors qu’il était de ces personnes qui en manifestent très vite (même si c’est d’une manière superficielle) pour les autres, d’une manière générale, de ce genre d’homme qui n’a que peu d’amis intimes mais qui se sent néanmoins poussé à lier conversation avec les étrangers dans un ascenseur.

” J’ai écrit un petit discours, hier au soir, que j’ai lu ce matin à la jeune femme qui me tape mon courrier…

- Naomi Higgins, je parie.

- Oui. Mais comment le savez-vous ?

- Naomi est une habituée. Elle emprunte beaucoup de romans d’amour. Jennifer Blake, Rosemary Rogers, Paul Sheldon, des auteurs de ce genre. ” Elle baissa la voix et ajouta: ” Elle dit que c’est pour sa mère, mais en réalité je crois bien que c’est elle qui les lit. “

Sam rit. Naomi avait tout à fait le regard rêveur d’une femme qui dévore en cachette des romans d’amour.

” Bref, je sais qu’elle fait ce que l’on appellerait un travail d’intérimaire, dans une grande ville. J’imagine qu’ici, à Junction City, elle constitue à elle toute seule la corporation des secrétaires. Voilà pourquoi j’ai trouvé logique de mentionner son nom.

- Je comprends. Elle a trouvé mon petit laïus très bien - c’est du moins ce qu’elle m’a dit - mais un peu trop sec. Elle a suggéré…

- Le Mémento de l’orateur, je parie.

- C’est-à-dire qu’elle ne se souvenait plus du titre, mais ça pourrait bien être celui-ci. ” Il se tut un instant, puis demanda, un peu inquiet: ” Est-ce qu’il comporte des plaisanteries ?

- Il y en a seulement sur trois cents pages. ” Elle tendit sa main gauche, tout aussi vierge de bagues que la droite, prit Sam par la manche et l’entraîna vers la porte. ” Par ici. Je vais résoudre tous vos pro-blèmes, Sam. J’espère simplement que vous n’atten-drez pas la prochaine crise pour revenir dans notre bibliothèque. Elle est petite, soit, mais remarquable. C’est du moins ce que je pense - évidemment, j’ai peut-être un préjugé favorable. “

Ils retournèrent au milieu des ombres maussades de la grande salle. Mlle Lortz manipula trois interrupteurs près de la porte, et les globes s’allumèrent, projetant une douce lumière jaune qui fit paraître la salle infiniment plus chaleureuse et accueillante.

” C’est triste comme dans une église lorsque le ciel est couvert “, dit-elle sur un ton confidentiel signifiant qu’ils étaient maintenant dans la vraie bibliothèque. Elle tirait toujours Sam fermement par la manche. ” Évidemment, vous savez comment le conseil municipal n’arrête pas de se plaindre de la facture d’électricité… ou peut-être vous ne le savez pas, mais je parie que vous pouvez vous en douter.

- Certainement, répondit Sam, baissant lui aussi la voix.

- Mais ce n’est rien par rapport à ce qu’ils disent en voyant la note de chauffage, l’hiver! (Elle roula des yeux.) Le fioul est tellement cher! C’est la faute de tous ces Arabes… et maintenant, regardez où ils en sont - à engager des fanatiques religieux pour tuer des écrivains!

- Ça semble en effet un peu violent “, concéda Sam, qui se prit à penser à nouveau à l’affiche avec l’homme de grande taille - celui qui avait cette étoile insolite accrochée à ses papiers d’identité, celui dont l’ombre tombait de manière si menaçante sur les deux visages d’enfant tournés vers lui. Tombait sur eux comme un piège.

” Et, évidemment, j’ai un peu traîné dans la bibliothèque des enfants. Je perds toute notion du temps lorsque j’y suis.

- C’est un endroit intéressant “, dit Sam avec l’intention de poursuivre et de lui demander la raison de ces affiches, mais Mlle Lortz lui coupa l’herbe sous les pieds. Sam savait maintenant clairement qui menait le jeu, dans cette petite escapade au milieu d’une journée par ailleurs tout à fait ordinaire.

” Vous pouvez le dire! Bon, maintenant, donnez-moi une minute. ” Elle posa ses mains sur les épaules de Sam - elle dut se mettre sur la pointe des pieds pour cela - et, un instant, Sam eut l’idée absurde qu’elle avait l’intention de l’embrasser. Au lieu de cela, elle le fit asseoir sur un banc de bois situé de l’autre côté du présentoir aux nouveautés. ” Je sais exactement où se trouve le livre que vous cherchez, Sam. Je n’ai même pas besoin de vérifier dans le catalogue. - Je peux très bien moi-même…

