Verbatim est un
journal. Écrit au cœur d'un des pouvoirs parmi les plus influents
de la planète, à un moment très particulier de ce siècle barbare, à
l'apogée de la tension soviéto-américaine, au périgée de la
construction européenne.
Disposant de l'arme nucléaire et d'une économie
puissante, la France avait alors les moyens d'influer sur le destin
du continent et sur la paix du monde. Elle pouvait, par ses choix,
imprimer sa marque sur l'« ordre » international.
Les circonstances voulurent qu'un homme, incarnant
une espérance écartée des affaires depuis quarante-cinq ans,
accédât alors au pouvoir. Il voulut se donner les moyens de
transformer la France. Il disposait pour cela des pouvoirs
immenses, disproportionnés, potentiellement dictatoriaux que
détient, en France, le Président de la République lorsque la
majorité du Parlement le soutient.
Cette période est difficile à comprendre
aujourd'hui. Le paysage international a été bouleversé par
l'effondrement du communisme ; l'Europe s'est unie ; en France,
l'État a perdu de ses prérogatives, renvoyées vers les régions,
vers Bruxelles, vers les entreprises. Et la magie de l'arme
nucléaire, qui fit du Président français un des cinq thaumaturges
de la planète, s'affaiblit en même temps que disparaît la menace
soviétique. Aussi ce dont il est question ici a-t-il rejoint plus
vite que prévu les rayonnages de l'Histoire. Et le moment est venu
à présent de faire autre chose, autrement, à une autre échelle,
face à d'autres dangers, pour servir d'autres révoltes, en
s'appuyant sur d'autres forces.
En ce temps, à cette place, j'ai été témoin et
acteur de la presque totalité de la politique étrangère et d'une
partie importante de la politique intérieure de la France.
On se demandera peut-être ce que je venais y
faire. En ces années de grandes espérances, dans ce pays qui m'a
tant donné — à commencer par ma langue d'écrivain —, la passion de
la justice s'accommodait mal, à mon goût, de l'inaction. Et
l'action s'accommodait tout aussi mal de l'éphémère et du
secret.
Aussi, dès le premier jour où je me suis installé
dans le bureau jouxtant celui du Président de la République, ai-je
pensé que mon devoir serait, un jour ou l'autre, d'en rendre compte
aussi intégralement que possible, de témoigner, d'expliquer.
C'est ce que je fais ici, dans la limite de ce que
l'intérêt de la République permet de dévoiler à si brève échéance.
Sans décrire — sauf lorsque cela paraît absolument nécessaire à la
compréhension du récit — le rôle que j'ai pu moi-même jouer dans
tel ou tel de ces événements. Sans répéter que j'ai assisté à
presque toutes les scènes que je raconte ou qu'elles me furent
rapportées immédiatement par un témoin direct. Sans non plus
préciser les idées que j'ai suggérées, qu'elles aient été retenues
ou écartées.
Depuis ces journées éblouies de mai 1981, j'ai
consigné quotidiennement, aussi honnêtement mais aussi crûment que
possible, les faits, les impressions, les dialogues. On les
retrouvera tels quels. J'ai aussi utilisé ici mille et une notes —
manuscrites pour la plupart — rédigées à l'intention du seul
Président, en particulier les très nombreux verbatim rendant compte
des tête-à-tête entre chefs d'État. J'ai aussi naturellement
utilisé de nombreux documents déjà publiés sur cette époque, par
exemple le remarquable travail de Pierre Favier et Michel
Martin-Roland : La Décennie Mitterrand.
Enfin, j'ai puisé dans ma mémoire qui, comme toute faculté humaine,
est imparfaite.
Dans la plupart des cas, nul n'est à même de
corroborer mon témoignage : j'ai été seul à entendre la plupart des
propos que je rapporte ici, et ma parole vaudra donc seule contre
tous les démentis.
Cette forme — un journal quotidien — présente
l'inconvénient de ne pas esquisser de synthèse, de ne pas tracer de
lignes de force, de ne pas dégager de grandes cohérences, de lois,
voire de théorie du pouvoir. C'est volontaire. J'ai entendu faire
ici une chronique et montrer ce qu'est l'autorité suprême :
morcelée, hachée, sans cesse ramenée à l'urgence, éloignée des
perspectives longues, des traces durables.
