Sur le satellite de télévision, la négociation a été jusqu'ici si maladroitement menée qu'il ne reste plus qu'une seule solution : financer en commun avec les Luxembourgeois un satellite à trois canaux, dont deux (un francophone et un germanophone) seraient cédés à la CLT, et le troisième occupé par un cocktail de programmes francophones.

Une réunion informelle entre les représentants du cinéma et André Rousselet permet d'arriver sinon à un accord, du moins à un modus vivendi. Canal-Plus pourra diffuser des films six soirs sur sept ; la moitié seront français ; un quart des recettes de la chaîne ira à la production de films. Les uns et les autres s'estiment évidemment défavorisés par « l'arbitrage », mais sont en fait d'accord pour l'appliquer.


Mardi 27 septembre 1983

Dans une interview au Progrès de Lyon, Raymond Barre se prononce contre la cohabitation.


Lettre très aimable de Jack Ralite au Président, proposant de nouvelles solutions pour créer des emplois :
« Elles sont suffisamment productrices d'embauches pour que nous restions sur la crête des 2 millions, voire, si la situation s'améliore, pour amorcer une diminution. Elles précèdent l'indispensable croissance. Elles sont aussi, à mon sens, aptes à mobiliser tous ceux qu'intéresse l'industrie française. »
François Mitterrand est à New York. Comme d'habitude, il ne travaille que le soir à son discours de demain, dans la suite qui lui est réservée au consulat. Edgar Faure l'accompagne. Cheysson, exclu de cette réunion par le Président, m'a écrit pour reproposer son idée, que le Président n'a pas retenue :
« Je continue à regretter que le geste que j'avais suggéré ne soit pas proposé par le Président. Vous reparlerez du sujet ce soir. Vois si tu crois bon de rappeler cette proposition. Je regretterais qu'il n'y eût que l'offre d'une ou deux conférences qui, chacun le sait, ne donneront rien. Pourquoi feraient-elles mieux que les sessions spéciales des Nations-Unies ? »




Mercredi 28 septembre 1983


Après le débat de Williamsburg, François Mitterrand définit à la tribune de l'Assemblée générale les conditions dans lesquelles la France pourrait participer à un accord des Supergrands sur le désarmement :
« S'il est imaginable en effet que les cinq puissances nucléaires débattent ensemble, le jour venu, d'une limitation durable de leurs systèmes stratégiques, il convient, une fois de plus, d'en mesurer clairement les conditions préalables.
La première, je l'ai déjà dit, tient à la différence fondamentale de nature et de quantité qui sépare les armes à la fois offensives et défensives des armes purement défensives, à la différence qui sépare les pays qui les détiennent, les uns pouvant s'en servir pour asseoir leur puissance, les autres le devant pour assurer leur survie.
La seconde découle du considérable déséquilibre des forces classiques ou conventionnelles, particulièrement en Europe, déséquilibre accru, je le crains, par l'existence d'armes chimiques dont une convention devrait absolument interdire la fabrication et le stockage.
Prémunir les peuples contre les nouvelles menaces qui peuvent venir de l'espace est un autre impératif. L'espace deviendra-t-il un champ supplémentaire où se développeront sans limites les vieux antagonismes terrestres ? N'avons-nous pas pour lui d'autres ambitions ? L'espace est par essence le patrimoine commun de l'humanité. Ce serait trahir l'exigence de nos peuples que de ne pas définir à temps un code de règles intangibles.
Or, il n'existe pas actuellement de frein au développement des armes antimissiles situées dans l'espace. Il n'existe pas de limite au nombre des satellites, puisque seules les armes de destruction massives, c'est-à-dire les armes nucléaires, sont interdites par le traité de 1976, lequel ne prévoit pas de vérifications. Un amendement au traité de 1967 qui interdirait la satellisation de tout type d'armement, qui organiserait le retrait progressif des armes déjà sur orbite, qui prévoirait une vérification effective, un tel amendement donnerait à ce traité une portée bien plus considérable. La vérification effective pourrait être assurée par une commission internationale de scientifiques choisis dans des pays neutres...
Dans cet esprit, et pour ce qui la concerne, la France a décidé d'ouvrir le mois prochain son site d'expérimentations nucléaires souterraines à une visite d'information de personnalités scientifiques étrangères en provenance du Pacifique-Sud (...). La France acceptera d'entamer une négociation de désarmement stratégique à Cinq lorsque les autres grandes puissances auront réduit leur armement de moitié...
L'Europe est une, issue d'une même histoire, d'une même culture, d'une même civilisation : l'Europe que l'on dit occidentale, l'Europe que l'on dit centrale, l'Europe que l'on dit orientale, aujourd'hui séparées. Aucun Européen ne renoncera à effacer les conséquences de cette division, à rénover des liens brisés, à dépasser la situation issue de Yalta. »

Après la longue cérémonie au cours de laquelle l'orateur doit serrer les mains de tous les ambassadeurs présents, le Président reçoit George Shultz. Ils parlent de la nécessité d'aider l'Irak, et du « prêt de cinq Étendard » ; les États-Unis resteront neutres. L'un et l'autre prévoient une « tendance longue à l'aggravation des relations Est/Ouest après la destruction du Boeing de la KAL ».
George Shultz : Vous avez une des analyses les plus approfondies que l'on puisse avoir. Ce qui m'intéresse, ce n'est pas pourquoi ils ont tiré, mais qui a décidé, et comment ils ont réagi à l'événement.
François Mitterrand : Je m'étonne qu'après le tir, les Soviétiques aient décidé d'en faire un élément dur, un élément d'intransigeance, y compris dans des endroits qu'on n'attendait pas. Le problème est de savoir quel est notre niveau de résolution. Il faut se placer dans l'hypothèse d'une installation des Pershing et d'éventuelles réactions soviétiques. Il faut s'y préparer moralement, sans provocation ni espoir de conciliation.
Au Liban, l'amitié des Russes et de la Syrie aggrave les problèmes. Certes, le monde arabe est très réticent au communisme, et il y a entre eux collusion et non alliance. La Syrie trouve des arguments sérieux dans l'attitude israélienne. L'URSS peut essayer d'empêcher le cessez-le-feu et empêcher la FINUL de se substituer à la Force multinationale, mais elle ne peut détruire le Liban ni pousser à sa partition : tous les Libanais sont des patriotes. Si la Syrie comptait sur Joumblatt pour envahir le Liban, elle aurait tort. Il suffit que la Syrie pousse ses amis pour que la Force multinationale se trouve en situation faible : au nom de quoi sortirons-nous de Beyrouth ? On peut craindre que la Syrie ne nous y pousse et qu'elle joue ce jeu. Pour nous, aller dans le Chouf, ce serait nous lancer dans l'aventure. Je souhaite que les Syriens ne compliquent pas le jeu. Assad a marqué un avantage. Il peut attendre, et je compte là-dessus pour aboutir à un vote par l'ONU en vue d'installer des observateurs de l'ONU sur les axes routiers. A partir de là, la Force multinationale pourra se dissoudre. La difficulté, c'est qu'à l'ONU les Russes vont poser un problème. Je pense que la mission de la Force multinationale n'aura plus de sens d'ici quelque temps.
George Shultz : Il est difficile de n'être pas pessimiste. Le cessez-le-feu est très fragile. J'espère que la vision optimiste l'emportera. Les Syriens seront poussés dehors par la volonté libanaise. Nous avions un accord pour un retrait total d'Israël hors du Liban ; le climat en Israël y pousse beaucoup. Mais, maintenant, ce n'est plus valable ; car l'OLP revient au Liban. Personne n'a pu amener les Syriens à une conversation sérieuse sur les conditions de leur éventuel retrait du Liban.
François Mitterrand : Nul n'arrivera à faire partir les Syriens. Il peut y avoir des progrès. S'ils arrivent au cessez-le-feu, les Libanais seront ravis de voir les Syriens rester. Les Syriens ne peuvent comprendre l'existence d'un peuple libanais. Il faut réveiller la conscience nationale libanaise. Une guerre menace. Mais il vaut mieux être après novembre pour cela !
George Shultz : Une armée libanaise est en train d'apparaître, et elle se défend bien.
François Mitterrand : C'est un des moyens essentiels pour parvenir à une solution. Gemayel est habile et courageux. L'armée libanaise existe, elle compte trente mille hommes. Si elle doublait, et si elle gardait sa discipline, si des puissances comme les nôtres lui donnaient les moyens d'agir, tout irait bien. C'est la seule force nationale. Elle m'a étonné. Elle est devenue une force qui compte. Je n'hésiterai pas à armer et à instruire l'armée libanaise, sans faire la guerre à sa place. Si cela devient une armée forte, ce qui dépend de nous, cela changera les données du problème. Si le cessez-le-feu dure, il deviendra normal d'encourager le Liban.
George Shultz : Pour ce qui est des Libanais, il n'est nul besoin de leur apprendre à se servir de leurs armes !... Et le Tchad ?
François Mitterrand : Je vais vous parler des intérêts de la France : c'est l'Afrique noire qui nous intéresse et qui est fragile face à Kadhafi. Voici la ligne que nous avons choisie: Kadhafi ne dispose que du désert au Tchad. Nous le tenons à l'écart de toute l'Afrique noire. Nous l'avons stoppé là ou nous avons besoin de le stopper. Il ne peut passer et il ne peut espérer passer. S'il essaie, nous le repousserons. Se pose maintenant le problème du nord du Tchad. Tous ceux qui pensent qu'il suffirait de quelques bombes pour empêcher l'attaque libyenne ont trois guerres de retard. L'armée libyenne a autant d'avions (français !) que la France. Le problème du Nord vient de ce que Habré est un homme du Nord et que le temps crée la partition. C'est une négociation difficile qui va commencer. Où doit-elle avoir lieu ? A l'ONU ? A l'OUA ? J'ai fait savoir à Kadhafi que s'il reste trois mois de plus, c'est à ses risques et périls. Sans notre appui, Habré ne peut rien faire. L'opinion française n'est pas favorable à la guerre. Kadhafi n'est pas de taille, et vous tenez le Soudan. D'ailleurs, si vos compagnies pétrolières donnaient moins d'argent à Kadhafi, cela nous rendrait service. Le point sensible, le plus dangereux, est le nord du Nigeria, où Kadhafi a un allié.
On en vient à l'affrontement de Williamsburg:
George Shultz : Dans les différents lieux où nous avons à travailler ensemble, notre désir est d'avoir une relation de travail efficace avec la France. Si nous avons des différends, très bien. Mais si nous n'en avons pas, alors il faut éviter les malentendus. Pourquoi donner l'impression de différends quand il n'y en a pas ? Nous voulons absolument avoir une bonne relation de travail avec vous.
François Mitterrand : J'ai la plus grande confiance dans votre jugement et dans votre honnêteté intellectuelle. Parfois, des initiatives sans concertation ont lieu, et nous sommes exposés. Quand il y a un problème, il faut une rencontre. Je ferai tout pour converser avec vous, partout où c'est possible. Je pense que nos rencontres ont toujours été très franches. Chaque fois que j'ai parlé avec vous, les choses sont devenues claires.


« Quasi-Sommet » de Mme Gandhi dans une salle de réunion reculée de l'ONU. Minable. On entre, on sort. François Mitterrand est le seul à rester toute la journée. Insulte des riches aux trois quarts de l'humanité.

Conférence de presse du Président à New York, après son discours : « Je serais très intéressé de savoir (...) quels sont les fournisseurs d'armes à l'Irak et à l'Iran : ceux qui fournissent à l'Irak, ceux qui fournissent à l'Iran, et ceux qui fournissent aux deux. La plupart des contrats français avec l'Iraksauf un — ont été signés avant 1981. »



Jeudi 29 septembre 1983

Non seulement les ministres, mais aussi les chefs d'entreprises publiques écrivent au Président pour solliciter son arbitrage contre les décisions du gouvernement ! Cette fois, parce que la lutte contre l'inflation prend des allures fanatiques, le président de Rhône-Poulenc, Loïk Le Floch-Prigent, lui écrit, sur le conseil de Laurent Fabius, pour plaider en faveur d'une hausse des prix des produits pharmaceutiques, dont le report ferait perdre 100 millions pour sauver 0,03 point d'indice en octobre :
« Il n'est pas tous les jours facile d'être président d'une grande société et de ne rien vouloir dire qui porte préjudice au gouvernement de la gauche. Je m'en remets donc à vous et j'appliquerai sans arrière-pensées votre décision, mais je souhaitais vous faire part de mon point de vue. »



Vendredi 30 septembre 1983

Laurent Fabius plaide auprès du Président dans le même sens que Loïk Le Floch-Prigent :
« La décision prise de suspendre pour plusieurs mois l'application de la formule des prix de l'essence nous a fait, auprès des investisseurs, un tort considérable. Si une décision analogue devait être prise pour les médicaments, ce serait — excusez ma franchise — absurde. Nous contredirions nos engagements officiels. Nous ne gagnerions rien sur les prix. Nous mettrions plusieurs entreprises en déficit — dans un des rares secteurs qui se développe. Nous perdrions des investissements et un peu plus de confiance des milieux économiques pour lesquels la stabilité des règles du jeu est une donnée essentielle. Je suis hostile aux mesures artificielles. Je peux les comprendre quand elles rapportent quelque chose. Mais je ne comprends plus quand elles ne rapportent rien. On peut encore éviter cette erreur. »
Il aura gain de cause.

Les « visiteurs du soir » continuent de se réunir. Ils guettent l'échec.

François Mitterrand répond à Yves Mourousi : « J'ai lu avec beaucoup d'intérêt votre lettre, qui fait très précisément le point sur les relations entre la télévision et les nouveaux courants culturels de notre époque... »


Samedi 1er octobre 1983


La presse est toujours aussi aimable à notre endroit ! Éditorial du Figaro d'aujourd'hui : « A parler franc, les destructions qui nous menacent, de l'intérieur et de l'extérieur, dépassent, et de loin, en ampleur et en conséquences, celles que nous avons connues entre 1939 et 1945. C'est l'être même de la France, son équilibre et son authenticité, qui firent jadis sa gloire et son rayonnement, qui sont maintenant à la merci d'une équipe de petits bureaucrates incendiaires et méticuleux comme les termites. »
De l'art de la litote dans les médias contemporains...

Caton écrit dans son éditorial de VSD : « Mourir pour Beyrouth ? Pas question, dit Georges Marchais qui réclame à cor et à cris le rapatriement immédiat de nos "boys ", oubliant quelque peu que Beyrouth meurt aussi pour nous : lors de la chute de l'Empire turc en 1918, la France reçoit la Syrie en "mandat" ; traditionnelle protectrice des chrétiens du Levant, elle crée aussitôt le "Grand Liban ", avec Beyrouth pour capitale. Le Liban n'a donc existé qu'en raison de l'identité chrétienne (spécialement maronite) à laquelle les grandes puissances de l'époque, sorties victorieuses de la Première Guerre mondiale, reconnurent la nécessité légitime d'un territoire.
Le Liban, qu'on le veuille ou non, est aujourd'hui le laboratoire tragique où s'expérimente le choix entre un dépassement des barrières ethniques, confessionnelles et identitaires, ou une disparition inéluctable. Gloire amère dont il se serait bien passé ! Dans le village planétaire où nous vivons, il n'y a plus de guerre civile, mais des ondes de tension contre lesquelles toute politique de l'autruche est vouée à l'échec. La France ne peut se désintéresser du Liban ; il y va là-bas, quoi que nous en ayons, de cette vertu si rare et si nécessaire qui porte le beau nom d'intégrité. »


Lundi 3 octobre 1983


François Mitterrand enrage contre le journal Le Matin qui parle d'un « loupé médiatique » à propos de son discours de l'ONU.

Création du livret d'épargne industrielle.

Le dixième sommet franco-africain, qui, se tiendra à Vittel, commence par un dîner des chefs d'État francophones à l'Élysée. Le Président s'emporte contre Christian Nucci qui n'a pas attendu le Président Sankara à l'aéroport : « Le manque de professionnalisme de ces gens est tel qu'ils ne méritent pas d'être au gouvernement. »



Mardi 4 octobre 1983


A Vittel, François Mitterrand s'assied à sa place et grogne contre la disposition des chaises : ses deux ministres sont avec lui à la table alors que les chefs d'État africains, eux, y sont sans leurs ministres. Comme les micros sont ouverts, on l'entend demander à Cheysson et à Nucci de se placer derrière lui. Le chef du protocole se précipite pour fermer les micros. Le Président l'arrête : « On ne corrige pas une bêtise en en faisant une autre. »

Dix chefs d'État réunis dans la chambre de Houphouët-Boigny paraphent un texte exigeant l'intervention française au Tchad. François Mitterrand rattrape magistralement la situation en fin de séance et parvient à éviter ce texte des Dix. Superbe discours qui tient lieu de conclusion d'ensemble au Sommet.

Après la réunion, promenade sur le golf de l'hôtel avec le Président qui me dit : « Je note le manque d'agressivité des ministres: le gouvernement est épuisé. »

Après dîner, il ramène Houphouët et Sékou Touré à Paris. Dans l'avion, il leur parle de la gauche — « incapable de gouverner » —, de ses ministres,« décevants », puis de la presse — des « voyous ».


Mercredi 5 octobre 1983


Le Président à Pierre Mauroy, avant le Conseil : « S'il y a des décisions impopulaires, c'est maintenant qu'il faut les prendre. Il faut moderniser l'économie et préparer les élections de 1986. »
Depuis six mois, tout était calme. Le franc se reposait au sommet du SME, tout le monde n'annonçait que pour février-mars les premières brises spéculatives. Or, c'est maintenant que commence une spéculation monétaire, la cinquième du septennat. Faut-il faire flotter le franc ? Les mouvements de plus en plus erratiques du dollar poussent à la hausse du mark contre toutes les autres monnaies, mais sans que le franc lui-même soit attaqué.
On commence à parler ici et là d'une réévaluation unilatérale du mark pour février prochain. Cela exige d'accélérer les réformes dont nous avons commencé à parler hier. François Mitterrand demande à Jacques Delors de le prévenir à la première éventualité. Il réfléchit à trois scénarios : une sortie immédiate du SME, un changement de gouvernement en novembre, ou bien en janvier. Il vaut mieux attendre, si possible, une crise européenne ou un changement de gouvernement.

Le tour de table de Canal-Plus est bouclé ; Havas détient 45 %. C'est trop, pense Rousselet.

Les politiques et les hauts fonctionnaires entretiennent une relation étrange. L'expérience prouve que les moins technocrates des ministres sont en général les plus dépendants de leurs services, parce qu'ils veulent en être acceptés. Les autres s'en distancient. Une des raisons de l'insuffisante réforme sociale réside dans cette volonté des ministres d'être acceptés de leurs services. Les Finances ont déjà phagocyté leur supposé maître. Tout comme l'armée, le Quai d'Orsay est resté égal à lui-même.

Le Prix Nobel de la paix est attribué à Lech Walesa.

Au Conseil des ministres, François Mitterrand tente de galvaniser le gouvernement. Fabius énonce une stratégie industrielle : « Il faut moderniser, adapter, mais l'État ne peut tout faire.» Lancés il y a un mois, les livrets d'épargne industrielle ont déjà recueilli 26 milliards de francs. Voilà qui alimentera le Fonds de modernisation. L'épargne va à l'investissement : c'eût été impossible sans la nationalisation des banques.
Le Président : « Manifestez plus de rigueur dans la contre-attaque ; c'est dans les moments les plus difficiles que l'on doit faire preuve de la plus grande force morale. »


Cheysson et Hernu demandent à voir le Président après le Conseil des ministres. Cheysson au sujet des Super-Étendard : « Tout sera fait (...) pour que la livraison soit aussi discrète que possible et pour que l'arrivée ne soit pas aussitôt annoncée. »


Le Canard enchaîné publie le fac-similé d'une lettre de Paul Barril adressée le 22 janvier au dirigeant d'Action Directe Jean-Marc Rouillan, pour, écrit le gendarme sur papier en-tête de l'Élysée, « examiner avec lui sa situation judiciaire ».
Décidément, l'Élysée est à l'honneur : la Cour d'Appel de Paris annule pour irrégularités la procédure suivie dans l'affaire des Irlandais de Vincennes.
Jeudi 6 octobre 1983


Le franc est attaqué. Jacques Delors vient en parler. Il sait que le Président ne veut pas d'une quatrième dévaluation. Il n'évoque donc qu'une éventuelle sortie du SME, bien que son intention ait été, en arrivant, de demander un changement de gouvernement : « Mauroy ne fait plus rien, me dit-il. Il ne connaît pas les problèmes, il s'exprime à tort et à travers. Je ne peux lui parler de rien, tout est dans la presse le lendemain. »
Le Président lui répond : « Donnons-nous quelques jours, on verra après le week-end. »


Le Président : « Je ne veux plus de police à l'Élysée. Barril ici ? Quelle erreur a commise Prouteau en l'écoutant ! »


Je vois Pierre Verbrugghe, magnifique haut fonctionnaire, intègre et concret. Il démontre que la police peut être au service de la démocratie. La dégradation des rapports entre Franceschi et Defferre est totale et entraîne une absence de concertation entre les différents services de police. Décidément, le gouvernement prend l'eau de toutes parts.