- Je n’en doute pas, mais il est rangé dans la section des références spéciales, et je n’aime pas trop que le public y fouille, si je peux faire autrement. Je suis très à cheval là-dessus, mais au moins je peux toujours mettre la main sur ce que je cherche… dans cette section, en tout cas. Les gens sont tellement désordonnés, vous ne pouvez pas savoir. Les enfants sont les pires, mais même les adultes vous fichent la pagaille, si vous les laissez faire. Ne vous souciez de rien. Je reviens dans un instant. “

Sam n’avait pas eu l’intention d’insister davantage, mais il n’en aurait même pas eu le temps, l’eût-il voulu. Elle avait disparu. Il resta assis sur le banc, se sentant une fois de plus comme un écolier… un éco-lier qui aurait fait des bêtises, cette fois, qui aurait fichu la pagaille et à qui on aurait interdit d’aller jouer avec les autres pendant la récré.

Il entendit Mlle Lortz qui se déplaçait derrière son comptoir, et se mit à examiner la salle, songeur. Il n’y avait rien à voir, sinon des rangées de livres - pas même un vieux retraité en train de lire un journal ou de feuilleter une revue. Cela lui paraissait bizarre. Certes, il ne se serait pas attendu à voir foule dans la bibliothèque d’une aussi petite ville, un jour de semaine; mais personne?

Eh bien, il y avait M. Peckham, mais il a fini de lire le journal et il est rentré chez lui. Vraiment pas très épais, les journaux du vendredi, vous savez. Tout comme la couche de poussière, très fine aussi. Puis il se rendit compte qu’il n’avait pas vu lui-même ce M. Peckham, et n’avait que la parole de Mlle Lortz.

Bon, d’accord: mais pour quelle raison mentirait-elle ?

Il l’ignorait, et doutait qu’elle eût menti; mais le fait d’émettre des réserves sur l’honnêteté de cette petite femme au doux visage qu’il venait à peine de rencontrer mettait en lumière l’aspect étrange de cette rencontre: elle ne lui plaisait pas. Doux visage ou non, elle ne lui plaisait pas du tout.

Ce sont les affiches. Tu étais prêt à n’éprouver aucune sympathie pour quiconque mettrait des affiches pareilles dans une bibliothèque pour enfants. Mais ça n’a pas d’importance, ce n’est juste qu’une escapade. Prends tes livres et fiche le camp.

Il changea de position sur le banc, leva les yeux et tomba sur une devise accrochée au mur:

 

Si vous voulez savoir comment un homme traite sa femme et ses enfants, regardez comment il traite ses livres.

Ralph Waldo Emerson

 

Cette petite homélie ne fut pas trop du goût de Sam, non plus. Il ne savait pas exactement pourquoi… peut-être, au fond, parce qu’il aurait trouvé normal qu’un homme, même un rat de bibliothèque, traitât mieux sa famille que ses livres. La citation, en lettres d’or sur le bois verni, le foudroyait néanmoins de toute sa hauteur, comme si elle l’invitait à y penser à deux fois.

Avant qu’il en eût le temps, Mlle Lortz était de retour. Elle souleva l’abattant pratiqué dans le comptoir, et le rabaissa derrière elle d’un geste vif, après être passée.

” Je crois que j’ai trouvé ce que vous cherchiez, dit-elle d’un ton joyeux. J’espère que vous serez d’accord. “

Elle lui tendit deux livres. L’un était Le Mémento de l’orateur, ouvrage présenté par Kent Aldeman, et l’autre Les Poèmes d’amour préférés des Américains. Le contenu de ce dernier ouvrage, d’après le couvre-livre (lui-même protégé par une solide feuille de plastique), n’était pas exactement présenté, mais sélectionné par un certain Hazel Felleman. ” Poèmes sur la vie! Poèmes sur la mère et l’enfant! Poèmes d’humour et de fantaisie! Les poèmes les plus fré- quemment demandés par les lecteurs du New York Times Book Review ! ” On apprenait également que Hazel Felleman avait eu le talent de ” garder le doigt sur le pouls poétique du peuple américain “.

Sam la regarda, l’air tant soit peu dubitatif, et elle n’eut pas de mal à déchiffrer ses pensées.

” Oui, je sais, ils paraissent démodés. En particulier de nos jours, où ce genre de guide fait fureur. Je suppose que si vous alliez dans l’une de ces grandes librairies du centre commercial de Cedar Falls, vous trouveriez une douzaine de livres destinés aux orateurs débutants. Mais aucun ne vaudrait ceux-ci, Sam. Je crois sincèrement que pour ceux qui ne pos-sèdent pas l’art de parler en public, c’est ce qu’il y a de mieux.

- Pour les amateurs, en d’autres termes, dit Sam avec un sourire.