Cette lecture permettra, je l'espère, de
comprendre l'extrême complexité et la diversité étourdissante de
l'exercice de ce pouvoir si particulier, celui d'un homme isolé de
tout, pour qui rencontres, réunions, voyages sont de rares moments
d'échanges volés à un protocole de confinement. Un homme dont
l'essentiel du pouvoir se résume à l'annotation quotidienne de
dizaines de parapheurs de notes, lettres, requêtes, décrets, lois,
grâces, avis, études, rapports de police, suggestions, demandes de
décisions émanant de tous les horizons, filtrés — ou non — par ses
conseillers.
Ce journal se voulait exhaustif ; il ne peut
l'être, évidemment. Il se voulait aussi objectif ; il ne peut
l'être non plus : il n'est de témoignage qui ne vise, consciemment
ou inconsciemment, d'une manière ou d'une autre, à magnifier le
rôle de celui qui écrit et de ceux qui l'ont entouré. Le choix des
lettres, dialogues, comme celui des sujets retenus, ne peut être
innocent, même s'il se veut honnête. Aussi, à certains, ce
verbatim paraîtra-t-il trop louangeur.
D'autres le trouveront injustement critique. Pour me tenir à égale
distance de ces deux écueils, j'ai tenté de n'être là que
l'observateur d'épisodes singuliers de la comédie humaine. On y
trouvera le récit de réussites et d'erreurs, de mesquineries et de
grandeurs.
Naturellement, ce texte est marqué par l'étrange
rôle que j'y ai tenu : l'intellectuel dont le Prince se méfie assez
pour le tenir en lisière, mais en qui il a assez confiance pour en
faire le témoin de toutes les rencontres, le filtre de tous les
documents, pour lui confier maintes missions et l'accepter comme
son confident quotidien. Celui dont on garde l'avis pour soi sans
jamais le mêler à l'action collective.
Je dis cela sans aucune amertume ; je l'ai voulu
ainsi.
Les épreuves de ce livre, une fois achevées,
n'eurent que deux lecteurs : Claude Durand, mon éditeur, comme pour
chacun de mes livres ; et le Président de la République, qui eut le
droit de rayer ce qu'il voulait. Droit qu'il n'a pas exercé, sans
que cela ait constitué pour moi une surprise. Seul, il connaît la
totalité des facettes de son action. Nul autre que lui n'écrira,
s'il le veut, le récit de tous les événements qu'il a eu à
connaître.
Tout commence en mai 1981 par une espérance, une
ambiguïté, un homme.
L'espérance s'appelait
alors socialisme. Idéal conçu dans la
Cité de Platon au IVe siècle avant
J.-C., théorisé dans l'Utopie de Thomas
More en 1516, celle de Campanella en 1560, celle de Morelly en
1755, le mot n'apparaît qu'en 1822, dans une lettre d'un certain
Edward Oppen à l'utopiste anglais Robert Owen, créateur de « cités
idéales » et tenant de la conception
coopérative. Devenu, avec Marx et Proudhon, une théorie économique,
avec Lénine et Staline une pratique politique totalitaire, le
socialisme est, depuis Jaurès, en France et ailleurs, le mot
servant à désigner le rêve de justice, de liberté et de
tolérance.
L'ambiguïté concerne
la politique du moment : à l'Est, une abominable dictature usurpant
l'appellation de « socialiste » ; en France, un parti communiste
qui soutient cette dictature. A l'extérieur, il faut dialoguer avec
les dictateurs ; à l'intérieur existe une alliance avec le parti
qui les soutient. Les uns et les autres, pense-t-on, sont là pour
longtemps. Il faut donc composer avec eux, pour mieux les
mater.
Un homme, enfin,
incarne en France à la fois cette espérance et cette ambiguïté :
dans la situation de quasi-dictature qu'autorisent et organisent
les institutions du pays, son caractère façonnera le tour des
événements. Aussi est-il nécessaire de s'y attarder.
Que dirai-je de lui ? Si je ne le pensais homme
d'État, je ne l'aurais pas accompagné. Si je n'avais pas admiré sa
culture, sa mémoire, son sens de l'essentiel, sa haine des
mondanités et du lucre, sa passion du service public, je n'aurais
pas supporté ce que ces dix ans ont par ailleurs véhiculé de
désillusions.
Sa marque tient en un mot : il est d'abord et
avant tout un homme de province. De la province il aime le secret,
la diversité des paysages, la variété des espèces d'arbres, les
soirées passées à lire ou à raconter des histoires, la soupe qui
tient lieu de dîner, les plats simples, même s'ils sont riches —
choucroute, fruits de mer —, les belles reliures, les tirages de
tête, la force des traditions, la longue trace des générations, la
solidité des amitiés, l'argent qu'on hérite, l'exercice discret du
pouvoir, la modestie des ambitions.