Caton note dans son édito de VSD : « Jacques Chirac ne rejette pas une cohabitation possible, faisant par là même preuve d'une habileté politique plus consommée que son ex-ministre du Commerce extérieur. C'est évidemment au RPR que l'on trouve ceux qui veulent en finir le plus vite et le plus complètement avec l'actuel régime abhorré. Le maire de Paris, plus intelligent que ses chevau-légers, sait qu'il a encore besoin de conquérir ceux qu'effraient de trop brusques mouvements de menton. L'arithmétique des voix vaut bien quelques airs de clavecin bien tempéré. Chirac peut se permettre de montrer qu'il n'a pas peur d'être le Premier ministre de François Mitterrand, face auquel il n'a pas besoin de prouver son hostilité ; après tout, il a bien été le Premier ministre de Giscard,, et l'on sait l'amour fou qui liait le Castor corrézien au Pollux de Chamalières. Étrange logique des trajectoires : Barre se radicalise, Chirac se recentre. L'un veut bien chanter, l'autre pas. »


Vendredi 7 octobre 1983

Les cinq Super-Étendard partent pour l'Irak, via la Corse et un porte-avions. Leurs pilotes sont, pour trois jours, placés hors de l'armée et employés de Dassault.


Déjeuner avec Jean Baudrillard. Il a raison de croire à la dissolution du politique, à son évanouissement dans l'hypertrophie de l'individuel et du métaphorique. Mais que ce moribond reste dangereux! ...

David de Rothschild demande que l'établissement financier qu'il a créé à la suite de la nationalisation de la Banque Rothschild puisse être transformé en banque d'affaires. Il fait observer que d'autres banquiers dont les maisons ont été privatisées, Jean-Marc Vernes et Jean-Maxime Lévêque, ont pu reprendre des activités bancaires. Mais le problème est différent : l'un est à la tête d'une banque privée existante qui ne porte pas son nom, l'autre à la tête d'une banque étrangère. Aucun dirigeant de banque nationalisée n'a encore reçu l'autorisation de créer une banque nouvelle. Le Président, cependant, n'est pas contre.


Samedi 8 octobre 1983


Cheysson dément que la livraison des Super-Étendard, ait déjà été faite. Ils sont pourtant déjà parvenus en Irak.


Dimanche 9 octobre 1983


Attentat à Rangoon : 21 morts, dont 4 membres du gouvernement sud-coréen. Accusée : la Corée du Nord.



Lundi 10 octobre 1983


Si le franc est attaqué, il faudra un nouveau gouvernement avant la fin de l'année. François Mitterrand : « Avec quel Premier ministre, à votre avis?» Je cite Bérégovoy, Fabius, Badinter. Mitterrand répond : « Et Delors ? Avec Fabius à l 'Industrie et Rocard à l 'Éducation nationale ? »
Je croise Juquin : « Il y a des dissensions entre nous, certains veulent rester au gouvernement, mais ils sont de moins en moins nombreux. »


Mardi 11 octobre 1983


Lettre de François Mitterrand à Iouri Andropov, en réponse à ses précédentes missives :
« Je souhaite que les chemins qui mènent à l'élimination, à la réduction ou à la limitation des armes nucléaires soient explorés avec toute la diligence et l'imagination requises.
Il ne serait pas logique, et il n'est pas nécessaire pour le succès d'une telle entreprise, de passer par la prise en compte explicite ou implicite, ou par l'inclusion dans la négociation des forces françaises. Celles-ci sont en effet d'une autre nature et ont une autre fonction que les armes sur lesquelles porte cette négociation. Je ne pourrais donc y souscrire.
La France a eu l'occasion de définir dans quelles conditions elle serait en mesure de s'associer à une démarche de réduction des armements nucléaires. Il faudrait qu'ait été réalisée une diminution des arsenaux des États-Unis et de l'Union soviétique telle que l'écart entre les potentiels ait changé de nature. Il faudrait également que soit maintenue la limitation des systèmes stratégiques défensifs. Il faudrait enfin que soient enregistrés des progrès significatifs dans la réduction et le déséquilibre conventionnel en Europe, et dans la disparition de toute menace chimique. Elle souhaite que ces conditions soient rapidement réunies, lui permettant ainsi de s'associer à un vrai désarmement. »
Mercredi 12 octobre 1983


François Mitterrand part pour la Belgique où fait rage le débat sur l'installation des Pershing. Le Président poursuit sa croisade avec cette formule : « Les euromissiles sont à l'Est et les pacifistes sont à l'Ouest. » La phrase, déjà entendue en privé le 28 janvier, fait mouche. Beaucoup s'en diront les inspirateurs. Le Premier ministre belge, Martens, est furieux mais n'ose le montrer.


Jeudi 13 octobre 1983


A Bagdad, Saddam Hussein se plaint des tergiversations de la France concernant la livraison des cinq Super-Étendard... qui sont déjà chez lui.
Caton : « La Ve République eut son lot de morts sans ordonnance, de mystérieux suicides et de disparitions à jamais énigmatiques, de Ben Barka à Fontanet, de Broglie à Boulin. Force nous est de reconnaître que, depuis deux ans et demi, aucune affaire de pareille ampleur n'a encore entaché le nouveau régime, que Cheysson n'a pas été retrouvé flottant sur un étang du bois de Boulogne, ni Laignel gisant au pied de son immeuble. Mais la maladresse médiatique du pouvoir, le désordre et le manque de coordination de ses polices, la stupéfiante cécité des spécialistes de la lutte antiterroriste qui écrivent sur papier à en-tête de l'Élysée (alors qu'ils auraient dû savoir mieux que personne qu'en ces matières la correspondance est haïssable), ont fait de ces pratiques courantes de l'État moderne deux "affaires" dont on n'a pas fini de gloser.
Encore une fois, il n'y a aucune honte à ce que la lutte antifactieuse soit coordonnée par le GIGN à partir de l'Élysée, et aucune incohérence à ce que des ennemis se rencontrent pour négocier. Cela s'est toujours fait, cela continuera : du temps de l'OAS, nombreux sont ceux qui se souviennent de brèves et bien étranges rencontres. Sauf à embrasser définitivement une conduite d'échec qui semble beaucoup la séduire, la gauche devra bien assumer les vieux habits de l'art de gouverner, qui sont, qu'on le veuille ou non, bien plus ceux de Créon que d'Antigone.
Le pire, dans ces affaires, reste le faux secret, les faux-semblants, la recherche plus ou moins maladroite d'alibis plus ou moins solides. Le pouvoir n'a pas à culpabiliser en permanence : il a à être. »
Caton exprime ici mieux que personne le point de vue du Président. Il continue, à propos de l'Irak :
« Autre exemple d'erreur en matière de stratégie de communication : les Super-Étendard, dont Claude Cheysson se refusait à dire dimanche soir sur Europe 1 s'ils étaient arrivés ou non en Irak. La marquise sortit à 5 heures et refusa de confirmer aux chroniqueurs l'avortement de sa fille, car cela ne se fait pas dans son milieu. Mais qu'est-ce que cela veut dire ? Chacun sait que la France est la troisième puissance en matière d'exportations d'armements, qui représentaient 70 % de notre excédent industriel en 1982 ; chacun sait que l'Irak nous doit 17 milliards de francs et que nous n'avons, de ce fait, aucun intérêt à laisser un nouvel ayatollah prendre le pouvoir à Bagdad ; chacun sait que l'Iran est pour le moment le principal facteur de déstabilisation de la zone des tempêtes pétrolières.
Alors, pourquoi ne pas expliquer tout cela, dire que Hernu et Cheysson négocient avec l'Irak depuis janvier 1982, qu'un régime de gauche est obligé, tout comme un régime de droite, de tenir compte de la lutte économique mondiale, des enjeux géopolitiques planétaires en fonction du rôle qu'il entend faire jouer à la France ? Avancer que les ventes d'armes font partie d'une politique réaliste n'est peut-être pas conforme au credo du programme commun, mais il faut savoir ce que l'on veut. Et le dire. Quant à l'argument — avancé notamment par Giscard — du danger d'irriter les Iraniens qui bloqueraient le détroit d'Ormuz, coupant ainsi notre approvisonnement en pétrole, il témoigne d'une finlandisation mentale beaucoup plus dangereuse que celle qu'on dénonce habituellement à gauche.
Si l'Occident n'est pas capable de dire clairement à l'Iran que toute action de ce genre entraînerait une riposte immédiate et foudroyante, si l'Occident tout entier n'arrive point à se mobiliser pour défendre ses intérêts les plus vitaux, alors il mérite amplement d'entrer dans la voie du sous-développement et de la décadence. Il y a des moments où il faut savoir choisir entre la survie et l'extinction : cela se joue en ce moment moins sur le front de l'Est que sur le front du Sud. Pareil enjeu mérite mieux que des palinodies d'apprentis en mal d'angélisme. »



Vendredi 14 octobre 1983


Le Président est interrogé à Liège sur le soutien de la France à l'Irak. Il répond, comme à New York : « La France exécute les contrats signés avant 1981. Il y a des fournisseurs d'armes à l'Irak, à l'Iran, aux deux à la fois... »

A la Grenade, petite île oubliée des Caraïbes, un « Conseil militaire révolutionnaire » renverse et assassine le Premier ministre, Maurice Bishop. La rumeur accuse Cuba... Je crois plus à un crime passionnel.



Samedi 15 octobre 1983


Changement radical : l'URSS ne demande plus la prise en compte des forces françaises. Si les Pershing ne sont pas déployés, l'URSS démantèlera 120 SS 20 dotés de 360 ogives, et retirera environ 200 SS 4. Il en resterait 230 entre l'Europe (130) et l'Asie (100). Si les États-Unis acceptent ce marché, l'URSS acceptera de reconnaître aux Etats-Unis, au niveau des START, un crédit de 120 vecteurs supplémentaires. Autrement dit, elle continuerait à réclamer la compensation des forces françaises et britanniques, mais maintenant dans un autre forum. Il n'y aurait donc plus de demande de prise en compte des forces françaises et britanniques dans les Forces nucléaires intermédiaires.
Cette proposition va un peu plus loin que la précédente (laisser 140 SS 20 en Europe), formulée dans l'interview à la Pravda du mois d'octobre. Mais elle porte surtout sur les SS 4, fusées anciennes que les Russes ont décidé de remplacer de toute façon par des SS 20. Comme les précédentes propositions soviétiques, celle-ci empêcherait le déploiement des Pershing et, par conséquent, maintiendrait le monopole soviétique en armes de portée intermédiaire sur le continent. Inacceptable.
Lundi 17 octobre 1983


Claude Cheysson rappelle au Président la tactique qu'il propose pour les Super-Étendard : ne pas divulguer la livraison avant que l'action diplomatique entreprise à l'ONU pour obtenir un cessez-le-feu n'ait porté ses fruits.

Raymond Aron meurt à la sortie d'un tribunal où il venait témoigner. Nous devions déjeuner demain ensemble. Il était pour moi un modèle. Son extrême clarté était la marque d'une phénoménale rigueur intellectuelle.

Jean-Yves Haberer s'inquiète de l'ouverture, le 5 décembre, des enquêtes et procès déclenchés avant les élections de 1981 à propos des infractions douanières de Paribas commises de 1977 à 1980 :
« Ces procès peuvent créer une situation dont les conséquences échapperaient au contrôle. On ne saurait trop insister à cet égard sur le fait que le métier de banque repose plus que tout autre sur un climat de confiance, climat qui, dans le cas de Paribas, fut profondément perturbé entre octobre 1981 et février 1982, et qui a été restauré depuis lors.
D'un point de vue général, je ne peux que souhaiter un regard politique sur les problèmes mentionnés ci-dessus. J'ai fait de mon mieux pour remettre la Banque Paribas au travail, pour éviter son démantèlement, pour réconforter ses cadres, pour fidéliser le personnel, les clients et les partenaires français et étrangers, bref, pour réussir la nationalisation. Il serait extrêmement néfaste à tout ce qui a été ainsi acquis que l'État ne protège pas une banque dont il a pris possession et qui fait désormais partie du patrimoine public de la Nation. »
Il demande à voir le Président.
Il ne faut pas oublier que ces procès trouvent leur origine dans la colère tenace de Giscard d'Estaing et dans la complicité de Paribas avec Havas pour signer un pacte avec Bruxelles-Lambert au sein de la CLT. Complexes histoires de famille...



Mardi 18 octobre 1983


L'indice des prix de septembre appelle quelques réflexions. La hausse vient pour l'essentiel des services. Les commerçants dépassent par leurs prix (c'est-à-dire leurs revenus) la norme fixée pour les salariés qui sont, eux, bien obligés de s'y tenir.



Mercredi 19 octobre 1983


Alain Savary publie de nouvelles propositions sur l'enseignement privé, qui sont immédiatement refusées par le CNAL, le SNI et la FEN.
Les dirigeants du privé acceptent de discuter les nouvelles propositions de Savary, mais les laïcs refusent, car « elles maintiennent le dualisme. » François Mitterrand s'inquiète de ce qu'il appelle maintenant le «bourbier scolaire ». « C'est une illusion de croire un compromis possible ! »
Laurent Fabius écrit à François Mitterrand pour demander d'abaisser les coûts du crédit à l'URSS :
« Le bilan des grands contrats signés à ce jour avec l'URSS est très préoccupant et les négociations menées par la DREE en vue de faire accepter à l'URSS des conditions de crédit exprimées en devises n'ont pas véritablement abouti, puisque les Soviétiques ont rejeté notre offre de crédits en marks, francs suisses, écus, pour accepter des crédits en dollars, sous réserve d'un taux de 7,80 % que nous ne sommes pas sûrs de pouvoir accorder. Dès lors, il convient, me semble-t-il, de réexaminer la demande exprimée par l'URSS de crédits en francs à 10% (alors que les règles du consensus nous conduisent à 12,40 %). M. Doumeng m'a indiqué que les exportations vers l'URSS pouvaient atteindre une quinzaine de milliards. »
A l'occasion du premier anniversaire de la mort de Pierre Mendès France, Caton accorde une interview à La Croix et publie un nouveau livre, De la Renaissance :
« Soyons francs : pour que Mendès demeure figé dans sa pureté inaccessible, il a fallu qu'existât Mitterrand. Le couple royal de la gauche de l'après-guerre s'est bien partagé les rôles ; à Mendès la gestion du refus inébranlable, de la pureté doctrinale, du rôle de gardien de la flamme ; à Mitterrand les stratégies électorales, les jeux politiques, les rassemblements et les recoupements : les "mains sales ". Mitterrand se présente en 1965, en 1974, en 1981; il reconstruit le PS et entame avec lui sa longue marche vers le pouvoir. Le combat politique requiert souplesse, manœuvre, relativité, pragmatisme — les durs pépins de la réalité. Pour gagner, la gauche avait vraiment besoin de ces deux figures ; l'accolade de Mitterrand et de Mendès France, au lendemain de la victoire de la gauche, était plus qu'un symbole : la reconnaissance logique d'une complémentarité. Quelque part, pour qu'un Mitterrand devienne enfin Président de la Ve République, il fallait un Mendès qui la refuse. Et pour que Mendès garde sa force de frappe mythologique, il fallait un Mitterrand qui conduise la gauche au pouvoir. »
Difficile d'être plus près de ce qu'aimerait pouvoir dire François Mitterrand.

Chirac vient visiter la « mission Opéra » : « Faut-il faire un Opéra?» Avec cette question préalable, Chirac met en évidence les perspectives d'un déficit énorme de fonctionnement, de difficultés de gestion analogues à celles de l'Opéra actuel. Il insiste sur la réaction hostile de la population du quartier, le vote négatif à attendre du Conseil d'arrondissement et l'éventualité d'un recours en Conseil d'État. Si l'on choisit de faire un Opéra populaire, Chirac est personnellement favorable à son implantation sur ce site, malgré son étroitesse. Le projet de Carlos Ott, que l'on croyait abandonné, lui paraît le seul réalisable, grâce à sa bonne intégration dans l'environnement, la perméabilité de ses deux façades, rues de Lyon et de Charenton. Selon lui, l'autre projet — celui de Munteaunu — mobiliserait contre lui toutes les tempêtes et ne verrait jamais le jour. Je suis bien de son avis




Jeudi 20 octobre 1983


A Londres, nouveau Sommet franco-britannique. La conversation se concentre sur la situation inquiétante de nos troupes au Liban et sur le déploiement des euromissiles, dans deux mois.
François Mitterrand : Nous allons vivre quelques mois tourmentés sur le plan militaire.
Margaret Thatcher : Il y a en effet le problème du déploiement des euromissiles et du pacifisme. Vous, vous n'avez pas tellement de problèmes à ce sujet en France.
François Mitterrand : Un peu, malgré tout. Mais, bien sûr, il n'ont pas l'ampleur de ceux qui se posent en Allemagne, en Belgique ou en Italie. Il va y avoir une manifestation dimanche, mais elle sera moindre que les manifestations en Allemagne. M. Kinnock doit y prendre la parole. Cette manifestation n'est d'ailleurs pas uniquement contre le déploiement ; elle est contre l'armement nucléaire en général. Moi aussi, je suis contre l'armement nucléaire, si l'URSS et les États-Unis étaient contre aussi!
Margaret Thatcher : Non, moi, à ce moment-là, je serais contre les armements classiques...
François Mitterrand : Mais bien sûr, c'est vous qui êtes réaliste!
Margaret Thatcher : Je suis préoccupée par le retard pris pour la date du débat au Bundestag allemand. Il a six jours de retard, et je crains les manœuvres russes pour le retarder encore. Il faut absolument que les Pershing II soient installés avant la fin de cette année ; sinon, ce sera une victoire soviétique. Nous voulons d'ailleurs que les négociations de Genève continuent après. Les conversations de Genscher avec Gromyko n'ont rien apporté.
François Mitterrand : Je crois que les Russes sont résignés à l'installation des Pershing II. Ils pensent que Reagan n'a jamais voulu négocier avant leur installation. Ils peuvent jouer encore sur l'idée de retarder cette installation. Tout retard serait leur victoire, mais ils ne doivent pas y compter, ce serait un mauvais calcul. Ils peuvent aussi jouer sur les mouvements d'opinion afin de modifier les majorités politiques en créant des troubles dans l'opinion, comme en RFA. Ils fondent leur propagande sur des données simples comme, par exemple, le fait de compter les forces britannique et française, en indiquant qu'eux-mêmes acceptent de se mettre au niveau de ces forces française et britannique. Ils peuvent jouer enfin sur un certain réveil du nationalisme. Ils devraient s'en méfier, bien que, pour le moment, celui-ci les serve. Il n'y a pas un pacifisme allemand, il y en a plusieurs: d'abord les pacifistes de bonne foi, idéalistes ; puis ceux qui sont communistes ou soumis à l'influence de l'Union soviétique ; ceux, enfin, qui refusent dorénavant que la souveraineté de l'Allemagne soit limitée. Ceux-là voudraient une réunification de l'Allemagne, en accord avec l'URSS. Quarante ans après la guerre, ils veulent que leur pays sorte de la situation de tutelle où ils se trouvent. Les Russes jouent sur ce réflexe.
Margaret Thatcher : Vous avez peut-être raison : ils s'en servent, mais ils ne peuvent pas le souhaiter ! A Yalta, les Russes, après Potsdam, n'ont eu de cesse que d'utiliser l'Allemagne, donc ils continuent d'utiliser ce mouvement. Je suis très préoccupée par ces nombreuses déclarations à l'Ouest en faveur de la prise en compte des armes françaises et anglaises. Très néfastes, très inopportunes...
François Mitterrand : En effet. Par exemple, Bettino Craxi est venu me voir à Paris. Il aurait été heureux que je lui dise que j'acceptais la prise en compte de nos forces. Mais je ne le lui ai naturellement pas dit et, depuis, il s'est comporté loyalement.
Margaret Thatcher : C'est ridicule, cela montre qu'il n'a pas réfléchi. Il faut absolument qu'il y ait parité entre les États-Unis et l'URSS. Les États-Unis ne peuvent pas admettre une infériorité. De plus, cette prise en compte entraînerait des pressions sur nous.
François Mitterrand : Oui, nous ne pourrions plus moderniser sans permission!
Margaret Thatcher : En plus, il s'agit d'une force de dissuasion indépendante. Si nous nous laissons mettre dans la situation d'avoir à dire non, nous passerions pour ceux qui refusent le désarmement.
François Mitterrand : Je suis tout à fait d'accord avec vous et je ne changerai pas ma position. Mais je me pose des questions sur la RFA. Tout le SPD, sauf Schmidt, est en faveur d'un report du déploiement ; les libéraux de Genscher sont incertains. Certains chrétiens-démocrates se posent des questions. C'est encore plus net chez les chrétiens-démocrates que j'ai vus en Belgique. Je crois que Kohl tiendra, mais il aurait souhaité échapper à ce choix. La rencontre de Genscher avec Gromyko n'était pas nécessaire.
Margaret Thatcher : Je pense que Genscher voudrait pouvoir dire, avant de déployer: "J'ai tout tenté ". Ce qui est à craindre, c'est une nouvelle proposition russe, juste avant le déploiement. Nous ne devons pas bouger d'un poil. Helmut Schmidt m'a dit qu'il fera un discours au Bundestag juste avant le déploiement et qu'il votera pour le déploiement. Il aura certainement des ennuis avec le SPD.
François Mitterrand : Vous comprenez bien que je ne peux pas dire que je refuse que mes forces soient incluses dans la négociation de Genève sur les armes intermédiaires sous prétexte qu'elles sont stratégiques, et refuser également, sans explications, le jour où on le suggérera, de participer à la négociation sur les armes stratégiques ! Mais j'ai posé à cette participation des conditions très sévères, qui sont d'ailleurs les mêmes que les vôtres et celles des Chinois. Cela suppose que les grandes puissances fassent des sacrifices énormes avant que nous puissions envisager seulement de toucher aux nôtres.
Margaret Thatcher : En effet, cela sera de toute façon très long. Nous sommes dans un rapport de quarante à un, et votre suggestion de conférence à Cinq est parfaite, pour un avenir très lointain. C'est ce que je pense. Votre proposition a le mérite d'exister ; mais tout cela n'est pas réalisable tout de suite. Si ces conditions sont un jour réunies, alors on verra.
François Mitterrand : L'URSS va peut-être, en novembre, proposer de réunir les deux négociations. Je rappellerai à tous les conditions et je redirai qu'il y a une disproportion considérable : quarante à un.
Margaret Thatcher : Nous serions piégés par une négociation si nous nous réunissions avant qu'aient lieu les réductions des grandes puissances. Ainsi, avec nos Polaris, nous avons le minimum. En 1990, nous serons un petit peu au-dessus du minimum. Nos forces représenteront alors 3 %, au lieu d'1,5 % des forces stratégiques soviétiques.
François Mitterrand : C'est la même chose pour la France : dans dix ans, nous aurons un armement très impressionnant. Or, les grandes puissances voudraient nous obliger à négocier avant. Nous devrons nous concerter étroitement, et peut-être voir à établir un contact discret avec la Chine.
Margaret Thatcher : J'espère que votre discours à l'ONU, mes propres discours, plus les entretiens que nous avons eus, vont permettre d'arrêter ce mouvement.

François Mitterrand : J'y suis allé précisément dans ce but. Je crois que, depuis, cette tendance a reculé. Je l'ai dit en Belgique, je le redirai partout : on ne peut pas comparer l'incomparable. Et puis, il y a encore plus simple : "Je ne veux pas ! " S'il faut simplifier, c'est "Non".
A ce moment de l'entretien commence une très intéressante analyse des nouveaux dirigeants soviétiques:
Margaret Thatcher : Nous devons faire un gros effort de réflexion à propos de l'avenir de nos relations avec l'URSS. J'ai rencontré beaucoup de responsables politiques britanniques et tous les universitaires compétents sur ce sujet ; tous sont arrivés à la même conclusion. Compte tenu de ce que louri Andropov a dit, et bien que certains dirigeants soient conscients du mauvais état de l'économie, le système est tellement rigide qu'on ne peut pas le changer. Il n'y a plus de foi dans le communisme, mais il n'y aura pas de changement avant longtemps, car c'est la survie des dirigeants qui serait en cause. Si, par exemple, les dirigeants soviétiques cherchaient à faire preuve de plus de souplesse, comme le font les dirigeants hongrois, ils saperaient les bases de leur propre pouvoir. Donc, nous devons faire avec ce régime. Peut-être peut-il y avoir un certain dialogue au fil des années, mais il ne faut pas du tout surestimer notre influence sur eux. Regardez, par exemple : cela fait trente ans que nous parlons avec Gromyko, et cela n'a rien changé. Peut-être des réunions comme Helsinki, Madrid, Stockholm peuvent-elles jouer un petit rôle ? En conclusion, je crois que, malgré tout cela, et lorsque l'incident coréen sera dépassé, il faudra rétablir un dialogue plus étroit. Nous ne devons pas faire énormément, mais faire tout ce que nous pouvons. Pas tous en chœur...
Nous devrions faire venir, par exemple, des jeunes membres du Politburo. J'ai été stupéfaite d'apprendre que Iouri Andropov n'a jamais voyagé en dehors d'un pays communiste ! C'est avec des plus jeunes qu'il faut établir un contact ; cela ne présente pas de risques si nous avons, sur les questions de défense, des positions totalement fermes. J'ai, par exemple, parlé avec Trudeau à propos de Gorbatchev, un des jeunes qu'Andropov a fait venir. Il l'avait reçu au Canada et il a été déçu. Il avait pensé qu'un homme plus jeune serait moins rigide, eh bien, non. En effet, ils n'osent rien lâcher. En fait, lorsque les circonstances s'y prêtent, on devrait pouvoir avoir un dialogue avec les dirigeants soviétiques. Il ne faut pas que la notion de "dialogue" soit chargée de la même opprobre que la notion de "détente", et nous avons des devoirs vis-à-vis de ces populations qui vivent de l'autre côté du rideau de fer.
François Mitterrand : J'en suis bien d'accord. Mais toute tentative de rapprochement se révélera inutile avant le mois de décembre.
Margaret Thatcher: En effet.
François Mitterrand : Cela pourrait même être dangereux. Les Soviétiques ont une seule idée: empêcher le déploiement. Il ne faut donc rien faire avant. En France, nous avons maintenu ce dialogue. M. Giscard d'Estaing l'avait fait, et ses prédécesseurs avant lui. Pour moi, cela a été plus dur, mais nous avons préservé le minimum. Quand je me suis opposé à Reagan à propos du gazoduc et des crédits, c'était parce que je ne voulais pas que nous nous engagions, avec un état d'esprit militaire, dans une guerre économique. Depuis 1917, l'Union soviétique a toujours conservé la peur d'être victime d'un encerclement, même si elle est devenue entre-temps un grand empire. Donc, il faudra reprendre un dialogue après, dans des secteurs où puissent se dérouler des conversations, où de bonnes manières sont possibles. Nous ne sommes pas les ennemis de la Russie, et si nous avons tenu bon à propos des missiles, nous pourrons leur tendre la main plus tard, sur d'autres terrains.
Le voyage de Kohl à Moscou a bien montré que c'était prématuré. Bien sûr, j'en comprends les raisons de politique intérieure, comme dans le cas de la rencontre récente entre Genscher et Gromyko. Je me méfie, de ce point de vue, de la diplomatie américaine qui est forte et faible à la fois, et qui ne connaît pas les réalités européennes.
Margaret Thatcher : Je viens de faire un voyage aux, États-Unis. Avec les Américains, nous parlons de tout. Avant mon voyage aux États-Unis, j'ai été au Canada et Trudeau m'a dit: "La seule occasion que j'ai eue de parler vraiment des armements nucléaires, cela a été à Williamsburg. " Cela vous donne une idée de l'isolement dans lequel se trouve le Canada, alors que nous, nous avons à nous préoccuper tout le temps de ces questions !
François Mitterrand : Trudeau m'a fait dire qu'il voulait me voir d'urgence, vers le 8 novembre, je crois. Il s'inquiète de l'implantation éventuelle de missiles dans le nord de l'Amérique. Les Canadiens ne sont pas préparés à cela.
Margaret Thatcher: Trudeau n'a rien fait pour les y préparer ! Il ne consacre que 2 % de son budget à la Défense. Il a longtemps refusé de laisser tester les missiles de croisière sur son sol. Moi, j'ai tenu au Canada les propos que je tiens habituellement. P.-E. Trudeau ne fait pas ce genre de discours. Or, on n'a pas le droit de se reposer trop longtemps sur quelqu'un d'autre pour sa propre défense!
François Mitterrand : M. Trudeau ne risque-t-il pas de faire des propositions pour brouiller le jeu ? Pourquoi veut-il aller si vite ?
Margaret Thatcher: Son problème fondamental, ce sont ses élections. Quelle date fixer ? Doit-il se présenter ? Le Canada n'est pas assez dans le coup par rapport aux problèmes Est/Ouest. Mais, à vrai dire, les États-Unis non plus. En ce qui concerne la tactique, nous ne devrions pas tous nous précipiter à Moscou. Au contraire. Nous devrions faire en sorte que les Russes sortent davantage. Un Sommet trop rapide entre l'URSS et les États-Unis ne serait pas bon. Espérons au moins qu'il n'y aura pas d'autres événements comme l'Afghanistan ou le Boeing coréen. Il est toujours bon, par ailleurs, d'aller voir les pays satellites de l'URSS, car ils veulent conserver leur identité.
François Mitterrand : J'ai été moi-même en Hongrie et je suis invité en Bulgarie et en Roumanie.
Margaret Thatcher: Kadar a subi les Russes. Il a une analyse exacte sur eux.
François Mitterrand : J'ai rencontré trois fois M. Kadar. Il a été six ou sept ans prisonnier de l'amiral Horthy, cinq ans prisonnier de Rakosi, et il m'a dit que, pour lui, c'était pire d'avoir été prisonnier de communistes comme lui. Il m'a raconté comment il s'était évanoui en apprenant la pendaison de Rajk. En fait, les Hongrois ont toujours vécu sous la domination d'un empire et Kadar m'a dit lui-même : "Je fais le contraire de Ceausescu. Je n'ai pas de politique extérieure, mais je suis plus libre à l'intérieur. "
Margaret Thatcher : Les Russes vont-ils continuer à Genève, ou bien rompre ?
François Mitterrand : Je m'attends à une rupture provisoire de plusieurs mois.
Margaret Thatcher : Il n'y aura pas de dialogue pendant ce temps ?
François Mitterrand : Ils dialogueront sur la façon de renouer le dialogue! Il faut laisser le déploiement passer, attendre un certain temps. Je crois à la rupture des négociations. Les Etats-Unis, eux, semble-t-il, n'y croient pas.
Margaret Thatcher: Nous allons donc traverser une période difficile en 1984, d'autant que c'est une année d'élection présidentielle aux États-Unis. Nous devrions prendre davantage la direction des opérations, nous occuper plus du Proche-Orient et de ce malheureux Liban. Il y a le problème de nos troupes. Pourquoi sont-elles au Liban ?
François Mitterrand : Je me pose la même question. Au début, il y avait quatre armées sur le territoire libanais. Nous avons sauvé beaucoup de vies humaines et permis un départ des Palestiniens dans la dignité. Après le départ des Israéliens, cette mission n'avait évidemment plus le même sens. Il y a eu, plus tard, des menaces sur les chrétiens, et puis, finalement, nous ne sommes pas partis. Mais il faut simplement redéfinir pourquoi nous sommes là.
Margaret Thatcher : Mais si on repartait, que se passerait-il ?
François Mitterrand : Il n'y a pas de réponse claire.
Margaret Thatcher : Il faut en trouver, sinon nous aidons à la partition de fait.
François Mitterrand : La Syrie ne veut pas lâcher, et nous ne ferons pas la guerre à la Syrie. D'une façon ou d'une autre, nous risquons donc d'avoir à souscrire à une partition. Si nous restons, nous serons spectateurs de la partition. Le plus important serait d'aider Gemayel à disposer d'une véritable armée. Il a déjà 30 000 hommes dans son armée, distincte des Phalanges, avec une majorité de musulmans. C'est la seule chance d'avenir. Sinon, il faut rembarquer.
Margaret Thatcher : Il faut en tout cas chercher une porte de sortie : un gouvernement de réconciliation, une armée reconstituée. Et, au moment opportun, partir.



Vendredi 21 octobre 1983


La conversation reprend au petit déjeuner :
Margaret Thatcher : De cette fenêtre, vous voyez mon jardin. Il est agréable, mais un peu petit.
François Mitterrand : On trouve toujours un jardin trop petit. Même à l'Élysée, je me sens comme un écureuil dans sa cage!
Margaret Thatcher : Je voudrais vous parler des Malouines. Vous savez qu'une résolution doit être présentée au vote par les Argentins. Le texte sera le même qu'en 1982. Nous espérons par conséquent que les pays qui s'étaient abstenus l'an dernier s'abstiendront cette année.
François Mitterrand : La discussion peut porter sur le langage employé. S'il est question de régime colonial, alors nous nous abstiendrons. Et, plus généralement, s'il n'y a rien de nouveau, nous nous abstiendrons. Mais les Etats-Unis, et sans doute l'Italie, voteront cette résolution. Notre prise de position nous a fait apparaître un peu ennemis de l'Amérique latine, ce qui est naturellement gênant. Nous devrons discuter du texte.
Margaret Thatcher : Les Argentins n'ont rien indiqué sur la cessation des hostilités.
François Mitterrand : Si le texte est franchement désagréable pour la Grande-Bretagne, nous nous abstiendrons.
Margaret Thatcher : Nous l'espérons. Les États-Unis ont essayé de modifier le texte, mais, finalement, ils l'ont voté et ils voteront de même. Je considère cela comme très inamical.
François Mitterrand : Si le mouvement général de vos amis est à l'abstention, il n'y aura pas de problème.
Puis on passe à la préparation du prochain Sommet d'Athènes :
Margaret Thatcher : Comment aborder Athènes ? M. Cheysson pensait en juin qu'il serait très difficile de faire des compromis pour résoudre les problèmes de la politique communautaire et du budget. En fait, contrairement à ce que j'avais pensé, il devrait être possible d'accomplir certains progrès à Athènes, bien qu'il y ait peu d'espoir d'aboutir vraiment. L'action de votre présidence sera essentielle dans la période comprise entre Noël et le premier Conseil tenu sous votre présidence.
François Mitterrand : Vous avez parlé de Claude Cheysson. Il est un peu optimiste de nature. Je ne vois pas comment résoudre ce problème avant Athènes, et je ne vois pas comment résoudre en mars ce qui n'aura pas été résolu à Athènes. Et après, il y aura les élections en juin. Je ne vois pas d'éléments nouveaux qui puissent intervenir entre Noël et le mois de mars — sauf la fatigue des négociateurs!
Margaret Thatcher : Certes, tout cela ne sera pas plus facile à résoudre en février ou en mars qu'aujourd'hui. Mais la crise peut obliger à trouver des solutions s'il n'y a plus d'argent dans la Communauté. Il y a là une crise véritable à éviter.
François Mitterrand : Nous devrions accélérer les échanges bilatéraux, sans en faire l'annonce, et confier ce travail à des hommes de confiance chez vous, chez nous et en Allemagne.
Margaret Thatcher : Chacun d'entre nous devrait savoir exactement ce qui se passe. J'avais l'impression que les négociations sur le budget avançaient.
François Mitterrand : Vous connaissez nos arguments sur la Communauté : divers problèmes doivent être envisagés et réglés en même temps. Le Premier ministre français vient de voir en Grèce, pendant deux ou trois jours, les autres Premiers ministres socialistes européens. Ils ont un peu avancé. Le Portugal et l'Espagne insistent de plus en plus, mais tant que la Communauté n'aura pas mis d'ordre dans ses propres affaires, il ne pourra pas y avoir de nouveaux pays membres. Nous ne pouvons pas abandonner le traité de Rome et nous ne pouvons pas entrer dans un système où l'on se mettrait d'accord sur de nouvelles règles chaque année — ce que vous demandez en fait. Nos idées sur la Communauté diffèrent donc souvent. La France a tiré avantage du Marché commun, certes, mais cela a aussi rendu service à l'Allemagne et à la Grande-Bretagne, et il ne faut pas prendre en considération que le seul problème agricole. Je reviens donc à votre suggestion de contacts accélérés avant Athènes.
Margaret Thatcher : Nous ne pourrons pas résoudre les problèmes de la Politique agricole commune et ceux du Budget sans élargissement.
François Mitterrand : En France, quand je parle de l'élargissement, le Parti communiste est contre, M. Chirac est contre, toutes les organisations agricoles, généralement conservatrices, sont violemment contre. Cela fait beaucoup de monde ! Alors, vous imaginez : les élections du mois de juin, avec des mouvements de paysans, des incendies, une alliance entre M. Chirac et le Parti communiste! Cela pèse sur la politique intérieure française ! Mais vous connaissez bien tout cela, je pense...
Margaret Thatcher : Oui, mais je vous remercie de me le réexpliquer ainsi. Il n'y aura pas beaucoup de temps entre les élections européennes et vos élections de 1986.
François Mitterrand : Nous parlions de la position de Chirac. Il n'est pas favorable à l'élargissement. Par ailleurs, il demande une défense européenne avec l'Allemagne ; mais il sait que cela poserait des problèmes énormes avec l'URSS.
Margaret Thatcher : Parlons de la défense européenne.
François Mitterrand : Je suis favorable.
Margaret Thatcher: Il faut faire attention aux petits arrangements entre pays, qui mineraient l'OTAN... (Elle s'oppose aussi à tout accord franco-allemand.)
Entrée de Claude Cheysson et de Sir Geoffrey Howe.
François Mitterrand : Le ciel est très pur aujourd'hui. Je vois qu'il n'y a pas toujours du brouillard à Londres.
Margaret Thatcher : Nous avons voté des lois antipollution très sévères, tant sur la pollution de l'air que sur la pollution des eaux. C'est peut-être pour cela que nous n'avons pas vraiment d'écologistes chez nous. Mais nous avons quand même le problème des pluies acides et du plomb dans l'essence. (Se tournant vers les ministres) : Alors, sur les problèmes européens, arrivez-vous à une solution ? S'il n'y a pas de progrès à Athènes, il y aura une crise financière très grave de la Communauté. Il faut à tout prix accélérer la réflexion sur la politique agricole...
Sir Geoffrey Howe : Nous sommes d'accord, Claude Cheysson et moi, sur la nécessité de réussir à Athènes, car s'il n'y a pas accord, il y aura une crise très grave.
(Banalité proférée d'un ton solennel.)
Margaret Thatcher s'impatiente: Un accord est-il possible ?
Sir Geoffrey Howe : Nous le pensons, justement en raison de l'extrême gravité que représenterait l'absence de solution. Mais nous ne sommes pas d'accord sur le financement. Il faudrait que des fonctionnaires étudient très rapidement et très à fond ce point, de façon à ce qu'il soit prêt pour Athènes. D'autre part, si l'on veut une réussite, il faut avoir un accord sur tout. Il faut donc aller beaucoup plus au fond, et beaucoup plus dans le détail au niveau des hauts fonctionnaires, sur les règles du financement futur.
Le sujet est d'une telle complexité que, manifestement, les ministres eux-mêmes n'y comprennent rien.
Margaret Thatcher : Il faut redéfinir clairement les divergences, les positions respectives, et rechercher un accord, mais sans ambiguïtés.
Claude Cheysson : Je pense aussi qu'un accord est possible ; ce n'est pas de l'optimisme a priori, mais cela est fondé sur la prise de conscience des conséquences d'un éventuel échec. La procédure adoptée à Stuttgart s'est révélée bonne. Elle a déjà permis de bien préparer Athènes. Le travail à la table du Conseil est presque fini. Il a permis de mettre en avant des idées intelligentes, peu coûteuses. La relance communautaire par l'industrie n'est pas impossible. Bien sûr, il reste des difficultés considérables. Par exemple, sur les montants compensatoires, il faudrait profiter d'un moment de baisse du mark. A l'arrière-plan, il y a aussi une négociation très dure avec les États-Unis, liée de surcroît au problème de l'élargissement : les trois quarts des importations agricoles de l'Espagne viennent des États-Unis. La négociation avec les États-Unis va être très dure. Mais, pour revenir à Athènes, je pense qu'il y a des solutions.
François Mitterrand s'impatiente lui aussi : Mais lesquelles ?
Margaret Thatcher : Oui, jusque-là, vous venez surtout de nous dresser un catalogue des problèmes ! Au surplus, il serait difficile et maladroit de laisser l'Italie à l'écart. Il faut l'associer à nos réflexions, mais que la presse n'en sache rien.
François Mitterrand : Je reviens à notre suggestion de tout à l'heure : un haut fonctionnaire par pays, ayant la confiance de chacun d'entre nous, de chaque ministre des Relations extérieures, et qui traite ces problèmes à fond sans arrêt pendant un mois et dans une discrétion totale. Cela doit concerner Londres, Bonn et Paris — et, d'une façon à trouver, Rome. La discrétion est fondamentale. Toute expression publique fige les désaccords, même une simple conférence de presse comme celle que nous allons tenir à l'issue de ce sommet bilatéral.
Margaret Thatcher: Il faut aller très vite, car il ne reste que six semaines !
Claude Cheysson : Heureusement!
François Mitterrand, d'un ton encore plus irrité, à Claude Cheysson : Pouvez-vous nous dire plus précisément quelles ont été vos conclusions ?
Claude Cheysson : Ce sont des conclusions qui ne peuvent être données qu'à vous-mêmes et à Mme le Premier ministre.
Margaret Thatcher : On est là pour cela ! Dites-nous lesquelles!
Claude Cheysson : On ne peut en tout cas pas arriver à un accord à deux.
François Mitterrand , de plus en plus énervé : On ne peut pas non plus négocier à Dix ! D'où la nécessité de rechercher l'accord avec l'Allemagne, la Grande-Bretagne, la France, et de compléter cela par quelques voyages à Rome.
Sir Geoffrey Howe : Je vais à Rome dans quelques jours.
François Mitterrand hausse les épaules: Je participerai aussi prochainement à un Sommet franco-italien à Venise. Mais, dans vos réunions de ministres, il me semble que vous êtes bien trop nombreux pour négocier. On m'a dit que, la dernière fois, à Athènes, vous étiez cent!
Margaret Thatcher, excédée au plus haut point : Le plus probable, c'est que nous allons arriver à une situation réelle de cessation de paiements de la Communauté, avec une crise qui nous obligera à nous déterminer!
François Mitterrand renonce : Que souhaitez-vous que nous disions à la presse ?
Margaret Thatcher : Il faut dire que nous avons eu une séance de travail très sérieuse ; et qu'il y aura de nombreuses rencontres bilatérales en novembre, avant le Sommet d'Athènes.
François Mitterrand : Je suis d'accord, mais il ne faut pas se laisser enfermer dans des questions trop directes, et insister sur le fait que nous travaillons à la recherche de solutions.
Margaret Thatcher : Si nous n'avançons pas de façon urgente, il y aura de moins en moins de chances de résoudre les problèmes sous votre présidence...


Samedi 22 octobre 1983


Pierre Guidoni, ambassadeur de France à Madrid, alerte le Président sur l'aggravation de la situation en Espagne. L'ETA s'est engagée dans une « spirale d'assassinats » ; la démocratie espagnole, incapable de répondre « efficacement » (c'est souvent à son honneur), est menacée. « Les terroristes basques ne sont nullement de pauvres victimes d'un État qui serait resté encore aujourd'hui autoritaire et centralisé. » Or, «la direction politique du terrorisme basque est concentrée dans les Pyrénées-Atlantiques. Il est devenu nécessaire d'agir. Il ne suffit pas d'évoquer la doctrine Badinter... »
Le Président demande une réunion rapide avec Mauroy, Defferre, Badinter.

Je croise dans les couloirs de l'Élysée un président d'entreprise publique tout nouvellement nommé. Je lui fais remarquer que la rumeur le dit antisémite. « Moi, antisémite ? Moi qui suis si prudent...»

A Bonn, à Bruxelles, à Madrid, à Londres, à Rome, les manifestations se multiplient contre le déploiement des Pershing. Au total, deux millions de manifestants.




Dimanche 23 octobre 1983


Soudain, l'horreur à Beyrouth. A 6 h 17, un camion-suicide fonce sur l'immeuble qui abrite le Q.G. américain : 239 morts. A 6 h 20, un autre camion-suicide fonce sur le Drakkar : 58 Français tués.
Il est 4 h 20 à Paris. Le Président, informé par le permanent, envoie immédiatement à Beyrouth Charles Hernu et le général Lacaze.

Dans la matinée, il réunit Védrine, Grossouvre, Bianco, Saulnier et moi à l'Élysée. Il me dit : « J'ai l'intention d'y aller. Quel est votre avis ? »
Ménage reçoit Cheysson et Wybaux qui s'inquiètent d'un voyage du Président : « Trop dangereux. Ne pas y aller. On essaiera sûrement de le tuer. »
L'ambassade américaine annonce un coup de téléphone de Reagan. Et si les USA réagissent tout de suite à l'attentat, que ferons-nous ? Mais le coup de téléphone ne vient pas. On attend.
Déjeuner d'attente. Le Président, s'il part, le fera de nuit, pour éviter toute surprise.

A 17 heures, le Président me confirme qu'il part ce soir pour Beyrouth dans le plus grand secret. Personne, ni à Matignon ni à l'Élysée, n'est au courant. Il me donne ses dernières consignes : « Personne ne doit être dans la confidence, ni à l'Élysée, ni au gouvernement, pas même le GLAM. Je le leur dirai en arrivant à Villacoublay. Vous ne préviendrez Mauroy, les Américains et la presse qu'après vous être assuré de mon atterrissage à Beyrouth. » Il saisit deux enveloppes, ouvre le tiroir central de son bureau et les y dépose. Il ajoute avec un sourire : « S'il m'arrivait un problème, vous savez qu'elles sont là. Vous saurez quoi faire. »

Il quitte l'Élysée avec le général Saulnier, Hubert Védrine et François de Grossouvre, en disant à Jean-Louis Bianco : «A demain matin. »
A 23 h 30, Pierre Mauroy m'appelle :
« Où est le Président ? Il faut que je lui parle.
— Désolé, Pierre, tu ne peux pas le joindre, et je n'ai pas le droit de te dire pourquoi.
— Je comprends. »


Lundi 24 octobre 1983


A 5 heures, le GLAM me prévient : le Président arrive à Beyrouth dans une heure.


A 6 heures, comme convenu la veille avec le Président, j'appelle Hernu à l'ambassade de France à Beyrouth : « Morland arrive.Qui ? » Hernu a du mal à se souvenir que tel était jadis le nom de guerre de François Mitterrand. Je dois le répéter trois fois.
Une fois l'avion posé, j'appelle dans l'ordre Pierre Mauroy, Claude Cheysson, l'ambassadeur américain et Ivan Levaï.


Analyse du général Saulnier durant la visite : « Le commandement français n'est pas maître des rues, nous ne pouvons imposer de couvre-feu, et une meilleure sécurité dans nos postes ne pourrait être obtenue qu'avec des interdictions de circulation permanentes et temporaires. Par ailleurs, dans nos déplacements, malgré les précautions prises, la vulnérabilité de nos véhicules reste importante. L'immeuble français était, en raison de la configuration des lieux, beaucoup plus vulnérable à une attaque venant de la rue que l'immeuble américain. Ce dernier était en effet séparé de la voie publique par environ 100 mètres de terrain vague, avec une seule voie d'accès contrôlée par un barrage. Cette disposition n'a pas empêché le camion-suicide d'arriver sous la façade de l'immeuble avant d'exploser. C'est dire qu'il faudrait, pour rendre inefficace ce type d'attaque par camion-suicide, entourer les casernements de très larges no man's land avec des obstacles permanents (murs et grilles très résistantes, car des chicanes ne suffisent pas), donc réaliser un isolement total des immeubles de casernement. Ce dispositif ne me paraît pas réalisable dans la zone urbaine de Beyrouth. Mal adapté à une mission de présence, il impliquerait en outre une grande concentration et donc une grande vulnérabilité aux bombardements par artillerie. Notre vulnérabilité ne peut être diminuée, sauf si nous abandonnions la zone urbaine. Nos soldats le savent. En ce qui concerne l'immeuble français Drakkar, les chicanes étaient disposées de façon correcte pour permettre le contrôle de la rue ouverte à la circulation et bordée un peu plus loin par d'autres immeubles. Ces chicanes étaient disposées le plus loin possible de l'immeuble, compte tenu de la disposition des lieux. Le camion-suicide les a respectées, il a ralenti sans être matériellement arrêté. Selon les témoignages que j'ai recueillis, le camion a été tiré après le passage des chicanes, mais cela ne l'a pas empêché de faire les trente mètres nécessaires pour atteindre son objectif.»

Le soir, sur l'aéroport de Beyrouth, François Mitterrand prend son temps avant de monter dans l'avion, au grand dam des équipes de sécurité.

François Mitterrand : « D'un village à l'autre du Liban, des gens et des familles s'entretuent à travers les siècles pour des expiations, pour des choix religieux, à l'intérieur de chaque religion. Il y a combien de cultes chrétiens au Liban ? Six, sept, huit... Combien du côté musulman ? A peu près autant. Et à l'intérieur de ces religions, les gens se combattent avec autant de dureté qu'entre les deux religions. Et, à travers les siècles des siècles, ils ont montré toujours la même vitalité, tout comme s'ils étaient brûlés de passion religieuse, comme si chaque pierre contenait une force, comme s'il y avait là des atomes explosifs de caractère religieux. C'est une terre brûlée de passion. »

Pour protéger le décollage du Mystère 50, quatre avions décollent du Foch. Pendant sept minutes, des missiles Sam peuvent encore atteindre l'appareil. Rien. Saulnier pilote pour l'atterrissage à Paris. François Mitterrand le taquine : « C'est le moment le plus dangereux de la journée. »

François Mitterrand sur la mort: « Je me suis longtemps cru immortel. Même pendant la guerre, exposé, je n'ai pas été visité par cette peur-là. Peut-être le premier jour, lorsque j'étais en première ligne. La mort des autres me frappait. Mais je me pressentais une longue vie. La première fois que les Allemands ont employé l'artillerie, la peur a été réelle. C'était impressionnant. Et pourtant, jamais je n'ai pensé que je mourrais. Mon corps, mes sens réagissaient. Je n'étais pas spécialement craintif. Le courage consiste à dominer sa peur. Pas à ne pas avoir peur... »

Reagan téléphone à François Mitterrand vers 20 heures. Il demande si ce ne sont pas les Chiites syro-iraniens qui ont fait le coup.

François Mitterrand: « Il y a une erreur grave de dispositif militaire. Nous sommes au Liban pour maintenir l'équilibre mondial. Il n'y a pas de contre-attaque possible. Au Liban, toutes les conditions sont réunies pour une guerre mondiale. Il y a des officiers soviétiques en uniforme à 20 kilomètres de Beyrouth. Attaquer la Syrie, c'est attaquer Moscou. Je voudrais attendre juin sans qu'un des Grands ne trouve un prétexte dans une conflagration locale pour envenimer les choses avec les euromissiles. Ce n'est pas glorieux. Il vaut mieux se taire. On assiste à une accumulation, voulue par les Russes, de causes de guerre mondiale au Liban. »




Mardi 25 octobre 1983


Sans prévenir, les troupes américaines occupent l'île de Grenade, aux Caraïbes, pour renverser le Conseil militaire révolutionnaire mis en place quelques jours auparavant. Pour la première fois dans l'histoire des rapports Est/Ouest, les Américains font prisonniers, durant quelques heures, des militaires soviétiques. Reagan, qui a téléphoné à François Mitterrand six heures avant le déclenchement de cette opération longuement préparée, n'en a rien dit.
Je convoque Galbraith, à la demande du Président, pour lui dire que nous sommes très mécontents, mais que notre réaction sera « minimale », en raison de la tragédie du Liban. En sortant, l'ambassadeur déclarera à des journalistes que je l'ai félicité et lui ai dit : « Chapeau bas »... Mon démenti le fera éclater de rire.

Pour l'Opéra-Bastille, il faut maintenant choisir celui des trois projets dont l'étude approfondie sera lancée ; 150 millions sont prévus pour cela au Budget 1984. Jack Lang propose de retenir le projet de Carlos Ott. Outre les doutes que je nourris sur les qualités esthétiques de ce projet, rien ne nous garantit plus l'indépendance de gestion de cet Opéra par rapport à Garnier. Tout cela me paraît bien mal parti. Je propose au Président d'arrêter ce projet et d'utiliser l'argent disponible au financement de deux autres auditoriums en province, ou au complément du projet de la Cité de la Musique à La Villette, aujourd'hui réduit, faute de crédits, à la simple installation du Conservatoire national de musique. Mais le Président donne raison à Jack Lang : l'Opéra-Bastille est maintenu.


Mercredi 26 octobre 1983


François Mitterrand à La Presse, journal tunisien : « Nous pensons qu'il serait dangereux que l'Irak ne dispose pas des amitiés et des concours qui permettent d'aller au plus tôt vers une solution pacifique. Les Super-Étendard sont là où ils doivent être si la France respecte ses contrats. Et, depuis déjà je ne sais combien d'années, la France a des accords avec l'Irak (...). Nous respectons notre signature. »

Au Conseil des ministres : «Au Liban, nous sommes les soldats de l'équilibre. L'attentat du Drakkar y a été scientifiquement organisé, dans une ville folle où le terrorisme fleurit naturellement. »

Georges Fillioud est au Luxembourg. Il signe avec Rémy Sautter un accord confiant deux canaux des satellites TDF à RTL et s'engageant par ailleurs à ne pas se faire de concurrence.

Le vice-président américain George Bush est à son tour à Beyrouth.
Jeudi 27 octobre 1983


François Mitterrand en voyage en Tunisie. Bourguiba est au plus bas.


Vendredi 28 octobre 1983


Le Congrès socialiste s'ouvre à Bourg-en-Bresse. Chevènement : «Accepter 2 800 000 chômeurs en 1986, c'est accepter la défaite.» Fabius: « Le socialisme est-il moderne?» Mauroy : « La rigueur ne constitue pas notre politique. » Les questions sont posées. Où sont les réponses ?

Le nouveau livre de Caton est bien accueilli par la critique. Dans Le Nouvel Observateur, Jean-François Kahn écrit : « Voilà sans doute l'un des ouvrages "politiques" les plus intelligents, les plus toniques et les plus démystificateurs qu'il nous ait été donné de lire depuis que la gauche, en dégelant le pouvoir, a gelé les imaginations théoriques. Y aurait-il une justice éditoriale que je prédirais volontiers à cet ouvrage riche et dense la même carrière que celle de ces phénomènes d'édition qui, du Défi américain à Toujours plus !, ont su séduire le lecteur tout en alimentant une manière de débat...
Il étrille comme il se doit l'archaïsme foncier d'un discours socialiste qui met du rêve là où il faudrait de l'acte, et de l'État là où il faudrait de l'imagination. Mais, fort de cette orthodoxie, il n'en pourfend qu'avec plus de verve les jappements imbéciles de la nouvelle droite sauvage et ces nouveaux croisés de la bipolarisation mondialiste qui voient Andropov ou des Bulgares partout où Freud voyait du sexe.
Ensuite, il s'acharne à camoufler sa propre cible. Car enfin, la farce du Zorro de la droite pure et dure qui avance masqué pour mieux châtier les sergents Garcia qui nuisent, par leur sottise, à l'effort de reconquête de ses amis conservateurs, ce canular-là a fait long feu. Ce Caton nous apparaît, à l'examen, fortement collectif, à moins d'intégrer en lui-même un déçu de la nouvelle droite, un technocrate barriste désabusé, un cadre rocardien en congé de parti, une fraction de la rédaction de Libération et un adepte de Jean-François Bizot. Cela fait peut-être beaucoup pour un seul homme. D'autant que le style affecte d'étranges variations et passe allégrement de Baudrillard à Coluche. »
Perspicace...


Samedi 29 octobre 1983


Manifestations pacifistes à Copenhague et La Haye (500 000 personnes).

Kadhafi écrit à François Mitterrand à propos de la Grenade. Difficile d'imaginer plus grande violence verbale :
« Les événements qui se déroulent actuellement à Grenade ont ôté tout espoir aux petits pays et à leurs peuples, à l'instar du peuple de Grenade, de vivre libres sur cette planète. Ce qui se passe à Grenade non seulement porte atteinte à la liberté du peuple grenadien, mais détruit aussi la civilisation du XXe siècle et dévoile son caractère mensonger et fallacieux. L'arrivée au pouvoir d'un personnage comme Reagan à la tête d'une grande puissance tyrannique signale la déchéance de l'humanité et marque le retour à l'ère de la barbarie,, de la sauvagerie et de l'irrationnel. Seule une alliance mondiale qui envahirait les États-Unis pour y établir les principes d'humanité, de liberté et de justice et en extirper l'esprit malfaisant et le nazisme, pourrait sauver la civilisation et la liberté humaine qu'on enterre à l'heure actuelle, car les États-Unis sont devenus une menace pour la liberté de tous les petits pays et de leurs peuples, et aussi pour la paix dans le monde. Il n'existe dans aucune langue connue une expression adéquate qui puisse décrire l'ignominie de cette intervention qui représente le précédent le plus grave de la violation du respect des autres et de l'ingérence dans leurs affaires les plus personnelles (...). Le nouvel Hitler du monde doit comprendre que même Hitler a eu une fin désastreuse et que les peuples ont emporté la victoire.
Mort aux mégalomanes et aux nouveaux nazis, gloire au peuple de Grenade victime de l'agression, et victoire pour les peuples ! »


Lundi 31 octobre 1983


Raúl Alfonsin remporte les élections en Argentine. Fin de huit ans de dictature militaire.


Le Conseil de sécurité de l'ONU interdit l'usage des armes dans le Golfe et ses ports. L'Irak appliquera cette résolution si l'Iran s'engage lui-même à la respecter.

François Mitterrand : « J'ai un tempérament que l'on appellera religieux. Je m'intéresse à ce type de questions. Je suis porté à rechercher moi-même un Dieu autour d'une révélation, avec la transcendance d'une vie après la mort. Tout cela est quand même un peu usé dans ma tête, et quand je me dis agnostique, cela veut bien dire cela. Je ne sais pas ce que je sais, je ne sais pas ce que je ne sais pas. Donc, cela ne peut pas s'appeler la foi. Je n'ai pas eu de révolte, je ne suis pas entré en rébellion, je n'ai pas eu à déchirer une carte d'adhésion, je n'ai pas eu à quitter une Église. Cette évolution s'est faite en moi au hasard de ma vie. Je reste de cette civilisation, de cette forme d'esprit qui, au fond, admet l'existence d'un principe et d'une explication, mais qui, à partir de là, hésite sur les modalités de l'explication en question. »


Mercredi 2 novembre 1983


Cérémonie aux Invalides pour les 58 morts du Drakkar. A l'appel de chaque nom, le Président dépose une Légion d'honneur sur chaque cercueil. Il fait très froid, ce matin, sur Paris.

La décision est prise : quelque chose sera fait. François Mitterrand : « Non pour se venger. Mais pour éviter que cela ne se renouvelle. »

Au Liban, Arafat, encerclé à Tripoli avec quelques milliers de ses derniers fidèles sous le feu de ses adversaires, détient six soldats israéliens prisonniers. De son côté, Israël déteint plusieurs milliers de Palestiniens ou sympathisants pris lors des combats aux portes de Beyrouth. L'échange est-il possible ?
Entretien à Paris entre le Président et le Roi Juan Carlos. Le Roi d'Espagne souhaite que les cartes de réfugiés des Basques soient retirées (elles devraient l'être depuis 1979). Il demande des moyens de prévention plus stricts, et une expulsion dans les cas les plus graves.

Fin de toute résistance à la Grenade : difficile d'imaginer plus ridicule déploiement de forces pour réduire un coup d'État dérisoire.


Jeudi 3 novembre 1983


Protestation de l'Irak auprès du secrétaire général de l'ONU contre des offensives iraniennes.


Le cher Pierre Uri, un des pères fondateurs du Marché commun, me propose plusieurs réformes économiques, toutes intéressantes : améliorer les incitations à l'épargne et les simplifier ; diminuer les impôts des cadres, mais augmenter leurs charges sociales ; mettre en œuvre des négociations sociales globales ; calculer autrement les prélèvements obligatoires.
Cet homme excessivement brillant n'a, mystérieusement, jamais rempli le rôle qu'il aurait dû assumer : trop d'intelligence rationnelle nuit sans doute en politique.


Vendredi 4 novembre 1983


Après un attentat palestinien contre l'armée israélienne au Sud-Liban, Claude Cheysson donne instruction au porte-parole du Quai d'Orsay de faire part, aujourd'hui à midi, « de notre préoccupation devant la reprise des violences et de notre sympathie pour les familles des victimes ». Il pense qu'avant d'aller au-delà, il faut attendre l'annonce ou la confirmation officielle par le gouvernement israélien de cet attentat. « Il serait difficile, au-delà de la sympathie pour les familles des victimes, d'adresser des "condoléances", étant donné que l'armée israélienne est, au Sud-Liban, comme l'armée syrienne dans la Bekaa, une armée d'occupation. »

Jean-Baptiste Doumeng m'annonce les noms de ceux qui sortiront du Comité central et de celui qui entrera au secrétariat : Jean-Claude Gayssot est, à Moscou, désigné comme le successeur, dans un an, de Georges Marchais.


Samedi 5 novembre 1983


Claude Cheysson propose à François Bujon de L'Estang de devenir directeur des Affaires économiques au Quai d'Orsay au départ de Paye pour l'OCDE. Jospin propose un autre candidat.

Première réunion préparatoire au Sommet de Londres, sous la forme d'un dîner au 10, Downing Street, avec Robert Armstrong.
Lundi 7 novembre 1983


Pour ramener en 1985 le taux des prélèvements obligatoires de 46 % (ce qu'il sera) à 44,5 % (1 % au-dessous de 1984), il faut réduire de 65 milliards de francs les recettes et les dépenses. C'est déjà moins !

Chadli est à Paris. Première visite officielle d'un chef d'État algérien en France.


Mardi 8 novembre 1983


Les évêques de France jugent la dissuasion nucléaire « moralement acceptable ».

Le P-DG de l'entreprise publique qui s'étonnait d'être accusé d'antisémitisme m'explique : « Ce que vous m'avez dit m'a beaucoup impressionné. J'ai fait la liste des Juifs dans l'entreprise. Ils sont beaucoup mieux traités que les autres. » Incorrigible !

Arafat, de Tripoli où il est assiégé, envoie un message au Président : « Il adresse ses remerciements à la France dont la prise de position a une portée considérable non seulement pour le sort des combattants de Tripoli et pour l'OLP, mais pour l'avenir du peuple palestinien lui-même. Le peuple français méritait déjà le nom de peuple ami du peuple palestinien ; nous lui donnons désormais celui de peuple frère. »
Cheysson propose d'aider Arafat à quitter Tripoli. Arafat répond : « Je ferai appel à vous en toute dernière extrémité. Je souhaite qu'un contact permanent soit maintenu entre nous pour pouvoir déclencher l'opération à tout moment. Ma présence au milieu de mes combattants est importante ; il faut être prêt. »
J'interroge le Président : « Cheysson a donc proposé à Arafat de l'évacuer sur un bateau français ? Ne peut-on trouver un bateau plus neutre, grec par exemple, comme après le siège de Beyrouth, l'an dernier ? A moins que le bateau ne soit civil...»
François Mitterrand : « Sauver les personnes échappe à tout calcul. »

Promenade dans le parc avec le Président : «Quel Premier ministre : Fabius, Mauroy, Delors ? »

Message énigmatique de la Maison Blanche. Le nouveau conseiller spécial, Bud McFarlane, qui vient de remplacer Clark, devenu secrétaire à l'Intérieur, écrit : « Nous apprécions grandement la détermination française de rester dans la course au Liban. »




Mercredi 9 novembre 1983


Au déjeuner habituel, on parle de l'extrême droite, des chefs-lieux ruraux, de l'urbanisme, des jardins ouvriers, des subventions aux quartiers défavorisés, des impôts locaux qui augmentent trop vite, des crédits pour les banlieues. Laurent Fabius panique : Usinor et Sacilor vont faire 10 milliards de pertes en 1983, contre 2,5 prévus. Il réclame 5 milliards en plus des 4 déjà prévus dans le Budget 1984. Mauroy veut que tout soit fait d'abord pour Usinor ; Fabius pour Sacilor, dont dépendent les usines normandes. Cela promet ! Fabius : « Ce complément ne peut être apporté que par le collectif budgétaire en cours de préparation. J'insiste vivement pour l'inscription de ce crédit, sauf à rendre impossible soit la poursuite de l'activité sidérurgique, soit le redressement de nos autres entreprises publiques industrielles, soit les deux. »

Jean-Yves Haberer et Jacques de Fouchier insistent pour être reçus par le Président afin de lui soumettre deux problèmes : faut-il suspendre les poursuites contre Pierre Moussa ? faut-il autoriser les douaniers à poursuivre la Banque elle-même ? Réponse de François Mitterrand : « C'est au Premier ministre de décider. »


Vendredi 11 novembre 1983


Rien n'est réglé dans l'Université, au contraire. Le ministre de l'Éducation nationale continue à faire planer la menace d'un Corps unique. Le directeur des Enseignements supérieurs, Payan, partout où il parle, annonce qu'on va vers la séparation du grade et de la fonction, c'est-à-dire vers le Corps unique. Cela a des conséquences désastreuses : les emplois du temps ne sont pas faits. Il faut réagir vite !
Le Président impose à Mauroy et Savary des amendements qui protégeront la spécificité des professeurs et interdiront le Corps unique.

Nitze, le négociateur américain à Genève, soumet à Washington un projet selon lequel les États-Unis et l'URSS limiteraient leurs missiles intermédiaires à 200 lanceurs chacun, porteurs de 600 ogives nucléaires. La moitié seulement de ce total serait déployé en Europe. Les États-Unis n'installeraient en Allemagne de l'Ouest que 36 fusées Pershing 2, au lieu des 108 prévues, et 64 missiles de croisière, soit 200 de moins de prévu. On est loin de la promenade dans les bois...


Samedi 12 novembre 1983

A Paris, la recherche de la véritable identité de Caton atteint son paroxysme. Le Figaro encense cet « homme de droite qui avance encore masqué ». Ce soir, dîner avec André Bercoff et quelques journalistes. On ne parle que de Caton. André n'apprécie plus tant les compliments adressés à ce Golem devenu beaucoup plus célèbre et influent que lui-même !

Coup de tonnerre : Reagan écrit au Président Mitterrand pour annoncer des représailles américaines au Liban, et nous proposer de nous y joindre :
«... Sur la base de cette analyse, je crois que le gouvernement américain doit maintenant agir pour empêcher de nouvelles actions terroristes par les groupes responsables, et dissuader de tels actes d'autres éléments radicaux qui paraissent convaincus que ce type d'attaque pourrait affaiblir notre volonté et notre engagement en vue de résoudre le problème libanais. Davantage encore, je suis convaincu qu'il est besoin d'envoyer un signal clair et résolu à ces gouvernements qui soutiennent tacitement ce type d'activités. Il faut leur faire comprendre que nous les tiendrons pour responsables de cette activité criminelle si elle est renouvelée...
La confirmation en cours par notre service de sécurité ayant été obtenue, nous avons établi une fenêtre pour notre opération entre les premières heures de la matinée du 16 et le 19 novembre. Avant de prendre ma décision finale, j'apprécierais grandement d'avoir vos vues sur nos plans (...). Je crois que notre plan visant à répondre à ces attaques contre nos forces de paix ne nous fera pas dévier de nos efforts à cet égard. Si nous allons plus avant dans la réalisation de nos plans, je rappellerai publiquement notre engagement en faveur d'une solution pacifique de la tragédie libanaise et je ferai savoir que notre tolérance vis-à-vis du terrorisme a des limites claires. »

François Mitterrand décide immédiatement de se joindre à l'opération américaine et demande à Charles Hernu de prendre contact avec Caspar Weinberger.

Georges Valbon quitte la présidence des Charbonnages de France pour marquer son désaccord avec la politique gouvernementale. La crise s'annonce avec le PC.

François Mitterrand à Pierre Mauroy : « Il faut dire aux communistes que nous les garderons au gouvernement s'ils n'exagèrent pas. Le contrat a été décidé par les électeurs. Le rapport de forces a été défini par le suffrage universel. Les communistes ne peuvent s'en défaire par une pression sur le gouvernement. »

Six attentats de l'ARC en Guadeloupe.

Le Président choisit sans enthousiasme le projet de Carlos Ott pour l'Opéra de la Bastille.



Dimanche 13 novembre 1983


Les protestants français réclament « un gel nucléaire, même unilatéral ».


Lundi 14 novembre 1983


Reconduction du système d'encadrement des prix pour 1984.


Mardi 15 novembre 1983


Pierre Guidoni, ambassadeur à Madrid, note : « Le terrorisme basque intensifie sa pression jusqu'aux élections municipales espagnoles, afin de radicaliser la lutte. »


Le Président écrit à Pierre Mauroy pour lui demander de laisser un peu de liberté aux prix dans les entreprises publiques, en particulier pour la pharmacie.

François Mitterrand reçoit le Président finlandais Mauno Koivisto, dont l'expérience en matière soviétique est incontournable :
François Mitterrand : Le terme "finlandisation", qui est parfois employé, l'est par une presse de combat, et pas à bon escient. Ce terme n'est pas reçu comme traduisant une réalité par l'ensemble de la population, qui se rappelle au contraire les actes courageux du peuple finlandais. Quand on a l'URSS à la porte et à la fenêtre !... On vous comprend donc bien. C'est une réalité géopolitique.
Il n'y a d'ailleurs pas de raison d'avoir, à l'égard de l'URSS, une attitude inamicale, et c'est aussi mon sentiment. En ce qui concerne la France, et quelle que soit la situation, j'ai toujours gardé une attache avec l'URSS. Évidemment, nous, nous ne sommes pas neutres, nous sommes mêlés à tous les choix, plus même que nous ne le voudrions.
Mauno Koivisto: Du fait de notre histoire, nous avons appris les inconvénients qu'il y avait à avoir des amis loin et des ennemis près. Nous avons donc, depuis lors, cherché à être amis avec les pays proches.
On ne peut pas dire que la Finlande soit neutre. Notre politique extérieure est fondée sur le bon voisinage. Dès lors que nous ne sommes pas alliés à l'URSS, nous ne pouvons pas être alliés non plus avec d'autres pays. A partir d'une case départ difficile, mon prédécesseur avait réussi à construire une situation assez solide, et, aujourd'hui, nous sommes présents sans conditions dans l'arène internationale.
Dans nos jugements sur l'URSS, nous n'hésitons pas à émettre des réserves. Il en a été de même pendant la guerre du Vietnam à l'égard des États-Unis.
François Mitterrand : L'URSS va cesser sa participation aux négociations sur les FNI, mais les START vont se poursuivre. Il y aura donc en Europe des missiles supplémentaires et je ne vois pas comment, à court terme, on pourrait diminuer leur nombre. Cela créera surtout, pour l'URSS, une différence qualitative en sa défaveur, car elle pourra être frappée plus rapidement. Évidemment, par rapport au chiffre global de 8 000 missiles de chaque côté, la quantité supplémentaire est assez réduite. En tout cas, je suis pessimiste sur cette négociation. En revanche, je suis optimiste pour la suite d'Helsinki, à Madrid. Il a été possible d'y aboutir à de réelles conclusions.
... Pourquoi utiliser des SS 20 ? Nous ne pouvons pas laisser l'URSS disposer seule de cette arme terrible qui peut ravager l'Europe en quinze minutes. D'autant que cette arme n'atteint que l'Europe. C'est tout le problème du découplage.
La France n'est pas le gardien de l'Europe occidentale. L'URSS aurait donc le champ libre partout ailleurs, en dehors de la Grande-Bretagne ? L'équilibre mondial et européen en serait rompu.
Il n'y a pas de proposition suffisante dans ce sens. Le Président Reagan s'est accroché trop longtemps à l'option zéro. Il n'était plus raisonnable de demander aux Soviétiques la destruction intégrale de leurs missiles SS 20 dès lors qu'ils en avaient autant. De leur côté, les Russes ont réduit leurs exigences au compte-gouttes.
Je serais étonné par un rebondissement russe à Genève.
Il y aura donc quelques Pershing en Allemagne, et le départ des Russes de Genève. Nous vivrons un moment difficile. C'est alors qu'il faudra vite atteindre un stade nouveau. La France sera à la disposition des uns et des autres pour aider à toute reprise des conversations. D'ici là, il n'y a pas grand-chose d'utile à faire. La France n'est pas pour une surenchère, mais elle n'est pas pour un monopole soviétique.
Mauno Koivisto: J'ai essayé de comprendre ce qui s'était passé avant cette double décision. J'ai lu les mémoires du Président Carter. Cela ne préoccupait pas, à ce moment-là, les Américains. Au moment des SALT, Carter n'était pas pour implanter ses missiles sur le sol européen. Pendant un certain temps, les États-Unis ont même vu les SS 20 de façon positive, car ce sont des missiles mobiles, contrairement aux SS 4 ou aux SS 5. Ils peuvent donc être retirés.
François Mitterrand: Oui, mais l'URSS a pris cette décision avant 1977 Pourquoi donc ? Nous ne menacions pas la Russie!
Mauno Koivisto: J'ai été à Washington en 1978 pour le FMI. L'ambiance était la suivante : refus de ratifier les accords SALT II si la brigade russe qui avait été découverte à Cuba n'était pas retirée. Par-dessus cela, il y eut l'affaire d'Afghanistan et celle de la bombe à neutrons. Le Chancelier Schmidt se trouvait dans une situation difficile. De son côté, Brejnev était déjà diminué...
François Mitterrand : Nos pays ne peuvent plus servir à grand-chose avant l'arrivée des Pershing II et la rupture à Genève, mais ils peuvent avoir par la suite un rôle important, car ce sera pour les grandes puissances un problème d'amour-propre, et il faut que personne ne se sente humilié ni menacé. Notre position ferme nous permettra alors d'être conciliants avec l'URSS. En effet, nous ne sommes pas les adversaires de l'URSS.
Mauno Koivisto: Dans les mémoires de Carter, on voit bien qu'à la rencontre de Vienne, Gromyko ne pouvait opposer que des refus et que seuls les chefs militaires pouvaient dire oui. Y a-t-il en URSS des facteurs militaires prépondérants ? Nous notons en tout cas un très grande rigidité des Affaires étrangères soviétiques.

De Djedda, on apprend qu'Arafat vient d'accepter de quitter Tripoli. Les autorités saoudiennes nous demandent d'aider à son évacuation et de le recevoir à Paris.
Cheysson au Président : « Je ne sais pas s'ils nous préparent quelque chose, mais Howe me dit qu'il fait tout ce qu'il peut pour convaincre les Américains de ne pas se venger de l'attentat de Beyrouth. »
Impossible : tout est prévu pour après-demain.


Mercredi 16 novembre 1983


Michel Camdessus devient gouverneur de la Banque de France.

Un collaborateur de Weinberger dit à un collaborateur de Hernu que, finalement, les Américains n'y vont plus. Celui-ci croit à une plaisanterie.

Le Président rencontre secrètement Mgr Vilnet : « Il n'est pas question pour le gouvernement de laisser étouffer l'enseignement privé, mais seulement de lui refuser les privilèges qu'il réclame. Comptez sur moi, je veille à un accord équilibré. »

Ce soir, à « L'Heure de Vérité », faisant allusion à l'attentat contre le Drakkar, le Président annonce que « les criminels seront châtiés ». Nul ne relève.

Selon une dépêche diplomatique, Israël s'apprêterait à demander le concours de la flotte française pour l'évacuation de ses prisonniers dont la vie est actuellement en danger à Tripoli.

Accord entre Ryad et Damas sur l'évacuation des loyalistes de l'OLP encerclés à Tripoli, au Liban.

A 18 heures, heure locale (24 heures, heure de Paris), Weinberger reçoit le feu vert du Président américain et l'accord de tous les chefs militaires du Pentagone.
Jeudi 17 novembre 1983

L'opération est pour aujourd'hui.

6 heures du matin : le Président français donne son feu vert à l'opération à Beyrouth.
A 6 h 45, Weinberger téléphone à Hernu : « J'ai décidé de retirer la participation américaine à Beyrouth.» Il a peur de perdre un pilote.

A Washington, McFarlane apprend le report de l'opération décidé par Weinberger. Il est trop tard pour réagir. Reagan, prévenu, est furieux.

A 9 heures, Charles Hernu appelle le Président : « Les Américains viennent de me téléphoner ; Weinberger souhaite reporter l'opération. La Maison Blanche n'est pas au courant et ils ne veulent pas réveiller leur Président pour lui demander de décider. »


A 11 heures, François Mitterrand reçoit Charles Hernu ; il décide de maintenir : « On ne peut plus reculer maintenant. »

A 12 heures, Charles Hernu retourne rue Saint-Dominique et téléphone à Weinberger : « Nous agirons dans une heure, avec ou sans vous.» Weinberger lui répète : « Aucune décision n'est prise. » Hernu : « Nous décollons dans une heure. » Weinberger : « On ne peut y aller. La relève de nos troupes m'interdit d'agir. »

A 13 h 15, McFarlane envoie le télégramme suivant :
«M. Weinberger a été avisé par Hernu de vos plans dans l'heure. Le Président Reagan continue de voir très positivement une mission franco-américiane coordonnée à la première opportunité. Ceci n'est pas pour influencer vos plans, mais plutôt pour établir clairement notre soutien à une mission et pour vous proposer une coordination aussi vite que possible. »

Dans ces moments-là, il faut avoir l'esprit froid. Les Français sont sans la protection des radars et des avions américains. Maintenir ou annuler ? Le Président décide de maintenir, de ne pas répondre à ce télégramme, mais à celui d'il y a deux jours, par lequel Reagan annonçait l'action américaine : il s'agit de montrer aux Américains que l'opération dont ils avaient pris l'initiative est désormais prête. Réponse à McFarlane :
« Le télex du 12 novembre a bien été reçu. On a été sensibleet on insiste sur ce pointaux deux remarques portant sur la nécessité d'avoir une précision et une identification suffisantes. Pour le reste, la France estime que tout crime mérite sanction appropriée. »

A 15 h 30, l'opération est lancée alors que le Président est en route pour Villacoublay, afin de se rendre à Venise où se tient le Sommet franco-italien.

A 16 h 20, huit Super-Étendard bombardent leur cible. Pour faciliter la tâche des appareils partis sans la moindre protection, la marine américaine brouille les radars syriens. Pourquoi ? Qui l'a décidé ? Les avions français rentrent indemnes à la base.
En route pour Venise, le Président est prévenu de la réussite de l'opération et du retour, indemnes, des pilotes.

Les quartiers généraux des chiites extrémistes sont détruits.

A l'aéroport, on apprend que le ministre des Affaires étrangères Andreotti vient de critiquer le bombardement français. Au dîner au Palais Pisani, Andreotti est mis en quarantaine par la délégation qui refuse de lui serrer la main et de lui parler pendant tout le Sommet.

Dans la soirée, Israël demande à la France de préparer en secret l'échange des six prisonniers israéliens contre plusieurs milliers de Palestiniens et de Libanais, la Croix-Rouge internationale assurant sa préparation. Le Président hésite : opération très délicate et dangereuse. Il s'agit d'organiser l'évacuation des six prisonniers retenus dans une cave, dans une ville assiégée, d'un port soumis au tir des batteries adverses, pour les échanger contre 1 124 Palestiniens détenus en Israël et au Liban ! Puis il accepte. Si on réussit, cela justifiera toute notre politique de dialogue avec les deux camps.


Vendredi 18 novembre 1983


Dans le plus grand secret, l'échange se prépare. Comment agir ? Faire entrer un bâtiment dans le port paraît déraisonnable. L'envoi d'une équipe légère française ou l'envoi d'un hélicoptère seraient trop dangereux. On choisit la récupération en mer : l'OLP devra assurer le transfert des prisonniers israéliens depuis la côte. Problème : les prisonniers doivent pouvoir être formellement identifiés par la Croix-Rouge.

19 h 15 à l'Élysée : on examine les difficultés. Il faut organiser le transport aérien des Palestiniens et le synchronisme des opérations au Nord et au Sud. Le transport des prisonniers détenus par Israël sera assuré par la France sous les auspices du CICR. Les six prisonniers israéliens seront convoyés sur un bâtiment de la marine française mouillant devant Tripoli.

Geoffrey Howe proteste auprès de Claude Cheysson contre le bombardement de Baalbek :
« Vous connaissez nos sentiments à propos de l'attaque affreuse contre votre contingent à Beyouth le mois dernier. Je comprends bien les pressions exercées sur votre gouvernement pour agir en réaction. Mais je suis franchement ennuyé que vous ne nous ayez pas donné l'occasion de commenter ni même prévenu à l'avance de l'attaque de l'aviation française au Liban hier.
Vous connaissez mes efforts, plus tôt ce mois-ci, pour dissuader les Américains de ce genre d'action contre-productive. Nous avons attiré leur attention sur la distinction entre une action justifiée par la légitime défense et une action brutale. »


Samedi 19 novembre 1983


Les prisonniers doivent être formellement identifiés ; une fois déclenchée, l'opération ne peut être que réussie ou annulée.
Dimanche 20 novembre 1983


Cheysson répond à Howe. Il n'est déjà plus à Venise ni à Paris, mais... à Djakarta !
« Mon cher Geoffrey,
Je t'ai, en effet, dit que nous étions opposés aux représailles et que nous avions refusé une action conjointe avec qui que ce soit. Ceci dit, comme tout pays digne de ce nom, nous n'accepterons jamais que nos troupes soient attaquées sans avoir le droit de riposter. L'attentat du 23 octobre a été meurtrier. Nous ne nous sommes pas précipités à bombarder n'importe qui n'importe où, et nous avons soigneusement suivi les différentes pistes qui pouvaient mener à l'agresseur. Celui-ci identifié de plusieurs manières, nous avons poursuivi l'enquête sans hâte excessive. La responsabilité établie, nous avons frappé et l'objectif a été atteint précisément et sans excès.
Quel pays digne de ce nom aurait agi différemment ?
J'ajoute que, ni à La Celle-Saint-Cloud, ni ultérieurement, je n'ai caché notre volonté d'agir ainsi, ponctuellement et énergiquement, si nous pouvions identifier les responsables, et ceux-ci ne sont évidemment pas au premier chef les candidats au suicide qui mène au Paradis. Tu t'étonnes que nous ne vous ayons pas avisés à l'avance. Peux-tu imaginer qu'une opération de ce genre aurait pu être annoncée à qui que ce soit sans accroître les risques, non négligeables, dans une zone qui ne manque pas de puissants moyens anti-aériens ? Je te dirai ce qui précède d'autre manière : connaissant un peu ton peuple et ses dirigeants, je n'éprouve aucun doute sur ce qu'aurait été votre action si vos soldats avaient été ainsi massacrés et si vous aviez pu en identifier les responsables. Je t'assure de mes sentiments bien amicaux et dévoués et te souhaite bon vent à la Nouvelle Delhi. »

Cheysson ajoute à l'intention du diplomate qui doit délivrer le message : « Vous remarquerez le ton un peu blessé de mon message. Les Anglais nous la baillent belle lorsque leurs intérêts et leurs hommes ne sont pas touchés et risquent d'être affectés par nos actions. Avons-nous réagi de la sorte pendant la crise des Malouines ? »





Lundi 21 novembre 1983


Le secret est encore bien gardé. A Tripoli, l'OLP veut que le bateau qui assurera la navette entre la terre et le bâtiment français soit placé sous la responsabilité de la Croix-Rouge. Un représentant de la Croix-Rouge se tiendra aussi à bord du bâtiment français. D'accord : le bâtiment français pénétrera, selon les circonstances, dans la zone des 12 miles nautiques. Un représentant du Quai d'Orsay sera embarqué à bord du bâtiment de recueil, notamment pour le cas où des passagers imprévus se présenteraient à l'embarquement. Par ailleurs, trois appareils B 747 d'Air France seront mis en place demain pour le transfert des 1200 Palestiniens, en-dehors de celui des archives de l'OLP.
La Croix-Rouge précise que les moyens destinées à assurer la sortie des six prisonniers israéliens de Tripoli ne seraient disponibles que mercredi 23 au soir. Il s'agit d'un bâtiment-hôpital, le Flora, qui sera affrété par la Croix-Rouge pour une « mission humanitaire » au large de Tripoli. Surprise : le Flora, selon le Lloyd's Shipping Index, serait « propriété libyenne » ! A Tripoli, le port est bombardé.
Il apparaît que l'opération pourrait avoir lieu au mieux après demain dans la soirée. C'est Bruno Delaye, du cabinet de Cheysson, qui assurera la coordination sur le bateau français.


Mardi 22 novembre 1983


Il faut se dépêcher : les premières lignes dissidentes se trouvent à environ un kilomètre de l'entrée nord de Tripoli, soit à près d'un kilomètre et demi du quartier général de Yasser Arafat et des prisonniers israéliens.

Le navire-hôpital Flora passe le canal de Suez et sera dans le port de Tripoli dans la soirée. L'opération est reportée à demain.

La mise en place des 747 d'Air France, à Tel Aviv, est en cours. Le secret est encore intact !




Mercredi 23 novembre 1983


L'Espagne réclame à la France l'extradition de cinq des vingt-trois ressortissants espagnols connus pour être membres actifs de l'ETA et qui n'ont pas commis de « crime de sang ». Le Président demande leur assignation à résidence dans l'attente d'une expulsion. Les autres seraient éloignés de la frontière et interdits de séjour dans les départements limitrophes, mais expulsés s'ils enfreignaient cette mesure. On recherche un pays d'accueil.

9 heures : accord des Israéliens pour que les Palestiniens soient libérés sur l'aérodrome Ben Gourion.
A 9 h 20, accord des deux parties pour que l'opération ait lieu dans la journée du jeudi 24.

Bruno Delaye monte à bord d'un B 747 d'Air France qui doit le déposer à Larnaka avant de rejoindre les deux autres appareils à Tel Aviv.

Le projet de loi sur la concentration de la presse passe en Conseil des ministres. Gaston Defferre se montre véhément : « La presse de Paris est presque entièrement dans la main d'un seul homme. » Badinter grommelle. Rocard est contre, mais ne dit rien


Au déjeuner, on parle encore de la réforme de la loi électorale. François Mitterrand : « Elle est le juge de paix des rapports avec le Parti communiste. Avec la proportionnelle, nous aurions la certitude d'être minoritaires, à moins d'avoir un troisième groupe sûr avec nous. La représentation proportionnelle, c'est limiter la casse. Le scrutin majoritaire, c'est jouer le tout pour le tout. Cela dépendra de la situation. Si ça va mal, je ferai un peu de représentation proportionnelle ; si ça va bien, beaucoup de proportionnelle. Par ailleurs, il faudra redécouper les circonscriptions. »
Le secret est éventé trop tôt. A 20 h 07, l'AFP diffuse un télex de son bureau de Genève donnant, « selon une source diplomatique arabe », le schéma de l'opération, notamment le transport des prisonniers de l'OLP vers Alger par voie aérienne et le recueil des prisonniers israéliens devant Tripoli par voie maritime. Cette indiscrétion peut être fatale au succès de l'opération. Mais, compte tenu du nombre de partenaires en présence et du nombre de participants à l'opération en mer, à terre, à Beyrouth, à Tripoli et à Tel Aviv, il est exclu de modifier quoi que ce soit. Le Président donne l'ordre de continuer.


L'entrée du bâtiment Flora — allemand, en définitive —, affrêté par la Croix-Rouge, dans les eaux territoriales libanaises, c'est-à-dire à moins de 12 miles nautiques de la côte, est approuvée par le Président lui-même. Le bateau mouille devant Tripoli pendant l'opération et sert notamment de couverture aux mouvements d'embarcations entre le port et le large.
Un rattrapage par l'envoi d'un hélicoptère ou de commandos à terre — opération à hauts risques politiques ou militaires — est possible avec les moyens en place. Le Président décidera. Le vice-amiral Klotz, commandant le groupe de recueil en mer, Bruno Delaye, le commandant du bâtiment et celui du commando de marine jugeront seuls des conditions d'exécution de la mission.
Le transfert entre le camp d'Al Ansar, au Sud-Liban, et l'aéroport international Ben Gourion, près de Tel Aviv, se fera à bord d'hélicoptères militaires. L'ensemble de l'opération sera accomplie sous la surveillance de la Croix-Rouge internationale.
A l'aéroport Ben Gourion, en dépit des accords préliminaires acquis, des difficultés se font jour avec certains passagers.


Jeudi 24 novembre 1983


La France est garante de la sincérité de l'échange. Dès que les six Israéliens sont libérés, à l'aube, trois avions Boeing gros porteurs Jumbo 747 décollent de l'aéroport Ben Gourion, vers Alger, avec à leur bord les mille détenus palestiniens libérés.
Le Président, Charles Hernu, Claude Cheysson et le chef d'état-major des armées, le général Lacaze, ont suivi le déroulement des opérations pendant la nuit.
Le chef d'état-major israélien exprime la gratitude d'Israël pour la participation de la France à l'opération d'échange des prisonniers : « Le prestige des armées françaises a atteint un niveau tout à fait inhabituel.»
Le chef de l'OLP affirme que les Syriens ont bombardé le secteur du port de Tripoli au moment de l'opération, alors qu'ils avaient été informés officiellement par le CICR qu'une opération humanitaire était en cours.


Les premiers Pershing arrivent en RFA. Andropov annonce la fin du moratoire sur le déploiement des SS 20, ainsi que différentes mesures de « sur-armement ». La crise Est/Ouest est à son paroxysme. Comme prévu, interruption par les Soviétiques de la négociation de Genève sur le désarmement en Europe.

Vote par le Bundestag du déploiement des euromissiles. Le SPD, à l'origine de leur installation, a voté contre, sauf Helmut Schmidt qui les avait réclamés à Carter.
François Mitterrand demande à Cheysson d'organiser son voyage à Moscou.

Robert McFarlane, qui a remplacé Clark, répond à mon message de félicitations (une phrase est particulièrement significative) :
« Cher Jacques,
Je vous remercie de votre message lors de ma nomination. Je suis déterminé à poursuivre les relations étroites que vous aviez avec le juge Clark. Il est vital pour les intérêts de l'Occident aussi bien que pour les intérêts mutuels franco-américains que nous travaillions, vous et moi, étroitement ensemble. Comme nous le disons en Amérique, ma porte vous est toujours ouverte. Si nécessaire, il faut nous consulter, afin que nos Présidents s'appuient sur nous, selon les canaux secrets habituels. Nous apprécions beaucoup la détermination française en vue de maintenir une action au Liban. Devant les nombreux défis des jours et des mois à venir au Liban et ailleurs, j'espère entretenir avec vous une relation de travail franche, coopérative et amicale. »




Vendredi 25 novembre 1983


Sommet franco-allemand à Bonn. On reparle de défense européenne. J'apprends l'existence d'un accord secret de défense franco-allemand, daté de novembre 1957, prévoyant d'associer les Allemands aux travaux et résultats accomplis en France sur l'énergie nucléaire (Chaban-Delmas était alors ministre de la Défense), accord annulé par de Gaulle dès juillet 1958. Par suite, les Allemands ont acheté des F 104.



Jacques Delors écrit au Président :
« Avant d'aborder les problèmes purement financiers qui ont fait l'objet de nos dernières conversations, je voudrais rappeler combien, dans notre esprit, le règlement de ces questions s'inscrit dans notre volonté de relancer la Communauté Européenne.
Débarrasser la vie communautaire des multiples contentieux qui la paralysent est une nécessité impérieuse. Mais c'est aussi la condition pour remettre le train sur les bons rails, et aussi réaffirmer l'existence d'une Europe unie dans un contexte mondial dominé par le trouble et l'angoisse.
L'Europe, pour quoi faire ? C'est notre responsabilité éminente d'apporter une réponse claire et mobilisatrice.
Tel est le sens des propositions que la France et d'autres pays ont faites pour renforcer l'économie européenne ("les politiques nouvelles"), approfondir notre coopération économique et monétaire (convergence, promotion de l'investissement, progrès pragmatiques du SME), conférer une dimension sociale à cette Europe (animation de la concertation tripartite, lancement d'un programme européen pour l'insertion sociale et professionnelle des jeunes, aménagement du temps de travail).
Telle est la raison pour laquelle nous sommes également disposés à moderniser la Politique agricole commune et les autres politiques menées à partir des fonds structurels.
Ainsi pourrions-nous dégager des moyens sur les ressources existantes (Budget et opérations emprunts-prêts) en vue de mener ces politiques nouvelles. La réponse au défi technologique des années 80 se situe en partie au niveau d'une indispensable coopération européenne (coopération entre les entreprises, programmes communs de recherche, approfondissement du Marché commun, amélioration des instruments financiers)... »

Quelle que soit sa maladie, Andropov est écarté pour longtemps. Un an de perdu déjà, et, même s'il se rétablit, il n'a plus le temps de s'imposer. Il faut cinq ans ou plus à un chef soviétique pour dominer la situation et faire prévaloir ses vues. Tous les responsables soviétiques aux différents niveaux de la hiérarchie cherchent à manœuvrer pour leur avenir. D'autant que, dans leur majorité, ils en savent encore moins que nous sur la situation au sommet !



Samedi 26 novembre 1983


François Mitterrand rencontre Henry Kissinger.
Henry Kissinger : Baalbek, c'est très bien, nous aurions dû le faire, nous aussi. Assad est dur et calculateur ; il veut le Liban et Israël. Pour lui, l'échange des prisonniers d'hier est une marque de faiblesse d'Israël ; et il veut tout. Il faut soit le frapper avant de négocier son retrait du Liban, soit tout abandonner...
Assad est brutal, impitoyable, mais il a une tête politique. C'est le meilleur cerveau "analytique" du monde arabe. Sadate était un grand homme, mais il avait avant tout de la vision plus que de l'analyse. Assad a du charme personnel. Il y a une sorte de répartition des rôles entre Khaddam et lui, la brutalité étant réservée à Khaddam et la séduction à Assad. Assad n'est pas l'instrument de la politique soviétique. C'est essentiellement un nationaliste. Simplement, il arrive souvent que ses buts coïncident avec ceux des Soviétiques. Assad est un partenaire sur lequel on peut faire fond. Il se maintient dans l'ambigui'té autant qu'il peut, mais, lorsqu'il s'engage, il tient ses engagements.
Les États-Unis ont commis beaucoup d'erreurs depuis juin 1982, mais la principale d'entre elles est d'avoir cru qu'on pouvait régler la question du Liban sans introduire la Syrie dans la négociation. C'est une folie, aux yeux de quiconque connaît la Syrie, de croire qu'on aurait pu obtenir qu'elle se retire du Liban à la suite de l'accord négocié entre le Liban et Israël. Habib l'a cru et il a eu tort. Habib est un tacticien exceptionnel, mais il a besoin de directives ; il n'est pas capable de concevoir une stratégie. Il aurait fallu parler avec les Syriens beaucoup plus tôt, par exemple en octobre 1982. On aurait pu avoir un accord, peut-être pas sur le retrait total, mais sur un certain degré de désengagement.
François Mitterrand : Il faut aider Gemayel à avoir un gouvernement plus équilibré. La phase actuelle de prééminence syrienne est liée à l'enlisement de l'Irak dans la guerre du Golfe et à l'isolement prolongé de l'Égypte par rapport au reste du monde arabe. Historiquement, un équilibre Irak/Syrie est nécessaire à l'harmonie du monde arabe. En l'absence d'une telle conjoncture, l'Egypte tend à se replier sur le Nil. Tout va actuellement dans le sens des desseins syriens, et notamment tout tend à la partition du Liban entre la Syrie et Israël, solution qui a votre faveur. Nous sommes opposés à tout cela, et nous ramons à contre-courant.
Henry Kissinger : Je ne suis pas nécessairement favorable à un partage du Liban. Aussi bien n'est-il pas exact que ce soit là le but ultime de la Syrie. Celle-ci vise plus loin, elle vise à la Grande Syrie, et à un certain degré de contrôle sur l'ensemble du Liban. Si un partage avait lieu, l'étape suivante pour les Syriens serait de saigner Israël à blanc dans la partie qu'il occuperait, et d'obtenir son départ total.
François Mitterrand: Pour la Syrie, le péché de l'accord du 17 mai, c'est qu'il s'agit, comme pour Camp David, d'un retrait israélien obtenu grâce à l'aide des Américains. Une évacuation du Liban par Israël, sans contrepartie, telle que souhaitée par Assad, serait la première occasion dans laquelle un retrait israélien serait obtenu sans le concours des États-Unis, par les seules forces arabes. Or, les Syriens voient la naissance d'un sentiment "post-vietnamien " dans l'opinion israélienne, dont une partie significative n'est pas loin de demander un retrait total et inconditionnel du Liban. Ils voient d'autre part que la Force multinationale n'est pas éternelle. Aussi espèrent-ils rester les seuls, sans avoir rien à payer. Dans de telles circonstances, un partage serait vu par les Syriens comme une première étape, et il pourrait y avoir bien des malentendus et des risques. Un partage au Liban conduirait aisément à une nouvelle guerre israélo-arabe.
Henry Kissinger: Je me demande si le récent échange de prisonniers n'a pas été risqué dans la mesure où il peut convaincre les Syriens de l'actuelle faiblesse psychologique d'Israël. L'OLP étant affaiblie, le Roi Hussein va pouvoir accepter des négociations avec Israëlce qu'il ne pouvait pas faire tant que l'OLP était là pour y mettre obstacle.
François Mitterrand: Pour la Syrie, la paix séparée avec l'Égypte avait signifié la possibilité pour Israël de reporter ses forces au nord. Si Assad avait eu une frontière commune avec l'Égypte, il l'aurait franchie avec ses troupes pour empêcher la paix séparée. De même, un traité de paix entre la Jordanie et Israël serait un chiffon rouge pour Assad, qui attaquerait immédiatement la Jordanie.
Henry Kissinger : Pour les Arabes — sauf l'Égypte —, la paix avec Israël, c'est trop. Si Ford avait été réélu en 1976, il n'aurait pas fait Camp David. Il aurait essayé d'organiser entre les États arabes et Israël de nouveaux pas en matière de désengagement. Quelque chose aurait été tenté ; Rabin, Hussein et Sadate avaient donné leur accord. Il s'agissait de proposer des retraits partiels des forces israéliennes à la fois dans le Sinaï ; en Cisjordanie et sur les hauteurs du Golan, en échange d'un progrès vers la paix, mais pas de la paix elle-même.
(...) Shultz et ses collaborateurs n'ont pas tort de dire qu'il n'y a pas actuellement d'interlocuteurs soviétiques, surtout sur ce sujet. Gromyko n'a pas la manière avec les Arabes. Il leur parle sur la base d'une série de principes auxquels il revient inlassablement. C'est une méthode possible avec les Américains ou les Européens. Avec les Arabes, il faut être plus imaginatif, plus souple. Il faudrait mettre les Soviétiques dans le processus à un moment quelconque. Mais [Shultz] a quelque doute sur la façon dont les dirigeants de Moscou exerceront leur influence. Si les Américains modéraient leurs clients et les Russes les leurs, ce serait très bien. Mais il est malheureusement plus probable que, tandis que les Américains essaieront de modérer Israël, les Soviétiques s'installeront dans un rôle d'avocat des thèses arabes les plus extrêmes. En Russie, on va vers un bonapartisme ; ils savent fabriquer des missiles, mais pas sélectionner des dirigeants.
François Mitterrand: Je suis d'accord avec vous. Le prochain dirigeant sera Oustinov, puis un jeune général...
Sur l'Amérique centrale, François Mitterrand: Ni Ortega ni Castro ne sont des communistes. Ce sont des nationalistes.

Henry Kissinger: Je suis contre une invasion du Nicaragua par les troupes américaines. Il ne faut pas s'engager de nouveau dans une guerre civile. » Il ajoute : « Vous êtes le seul dirigeant d'Occident à avoir une politique étrangère.
François Mitterrand : Les États-Unis sont la pierre centrale de la paix en Europe. Mais tous les Allemands sont en train de devenir nationalistes et antiaméricains. Vous agissez par des hésitations que vous comblez par de grands coups.
Henry Kissinger : Gromyko n'est pas le bon interlocuteur. D'autre part, ce n'est pas par un Sommet qu'on peut arriver à quelque chose : un contact direct avec un leader soviétique n'est pas la performance dans laquelle Reagan peut donner ce qu'il a de mieux. Il faut trouver autre chose.
J'ai toujours considéré Brandt comme un personnage ambigu. Un jour, Gromyko se plaignait de ce que Schmidt soit moins favorable que Brandt à la détente. Je lui ai répondu que les Soviétiques ne devaient s'en prendre qu'à eux-mêmes de la chute de Brandt. Gromyko me dit alors : "Nous n'avons rien à voir là-dedans, Guillaume était un espion est-allemand, et non pas soviétique. Les Allemands de l'Est n'ont rien fait d'autre que de le mettre de l'autre côté de la frontière. Personne ne forçait Brandt à le prendre comme collaborateur" !

Sortant de son entretien, Kissinger me dit : « François Mitterrand est le seul homme d'État en Europe qui ait une politique au vrai sens du mot. Les autres gouvernants ne dépassent pas une approche politicienne et à court terme. Or les peuples ont besoin d'autre chose. Ils ont besoin d'une vision de l'avenir. »

Dans Le Figaro : « Qui est Caton ? La question continue d'amuser le Tout-Politique. Elle reste sans réponse. Après De la Reconquête, son premier essai, qui suscita une brassée d'éloges, le second, De la Renaissance, laisse apparemment plus sceptiques les lecteurs et les critiques. Il se vend moins bien et, pour relancer l'intérêt, Caton sera, dit-on, à l'émission «Apostrophes» de Bernard Pivot le 2 décembre prochain. L'an dernier, la gent politique de gauche à droite le prit au sérieux, apprécia le vigueur de son pamphlet, goûta son ironie, et fut, au bout du compte, conquise par son cynisme. On alla jusqu'à l'interviewer secrètement sur tout et n'importe quoi. Quant à ceux qui voulurent lui coller une étiquette sur le dos, ils choisirent volontiers celle de la "nouvelle droite". De l'avis général, Caton était donc un penseur, certes iconoclaste, mais un penseur tout de même. Au fond, Caton écrit comme parlent les héros de Brétecher, Sempé et Wolinski. Ce type d'exercice est un art difficile. Surtout quand on parvient, un an durant, à bluffer l'opinion et à se faire lire comme un "idéologue". Caton est sans doute un farceur de génie. Qu'importe, alors, qu'il soit de droite, de gauche ou du centre ! Son drame — et le nôtre — serait que l'on découvre, chez Pivot, un Caton qui se pose très sérieusement en directeur de conscience. »
Il brûle !...




Samedi 26 novembre 1983


Arafat est assiégé à Tripoli. Il le fait savoir à Cheysson : « Le Président palestinien sait que, d'une manière ou d'une autre, il devra quitter Tripoli dans un avenir proche. Ce qu'il souhaiteraitc'est le message dont était chargé Balaoui —, c'est quitter Tripoli directement pour la France. De même qu'il s'était rendu à Athènes depuis Beyrouth. Il regagnerait ensuite son quartier général de Tunis. »
Dimanche 27 novembre 1983


Après en avoir parlé au Président, Cheysson fait répondre : « Le Président a exprimé à Tunis l'estime que nous avons pour cet homme intelligent et courageux. Il y a longtemps que nous avons — et que, derrière nous, en juin 1982, les Dix ont marqué — le besoin d'une organisation capable, le jour venu, de s'engager au nom du combat palestinien. Le courage tranquille manifesté par le Président incontestable — quoi qu'en disent certains — de l'OLP a ajouté à notre appréciation une touche d'admiration et de sympathie. Si Yasser Arafat décide de passer par Paris en quittant Tripoli, il y sera reçu officiellement comme l'ont été ses adjoints à maintes reprises. Mais il le sera évidemment de manière particulière, avec des égards nouveaux, car il est le numéro un ; ce sera sa première visite et nous tiendrons à rendre hommage à d'exceptionnelles qualités. Il y aura donc réception au Quai d'Orsay, contacts multiples, mais non présidentiel. Tout cela sera marqué par la volonté d'honorer celui qui aura eu la délicatesse de vouloir être un moment notre hôte avant de rejoindre son PC à Tunis. La décision dépend de lui. Je serai heureux de la connaître au plus tôt, car je suis chargé personnellement par le Président de veiller à l'accueil. »


Mardi 29 novembre 1983


Le prochain Sommet européen d'Athènes s'annonce mal. Rien n'est prêt sur la façon de limiter les excédents de lait ou sur le chèque britannique. Je rencontre Armstrong à Bruxelles : « Un résultat positif est possible à Athènes pour faire le point. A l'avenir, la Grande-Bretagne ne peut continuer à pâtir d'un déficit non négligeable. Un "ticket modérateur" doit être maintenu. Il en reste une compensation aux trois quarts. C'est vrai, par le passé, nous avons triché pour améliorer notre retour, mais cette politique était absurde. Nous partageons maintenant votre souci de rigueur. » Sur la maîtrise de la dépense globale : «Nous sommes d'accord avec les propositions de Jacques Delors. » Sur le lait « Nous soutiendrons un mandat de négociation assorti de mesures unilatérales en cas d'échec. » Pour les ressources propres, « elle » admet maintenant qu'il faudra dépasser le plafond actuel de 1 % de TVA, mais « elle » n'est pas prête à accepter de chiffre.


Mercredi 30 novembre 1983


François Mitterrand revient en Conseil des ministres sur le Liban : « Nous avons agi sur des objectifs précis et identifiés. Nous sommes restés dans ces limites. Ceux qui ont à le savoir le savent. La France estime que tout crime mérite châtiment. »


Au cours du déjeuner, on parle de l'enseignement privé, des universités, de la loi sur la presse. Le Président, sur ce dernier sujet : « Il est d'une importance d'État que cette discussion au Parlement soit rapide. » Tout doit être bouclé au 15 décembre.


André Chandernagor va prendre la présidence de la Cour des Comptes. Pisani est encore à Bruxelles. François Mitterrand : « Pierre Mauroy pense à Pisani pour remplacer Chandernagor. Tout réfléchi, et malgré mon faible indice de sympathie pour lui, je crois que ce serait un bon choix : connaissant la matière, brevet d'Européen, bien vu par les agriculteurs (mais pas les viticulteurs), gaffeur intelligent. Sans aucun doute sa nomination provoquerait-elle une surprise agréable chez beaucoup de responsables. Encore faut-il son accord. Donnez-moi votre avis. Et, s'il le faut, l'appeler au plus tôt. »


Vendredi 2 décembre 1983

Ascher Ben Nathan me rappelle à nouveau pour protester contre le blocage des négociations à propos de la livraison d'une centrale nucléaire à Israël. Je le renvoie sur les industriels, mais il n'y croit guère. François Mitterrand : « Cela n'avancera pas. Il faut s'y préparer. »

André Bercoff démasque Caton à « Apostrophes ». Bien des gens sont déçus, certains refusent d'y croire. Bercoff doit insister : « Caton, c'est moi et personne d'autre ! »



Samedi 3 décembre 1983

Dans Libération:
« A trois reprises, depuis un an, Libération avait publié des interviews de celui qui, prétendant parler "le langage des maîtres", adressait régulièrement des volées de bois vert à la gauche comme à la droite. Surtout à celle-ci, d'ailleurs, puisque, dès son premier livre, il annonçait que "pour vaincre la gauche, il faudra se débarrasser de la droite ".
Hier soir, à la télévision, Bercoff-Caton a expliqué qu'il avait travaillé seul (du moins avec l'aide de collaborateurs involontaires) et qu'il n'y avait donc pas conspiration. En revanche, il a souligné qu'il y avait à travers ses analyses et ses démonstrations l'esquisse d'un courant politique réel qui, pour simplifier, irait de la gauche à la droite moderniste. Une telle "opération " a-t-elle pu reposer sur les épaules d'un seul ? La tonalité mitterrandienne qui se dessine à travers les deux livres, et l'amitié personnelle qui lie Bercoff à Jacques Attali, suggèrent que le stratagème n'est peut-être pas aussi simple que l'intéressé veut bien le dire. »

Notre dette intérieure (ou extérieure ?) est égale à 22 % du PIB. Elle est inférieure à celle de tous les autres grands pays (Japon, USA, Grande-Bretagne, Italie), sauf celle de l'Allemagne (20 %) La charge annuelle est de 8 % du Budget, très inférieure à celle de tous les autres grands pays, y compris l'Allemagne.

François Mitterrand sur la solitude de l'enfance : « Je voyais mes parents une fois par semaine pendant les vacances. Autrement, moins souvent. Je voyais qu'ils étaient occupés avec le travail, avec les autres enfants. Pas d'amis. Des enfants et des femmes de la famille, oui, mais pas d'amis. On n'allait pas dans la maison les uns des autres. Mes grands-parents n'invitaient à déjeuner que le dimanche. Mes parents habitaient Jarnac, à 70 kilomètres de la maison de ma grand-mère. Je ne confiais mes chagrins à personne. Je marchais. J'allais au grenier, je regardais les paysages. Je haranguais intérieurement un peuple invisible. Ces chagrins étaient rares : un sentiment d'injustice, de partialité. Je souffrais d'être incompris. J'étais susceptible et sensible aux critiques. Par exemple, j'étais distrait et j'avais la réputation d'être dans la lune. Quand on me le disait, je me fâchais. J'étais susceptible. Je supportais mal d'être injustement jugé. Je souffrais de vexation d'amour-propre. Un orgueil, une vanité ?
Ce que je croyais très durable s'est vite détruit. Je puise dans l'enfance la plus large part des réserves dont je dispose. »


Dimanche 4 décembre 1983


Nous arrivons à Athènes pour le Sommet. Il s'annonce comme extrêmement technique, avec deux dossiers à débattre : le lait et le chèque britannique. Dès le début de séance, le Président donne un coup d'arrêt à la préparation de textes par les directeurs politiques.
On commence par la question du lait : il s'agit de restreindre la production subventionnée qui explose partout en Europe. Comment fixer les quotas ? par pays ? par exploitation ? Et à combien ? La question soumise aux Dix chefs de l'exécutif est d'une complexité ahurissante :
« Le Conseil approuve-t-il le système de quotas et de superprélèvement pour la production laitière, qui doit être appliqué dès 1984 pour quatre ans ? Si oui, il doit définir le seuil de garantie et la période de référence pour déterminer les quantités garanties limitées par pays producteurs. Deux seuils de garantie sont proposés : 97,2 ou 101 millions de tonnes. En outre, pour les quotas de production au-delà desquels les pays producteurs subiraient un superprélèvement de 75 % du prix indicatif, trois références restent à déterminer : livraisons de 1981 : + x %, moyenne des livraisons 1981-1983 : + y %, enfin livraisons de 1983: — z %. Le Conseil doit examiner si certains États, invoquant une situation particulière, peuvent bénéficier de modalités spécifiques. Il s'agit de l'Irlande, de l'Italie et de la Grèce. Le Conseil doit prendre position sur l'opportunité de prendre des mesures complémentaires (taxe de 4 % sur les exploitations) ».
Évidemment, avec ça, rien n'en sortira. Le Conseil fonctionne comme un processus d'apprentissage. Chacun lit la note préparée par ses collaborateurs, on se lance des chiffres, des quantités. Seul Fitzgerald, pour qui le lait est absolument vital, connaît parfaitement le dossier.

Au dîner, on parle du chèque britannique. Margaret Thatcher dit non à tout : accord sur le montant, lien avec la réforme, trop-perçu. François-Xavier Ortoli me dit : « Elle n'a dit oui qu'une seule fois: à la question "Êtes-vous contre? "...»


Lundi 5 décembre 1983


Le matin, nouveau tour de table sur le lait. Rien n'en sort. L'après-midi, la crise est là. Les quatre plus hauts fonctionnaires français à Athènes préparent une note pour le Président. Scène surréaliste que ces quatre dignitaires tapant eux-mêmes, avec deux doigts, leurs arguments qu'ils échangent en chuchotant dans un petit bureau préfabriqué, comme quatre maquignons négociant un accord. Cela donne enfin : « Si Athènes échoue, la Grande-Bretagne ne pourra pas recevoir les 750 millions d'écus prévus à Stuttgart et suspendra ses versements ; le Budget de 1984 ne sera pas voté par le Parlement européen le 9 décembre. On ira vers un paiement par douzièmes provisoires et l'impossibilité de payer aux agriculteurs les prix à partir d'avril ou mai. Or le bon fonctionnement de la PAC est vital pour nous, en particulier pour notre commerce extérieur : sur 100 milliards d'exportations agro-alimentaires françaises en 1982, 40 ont été possibles grâce aux 9 milliards de restitution versés par la CEE. »
Le Président refuse de lire plus loin : « C'est un chantage au compromis. Ça ne m'intéresse pas. »

A 17 heures, on parvient enfin à un compromis sur le démantèlement des montants compensatoires, mais, sur le lait, blocage total ! Le Président demande alors à parler à Kohl qui souhaite réduire les quotas beaucoup plus que la France et l'Italie. Le Chancelier fait venir de hauts fonctionnaires allemands spécialistes des questions agricoles et leur cède la parole pour répondre à François Mitterrand. Le Président s'inquiète : « Kohl n'aurait-il aucun pouvoir politique ? Rien n'est possible en Europe, dans ce cas ! »


Mardi 6 décembre 1983


A l'aube, Michel Vauzelle se fait réprimander par le Président pour avoir critiqué les Britanniques.

François Mitterrand prend son petit déjeuner avec Margaret Thatcher. Elle est très fatiguée, encore sous le coup du décalage horaire avec New Delhi d'où elle revient.
Margaret Thatcher: Je ne comprends pas ce qui se passe. Je croyais en arrivant que nous étions lundi et non dimanche...
François Mitterrand : Je suis furieux des querelles de nos porte parole, nos différences sont limitées.
Margaret Thatcher : Je dois payer moins, et les Allemands aussi. Si les Allemands paient trop, ils seront tentés par le neutralisme. Je ne sais où on va l'année prochaine. Je viendrai vous voir directement pour discuter à Paris. Je suis d'accord avec la proposition grecque. Elle enchaîne : Je veux quitter le Liban. Nous sommes les alliés des États-Unis et d'Israël, mais il faut partir.
François Mitterrand : Et moi je préfère rester, avec l'accord des Américains et avec une présence navale. Il faut renforcer le gouvernement libanais. Les Américains font leurs comptes et hésitent.
Le Président lui raconte alors en détail l'affaire de Baalbek.
Margaret Thatcher: C'est affreux, je vous comprends. Les Américains vous ont mis dans une très mauvaise situation.


En séance, Margaret Thatcher semble accepter une formule de remboursement tenant compte de sa prospérité relative et renonce au critère du juste retour, mais sans s'engager sur le montant.
Le Sommet échoue, dans la confusion, sur une esquisse de compromis. François Mitterrand : «Ce n'est pas l'accord qui aurait sauvé la Communauté, c'est le désaccord qui la sauve. Ce n'est pas Mme Thatcher qui a dit non, ce sont les Neuf autres. »

En rentrant à Paris, le Président trouve deux lettres intéressantes.
L'une, de Schmidt, propose qu'une déclaration unilatérale du Président français étende la mission de la force de frappe nucléaire française au territoire allemand, avec un renforcement substantiel des forces conventionnelles allemandes et françaises afin d'aligner trente divisions capables de résister aux quatre-vingts du Pacte de Varsovie, et une réduction du déploiement nucléaire tactique français en Allemagne.
Une autre, d'Assad, contenant une très remarquable analyse de la situation au Moyen-Orient :
« Dans les circonstances difficiles que traversent en ce moment le monde en général et la région du Moyen-Orient en particulier, et tout ce qu'elles engendrent comme agressions et possibilités de développement de ces agressions, j'ai trouvé bon de vous écrire dans le but d'attirer respectueusement votre attention sur un certain nombre de développements graves dans notre région, qui menacent la paix et la sécurité non seulement dans cette zone névralgique, mais aussi la paix et la sécurité mondiales. Parmi les plus dangereux de ces développements :
1) L'escalade militaire américaine au Liban par l'enlisement des forces américaines dans le conflit interne libanais et par leur participation aux combats contre certaines parties ;
2) L'évolution de cette escalade militaire américaine, d'un enlisement dans le conflit interne à un déclenchement de l'agression contre les forces syriennes au Liban — le dernier acte d'agression étant constitué par les raids lancés par l'aviation américaine contre nos troupes sur le territoire libanais et par les déclarations qui s'ensuivirent, menaçant de poursuivre de tels actes agressifs contre nos forces. Les forces américaines sont arrivées au Liban sous prétexte d'instaurer la paix dans ce pays. Mais, très vite, elles se sont transformées en forces menaçant la sécurité et la paix au Liban et dans la région. Ce que nous redoutons, c'est que la région devienne un nouveau Vietnam.
3) L'accord stratégique conclu entre le Président américain Ronald Reagan et le Premier ministre israélien Itzhak Shamir, lors de la visite de ce dernier à Washington, accord par lequel les intérêts des États-Unis se sont avérés liés à ceux d'Israël et qui met donc le potentiel et les moyens gigantesques des États-Unis au service des projets d'agression et d'expansion d'Israël.
Il est devenu clair que les deux parties se sont mises d'accord pour perpétrer un acte agressif direct contre la Syrie et contre ses forces au Liban, sans omettre les autres actes violant l'unité du Liban et sapant son avenir. La première étape de ce plan d'agression américano-sioniste a été les raids israéliens sur certaines localités libanaises, suivis le lendemain de raids frappant les positions syriennes.
4) Les pressions exercées par les États-Unis et Israël pour entraver le processus de réconciliation nationale, et l'incitation de certaines parties libanaises à raviver la crise interne afin de faire échouer toute possibilité d'entente entre les belligérants et de maintenir ce pays dans un état de tension explosive.
Si je fais allusion à ces développements qui menacent la sécurité de la Syrie et l'avenir du peuple libanais, je tiens à attirer respectueusement votre attention sur les sérieuses menaces qu'une telle évolution constitue pour la sécurité et la paix dans la région et dans le monde
De même, cette évolution dévoile la tactique agressive des États-Unis et leur politique qui méprise les peuples et ne leur accorde aucune attention, comme si le monde était devenu une jungle où règne la loi de la force et de l'agression.
Je suis sûr que vous êtes conscient comme moi du danger que représentent cette agression et les menaces proférées contre un pays membre des Nations-Unies qui essaie de sauvegarder son indépendance, de défendre son territoire et de protéger ses intérêts nationaux de toute agression. Je suis également persuadé que votre gouvernement, en prenant conscience des dangers de cette situation explosive, adoptera les mesures adéquates pour contribuer à mettre fin à cette politique agressive, et pour nous soutenir dans la sauvegarde de notre indépendance, de notre souveraineté et de notre dignité nationale. »
La convention créant Canal-Plus est signée. Il faudra un million d'abonnés à la chaîne, d'ici la fin 1985, pour être rentable. Difficile.


Mercredi 7 décembre 1983


Une grève avec occupation des locaux est déclenchée à l'usine Talbot de Poissy.

Nouvelle gaffe de Cheysson à l'Assemblée nationale. En réponse à une question du député UDF Jacques Blanc, il fait état d'un accord avec la RFA sur la disparition des montants compensatoires, selon un calendrier précis. « En marge d'Athènes, entre délégations, des problèmes très importants pour la France ont été traités (...). Nous avons un accord avec les Allemands (...) permettant la disparition des montants compensatoires existants, selon un calendrier précis, avec des chiffres précis, année par année. Messieurs de l'opposition, j'attends vos applaudissements ! »

Le Président a changé d'avis pour le remplacement de Chandernagor. Il convoque Roland Dumas : « Vous n'étiez pas pro-européen, n'est-ce pas ?... Vous avez voté contre la CED... Mais vous parlez cinq langues... » Et, après un long silence : « Vous remplacerez Chandernagor à l'Europe comme ministre plein. Cette Europe, il faut la faire ! Cela vous va ? »


Jeudi 8 décembre 1983


L'envoyé américain au Liban, Rumsfeld, un homme ouvert, me dit : « Nous sommes prêts à reconnaître les intérêts syriens au Liban et à parler avec eux. Il faut élargir la base politique de Gemayel. Ce fut une erreur politique que d'avoir fait du retrait des Syriens un préalable à cet élargissement. Aidez-nous à obliger les Anglais et les Italiens à rester avec nous le temps nécessaire. Il ne faut plus parler de l'accord Liban/Israël du 17 mai, sauf pour le geler. »

Suspension, à l'initiative de Moscou, des négociations START à Genève.


Vendredi 9 décembre 1983


Pierre Mauroy répond à la lettre du Président sur les prix des produits pharmaceutiques :
« Conformément à votre orientation, l'augmentation des prix pharmaceutiques sera déterminée en 1984 indépendamment de la hausse de 2 % reportée au 1er février (...). D'une façon générale, la politique des prix conduite en 1983 a permis une évolution des prix relatifs nettement plus favorable que par le passé aux produits manufacturés. Je veillerai à ce qu'il en soit de même en 1984. »

François Mitterrand : « Le régime soviétique s'effondrera. Je ne le verrai sans doute pas, mais il n'y aura plus d'Union soviétique à la fin du siècle. Tous les empires sont mortels. Celui-là l'est aussi. Évitons seulement qu'il le découvre et utilise ses armes pour entraîner le monde dans sa mort. »
Samedi 10 décembre 1983


A Buenos Aires, Pierre Mauroy assiste à l'entrée en fonctions du nouveau Président argentin, Raúl Alfonsin. On ne vous en veut pas trop d'avoir soutenu l'Angleterre dans le conflit des Malouines.




Lundi 12 décembre 1983


Attentats contre les ambassades de France et des États-Unis au Koweït, revendiqué par le Jihad islamique. Cinq morts.


Mardi 13 décembre 1983


Si l'on ne veut pas que 1984 soit une « année de l'autruche », il faut reconnaître qu'il y a aujourd'hui 20 000 personnes en trop dans la sidérurgie et le charbon, 10 000 en trop dans les chantiers navals, 5 000 en trop dans l'automobile, etc. Cela conduit à prévoir un risque d'au moins 100 000 chômeurs supplémentaires en juin 1984. Aussi le chômage des jeunes constituera-t-il un des débats majeurs de 1984. De plus, il faudra fournir un énorme effort en faveur de la conversion de la Lorraine et du Nord. C'est plus une question de volonté que de moyens.
Il faudra répondre à quelques questions très simples : quelle est la durée de la rigueur ? quelles priorités industrielles ? quelle logique sociale ?
Des réformes essentielles seront examinées par le Parlement au prochain semestre : loi sur la faillite, loi sur la presse, loi sur la formation professionnelle, statut des élus, loi sur la montagne, loi sur la protection du littoral, loi sur le transfert entre public et privé des actifs du secteur industriel, loi sur les grandes surfaces. Seront aussi examinés les décrets d'application de la loi sur l'enseignement supérieur et les textes sur le privé. Là aussi, des crises menacent...


Mercredi 14 décembre 1983


Déjeuner avec François Mitterrand : « Il faut mettre les chômeurs en formation. Il faut un plan d'urgence pour la conversion industrielle. La France manque d'ingénieurs. Tout se jouera sur la baisse des prélèvements obligatoires... »

Dans son discours à l'Assemblée en réponse à une motion de censure, Pierre Mauroy évoque une réforme des aides à la presse et parle des aides postales, de l'Article 39 bis et d'une aide aux journaux à faibles ressources publicitaires. Cela passe inaperçu.


Jeudi 15 décembre 1983


L'échéance est arrivée : il faut appliquer la double décision tant attendue de 1979. Déployer les Pershing, parce que l'URSS dispose maintenant de 1273 têtes nucléaires en Europe. Les USA en installeront donc 572 : 108 Pershing II en Allemagne et 442 missiles de croisière en d'autres pays d'Europe.

Départ pour un voyage officiel en Yougoslavie. Dans l'avion, François Mitterrand : « Les travailleurs ne sont pas des idiots. Ils voient bien que la flexibilité est bonne pour l'emploi. Ils peuvent comprendre cela (...). Je ne resterai après 1986 que si la majorité d'alors est faible. Elle le sera si Barre, Chirac et Giscard se rendent compte qu'après 1988, deux des trois seront définitivement morts politiquement. »

Dîner officiel à Belgrade. Juxtaposition de dirigeants qui s'observent, se contrôlent, se haïssent. Le Président déclare : « L'harmonie en Europe passe par le dialogue franco-soviétique. »


Vendredi 16 décembre 1983


Rencontre avec les dirigeants de la Ligue communiste yougoslave ; François Mitterrand se lance dans une petite autocritique au vinaigre : « Expliquer, c'est déjà convaincre. En France, beaucoup de nos difficultés viennent de ce que les travailleurs ne décident pas eux-mêmes. Nos travailleurs ne se sentent pas assez responsables. Le gouvernement n'a pas su associer les travailleurs aux décisions. Nous aurions besoin d'expliquer davantage à la classe ouvrière pour lui faire comprendre que la rigueur est dans son intérêt. En France, les dirigeants sont pris par leur travail, nul n'explique, ne réfléchit, et les gouvernements ne sont pas compris du peuple.
La faiblesse du système socialiste, c'est le système bureaucratique. Alors, en France, l'alliance de la tradition nationale et du socialisme, cela devient terrible ! Si la droite est déjà comme ça, alors la gauche !
Nous ne sommes pas, en France, assez éduqués pour l'autogestion. Cela pourrait corriger pourtant les directions d'une bureaucratie excessive. Ici, si vous l'êtes — ce que je ne sais pas —, c'est que vous êtes parvenus à un stade supérieur de l'humanité, mêlant tolérance et responsabilité. J'en doute. Je l'espère, mais j'en doute... »


Samedi 17 décembre 1983


Accord entre Jacques Calvet et Jack Ralite pour réduire le nombre de suppressions d'emplois chez Peugeot-Talbot. Il y en aura 1905 sur les 2 905 demandées.



Lundi 19 décembre 1983

Roland Dumas devient ministre des Affaires européennes. André Chandernagor prend la présidence de la Cour des Comptes. Pisani ? On verra à lui trouver autre chose.


Un réfugié basque espagnol est assassiné à Bayonne.
François Mitterrand autorise David de Rothschild à créer sa banque.

L'excellence universitaire a trouvé un formidable avocat : Pierre Bourdieu, professeur au Collège de France, vient me dire que la réserve des intellectuels et des universitaires à l'égard du pouvoir est plus une question de «manque de considération » qu'un reproche de fond : « En fait, les textes déjà décidés ne les touchent pas beaucoup. Rien dans les réformes en cours ne remet réellement en cause leur pouvoir. Mais ils ont le sentiment que le gouvernement n'est pas assez sensible à l' "exigence d'excellence", condition fondamentale du développement de la vie culturelle et scientifique française, et qu'il est trop soumis aux intérêts des syndicats d'enseignants. »
Je ne saurais lui dire combien je partage son point de vue. Il poursuit :
« La réalité économique et sociale du pays n'est pas hostile à l'action du Président, mais sa traduction dans les médias l'est, parce que nous n'avons pas su, pour l'instant, nous concilier les quelques leaders d'opinion qui comptent (journalistes ou universitaires), ni mettre en avant les jeunes intellectuels qui ne demandent qu'à servir. Le PS n'a pas su garder autour de son nouveau Premier secrétaire les intellectuels qui étaient avant autour de François Mitterrand, ni organiser les débats d'idées et les colloques, si nombreux auparavant. »
Il suggère trois actions de bon sens: « Susciter systématiquement articles et débats en poussant des jeunes universitaires de gauche à la télévision et dans la presse. Demander au Parti socialiste de multiplier colloques et initiatives auxquels les intellectuels de gauche seraient associés » (en particulier lors des élections européennes où les plus grands intellectuels sont prêts, selon lui, à se rendre utiles : Fernand Braudel, François Jacob et même Michel Foucault). Enfin, et c'est l'idée la plus originale : « L'attitude critique des universitaires à l'égard de votre politique de l'Éducation pourrait être totalement renversée si on les employait à la réforme du contenu de l'Enseignement.»
Il suggère d'utiliser pour l'ensemble de l'Éducation la démarche employée pour l'Histoire : « Une déclaration du Président, critique du contenu de l'Éducation, évoquant le manque de modernité des programmes et leur inadaptation aux grands enjeux du temps ; puis le Président proposant la création d'une Commission de très grands intellectuels, chargée de faire un rapport sur la réforme des programmes de l'enseignement primaire et secondaire. Au vu de ce rapport, dans un an, le gouvernement prendrait les décisions qu'il souhaite, comme il le fera pour l'enseignement de l'Histoire en janvier 1984. »
Cette idée m'enthousiasme. On va la traduire en actes.


A Tripoli, Arafat souhaite maintenant partir avec armes et bagages, «en militaire ». Mais Israël tolérerait une opération humanitaire, pas plus.

Faut-il que les troupes françaises quittent aussi le Liban où la lutte des clans atteint son paroxysme ? Il y aurait deux sorties possibles : la meilleure serait que toutes les tendances libanaises demandent à la France de partir ; la moins bonne serait une décision unilatérale de retrait. Cheysson propose de déposer un texte à l'ONU qui permette de garder disponibles ces deux branches de l'alternative : « Depuis des semaines, à l'initiative de la France, le Conseil de sécurité a examiné les conditions d'un engagement des Nations-Unies à Beyrouth pour veiller au respect du cessez-le-feu et contribuer à la protection des populations civiles, notamment dans les camps de réfugiés palestiniens, sans s'ingérer dans les affaires intérieures du Liban, et pour aider ainsi au rétablissement de la paix nécessaire à la restauration de l'intégrité territoriale, de l'unité, de la souveraineté et de l'indépendance de Liban. » Les États membres du Conseil de sécurité se sont ralliés les uns après les autres à cette proposition française, grâce à laquelle les pays non alignés verraient notamment la possibilité d'assumer leurs responsabilités sans mêler les développements libanais au conflit Est/Ouest.
Le veto soviétique empêche cette démarche d'aboutir.

François Mitterrand : « La France — qui, plus que quiconque, a fait son devoir et rempli ses obligations à l'égard d'un pays ami — ne peut porter seule la responsabilité de la communauté des nations au Liban. Elle n'en a jamais conçu le projet. Or, le dispositif actuel n'est plus approprié pour appuyer les efforts indispensables de réconciliation nationale entre Libanais. La France consultera les autorités représentatives du Liban dans les prochaines heures afin d'examiner les conséquences à tirer du veto mis au Conseil de sécurité. »


Mardi 20 décembre 1983


Plus de 4 000 combattants palestiniens, dont Arafat, sont évacués de Tripoli par bateaux grecs sous pavillon de l'ONU, et protégés par la marine française.

Au petit déjeuner, François Mitterrand : « Nous n'avons plus de raisons de rester au Liban...» Un peu plus tard : « Les Russes n'ont pas de partenaires en Europe. C'est dangereux. »

136 des 170 directeurs de ministères en place en 1981 ont quitté leur poste.

François Mitterrand au Roi Hussein :
« Vous connaissez le problème qui se pose à propos de la FINUL. La France a fourni le plus fort contingent, mais c'est à la demande des forces politiques responsables au Liban. Elle n'a pas cherché à imposer sa présence. Maintenant, on tue nos soldats. Notre opinion s'inquiète. Notre devoir est de contribuer à relever le Liban, mais on ne peut être seul à le faire. Il faut que le Liban lui-même témoigne de sa volonté... Je souhaite très vivement que le Liban restaure sa souveraineté nationale. Nous désapprouvons quiconque tente de ruiner l'intégrité et la souveraineté libanaises. Quand nous avions des observateurs, ils ne menaçaient personne. C'étaient des volontaires. Ils n'étaient pas armés. On les abattait l'un après l'autre...
Je souhaite qu'une FINUL plus forte, mieux organisée, maintienne sa mission. Mais il faut que les conditions soient examinées de très près. Il faut des garanties. Qui est à l'origine de ces incidents ? Un peu tout le monde, sûrement pas la France.
La France est tout à fait proche politiquement, historiquement et sentimentalement du Liban. La France est un pays ami. On fait appel à lui, il est là. Mais on ne peut le lui demander sans lui apporter les garanties auxquelles il a droit...
La France compte une centaine de morts au Liban. Elle y a également des otages. Cela ne change pas notre engagement envers votre pays, envers la paix au Proche-Orient. Mais cela nous oblige aussi à protéger la vie de nos soldats, la liberté des nôtres. »


Dîner avec Felipe Gonzalez : un accord est trouvé sur l'expulsion des Basques. La discussion s'engage sur la négociation d'adhésion de l'Espagne à la CEE.
François Mitterrand : Notre accession à la Présidence de la Communauté nous donne un rôle déterminant ; il faut aborder maintenant les dossiers essentiels de la pêche et de l'agriculture. En dépit de la crise ouverte à Athènes, les dix États membres se sont implicitement engagés à prendre clairement position sur l'adhésion de l'Espagne d'ici l'automne 1984. Il faut un déblocage rapide des points durs entre la France et l'Espagne par voie bilatérale, conduisant ensuite à une plus grande souplesse de Madrid dans le processus de négociation ; un changement très sensible de l'attitude des administrations françaises concernées, ainsi que, dans la mesure du possible, des milieux professionnels et des responsables dans les régions du Midi ; un dénouement de la crise ouverte à Athènes permettant de tirer, lors du Conseil européen de juin, les conclusions de la négociation d'élargissement et d'augmenter les ressources propres (...). Je veux conclure avec vous avant mars pour pouvoir mener ensuite une campagne favorable à l'adhésion. Si je n'aboutis pas sous ma présidence, la négociation échouera. Électorale-ment, dire oui à l'adhésion sera négatif pour nous. Mais il n'est pas admissible que l'Espagne n'entre pas dans l'Europe. Alors, faites les efforts nécessaires!
Felipe Gonzalez : Je vous comprends. Travaillons-y.


Mercredi 21 décembre 1983


Le projet de loi sur l'école privée vient en Conseil. Il fait l'unanimité contre lui. François Mitterrand : « La titularisation est inacceptable pour le privé, qui n'a pas envie de se trouver sous l'autorité de MM. Le Pors ou Savary dont les visages avenants ne sont pas forcément les visages rêvés des partisans du privé (...). C'est le type même du problème insoluble. La négociation ne pourrait qu'échouer, car les principes (le dualisme ou l'intégration) sont incompatibles. Il faut décider sans chercher un accord. »

En revanche, la loi Savary sur l'enseignement supérieur est adoptée. Le Président avertit qu'il suivra en détail l'élaboration des décrets d'application.

Au déjeuner hebdomadaire, François Mitterrand sur la réforme de la loi électorale : « La représentation proportionnelle ne favorise pas les petits partis si elle est à un tour. » Sur la réforme de la Politique agricole commune : « Il faut que l'on cesse de flatter les petits commerçants et les agriculteurs. »

Arafat est au Caire. Réconciliation égypto-palestinienne.

Henri Emmanuelli accuse le président de la Cour des Comptes de « forfaiture » pour avoir détruit le rapport sur les « avions renifleurs ».

François Mitterrand : « Montrez-moi le dossier de Mme Arbai Gharbi, condamnée pour le meurtre de son mari, lequel était violent, brutal. J'aimerais une grâce. Elle a déjà accompli deux ans et demi et elle est mère de cinq enfants. »


Jeudi 22 décembre 1983


Giscard réplique à Emmanuelli à la télévision : « Cela suffit! », et montre son exemplaire du rapport. Il justifie encore le secret par la nécessité de préserver la crédibilité de notre dissuasion nucléaire! ...
François Mitterrand dira plus tard à Elie Wiesel, sur les Prophètes : « Jérémie est un personnage qui me paraît très antipathique. C'est un hurleur, très ambitieux à mon avis, ambigu dans ses relations avec les Assyriens. C'était l'époque où l'on commençait à adopter le ton apocalyptique. Le fait qu'il ait annoncé le drame n'est peut-être pas d'une anticipation surprenante. Isaïe, son enseignement est lumineux. Hérode, c'est un grand personnage, mais est-ce qu'on peut l'identifier à l'histoire juive, je ne crois pas. Il n'est même pas juif. Mais c'était un grand roi. La Bible m'intéresse. C'est un livre effrayant de massacres. C'est un livre sans grande pitié. C'est le ratissage à tous moments. Je pense que cela a dû être dans les mœurs du temps. Tout le monde se tuait. Josué a conquis le pays et s'est installé en Israël, sur sa terre ; il est mort solitaire, et personne n'est venu à ses funérailles. Il a été discrédité. Le personnage que je trouve finalement le plus intéressant — pardonnez-moi de travailler dans la banalité —, c'est quand même Moïse... Le plus pittoresque, quelquefois même comique, c'est celui qui a donné son nom à Israël. »




Vendredi 23 décembre 1983


Raymond Barre affirme que, dans cette affaire des « renifleurs », « la bonne foi des dirigeants d'Elf » est entière. Et transmet enfin un exemplaire du fameux rapport de la Cour des Comptes à Matignon.


Samedi 24 décembre 1983


Charles Hernu passe Noël avec les soldats français à Beyrouth, à la demande du Président. Il en est heureux.


François Mitterrand : « Le Christ pourrait parfaitement revenir aujourd'hui et tenir exactement le même discours. Simplement, au lieu d'aller faire un sermon sur la montagne, où l'on risquerait de ne pas l'entendre, il ferait mieux d'aller à Bobigny et y redire la même chose. »



Mardi 27 décembre 1983


Jean-Paul II s'entretient en tête à tête avec l'homme qui a tenté de l'assassiner.


Mercredi 28 décembre 1983


Les USA annoncent qu'ils se retireront de l'UNESCO au 1er janvier 1985.

Un autre réfugié basque espagnol est grièvement blessé à Saint-Jean-de-Luz.
Jeudi 29 décembre 1983


Conseil interministériel à Matignon à propos de l'évacuation de l'usine Talbot de Poissy, occupée par les ouvriers qui refusent les licenciements. Jacques Calvet réclame l'expulsion des ouvriers. Pierre Mauroy accepte. Jack Ralite refuse d'appliquer la décision.

François Mitterrand : « Il y a une perception innée dans l'enfance. Le souvenir de l'enfance commence à quatre, cinq ans. J'ai eu alors les yeux ouverts sur les choses. Sans cet écran entre les choses et moi que les gens, les préjugés et le temps y ont mis plus tard... Le monde naissait avec moi. La faculté d'imagination d'un enfant est considérable. Si j'ai eu des idées dans la vie, je n'en ai jamais eu d'aussi fortes qu'à quinze ans. Sans connaître le monde, je le dominais. Ensuite, tout se nuance. »





Vendredi 30 décembre 1983

Cette année, la Bourse de Paris a augmenté de 60 %, soit deux fois plus que Londres, New York, Tokyo ou Francfort. Le chômage a augmenté, lui aussi.

L'article du Budget 1984 prévoyant la titularisation de 15 000 maîtres du privé est annulé par le Conseil constitutionnel. Cette année est décidément désastreuse pour Savary.


Samedi 31 décembre 1983

Jack Ralite écrit au Président : il confirme son refus d'expulser les ouvriers de l'usine de Poissy. Sans plus attendre, Mauroy les fait évacuer dans la nuit.
Symbole de l'année qui commence : après l'année du commerce extérieur, celle de l'industrie.


Attentats contre un TGV et contre la gare de Marseille, sans doute en guise de représailles après le raid français sur le camp de Baalbek. Cinq morts.

François Mitterrand sur la foi : « La foi a laissé beaucoup de traces dans mon éducation, mon instruction. J'ai une culture plutôt portée vers l'étude de ces problèmes. J'aime d'ailleurs une forme de littérature ou d'expression stylistique se rapprochant de ce tempérament-là. Donc, je n'ai pas coupé, je n'ai pas eu à couper le cordon ombilical. Mais j'ai quand même pris du champ. Je suis très sensible aux autres explications. S'il s'agit d'un principe — pour ne pas dire d'un Dieu qui ordonne les choses —, dans mon agnosticisme, je dirais quand même, si je dois pencher d'un côté, que c'est de celui-là. Je n'ai pas eu de nuit inversée de Pascal, je n'ai pas eu de contre-pilier de Claudel...»