- Eh bien, oui. Prenez par exemple Les Poèmes d’amour préférés des Américains. La deuxième partie du livre - qui commence à la page soixante-cinq, si j’ai bonne mémoire - s’intitule ” L’inspiration “. Vous pourrez certainement y trouver quelque chose qui vous donnera le moment fort de votre laïus. Et vous verrez, vos auditeurs se souviendront d’un vers bien choisi, même s’ils oublient tout le reste. En particulier s’ils sont un peu…

- Saouls.

- Un peu gris - c’est l’expression que je voulais employer -, le corrigea-t-elle d’un ton de reproche aimable, mais je suppose que vous avez davantage l’habitude que moi. ” Le regard qu’elle lui jeta, cependant, laissait entendre que ce n’était qu’une formule de politesse de sa part.

Elle brandit Le Mémento de l’orateur dont La couverture s’ornait d’un dessin humoristique représentant une salle drapée de rideaux, dans laquelle des hommes en tenues de soirée démodées étaient assis à des tables couvertes de verres. Tous avaient l’air de s’esclaffer. L’homme debout sur le podium - lui aussi en habit et l’orateur de la soirée - leur souriait avec une expression triomphale: manifestement, il venait d’obtenir un succès fracassant.

” Il y a un chapitre, au début, sur la théorie des discours d’après-dîner, reprit Mlle Lortz. Mais étant donné que vous ne me paraissez pas désireux d’en faire une carrière…

- Là, vous avez bien raison, l’approuva Sam avec ferveur.

- Je vous suggère d’aller directement au chapitre intitulé “S’exprimer de manière vivante”. Vous y trouverez des blagues et des histoires divisées en trois catégories: ” Pour les mettre en condition “; Pour les attendrir”; “Pour les mettre dans votre poche. ” “

On dirait un manuel pour gigolos, songea Sam, gardant sa remarque pour lui.

Une fois de plus, elle lut dans ses pensées. ” Oui, c’est un peu suggestif, mais ces ouvrages ont été publiés à une époque plus innocente et plus simple. A la fin des années trente, pour être précise.

- Bien plus innocente, en effet “, répondit Sam, qui pensa aux fermes gagnées par le sable du dust-bowl et abandonnées, aux petites filles habillées de sacs de farine, et à ces camps de réfugiés de la misère et du chômage, surnommés les Hooverville, surveillés par des flics brandissant des matraques.

“Mais ces deux livres sont toujours aussi valables, ajouta-t-elle en les tapotant avec insistance, et c’est tout ce qui compte en affaires, n’est-ce pas, Sam ? Les résultats!

- Oui… probablement. “

Il la regarda, l’air songeur, et la bibliothécaire souleva les sourcils - avec peut-être quelque chose de légèrement défensif. ” Un sou pour savoir ce que vous pensez.

- Je me disais que je vivais un événement devenu rare, depuis que je suis adulte. Non pas unique, non, mais vraiment rare: je viens ici chercher deux livres pour donner un peu de tonus à mon discours, et vous semblez m’avoir donné exactement ce dont j’ai besoin. Combien de fois ce genre de choses se produit-il, dans un monde où l’on ne peut même pas arriver à se faire servir deux bonnes côtelettes d’agneau le jour où, justement, on en a envie ? “

Elle sourit. Comme si elle était réellement ravie… sauf que Sam, une fois de plus, remarqua que ses yeux ne souriaient pas. Il avait l’impression qu’ils n’avaient pas changé d’expression depuis le moment où il était tombé sur elle - ou elle sur lui - dans la bibliothèque des enfants. Ils continuaient de l’observer; c’était tout. ” Je crois que je viens de recevoir un compliment!

- Oui, chère madame. Un compliment.

- Je vous remercie, Sam. Je vous remercie sincère-ment. On dit que la flatterie peut vous faire faire n’importe quoi, mais j’ai bien peur de devoir tout de même vous demander deux dollars.

- Ah oui?

- C’est le prix de la carte d’abonnement à la bibliothèque, mais elle est valable trois ans, et il ne vous en coûtera que cinquante cents pour la renouveler. C’est une affaire, non? - Voilà qui me paraît tout à fait correct. - Alors, venez par ici. ” Sam la suivit jusqu’au comptoir.

 

Elle lui donna une carte à remplir: nom, adresse, téléphone, lieu de travail.

” je vois que vous habitez sur Kelton Avenue. Un endroit charmant.

- Oui, j’aime beaucoup.

- Les maisons sont superbes, grandes… vous devriez vous marier. “

Il fut pris de court. ” Comment savez-vous que je ne suis pas marié ?

- De la même manière que vous savez que je ne le suis pas. (Son sourire avait pris quelque chose d’un rien rusé, d’un rien félin.) Rien à l’annulaire gauche.

- Oh “, fit-il bêtement, avant de sourire. Mais ce n’était pas son grand sourire rayonnant habituel, eut-il l’impression, et il avait chaud aux joues.