De Paris il hait la frénésie, la vanité des
aventures, la superficialité des relations, l'argent qu'on gagne,
le pouvoir des bureaux, les carrières trop convenues, les vies trop
publiques. Il n'en accepte que ce qu'en aiment les provinciaux :
dîner avec des comédiennes et bavarder avec des bouquinistes, aller
à l'aéroport pour partir au loin, voir le monde.
De cela, tout ou presque découle.
Provincial, il dresse de hauts murs autour de lui
: quiconque s'en approche est éloigné d'un geste, d'un mot. Il
déteste dire merci, même s'il est
profondément généreux et fidèle en amitié — il n'a jamais su
éloigner un camarade, renvoyer un ministre ou se séparer d'un
collaborateur. L'indifférence est sa façon de détester, l'oubli sa
façon de faire du mal, le silence sa façon de dire du mal. La pire
injure qu'il puisse proférer sur quelqu'un est : « Il m'a déçu », ou encore : « Lui ? Ne m'en parlez jamais plus. » J'ai entendu
assez souvent ces deux phrases pour savoir qu'elles ont détruit,
rarement sans motif, bien des espérances.
Provincial, il n'a qu'une ambition : rester libre,
n'avoir de dettes — financières ou morales — à l'égard de personne.
Ce goût de l'indépendance va jusqu'à ne jamais porter de montre,
pour ne pas être soumis au temps, mais à avoir assez d'argent
liquide dans ses poches pour affronter une longue grève générale
des banques. Il déteste gagner de l'argent, il n'aime pas non plus
le dépenser, sauf dans des choses qui restent — vieilles reliures,
vieilles granges, un étang, des vêtements qui durent. Le reste se
néglige. Ses amis ont des racines, un terroir, une province ; ses
relations sont nomades. Sans doute faut-il voir là la source de ses
choix politiques. Manquant de culture économique et financière, il
confond volontiers originalité et ingéniosité, créativité et
marginalité, générosité et polémique. Une idée fausse, si elle lui
semble iconoclaste, le séduira bien plus qu'une idée juste si elle
est admise par la majorité. Une idée provinciale a plus de chance
d'être vraie qu'une idée parisienne. Là-dessus, sa formidable
mémoire le fera progresser très vite au contact des dossiers.
Provincial, il n'aime du monde que ce qui lui
rappelle la province française : les villes-États (Venise,
Florence, Séville). Il préfère les pays qu'on peut atteindre par la
route à ceux qui exigent de traverser les mers. Aussi est-il un
Européen ; et la Russie est-elle l'extrême station sur le trajet de
ses promenades. Rien de l'Amérique ne le touche : ni la langue, ni
la musique, ni l'architecture. Seule, en ce qu'elle a de
provinciale, la littérature (Steinbeck, Dos Passos, Styron).
Provincial, ses écrivains favoris sont eux aussi
provinciaux : Chateaubriand, Zola, Valéry. Il n'aime ni Malraux, ni
Gracq, trop parisiens à son goût. Il dévore tout ce qui paraît. En
peinture, il s'arrête avant Les Demoiselles
d'Avignon, en musique plus tôt encore, et la chanson
populaire, parce qu'elle s'enracine dans le peuple, l'amuse et
l'intéresse.
Provincial, il est protestant dans l'âme, même
s'il est né catholique. Fasciné par la Bible et par la lecture de
Renan, indifférent aux chapelles, il a d'abord la religion des
textes et la morale des forts. Il ne néglige ni la transcendance,
ni la prière. Mais dans le confort des solitaires et la rigueur du
monologue avec les souvenirs. Fasciné par le destin du peuple juif,
furieusement anti-hitlérien, il ne porte sur le génocide qu'un
regard distant : ce n'est pour lui qu'un fait de guerre, pas une
monstruosité de la nature humaine.
Provincial, il n'a retenu de la guerre que
l'occasion de brûler les étapes. Il déteste la Résistance de
Londres et d'Alger qui symbolise pour lui une revanche de Paris. Il
lui préfère celle de la province, qu'incarnent Jean Moulin, Bertie
Albrecht et Henri Frenay. Il parle plus volontiers de son
expérience de prisonnier — où il a appris la méfiance des hommes,
échangeant tabac et cigarettes par-dessus un mur — que de ses
années de résistance dont il a retenu que vrais héros et vrais
lâches n'étaient pas forcément ceux dont l'Histoire a gardé
souvenir.
Avec de Gaulle, le choc ne pouvait être que
frontal : ils se ressemblaient trop par leur passé, leur quête
respective, leur destin. L'un et l'autre sont provinciaux et
mystificateurs. L'un et l'autre ont rêvé d'incarner la France,
patrie et terroir. Le premier permit aux Français de se croire
résistants alors qu'ils avaient accepté dans l'ensemble la
collaboration. Le second leur a permis de se croire réformateurs
alors qu'ils sont, dans leur très grande majorité,
conservateurs.
Au cours des années 80, cet homme-là incarne
l'espérance et gère l'ambiguïté française au milieu d'une crise
économique, idéologique et militaire qui affecte la planète : un
chômage installé, une Europe désorganisée, une URSS en train de
gagner la course aux armements, un Tiers Monde surendetté, un
Moyen-Orient au bord de l'explosion.
La fonction présidentielle exige alors des
qualités très particulières : caractère, sang-froid, culture,
mémoire, lucidité, disponibilité, distance. Surtout de la distance,
sans doute. Ces qualités, François Mitterrand les possède et il a
eu la chance de pouvoir les mettre au service d'un projet et d'une
ambition.
Mais ces qualités portaient à l'exigence, et cette
ambition aux extrêmes.
Et, en ces années-là, la France n'est pas passée
loin d'une radicalisation économique et politique à laquelle tout
poussait — les institutions, les ambitions, les alliances,
l'environnement international. Expliquons-nous : en politique
intérieure, François Mitterrand aurait pu devenir léniniste ; en
politique extérieure, il aurait pu devenir pacifiste. D'autres
dirigeants socialistes contemporains ont été l'un ou l'autre. S'il
avait fait alors ces choix, et si les socialistes français les
avaient fait avec lui, l'Europe d'aujourd'hui serait sans doute
fort différente.
En ce sens, l'histoire de cette période, vue de
France, est une leçon de science politique de portée universelle.
On la résume trop sommairement à l'histoire d'une relance
excessive, d'ailleurs vite corrigée. Ce fut en réalité une période
infiniment plus complexe : des réformes audacieuses ont libéré les
forces du marché, d'autres ont réduit ses injustices, d'autres
enfin ont ouvert la voie à la construction politique de
l'Europe.
J'y ai appris que l'exercice du pouvoir ramène à
l'essentiel. Il grossit les caractères des êtres comme la loupe
ceux de l'imprimerie. Il est une drogue qui rend fou quiconque y
touche, qui corrompt quiconque s'y installe, qui détruit quiconque
s'y complaît. Aveuglés par les phares de la renommée, les chenilles
dévouées ont tôt fait de se métamorphoser en vaniteux
papillons.
J'ai découvert que le pouvoir politique donne à
celui qui y accède l'illusion de disposer de quelque chose comme un
gage d'éternité : insouciance, impunité, flagornerie, tout concourt
à laisser l'homme de pouvoir se croire affranchi des contraintes de
l'humain, donc de la loi et de la morale. A le pousser à confondre
renommée et réputation, gloire et célébrité, reconnaissance et
révérence, curiosité et admiration. A cesser de douter, à perdre
l'esprit critique, à ne plus être soi. Bref, à être, au sens propre
du mot, aliéné.
Mais j'ai pu constater aussi que les hommes au
pouvoir, comme ceux qui aspiraient à l'exercer, étaient en général
des hommes honorables, ayant le goût du service public, le souci de
laisser une trace digne dans la vie de leur peuple. En écrivant ces
mots, une exception me vient à l'esprit : un homme rendu
puérilement fou par l'exercice de prérogatives parfois minuscules.
Il n'était pas de ceux dont on attendait une telle singularité,
mais il eut la folie discrète. Ce fut sa seule prudence. Peut-être
sa vraie lâcheté. Je ne le nommerai pas : il trouverait sans doute
moyen d'en tirer gloire.
Ce récit pourrait commencer en 1966, quand j'ai
rencontré François Mitterrand, alors vaincu du gaullisme ; ou en
1974, avec sa seconde campagne présidentielle, la plus belle de nos
communes aventures, celle de tous nos rêves et de toutes nos
exigences ; ou encore en 1978, quand tout parut à jamais perdu pour
cette génération et ses rêves.
Je le fais débuter dans ce premier tome avec le
pluvieux mois de mai 1981 et se terminer, dans le second, avec
celui, plus ensoleillé, d'avril 1991 où j'ai quitté, au premier
étage du Palais de l'Élysée, le bureau dessiné jadis pour le
Premier consul et qui devint celui de tous les Présidents de toutes
les Républiques jusqu'à la fin de la IVe.