” Deux dollars, s’il vous plaît. “

Il lui donna deux billets verts. Elle se dirigea vers un petit bureau sur lequel était posée une antique machine à écrire sans carrosserie et tapa les renseignements sur une carte d’un orange éclatant. Puis elle la rapporta au comptoir, la parapha d’une signature à enjolivures et la lui tendit.

” Vérifiez que je ne me suis pas trompée. “

Sam s’exécuta. ” C’est parfait. ” Le prénom de la bibliothécaire, remarqua-t-il, était Ardelia. Assez inhabituel, mais charmant.

Elle reprit la carte d’abonnement - la première depuis le collège, songea-t-il, et encore n’avait-il guère utilisé celle de sa jeunesse - et la plaça sous l’appareil à microfilms avec chacune des cartes des livres. ” Vous ne pouvez les garder qu’une semaine, parce qu’ils appartiennent à la section des références spéciales. C’est une catégorie que j’ai créée moi-même pour les livres qui sont beaucoup demandés.

- Ne me dites pas qu’on se dispute les manuels pour orateurs débutants, tout de même!

- Mais si, comme les ouvrages du genre Comment réparer sa plomberie, Cent tours simples de magie, ou les traités de bonnes manières… Vous seriez surpris de savoir quels livres on vous demande à l’improviste.

- Je veux bien vous croire.

- Ça fait très, très longtemps que j’exerce ce métier; Sam. En fait, ces deux-là sont introuvables. N’oubliez pas de me les rapporter le six avril au plus tard. ” Elle leva la tête, et la lumière vint se réfléchir dans ses yeux. Sam voulut tout d’abord n’y voir qu’un scintillement… mais ce n’était pas cela. Ils avaient un éclat plat, froid et dur. Pendant un instant, on aurait dit qu’Ardelia Lortz avait eu deux pièces de cinq cents à la place des pupilles. Celles qu’on appelle des nickels.

” Sinon? demanda-t-il, ayant soudain l’impression que son sourire n’était plus qu’un masque sur son visage.

- Sinon ? Je serais obligée d’envoyer le Policier des Bibliothèques à vos trousses. “

 

Pendant un instant, leurs regards se croisèrent et Sam crut voir la véritable Ardelia Lortz : il n’y avait rien du charme et de la douceur de la bibliothécaire vieille fille, chez cette femme. Absolument rien.

Elle pourrait même être dangereuse, se dit-il, chassant aussitôt cette pensée, un peu gêné. La journée maussade - et peut-être aussi la pression d’avoir à prononcer son discours - devait lui porter sur les nerfs. Elle doit être aussi dangereuse qu’une boîte de pêches ait sirop… Et ce n’est ni le mauvais temps ni la réunion du Rotary ce soir… ce sont ces foutues affiches.

Il avait Le Mémento de l’orateur et Les Poèmes d’amour préférés des Américains sous le bras, et se trouvait déjà à la porte avant d’avoir compris qu’elle le mettait gentiment dehors. Il planta solidement les pieds dans le sol et s’arrêta. Elle le regarda, l’air surpris.

“Puis-je vous demander quelque chose, mademoiselle Lortz ?

- Bien sûr, Sam. Je suis là pour ça: répondre aux questions.

- C’est à propos de la bibliothèque des enfants et des affiches. Certaines d’entre elles m’ont surpris. Elles m’ont presque choqué, même. ” Il avait cherché à prendre le ton que pourrait avoir un prédicateur baptiste en découvrant un numéro de Playboy glissé au milieu d’autres revues, chez l’un de ses paroissiens, mais sans succès. Tout bêtement, parce que ce n’est pas une simple réaction conventionnelle. J’ai vraiment été choqué, et non pas ” presque “.

” Les affiches? ” demanda-t-elle, fronçant les sourcils. Puis son visage s’éclaircit, et elle rit. ” Oh, vous voulez sans doute parler du Policier des Bibliothèques et de Simon le Simplet.

- Simon le Simplet ?

- Vous savez, l’affiche où on met en garde les enfants contre les gens qui leur proposent une promenade. C’est le nom que les enfants donnent au petit garçon de l’affiche. Celui qui crie. Sans doute par mépris de le voir faire quelque chose d’aussi stupide. Je pense que c’est très judicieux, vous ne trouvez pas ?

- Mais il ne crie pas, il hurle de terreur “, objecta Sam lentement.

Elle haussa les épaules. “Crier, hurler, quelle diffé- rence ? Ici, on n’entend ni cris ni hurlements. Les enfants sont très bien, très respectueux.

- Je n’en doute pas “, dit Sam. Il était de nouveau dans le hall d’entrée, et il jeta un coup d’oeil au panneau qui ne disait pas:

LE SILENCE EST D’OR

ni

PAS DE BRUIT, S’IL VOUS PLAÎT

mais qui ordonnait d’un ton impératif, ne souffrant pas la discussion: