Sur le satellite de télévision, la négociation a
été jusqu'ici si maladroitement menée qu'il ne reste plus qu'une
seule solution : financer en commun avec les Luxembourgeois un
satellite à trois canaux, dont deux (un francophone et un
germanophone) seraient cédés à la CLT, et le troisième occupé par
un cocktail de programmes francophones.
Une réunion informelle entre les représentants du
cinéma et André Rousselet permet d'arriver sinon à un accord, du
moins à un modus vivendi. Canal-Plus pourra diffuser des films six
soirs sur sept ; la moitié seront français ; un quart des recettes
de la chaîne ira à la production de films. Les uns et les autres
s'estiment évidemment défavorisés par «
l'arbitrage », mais sont en fait d'accord pour
l'appliquer.
Mardi 27 septembre
1983
Dans une interview au Progrès de Lyon, Raymond Barre se prononce contre la
cohabitation.
Lettre très aimable de Jack Ralite au Président,
proposant de nouvelles solutions pour créer des emplois :
« Elles sont suffisamment
productrices d'embauches pour que nous restions sur la crête des 2
millions, voire, si la situation s'améliore, pour amorcer une
diminution. Elles précèdent l'indispensable croissance. Elles sont
aussi, à mon sens, aptes à mobiliser tous ceux qu'intéresse
l'industrie française. »
François Mitterrand est à New York. Comme
d'habitude, il ne travaille que le soir à son discours de demain,
dans la suite qui lui est réservée au consulat. Edgar Faure
l'accompagne. Cheysson, exclu de cette réunion par le Président,
m'a écrit pour reproposer son idée, que le Président n'a pas
retenue :
« Je continue à regretter
que le geste que j'avais suggéré ne soit pas proposé par le
Président. Vous reparlerez du sujet ce soir. Vois si tu crois bon
de rappeler cette proposition. Je regretterais qu'il n'y eût que
l'offre d'une ou deux conférences qui, chacun le sait, ne donneront
rien. Pourquoi feraient-elles mieux que les sessions spéciales des
Nations-Unies ? »
Mercredi 28 septembre
1983
Après le débat de Williamsburg, François
Mitterrand définit à la tribune de l'Assemblée générale les
conditions dans lesquelles la France pourrait participer à un
accord des Supergrands sur le désarmement :
« S'il est imaginable en
effet que les cinq puissances nucléaires débattent ensemble, le
jour venu, d'une limitation durable de leurs systèmes stratégiques,
il convient, une fois de plus, d'en mesurer clairement les
conditions préalables.
La première, je l'ai déjà
dit, tient à la différence fondamentale de nature et de quantité
qui sépare les armes à la fois offensives et défensives des armes
purement défensives, à la différence qui sépare les pays qui les
détiennent, les uns pouvant s'en servir pour asseoir leur
puissance, les autres le devant pour assurer leur
survie.
La seconde découle du
considérable déséquilibre des forces classiques ou
conventionnelles, particulièrement en Europe, déséquilibre accru,
je le crains, par l'existence d'armes chimiques dont une convention
devrait absolument interdire la fabrication et le
stockage.
Prémunir les peuples contre
les nouvelles menaces qui peuvent venir de l'espace est un autre
impératif. L'espace deviendra-t-il un champ supplémentaire où se
développeront sans limites les vieux antagonismes terrestres ?
N'avons-nous pas pour lui d'autres ambitions ? L'espace est par
essence le patrimoine commun de l'humanité. Ce serait trahir
l'exigence de nos peuples que de ne pas définir à temps un code de
règles intangibles.
Or, il n'existe pas
actuellement de frein au développement des armes antimissiles
situées dans l'espace. Il n'existe pas de limite au nombre des
satellites, puisque seules les armes de destruction massives,
c'est-à-dire les armes nucléaires, sont interdites par le traité de
1976, lequel ne prévoit pas de vérifications. Un amendement au
traité de 1967 qui interdirait la satellisation de tout type
d'armement, qui organiserait le retrait progressif des armes déjà
sur orbite, qui prévoirait une vérification effective, un tel
amendement donnerait à ce traité une portée bien plus considérable.
La vérification effective pourrait être assurée par une commission
internationale de scientifiques choisis dans des pays
neutres...
Dans cet esprit, et pour ce
qui la concerne, la France a décidé d'ouvrir le mois prochain son
site d'expérimentations nucléaires souterraines à une visite
d'information de personnalités scientifiques étrangères en
provenance du Pacifique-Sud (...). La France acceptera d'entamer
une négociation de désarmement stratégique à Cinq lorsque les
autres grandes puissances auront réduit leur armement de
moitié...
L'Europe est une, issue
d'une même histoire, d'une même culture, d'une même civilisation :
l'Europe que l'on dit occidentale, l'Europe que l'on dit centrale,
l'Europe que l'on dit orientale, aujourd'hui séparées. Aucun
Européen ne renoncera à effacer les conséquences de cette division,
à rénover des liens brisés, à dépasser la situation issue de Yalta.
»
Après la longue cérémonie au cours de laquelle
l'orateur doit serrer les mains de tous les ambassadeurs présents,
le Président reçoit George Shultz. Ils parlent de la nécessité
d'aider l'Irak, et du « prêt de cinq
Étendard » ; les États-Unis resteront
neutres. L'un et l'autre prévoient une « tendance longue à l'aggravation des relations Est/Ouest
après la destruction du Boeing de la KAL ».
George Shultz :
Vous avez une des analyses les plus
approfondies que l'on puisse avoir. Ce qui m'intéresse, ce n'est
pas pourquoi ils ont tiré, mais qui a décidé, et comment ils ont
réagi à l'événement.
François Mitterrand :
Je m'étonne qu'après le tir, les Soviétiques
aient décidé d'en faire un élément dur, un élément
d'intransigeance, y compris dans des endroits qu'on n'attendait
pas. Le problème est de savoir quel est notre niveau de résolution.
Il faut se placer dans l'hypothèse d'une installation des Pershing
et d'éventuelles réactions soviétiques. Il faut s'y préparer
moralement, sans provocation ni espoir de
conciliation.
Au Liban, l'amitié des Russes
et de la Syrie aggrave les problèmes. Certes, le monde arabe est
très réticent au communisme, et il y a entre eux collusion et non
alliance. La Syrie trouve des arguments sérieux dans l'attitude
israélienne. L'URSS peut essayer d'empêcher le cessez-le-feu et
empêcher la FINUL de se substituer à la Force multinationale, mais
elle ne peut détruire le Liban ni pousser à sa partition : tous les
Libanais sont des patriotes. Si la Syrie comptait sur Joumblatt
pour envahir le Liban, elle aurait tort. Il suffit que la Syrie
pousse ses amis pour que la Force multinationale se trouve en
situation faible : au nom de quoi sortirons-nous de Beyrouth ? On
peut craindre que la Syrie ne nous y pousse et qu'elle joue ce jeu.
Pour nous, aller dans le Chouf, ce serait nous lancer dans
l'aventure. Je souhaite que les Syriens ne compliquent pas le jeu.
Assad a marqué un avantage. Il peut attendre, et je compte
là-dessus pour aboutir à un vote par l'ONU en vue
d'installer des observateurs de l'ONU
sur les axes routiers. A partir
de là, la Force multinationale pourra se
dissoudre. La difficulté, c'est qu'à l'ONU les Russes vont poser un
problème. Je pense que la mission de la Force multinationale n'aura
plus de sens d'ici quelque temps.
George Shultz :
Il est difficile de n'être pas pessimiste. Le
cessez-le-feu est très fragile. J'espère que la vision optimiste
l'emportera. Les Syriens seront poussés dehors par la volonté
libanaise. Nous avions un accord pour un retrait total d'Israël
hors du Liban ; le climat en Israël y pousse beaucoup. Mais,
maintenant, ce n'est plus valable ; car l'OLP revient au Liban.
Personne n'a pu amener les Syriens à une conversation sérieuse sur
les conditions de leur éventuel retrait du Liban.
François Mitterrand :
Nul n'arrivera à faire partir les Syriens. Il
peut y avoir des progrès. S'ils arrivent au cessez-le-feu, les
Libanais seront ravis de voir les Syriens rester. Les Syriens ne
peuvent comprendre l'existence d'un peuple libanais. Il faut
réveiller la conscience nationale libanaise. Une guerre
menace. Mais il vaut mieux être
après novembre pour cela !
George Shultz :
Une armée libanaise est en train d'apparaître,
et elle se défend bien.
François Mitterrand :
C'est un des moyens essentiels pour parvenir à
une solution. Gemayel est habile et courageux. L'armée libanaise
existe, elle compte trente mille hommes. Si elle doublait, et si
elle gardait sa discipline, si des puissances comme les nôtres lui
donnaient les moyens d'agir, tout irait bien. C'est la seule force
nationale. Elle m'a étonné. Elle est devenue une force qui compte.
Je n'hésiterai pas à armer et à instruire l'armée libanaise, sans
faire la guerre à sa place. Si cela devient une armée forte, ce qui
dépend de nous, cela changera les données du problème. Si le
cessez-le-feu dure, il deviendra normal d'encourager le
Liban.
George Shultz :
Pour ce qui est des Libanais, il n'est nul
besoin de leur apprendre à se servir de leurs armes !... Et le
Tchad ?
François Mitterrand :
Je vais vous parler des intérêts de la France
: c'est l'Afrique noire qui nous intéresse et qui est fragile face
à Kadhafi. Voici la ligne que nous avons choisie: Kadhafi ne
dispose que du désert au Tchad. Nous le tenons à l'écart de toute
l'Afrique noire. Nous l'avons stoppé là ou nous avons besoin de le
stopper. Il ne peut passer et il ne peut espérer passer. S'il
essaie, nous le repousserons. Se pose maintenant le problème du
nord du Tchad. Tous ceux qui pensent qu'il suffirait de quelques
bombes pour empêcher l'attaque libyenne ont trois guerres de
retard. L'armée libyenne a autant d'avions (français !) que la
France. Le problème du Nord vient de ce que Habré est un homme du
Nord et que le temps crée la partition. C'est une négociation
difficile qui va commencer. Où doit-elle avoir lieu ? A l'ONU ? A
l'OUA ? J'ai fait savoir à Kadhafi que s'il reste trois mois de plus, c'est à ses
risques et périls. Sans notre appui, Habré ne peut rien faire.
L'opinion française n'est pas favorable à la guerre. Kadhafi n'est
pas de taille, et vous tenez le Soudan. D'ailleurs, si vos
compagnies pétrolières donnaient moins d'argent à Kadhafi, cela
nous rendrait service. Le point sensible, le plus dangereux, est le
nord du Nigeria, où Kadhafi a un allié.
On en vient à l'affrontement
de Williamsburg:
George Shultz
: Dans les différents lieux où nous avons à
travailler ensemble, notre désir est d'avoir une relation de
travail efficace avec la France. Si nous avons des différends, très
bien. Mais si nous n'en avons pas, alors il faut éviter les
malentendus. Pourquoi donner l'impression de différends quand il
n'y en a pas ? Nous voulons absolument avoir une bonne relation de
travail avec vous.
François Mitterrand :
J'ai la plus grande confiance dans votre
jugement et dans votre honnêteté intellectuelle. Parfois, des
initiatives sans concertation ont lieu, et nous sommes exposés.
Quand il y a un problème, il faut une rencontre. Je ferai tout pour
converser avec vous, partout où c'est possible. Je pense que nos
rencontres ont toujours été très franches. Chaque fois que j'ai
parlé avec vous, les choses sont devenues claires.
« Quasi-Sommet » de Mme Gandhi dans une salle de
réunion reculée de l'ONU. Minable. On entre, on sort. François
Mitterrand est le seul à rester toute la journée. Insulte des
riches aux trois quarts de l'humanité.
Conférence de presse du Président à New York,
après son discours : « Je serais très
intéressé de savoir (...) quels sont les fournisseurs d'armes à
l'Irak et à l'Iran : ceux qui fournissent à l'Irak, ceux qui
fournissent à l'Iran, et ceux qui fournissent aux deux. La plupart
des contrats français avec l'Irak — sauf un — ont été signés avant 1981. »
Jeudi 29 septembre
1983
Non seulement les ministres, mais aussi les chefs
d'entreprises publiques écrivent au Président pour solliciter son
arbitrage contre les décisions du gouvernement ! Cette fois, parce
que la lutte contre l'inflation prend des allures fanatiques, le
président de Rhône-Poulenc, Loïk Le Floch-Prigent, lui écrit, sur
le conseil de Laurent Fabius, pour plaider en faveur d'une hausse
des prix des produits pharmaceutiques, dont le report ferait perdre
100 millions pour sauver 0,03 point d'indice en octobre :
« Il n'est pas tous les
jours facile d'être président d'une grande société et de ne rien
vouloir dire qui porte préjudice au gouvernement de la gauche. Je
m'en remets donc à vous et j'appliquerai sans arrière-pensées votre
décision, mais je souhaitais vous faire part de mon point de vue.
»
Vendredi 30 septembre
1983
Laurent Fabius plaide auprès du Président dans le
même sens que Loïk Le Floch-Prigent :
« La décision prise de
suspendre pour plusieurs mois l'application de la formule des prix
de l'essence nous a fait, auprès des investisseurs, un tort
considérable. Si une décision analogue devait être prise pour les
médicaments, ce serait — excusez ma franchise — absurde. Nous
contredirions nos engagements officiels. Nous ne gagnerions rien
sur les prix. Nous mettrions plusieurs entreprises en déficit —
dans un des rares secteurs qui se développe. Nous perdrions des
investissements et un peu plus de confiance des milieux économiques
pour lesquels la stabilité des règles du jeu est une donnée
essentielle. Je suis hostile aux mesures artificielles. Je peux les
comprendre quand elles rapportent quelque chose. Mais je ne
comprends plus quand elles ne rapportent rien. On peut encore
éviter cette erreur. »
Il aura gain de cause.
Les « visiteurs du soir » continuent de se réunir.
Ils guettent l'échec.
François Mitterrand répond à Yves Mourousi :
« J'ai lu avec beaucoup d'intérêt votre
lettre, qui fait très précisément le point sur les relations entre
la télévision et les nouveaux courants culturels de notre époque...
»
Samedi 1er octobre 1983
La presse est toujours aussi aimable à notre
endroit ! Éditorial du Figaro d'aujourd'hui : « A parler franc, les destructions qui nous menacent, de
l'intérieur et de l'extérieur, dépassent, et de loin, en ampleur et
en conséquences, celles que nous avons connues entre 1939 et 1945.
C'est l'être même de la France, son équilibre et son authenticité,
qui firent jadis sa gloire et son rayonnement, qui sont maintenant
à la merci d'une équipe de petits bureaucrates incendiaires et
méticuleux comme les termites. »
De l'art de la litote dans les médias
contemporains...
Caton écrit dans son éditorial de VSD : « Mourir pour Beyrouth ?
Pas question, dit Georges Marchais qui réclame à cor et à cris le
rapatriement immédiat de nos "boys ", oubliant quelque peu que
Beyrouth meurt aussi pour nous : lors de la chute de l'Empire turc
en 1918, la France reçoit la Syrie en "mandat" ; traditionnelle
protectrice des chrétiens du Levant, elle crée aussitôt le "Grand
Liban ", avec Beyrouth pour capitale. Le Liban n'a donc existé
qu'en raison de l'identité chrétienne (spécialement maronite) à
laquelle les grandes puissances de l'époque, sorties victorieuses
de la Première Guerre mondiale, reconnurent la nécessité légitime
d'un territoire.
Le Liban, qu'on le veuille ou
non, est aujourd'hui le laboratoire tragique où s'expérimente le
choix entre un dépassement des barrières ethniques,
confessionnelles et identitaires, ou une disparition inéluctable.
Gloire amère dont il se serait bien passé ! Dans le village
planétaire où nous vivons, il n'y a plus de guerre civile, mais des
ondes de tension contre lesquelles toute politique de l'autruche
est vouée à l'échec. La France ne peut se désintéresser du Liban ;
il y va là-bas, quoi que nous en ayons, de cette vertu si rare et
si nécessaire qui porte le beau nom d'intégrité. »
Lundi 3 octobre
1983
François Mitterrand enrage contre le journal
Le Matin qui parle d'un « loupé médiatique » à propos de son discours de
l'ONU.
Création du livret d'épargne industrielle.
Le dixième sommet franco-africain, qui, se tiendra
à Vittel, commence par un dîner des chefs d'État francophones à
l'Élysée. Le Président s'emporte contre Christian Nucci qui n'a pas
attendu le Président Sankara à l'aéroport : « Le manque de professionnalisme de ces gens est tel qu'ils
ne méritent pas d'être au gouvernement. »
Mardi 4 octobre
1983
A Vittel, François Mitterrand s'assied à sa place
et grogne contre la disposition des chaises : ses deux ministres
sont avec lui à la table alors que les chefs d'État africains, eux,
y sont sans leurs ministres. Comme les micros sont ouverts, on
l'entend demander à Cheysson et à Nucci de se placer derrière lui.
Le chef du protocole se précipite pour fermer les micros. Le
Président l'arrête : « On ne corrige pas une
bêtise en en faisant une autre. »
Dix chefs d'État réunis dans la chambre de
Houphouët-Boigny paraphent un texte exigeant l'intervention
française au Tchad. François Mitterrand rattrape magistralement la
situation en fin de séance et parvient à éviter ce texte des Dix.
Superbe discours qui tient lieu de conclusion d'ensemble au
Sommet.
Après la réunion, promenade sur le golf de l'hôtel
avec le Président qui me dit : « Je note le
manque d'agressivité des ministres: le gouvernement est épuisé.
»
Après dîner, il ramène Houphouët et Sékou Touré à
Paris. Dans l'avion, il leur parle de la gauche — « incapable de gouverner » —, de ses ministres,«
décevants », puis de la presse — des «
voyous ».
Mercredi 5 octobre
1983
Le Président à Pierre Mauroy, avant le Conseil :
« S'il y a des décisions impopulaires, c'est
maintenant qu'il faut les prendre. Il faut moderniser l'économie et
préparer les élections de 1986. »
Depuis six mois, tout était calme. Le franc se
reposait au sommet du SME, tout le monde n'annonçait que pour
février-mars les premières brises spéculatives. Or, c'est
maintenant que commence une spéculation monétaire, la cinquième du
septennat. Faut-il faire flotter le franc ? Les mouvements de plus
en plus erratiques du dollar poussent à la hausse du mark contre
toutes les autres monnaies, mais sans que le franc lui-même soit
attaqué.
On commence à parler ici et là d'une réévaluation
unilatérale du mark pour février prochain. Cela exige d'accélérer
les réformes dont nous avons commencé à parler hier. François
Mitterrand demande à Jacques Delors de le prévenir à la première
éventualité. Il réfléchit à trois scénarios : une sortie immédiate
du SME, un changement de gouvernement en novembre, ou bien en
janvier. Il vaut mieux attendre, si possible, une crise européenne
ou un changement de gouvernement.
Le tour de table de Canal-Plus est bouclé ; Havas détient 45 %. C'est
trop, pense Rousselet.
Les politiques et les hauts fonctionnaires
entretiennent une relation étrange. L'expérience prouve que les
moins technocrates des ministres sont en général les plus
dépendants de leurs services, parce qu'ils veulent en être
acceptés. Les autres s'en distancient. Une des raisons de
l'insuffisante réforme sociale réside dans cette volonté des
ministres d'être acceptés de leurs services. Les Finances ont déjà
phagocyté leur supposé maître. Tout comme l'armée, le Quai d'Orsay
est resté égal à lui-même.
Le Prix Nobel de la paix est attribué à Lech
Walesa.
Au Conseil des ministres, François Mitterrand
tente de galvaniser le gouvernement. Fabius énonce une stratégie
industrielle : « Il faut moderniser, adapter,
mais l'État ne peut tout faire.» Lancés il y a un mois, les
livrets d'épargne industrielle ont déjà recueilli 26 milliards de
francs. Voilà qui alimentera le Fonds de modernisation. L'épargne
va à l'investissement : c'eût été impossible sans la
nationalisation des banques.
Le Président : « Manifestez
plus de rigueur dans la contre-attaque ; c'est dans les moments les
plus difficiles que l'on doit faire preuve de la plus grande force
morale. »
Cheysson et Hernu demandent à voir le Président
après le Conseil des ministres. Cheysson au sujet des
Super-Étendard : « Tout sera fait (...) pour
que la livraison soit aussi discrète que possible et pour que
l'arrivée ne soit pas aussitôt annoncée. »
Le Canard enchaîné
publie le fac-similé d'une lettre de Paul Barril adressée le 22
janvier au dirigeant d'Action Directe Jean-Marc Rouillan, pour,
écrit le gendarme sur papier en-tête de l'Élysée, « examiner avec lui sa situation judiciaire
».
Décidément, l'Élysée est à l'honneur : la Cour
d'Appel de Paris annule pour irrégularités la procédure suivie dans
l'affaire des Irlandais de Vincennes.
Jeudi 6 octobre
1983
Le franc est attaqué. Jacques Delors vient en
parler. Il sait que le Président ne veut pas d'une quatrième
dévaluation. Il n'évoque donc qu'une éventuelle sortie du SME, bien
que son intention ait été, en arrivant, de demander un changement
de gouvernement : « Mauroy ne fait plus
rien, me dit-il. Il ne connaît pas les
problèmes, il s'exprime à tort et à travers. Je ne peux lui parler
de rien, tout est dans la presse le lendemain. »
Le Président lui répond : «
Donnons-nous quelques jours, on verra après le week-end.
»
Le Président : « Je ne veux
plus de police à l'Élysée. Barril ici ? Quelle erreur a commise
Prouteau en l'écoutant ! »
Je vois Pierre Verbrugghe, magnifique haut
fonctionnaire, intègre et concret. Il démontre que la police peut
être au service de la démocratie. La dégradation des rapports entre
Franceschi et Defferre est totale et entraîne une absence de
concertation entre les différents services de police. Décidément,
le gouvernement prend l'eau de toutes parts.
Caton note dans son édito de VSD : « Jacques Chirac ne rejette pas une cohabitation
possible, faisant par là même preuve d'une habileté politique plus
consommée que son ex-ministre du Commerce extérieur. C'est
évidemment au RPR que l'on trouve ceux qui veulent en finir le plus
vite et le plus complètement avec l'actuel régime abhorré. Le maire
de Paris, plus intelligent que ses chevau-légers, sait qu'il a
encore besoin de conquérir ceux qu'effraient de trop brusques
mouvements de menton. L'arithmétique des voix vaut bien quelques
airs de clavecin bien tempéré. Chirac peut se permettre de montrer
qu'il n'a pas peur d'être le Premier ministre de François
Mitterrand, face auquel il n'a pas besoin de prouver son hostilité
; après tout, il a bien été le Premier ministre de Giscard,, et
l'on sait l'amour fou qui liait le Castor corrézien au Pollux de
Chamalières. Étrange logique des trajectoires : Barre se
radicalise, Chirac se recentre. L'un veut bien chanter, l'autre
pas. »
Vendredi 7 octobre
1983
Les cinq Super-Étendard partent pour l'Irak,
via la Corse et un porte-avions. Leurs
pilotes sont, pour trois jours, placés hors de l'armée et employés
de Dassault.
Déjeuner avec Jean Baudrillard. Il a raison de
croire à la dissolution du politique, à son évanouissement dans
l'hypertrophie de l'individuel et du métaphorique. Mais que ce
moribond reste dangereux! ...
David de Rothschild demande que l'établissement
financier qu'il a créé à la suite de la nationalisation de la
Banque Rothschild puisse être transformé en banque d'affaires. Il
fait observer que d'autres banquiers dont les maisons ont été
privatisées, Jean-Marc Vernes et Jean-Maxime Lévêque, ont pu
reprendre des activités bancaires. Mais le problème est différent :
l'un est à la tête d'une banque privée existante qui ne porte pas
son nom, l'autre à la tête d'une banque étrangère. Aucun dirigeant
de banque nationalisée n'a encore reçu l'autorisation de créer une
banque nouvelle. Le Président, cependant, n'est pas contre.
Samedi 8 octobre
1983
Cheysson dément que la livraison des
Super-Étendard, ait déjà été faite. Ils sont pourtant déjà parvenus
en Irak.
Dimanche 9 octobre
1983
Attentat à Rangoon : 21 morts, dont 4 membres du
gouvernement sud-coréen. Accusée : la Corée du Nord.
Lundi 10 octobre
1983
Si le franc est attaqué, il faudra un nouveau
gouvernement avant la fin de l'année. François Mitterrand :
« Avec quel Premier ministre, à votre
avis?» Je cite Bérégovoy,
Fabius, Badinter. Mitterrand répond : « Et
Delors ? Avec Fabius à l 'Industrie et Rocard à l 'Éducation
nationale ? »
Je croise Juquin : « Il y a
des dissensions entre nous, certains veulent rester au
gouvernement, mais ils sont de moins en moins nombreux.
»
Mardi 11 octobre
1983
Lettre de François Mitterrand à Iouri Andropov, en
réponse à ses précédentes missives :
« Je souhaite que les
chemins qui mènent à l'élimination, à la réduction ou à la
limitation des armes nucléaires soient explorés avec toute la
diligence et l'imagination requises.
Il ne serait pas logique, et
il n'est pas nécessaire pour le succès d'une telle entreprise, de
passer par la prise en compte explicite ou implicite, ou par
l'inclusion dans la négociation des forces françaises. Celles-ci
sont en effet d'une autre nature et ont une autre fonction que les
armes sur lesquelles porte cette négociation. Je ne pourrais donc y
souscrire.
La France a eu l'occasion de
définir dans quelles conditions elle serait en mesure de s'associer
à une démarche de réduction des armements nucléaires. Il faudrait
qu'ait été réalisée une diminution des arsenaux des États-Unis et
de l'Union soviétique telle que l'écart entre les potentiels ait
changé de nature. Il faudrait également que soit maintenue la
limitation des systèmes stratégiques défensifs. Il faudrait enfin
que soient enregistrés des progrès significatifs dans la réduction
et le déséquilibre conventionnel en Europe, et dans la disparition
de toute menace chimique. Elle souhaite que ces conditions soient
rapidement réunies, lui permettant ainsi de s'associer à un vrai
désarmement. »
Mercredi 12 octobre
1983
François Mitterrand part pour la Belgique où fait
rage le débat sur l'installation des Pershing. Le Président
poursuit sa croisade avec cette formule : « Les euromissiles sont à l'Est et les pacifistes sont à
l'Ouest. » La phrase, déjà entendue en privé le 28 janvier,
fait mouche. Beaucoup s'en diront les inspirateurs. Le Premier
ministre belge, Martens, est furieux mais n'ose le montrer.
Jeudi 13 octobre
1983
A Bagdad, Saddam Hussein se plaint des
tergiversations de la France concernant la livraison des cinq
Super-Étendard... qui sont déjà chez lui.
Caton : « La
Ve
République eut son lot de morts sans
ordonnance, de mystérieux suicides et de disparitions à jamais
énigmatiques, de Ben Barka à Fontanet, de Broglie à Boulin. Force
nous est de reconnaître que, depuis deux ans et demi, aucune
affaire de pareille ampleur n'a encore entaché le nouveau régime,
que Cheysson n'a pas été retrouvé flottant sur un étang du bois de
Boulogne, ni Laignel gisant au pied de son immeuble. Mais la
maladresse médiatique du pouvoir, le désordre et le manque de
coordination de ses polices, la stupéfiante cécité des spécialistes
de la lutte antiterroriste qui écrivent sur papier à en-tête de
l'Élysée (alors qu'ils auraient dû savoir mieux que personne qu'en
ces matières la correspondance est haïssable), ont fait de ces
pratiques courantes de l'État moderne deux "affaires" dont on n'a
pas fini de gloser.
Encore une fois, il n'y a
aucune honte à ce que la lutte antifactieuse soit coordonnée par le
GIGN à partir de l'Élysée, et aucune incohérence à ce que des
ennemis se rencontrent pour négocier. Cela s'est toujours fait,
cela continuera : du temps de l'OAS, nombreux sont ceux qui se
souviennent de brèves et bien étranges rencontres. Sauf à embrasser
définitivement une conduite d'échec qui semble beaucoup la séduire,
la gauche devra bien assumer les vieux habits de l'art de
gouverner, qui sont, qu'on le veuille ou non, bien plus ceux de
Créon que d'Antigone.
Le pire, dans ces affaires,
reste le faux secret, les faux-semblants, la recherche plus ou
moins maladroite d'alibis plus ou moins solides. Le pouvoir n'a pas
à culpabiliser en permanence : il a à être. »
Caton exprime ici mieux que personne le point de
vue du Président. Il continue, à propos de l'Irak :
« Autre exemple d'erreur en
matière de stratégie de communication : les Super-Étendard, dont
Claude Cheysson se refusait à dire dimanche soir sur Europe 1 s'ils
étaient arrivés ou non en Irak. La marquise sortit à 5 heures et
refusa de confirmer aux chroniqueurs l'avortement de sa fille, car
cela ne se fait pas dans son milieu. Mais qu'est-ce que cela veut
dire ? Chacun sait que la France est la troisième puissance en
matière d'exportations d'armements, qui représentaient 70 % de
notre excédent industriel en 1982 ; chacun sait que l'Irak nous
doit 17 milliards de francs et que nous n'avons, de ce fait, aucun
intérêt à laisser un nouvel ayatollah prendre le pouvoir à Bagdad ;
chacun sait que l'Iran est pour le moment le principal facteur de
déstabilisation de la zone des tempêtes pétrolières.
Alors, pourquoi ne pas
expliquer tout cela, dire que Hernu et Cheysson négocient avec
l'Irak depuis janvier 1982, qu'un régime de gauche est obligé, tout
comme un régime de droite, de tenir compte de la lutte économique
mondiale, des enjeux géopolitiques planétaires en fonction du rôle
qu'il entend faire jouer à la France ? Avancer que les ventes
d'armes font partie d'une politique réaliste n'est peut-être pas
conforme au credo du programme commun, mais il faut savoir ce que
l'on veut. Et le dire. Quant à l'argument — avancé notamment par
Giscard — du danger d'irriter les Iraniens qui bloqueraient le
détroit d'Ormuz, coupant ainsi notre approvisonnement en pétrole,
il témoigne d'une finlandisation mentale beaucoup plus dangereuse
que celle qu'on dénonce habituellement à gauche.
Si l'Occident n'est pas
capable de dire clairement à l'Iran que toute action de ce genre
entraînerait une riposte immédiate et foudroyante, si l'Occident
tout entier n'arrive point à se mobiliser pour défendre ses
intérêts les plus vitaux, alors il mérite amplement d'entrer dans
la voie du sous-développement et de la décadence. Il y a des
moments où il faut savoir choisir entre la survie et l'extinction :
cela se joue en ce moment moins sur le front de l'Est que sur le
front du Sud. Pareil enjeu mérite mieux que des palinodies
d'apprentis en mal d'angélisme. »
Vendredi 14 octobre
1983
Le Président est interrogé à Liège sur le soutien
de la France à l'Irak. Il répond, comme à New York : « La France exécute les contrats signés avant 1981. Il y a
des fournisseurs d'armes à l'Irak, à l'Iran, aux deux à la fois...
»
A la Grenade, petite île oubliée des Caraïbes, un
« Conseil militaire révolutionnaire » renverse et assassine le
Premier ministre, Maurice Bishop. La rumeur accuse Cuba... Je crois
plus à un crime passionnel.
Samedi 15 octobre
1983
Changement radical : l'URSS ne demande plus la
prise en compte des forces françaises. Si les Pershing ne sont pas
déployés, l'URSS démantèlera 120 SS 20 dotés de 360 ogives, et
retirera environ 200 SS 4. Il en resterait 230 entre l'Europe (130)
et l'Asie (100). Si les États-Unis acceptent ce marché, l'URSS
acceptera de reconnaître aux Etats-Unis, au niveau des START, un
crédit de 120 vecteurs supplémentaires. Autrement dit, elle
continuerait à réclamer la compensation des forces françaises et
britanniques, mais maintenant dans un autre forum. Il n'y aurait
donc plus de demande de prise en compte des forces françaises et
britanniques dans les Forces nucléaires intermédiaires.
Cette proposition va un peu plus loin que la
précédente (laisser 140 SS 20 en Europe), formulée dans l'interview
à la Pravda du mois d'octobre. Mais
elle porte surtout sur les SS 4, fusées anciennes que les Russes
ont décidé de remplacer de toute façon par des SS 20. Comme les
précédentes propositions soviétiques, celle-ci empêcherait le
déploiement des Pershing et, par conséquent, maintiendrait le
monopole soviétique en armes de portée intermédiaire sur le
continent. Inacceptable.
Lundi 17 octobre
1983
Claude Cheysson rappelle au Président la tactique
qu'il propose pour les Super-Étendard : ne pas divulguer la
livraison avant que l'action diplomatique entreprise à l'ONU pour
obtenir un cessez-le-feu n'ait porté ses fruits.
Raymond Aron meurt à la sortie d'un tribunal où il
venait témoigner. Nous devions déjeuner demain ensemble. Il était
pour moi un modèle. Son extrême clarté était la marque d'une
phénoménale rigueur intellectuelle.
Jean-Yves Haberer s'inquiète de l'ouverture, le 5
décembre, des enquêtes et procès déclenchés avant les élections de
1981 à propos des infractions douanières de Paribas commises de
1977 à 1980 :
« Ces procès peuvent créer
une situation dont les conséquences échapperaient au contrôle. On
ne saurait trop insister à cet égard sur le fait que le métier de
banque repose plus que tout autre sur un climat de confiance,
climat qui, dans le cas de Paribas, fut profondément perturbé entre
octobre 1981 et février 1982, et qui a été restauré depuis
lors.
D'un point de vue général,
je ne peux que souhaiter un regard politique sur les problèmes
mentionnés ci-dessus. J'ai fait de mon mieux pour remettre la
Banque Paribas au travail, pour éviter son démantèlement, pour
réconforter ses cadres, pour fidéliser le personnel, les clients et
les partenaires français et étrangers, bref, pour réussir la
nationalisation. Il serait extrêmement néfaste à tout ce qui a été
ainsi acquis que l'État ne protège pas une banque dont il a pris
possession et qui fait désormais partie du patrimoine public de la
Nation. »
Il demande à voir le Président.
Il ne faut pas oublier que ces procès trouvent
leur origine dans la colère tenace de Giscard d'Estaing et dans la
complicité de Paribas avec Havas pour signer un pacte avec
Bruxelles-Lambert au sein de la CLT. Complexes histoires de
famille...
Mardi 18 octobre
1983
L'indice des prix de septembre appelle quelques
réflexions. La hausse vient pour l'essentiel des services. Les
commerçants dépassent par leurs prix (c'est-à-dire leurs revenus)
la norme fixée pour les salariés qui sont, eux, bien obligés de s'y
tenir.
Mercredi 19 octobre
1983
Alain Savary publie de nouvelles propositions sur
l'enseignement privé, qui sont immédiatement refusées par le CNAL,
le SNI et la FEN.
Les dirigeants du privé acceptent de discuter les
nouvelles propositions de Savary, mais les laïcs refusent, car
« elles maintiennent le dualisme. »
François Mitterrand s'inquiète de ce qu'il appelle maintenant le
«bourbier scolaire ». « C'est une illusion de
croire un compromis possible ! »
Laurent Fabius écrit à François Mitterrand pour
demander d'abaisser les coûts du crédit à l'URSS :
« Le bilan des grands
contrats signés à ce jour avec l'URSS est très préoccupant et les
négociations menées par la DREE en vue de faire accepter à l'URSS
des conditions de crédit exprimées en devises n'ont pas
véritablement abouti, puisque les Soviétiques ont rejeté notre
offre de crédits en marks, francs suisses, écus, pour accepter des
crédits en dollars, sous réserve d'un taux de 7,80 % que nous ne
sommes pas sûrs de pouvoir accorder. Dès lors, il convient, me
semble-t-il, de réexaminer la demande exprimée par l'URSS de
crédits en francs à 10% (alors que les règles du consensus nous
conduisent à 12,40 %). M. Doumeng m'a indiqué que les exportations
vers l'URSS pouvaient atteindre une quinzaine de milliards.
»
A l'occasion du premier anniversaire de la mort de
Pierre Mendès France, Caton accorde une interview à La Croix et publie un nouveau livre, De la Renaissance :
« Soyons francs : pour que
Mendès demeure figé dans sa pureté inaccessible, il a fallu
qu'existât Mitterrand. Le couple royal de la gauche de
l'après-guerre s'est bien partagé les rôles ; à Mendès la gestion
du refus inébranlable, de la pureté doctrinale, du rôle de gardien
de la flamme ; à Mitterrand les
stratégies électorales, les jeux politiques, les rassemblements et
les recoupements : les "mains sales ". Mitterrand se présente en
1965, en 1974, en 1981; il reconstruit le PS et entame avec lui sa
longue marche vers le pouvoir. Le combat politique requiert
souplesse, manœuvre, relativité, pragmatisme — les durs pépins de
la réalité. Pour gagner, la gauche avait vraiment besoin de ces
deux figures ; l'accolade de Mitterrand et de Mendès France, au
lendemain de la victoire de la gauche, était plus qu'un symbole :
la reconnaissance logique d'une complémentarité. Quelque part, pour
qu'un Mitterrand devienne enfin Président de la Ve République, il fallait un Mendès qui la refuse. Et pour
que Mendès garde sa force de frappe mythologique, il fallait un
Mitterrand qui conduise la gauche au pouvoir. »
Difficile d'être plus près de ce qu'aimerait
pouvoir dire François Mitterrand.
Chirac vient visiter la « mission Opéra » :
« Faut-il faire un Opéra?» Avec cette
question préalable, Chirac met en évidence les perspectives d'un
déficit énorme de fonctionnement, de difficultés de gestion
analogues à celles de l'Opéra actuel. Il insiste sur la réaction
hostile de la population du quartier, le vote négatif à attendre du
Conseil d'arrondissement et l'éventualité d'un recours en Conseil
d'État. Si l'on choisit de faire un Opéra populaire, Chirac est
personnellement favorable à son implantation sur ce site, malgré
son étroitesse. Le projet de Carlos Ott, que l'on croyait
abandonné, lui paraît le seul réalisable, grâce à sa bonne
intégration dans l'environnement, la perméabilité de ses deux
façades, rues de Lyon et de Charenton. Selon lui, l'autre projet —
celui de Munteaunu — mobiliserait contre lui toutes les tempêtes et
ne verrait jamais le jour. Je suis bien de son avis
Jeudi 20 octobre
1983
A Londres, nouveau Sommet franco-britannique. La
conversation se concentre sur la situation inquiétante de nos
troupes au Liban et sur le déploiement des euromissiles, dans deux
mois.
François Mitterrand :
Nous allons vivre quelques mois tourmentés sur
le plan militaire.
Margaret Thatcher :
Il y a en effet le problème du déploiement des
euromissiles et du pacifisme. Vous, vous n'avez pas tellement de
problèmes à ce sujet en France.
François Mitterrand :
Un peu, malgré tout. Mais, bien sûr, il n'ont
pas l'ampleur de ceux qui se posent en Allemagne, en Belgique ou en
Italie. Il va y avoir une manifestation dimanche, mais elle sera
moindre que les manifestations en Allemagne. M. Kinnock doit y
prendre la parole. Cette manifestation n'est d'ailleurs pas
uniquement contre le déploiement ; elle est contre l'armement
nucléaire en général. Moi aussi, je suis contre l'armement
nucléaire, si l'URSS et les États-Unis étaient contre
aussi!
Margaret Thatcher :
Non, moi, à ce moment-là, je serais contre les
armements classiques...
François Mitterrand :
Mais bien sûr, c'est vous qui êtes
réaliste!
Margaret Thatcher :
Je suis préoccupée par le retard pris pour la
date du débat au Bundestag allemand. Il a six jours de retard, et
je crains les manœuvres russes pour le retarder encore. Il faut
absolument que les Pershing II soient installés avant la fin de
cette année ; sinon, ce sera une victoire soviétique. Nous voulons
d'ailleurs que les négociations de Genève continuent après. Les
conversations de Genscher avec Gromyko n'ont rien
apporté.
François Mitterrand :
Je crois que les Russes sont résignés à
l'installation des Pershing II. Ils pensent que Reagan n'a jamais
voulu négocier avant leur installation. Ils peuvent jouer encore
sur l'idée de retarder cette installation. Tout retard serait leur
victoire, mais ils ne doivent pas y compter, ce serait un mauvais
calcul. Ils peuvent aussi jouer sur les mouvements d'opinion afin
de modifier les majorités politiques en créant des troubles dans
l'opinion, comme en RFA. Ils fondent leur propagande sur des
données simples comme, par exemple, le fait de compter les forces
britannique et française, en indiquant qu'eux-mêmes acceptent de se
mettre au niveau de ces forces française et britannique. Ils
peuvent jouer enfin sur un certain réveil du nationalisme. Ils
devraient s'en méfier, bien que, pour le moment, celui-ci les
serve. Il n'y a pas un pacifisme allemand, il y en a plusieurs:
d'abord les pacifistes de bonne foi, idéalistes ; puis ceux qui
sont communistes ou soumis à l'influence de l'Union soviétique ;
ceux, enfin, qui refusent dorénavant que la souveraineté de
l'Allemagne soit limitée. Ceux-là voudraient une réunification de
l'Allemagne, en accord avec l'URSS. Quarante ans après la guerre,
ils veulent que leur pays sorte de la situation de tutelle où ils
se trouvent. Les Russes jouent sur ce réflexe.
Margaret Thatcher :
Vous avez peut-être raison : ils s'en servent,
mais ils ne peuvent pas le souhaiter ! A Yalta, les Russes, après
Potsdam, n'ont eu de cesse que d'utiliser l'Allemagne, donc ils
continuent d'utiliser ce mouvement. Je suis très préoccupée par ces
nombreuses déclarations à l'Ouest en faveur de la prise en compte
des armes françaises et anglaises. Très néfastes, très
inopportunes...
François Mitterrand :
En effet. Par exemple, Bettino Craxi est venu
me voir à Paris. Il aurait été heureux que je lui dise que
j'acceptais la prise en compte de nos forces. Mais je ne le lui ai
naturellement pas dit et, depuis, il s'est comporté
loyalement.
Margaret Thatcher :
C'est ridicule, cela montre qu'il n'a pas
réfléchi. Il faut absolument qu'il y ait parité entre les
États-Unis et l'URSS. Les États-Unis ne peuvent pas admettre une
infériorité. De plus, cette prise en compte entraînerait des
pressions sur nous.
François Mitterrand :
Oui, nous ne pourrions plus moderniser sans
permission!
Margaret Thatcher :
En plus, il s'agit d'une force de dissuasion
indépendante. Si nous nous laissons mettre dans la situation
d'avoir à dire non, nous passerions pour ceux qui refusent le
désarmement.
François Mitterrand :
Je suis tout à fait d'accord avec vous et je
ne changerai pas ma position. Mais je me pose des questions sur la
RFA. Tout le SPD, sauf Schmidt, est en faveur d'un report du
déploiement ; les libéraux de Genscher sont incertains. Certains
chrétiens-démocrates se posent des questions. C'est encore plus net
chez les chrétiens-démocrates que j'ai vus en Belgique. Je crois
que Kohl tiendra, mais il aurait souhaité échapper à ce choix. La
rencontre de Genscher avec Gromyko n'était pas
nécessaire.
Margaret Thatcher :
Je pense que Genscher voudrait pouvoir dire,
avant de déployer: "J'ai tout tenté ". Ce qui est à craindre, c'est
une nouvelle proposition russe, juste avant le déploiement. Nous ne
devons pas bouger d'un poil. Helmut Schmidt m'a dit qu'il fera un
discours au Bundestag juste avant le déploiement et qu'il votera
pour le déploiement. Il aura certainement des ennuis avec le
SPD.
François Mitterrand :
Vous comprenez bien que je ne peux pas dire
que je refuse que mes forces soient incluses dans la négociation de
Genève sur les armes intermédiaires sous prétexte qu'elles sont
stratégiques, et refuser également, sans explications, le jour où
on le suggérera, de participer à la négociation sur les armes
stratégiques ! Mais j'ai posé à cette participation des conditions
très sévères, qui sont d'ailleurs les mêmes que les vôtres et
celles des Chinois. Cela suppose que les grandes puissances fassent
des sacrifices énormes avant que nous puissions envisager seulement
de toucher aux nôtres.
Margaret Thatcher :
En effet, cela sera de toute façon très long.
Nous sommes dans un rapport de quarante à un, et votre suggestion
de conférence à Cinq est parfaite, pour un avenir très lointain.
C'est ce que je pense. Votre proposition a le mérite d'exister ;
mais tout cela n'est pas réalisable tout de suite. Si ces
conditions sont un jour réunies, alors on verra.
François Mitterrand :
L'URSS va peut-être, en novembre, proposer de
réunir les deux négociations. Je rappellerai à tous les conditions
et je redirai qu'il y a une disproportion considérable : quarante à
un.
Margaret Thatcher :
Nous serions piégés par une négociation si
nous nous réunissions avant qu'aient lieu les réductions des
grandes puissances. Ainsi, avec nos Polaris, nous avons le minimum.
En 1990, nous serons un petit peu au-dessus du minimum. Nos forces
représenteront alors 3 %, au lieu d'1,5 % des forces stratégiques
soviétiques.
François Mitterrand :
C'est la même chose pour la France : dans dix
ans, nous aurons un armement très impressionnant. Or, les grandes
puissances voudraient nous obliger à négocier avant. Nous devrons
nous concerter étroitement, et peut-être voir à établir un contact
discret avec la Chine.
Margaret Thatcher :
J'espère que votre discours à l'ONU, mes
propres discours, plus les entretiens que nous avons eus, vont
permettre d'arrêter ce mouvement.
François Mitterrand :
J'y suis allé précisément dans ce but. Je
crois que, depuis, cette tendance a reculé. Je l'ai dit en
Belgique, je le redirai partout : on ne peut pas comparer
l'incomparable. Et puis, il y a encore plus simple : "Je ne veux
pas ! " S'il faut simplifier, c'est "Non".
A ce moment de l'entretien
commence une très intéressante analyse des nouveaux dirigeants soviétiques:
Margaret Thatcher :
Nous devons faire un gros effort de réflexion
à propos de l'avenir de nos relations avec l'URSS. J'ai rencontré
beaucoup de responsables politiques britanniques et tous les
universitaires compétents sur ce sujet ; tous sont arrivés à la
même conclusion. Compte tenu de ce que louri Andropov a dit, et
bien que certains dirigeants soient conscients du mauvais état de
l'économie, le système est tellement rigide qu'on ne peut pas le
changer. Il n'y a plus de foi dans le communisme, mais il n'y aura
pas de changement avant longtemps, car c'est la survie des
dirigeants qui serait en cause. Si, par exemple, les dirigeants
soviétiques cherchaient à faire preuve de plus de souplesse, comme
le font les dirigeants hongrois, ils saperaient les bases de leur
propre pouvoir. Donc, nous devons faire avec ce régime. Peut-être
peut-il y avoir un certain dialogue au fil des années, mais il ne
faut pas du tout surestimer notre influence sur eux. Regardez, par
exemple : cela fait trente ans que nous parlons avec Gromyko, et
cela n'a rien changé. Peut-être des réunions comme Helsinki,
Madrid, Stockholm peuvent-elles jouer un petit rôle ? En
conclusion, je crois que, malgré tout cela, et lorsque l'incident
coréen sera dépassé, il faudra rétablir un dialogue plus étroit.
Nous ne devons pas faire énormément, mais faire tout ce que nous
pouvons. Pas tous en chœur...
Nous devrions faire venir,
par exemple, des jeunes membres du Politburo. J'ai été stupéfaite
d'apprendre que Iouri Andropov n'a jamais voyagé en dehors d'un
pays communiste ! C'est avec des plus jeunes qu'il faut établir un
contact ; cela ne présente pas de risques si nous avons, sur les
questions de défense, des positions totalement fermes. J'ai, par
exemple, parlé avec Trudeau à propos de Gorbatchev, un des jeunes
qu'Andropov a fait venir. Il l'avait reçu au Canada et il a été
déçu. Il avait pensé qu'un homme plus jeune serait moins rigide, eh
bien, non. En effet, ils n'osent rien lâcher. En fait, lorsque les
circonstances s'y prêtent, on devrait pouvoir avoir un dialogue
avec les dirigeants soviétiques. Il ne faut pas que la notion de
"dialogue" soit chargée de la même opprobre que la notion de
"détente", et nous avons des devoirs vis-à-vis de ces populations
qui vivent de l'autre côté du rideau de fer.
François Mitterrand :
J'en suis bien d'accord. Mais toute tentative
de rapprochement se révélera inutile avant le mois de
décembre.
Margaret Thatcher:
En effet.
François Mitterrand :
Cela pourrait même être dangereux. Les
Soviétiques ont une seule idée: empêcher le déploiement. Il ne faut
donc rien faire avant. En France, nous avons maintenu ce dialogue.
M. Giscard d'Estaing l'avait fait, et ses prédécesseurs avant lui.
Pour moi, cela a été plus dur, mais nous avons préservé le minimum.
Quand je me suis opposé à Reagan à propos du gazoduc et des
crédits, c'était parce que je ne voulais pas que nous nous
engagions, avec un état d'esprit militaire, dans une guerre
économique. Depuis 1917, l'Union soviétique a toujours conservé la
peur d'être victime d'un encerclement, même si elle est devenue
entre-temps un grand empire. Donc, il faudra reprendre un dialogue
après, dans des secteurs où puissent se dérouler des conversations,
où de bonnes manières sont possibles. Nous ne sommes pas les
ennemis de la Russie, et si nous avons tenu bon à propos des
missiles, nous pourrons leur tendre la main plus tard, sur d'autres
terrains.
Le voyage de Kohl à Moscou a
bien montré que c'était prématuré. Bien sûr, j'en comprends les
raisons de politique intérieure, comme dans le cas de la rencontre
récente entre Genscher et Gromyko. Je me méfie, de ce point de vue,
de la diplomatie américaine qui est forte et faible à la fois, et
qui ne connaît pas les réalités européennes.
Margaret Thatcher :
Je viens de faire un voyage aux, États-Unis.
Avec les Américains, nous parlons de tout. Avant mon voyage aux
États-Unis, j'ai été au Canada et Trudeau m'a dit: "La seule
occasion que j'ai eue de parler vraiment des armements nucléaires,
cela a été à Williamsburg. " Cela vous donne une idée de
l'isolement dans lequel se trouve le Canada, alors que nous, nous
avons à nous préoccuper tout le temps de ces questions
!
François Mitterrand :
Trudeau m'a fait dire qu'il voulait me voir
d'urgence, vers le 8 novembre, je crois. Il s'inquiète de
l'implantation éventuelle de missiles dans le nord de l'Amérique.
Les Canadiens ne sont pas préparés à cela.
Margaret Thatcher:
Trudeau n'a rien fait pour les y préparer ! Il
ne consacre que 2 % de son budget à la Défense. Il a longtemps
refusé de laisser tester les missiles de croisière sur son sol.
Moi, j'ai tenu au Canada les propos que je tiens habituellement.
P.-E. Trudeau ne fait pas ce genre de discours. Or, on n'a pas le
droit de se reposer trop longtemps sur quelqu'un d'autre pour sa
propre défense!
François Mitterrand :
M. Trudeau ne
risque-t-il pas de faire des propositions pour brouiller le jeu ?
Pourquoi veut-il aller si vite ?
Margaret Thatcher:
Son problème fondamental, ce sont ses
élections. Quelle date fixer ? Doit-il se présenter ? Le Canada
n'est pas assez dans le coup par rapport aux problèmes Est/Ouest.
Mais, à vrai dire, les États-Unis non plus. En ce qui concerne la
tactique, nous ne devrions pas tous nous précipiter à Moscou. Au
contraire. Nous devrions faire en sorte que les Russes sortent
davantage. Un Sommet trop rapide entre l'URSS et les États-Unis ne
serait pas bon. Espérons au moins qu'il n'y aura pas d'autres
événements comme l'Afghanistan ou le Boeing coréen. Il est toujours
bon, par ailleurs, d'aller voir les pays satellites de l'URSS, car
ils veulent conserver leur identité.
François Mitterrand :
J'ai été moi-même en Hongrie et je suis invité
en Bulgarie et en Roumanie.
Margaret Thatcher:
Kadar a subi les Russes. Il a une analyse
exacte sur eux.
François Mitterrand :
J'ai rencontré trois fois M. Kadar. Il a été
six ou sept ans prisonnier de l'amiral Horthy, cinq ans prisonnier
de Rakosi, et il m'a dit que, pour lui, c'était pire d'avoir été
prisonnier de communistes comme lui. Il m'a raconté comment il
s'était évanoui en apprenant la pendaison de Rajk. En fait, les
Hongrois ont toujours vécu sous la domination d'un empire et Kadar
m'a dit lui-même : "Je fais le contraire de Ceausescu. Je n'ai pas
de politique extérieure, mais je suis plus libre à l'intérieur.
"
Margaret Thatcher :
Les Russes vont-ils continuer à Genève, ou
bien rompre ?
François Mitterrand :
Je m'attends à une rupture provisoire de
plusieurs mois.
Margaret Thatcher :
Il n'y aura pas de dialogue pendant ce temps
?
François Mitterrand :
Ils dialogueront sur la façon de renouer le
dialogue! Il faut laisser le déploiement passer, attendre un
certain temps. Je crois à la rupture des négociations. Les
Etats-Unis, eux, semble-t-il, n'y croient pas.
Margaret Thatcher:
Nous allons donc traverser une période
difficile en 1984, d'autant que c'est une année d'élection
présidentielle aux États-Unis. Nous devrions prendre davantage la
direction des opérations, nous occuper plus du Proche-Orient et de
ce malheureux Liban. Il y a le problème de nos troupes. Pourquoi
sont-elles au Liban ?
François Mitterrand :
Je me pose la même question. Au début, il y
avait quatre armées sur le territoire libanais. Nous avons sauvé
beaucoup de vies humaines et permis un départ des Palestiniens dans
la dignité. Après le départ des Israéliens, cette mission n'avait
évidemment plus le même sens. Il y a eu, plus tard, des menaces sur
les chrétiens, et puis, finalement, nous ne sommes pas partis. Mais
il faut simplement redéfinir pourquoi nous sommes là.
Margaret Thatcher :
Mais si on repartait, que se passerait-il
?
François Mitterrand :
Il n'y a pas de réponse claire.
Margaret Thatcher :
Il faut en trouver, sinon nous aidons à la
partition de fait.
François Mitterrand :
La Syrie ne veut pas lâcher, et nous ne ferons
pas la guerre à la Syrie. D'une façon ou d'une autre, nous risquons
donc d'avoir à souscrire à une partition. Si nous restons, nous
serons spectateurs de la partition. Le plus important serait
d'aider Gemayel à disposer d'une véritable armée. Il a déjà 30 000
hommes dans son armée, distincte des Phalanges, avec une majorité
de musulmans. C'est la seule chance d'avenir. Sinon, il faut
rembarquer.
Margaret Thatcher :
Il faut en tout cas chercher une porte de
sortie : un gouvernement de réconciliation, une armée reconstituée.
Et, au moment opportun, partir.
Vendredi 21 octobre
1983
La conversation reprend au petit déjeuner :
Margaret Thatcher :
De cette fenêtre, vous voyez mon jardin. Il
est agréable, mais un peu petit.
François Mitterrand :
On trouve toujours un jardin trop petit. Même
à l'Élysée, je me sens comme un écureuil dans sa cage!
Margaret Thatcher :
Je voudrais vous parler des Malouines. Vous
savez qu'une résolution doit être présentée au vote par les
Argentins. Le texte sera le même qu'en 1982. Nous espérons par
conséquent que les pays qui s'étaient abstenus l'an dernier
s'abstiendront cette année.
François Mitterrand :
La discussion peut porter sur le langage
employé. S'il est question de régime colonial, alors nous nous
abstiendrons. Et, plus généralement, s'il n'y a rien de nouveau,
nous nous abstiendrons. Mais les Etats-Unis, et sans doute
l'Italie, voteront cette résolution. Notre prise de position nous a
fait apparaître un peu ennemis de l'Amérique latine, ce qui est
naturellement gênant. Nous devrons discuter du texte.
Margaret Thatcher :
Les Argentins n'ont rien indiqué sur la
cessation des hostilités.
François Mitterrand
: Si le texte est franchement désagréable pour
la Grande-Bretagne, nous nous abstiendrons.
Margaret Thatcher :
Nous l'espérons. Les États-Unis ont essayé de
modifier le texte, mais, finalement, ils l'ont voté et ils voteront
de même. Je considère cela comme très inamical.
François Mitterrand :
Si le mouvement général de vos amis est à
l'abstention, il n'y aura pas de problème.
Puis on passe à la préparation du prochain Sommet
d'Athènes :
Margaret Thatcher :
Comment aborder Athènes ? M. Cheysson pensait
en juin qu'il serait très difficile de faire des compromis pour
résoudre les problèmes de la politique communautaire et du budget.
En fait, contrairement à ce que j'avais pensé, il devrait être
possible d'accomplir certains progrès à Athènes, bien qu'il y ait
peu d'espoir d'aboutir vraiment. L'action de votre présidence sera
essentielle dans la période comprise entre Noël et le premier
Conseil tenu sous votre présidence.
François Mitterrand :
Vous avez parlé de Claude Cheysson. Il est un
peu optimiste de nature. Je ne vois pas comment résoudre ce
problème avant Athènes, et je ne vois pas comment résoudre en mars
ce qui n'aura pas été résolu à Athènes. Et après, il y aura les
élections en juin. Je ne vois pas d'éléments nouveaux qui puissent
intervenir entre Noël et le mois de mars — sauf la fatigue des
négociateurs!
Margaret Thatcher :
Certes, tout cela ne sera pas plus facile à
résoudre en février ou en mars qu'aujourd'hui. Mais la crise peut obliger à trouver des
solutions s'il n'y a plus
d'argent dans la Communauté. Il y a là une
crise véritable à éviter.
François Mitterrand :
Nous devrions accélérer les échanges
bilatéraux, sans en faire l'annonce, et confier ce travail à des hommes de confiance chez vous,
chez nous et en Allemagne.
Margaret Thatcher :
Chacun d'entre nous devrait savoir exactement
ce qui se passe. J'avais l'impression que les négociations sur le
budget avançaient.
François Mitterrand :
Vous connaissez nos arguments sur la
Communauté : divers problèmes doivent être envisagés et réglés en
même temps. Le Premier ministre français vient de voir en Grèce,
pendant deux ou trois jours, les autres Premiers ministres
socialistes européens. Ils ont un peu avancé. Le Portugal et
l'Espagne insistent de plus en plus, mais tant que la Communauté
n'aura pas mis d'ordre dans ses propres affaires, il ne pourra pas
y avoir de nouveaux pays membres. Nous ne pouvons pas abandonner le
traité de Rome et nous ne pouvons pas entrer dans un système où
l'on se mettrait d'accord sur de nouvelles règles chaque année — ce
que vous demandez en fait. Nos idées sur la Communauté diffèrent
donc souvent. La France a tiré avantage du Marché commun, certes,
mais cela a aussi rendu service à l'Allemagne et à la
Grande-Bretagne, et il ne faut pas prendre en considération que le
seul problème agricole. Je reviens donc à votre suggestion de
contacts accélérés avant Athènes.
Margaret Thatcher :
Nous ne pourrons pas résoudre les problèmes de
la Politique agricole commune et ceux du Budget sans
élargissement.
François Mitterrand :
En France, quand je parle de l'élargissement,
le Parti communiste est contre, M. Chirac est contre, toutes les
organisations agricoles, généralement conservatrices, sont
violemment contre. Cela fait beaucoup de monde ! Alors, vous
imaginez : les élections du mois de juin, avec des mouvements de
paysans, des incendies, une alliance entre M. Chirac et le Parti
communiste! Cela pèse sur la politique intérieure française ! Mais
vous connaissez bien tout cela, je pense...
Margaret Thatcher :
Oui, mais je vous remercie de me le
réexpliquer ainsi. Il n'y aura pas beaucoup de temps entre les
élections européennes et vos élections de 1986.
François Mitterrand :
Nous parlions de la position de Chirac. Il
n'est pas favorable à l'élargissement. Par ailleurs, il demande une
défense européenne avec l'Allemagne ; mais il sait que cela
poserait des problèmes énormes avec l'URSS.
Margaret Thatcher :
Parlons de la défense européenne.
François Mitterrand :
Je suis favorable.
Margaret Thatcher:
Il faut faire attention aux petits
arrangements entre pays, qui mineraient l'OTAN... (Elle s'oppose
aussi à tout accord franco-allemand.)
Entrée de Claude Cheysson et de Sir Geoffrey
Howe.
François Mitterrand :
Le ciel est très pur aujourd'hui. Je vois
qu'il n'y a pas toujours du brouillard à Londres.
Margaret Thatcher :
Nous avons voté des lois antipollution très
sévères, tant sur la pollution de l'air que sur la pollution des
eaux. C'est peut-être pour cela que nous n'avons pas vraiment
d'écologistes chez nous. Mais nous avons quand même le problème des
pluies acides et du plomb dans l'essence. (Se tournant vers
les ministres) : Alors, sur les problèmes
européens, arrivez-vous à une solution ? S'il n'y a pas de progrès
à Athènes, il y aura une crise financière très grave de la
Communauté. Il faut à tout prix accélérer la réflexion sur la
politique agricole...
Sir Geoffrey Howe : Nous
sommes d'accord, Claude Cheysson et moi, sur la
nécessité de réussir à Athènes, car
s'il n'y a pas accord, il y aura une
crise très grave.
(Banalité proférée d'un ton solennel.)
Margaret Thatcher
s'impatiente: Un accord est-il possible
?
Sir Geoffrey Howe :
Nous le pensons, justement en raison de
l'extrême gravité que représenterait l'absence de solution. Mais
nous ne sommes pas d'accord sur le financement. Il faudrait que des
fonctionnaires étudient très rapidement et très à fond ce point, de
façon à ce qu'il soit prêt pour Athènes. D'autre part, si l'on veut
une réussite, il faut avoir un accord sur tout. Il faut donc aller
beaucoup plus au fond, et beaucoup plus dans le détail au niveau
des hauts fonctionnaires, sur les règles du financement
futur.
Le sujet est d'une telle complexité que,
manifestement, les ministres eux-mêmes n'y comprennent rien.
Margaret Thatcher :
Il faut redéfinir clairement les divergences,
les positions respectives, et rechercher un accord, mais sans
ambiguïtés.
Claude Cheysson :
Je pense aussi qu'un accord est possible ; ce
n'est pas de l'optimisme a priori, mais cela est fondé sur la prise
de conscience des conséquences d'un éventuel échec. La procédure
adoptée à Stuttgart s'est révélée bonne. Elle a déjà permis de bien
préparer Athènes. Le travail à la table du Conseil est presque
fini. Il a permis de mettre en avant des idées intelligentes, peu
coûteuses. La relance communautaire par l'industrie n'est pas
impossible. Bien sûr, il reste des difficultés considérables. Par
exemple, sur les montants compensatoires, il faudrait profiter d'un
moment de baisse du mark. A l'arrière-plan, il y a aussi une
négociation très dure avec les États-Unis, liée de surcroît au
problème de l'élargissement : les trois quarts des importations
agricoles de l'Espagne viennent des États-Unis. La négociation avec
les États-Unis va être très dure. Mais, pour revenir à Athènes, je
pense qu'il y a des solutions.
François Mitterrand
s'impatiente lui aussi : Mais lesquelles
?
Margaret Thatcher :
Oui, jusque-là, vous venez surtout de nous
dresser un catalogue des problèmes ! Au surplus, il serait
difficile et maladroit de laisser l'Italie à l'écart. Il faut
l'associer à nos réflexions, mais que la presse n'en sache
rien.
François Mitterrand :
Je reviens à notre suggestion de tout à
l'heure : un haut fonctionnaire par pays, ayant la confiance de
chacun d'entre nous, de chaque ministre des Relations extérieures,
et qui traite ces problèmes à fond sans arrêt pendant un mois et
dans une discrétion totale. Cela doit concerner Londres, Bonn et
Paris — et, d'une façon à trouver, Rome. La discrétion est
fondamentale. Toute expression publique fige les désaccords, même
une simple conférence de presse comme celle que nous allons tenir à
l'issue de ce sommet bilatéral.
Margaret Thatcher:
Il faut aller très vite, car il ne reste que
six semaines !
Claude Cheysson :
Heureusement!
François Mitterrand,
d'un ton encore plus irrité, à Claude Cheysson : Pouvez-vous nous dire plus précisément quelles ont été vos
conclusions ?
Claude Cheysson :
Ce sont des conclusions qui ne peuvent être
données qu'à vous-mêmes et à Mme le Premier ministre.
Margaret Thatcher :
On est là pour cela ! Dites-nous
lesquelles!
Claude Cheysson :
On ne peut en tout cas pas arriver à un accord
à deux.
François Mitterrand , de
plus en plus énervé : On ne peut pas non plus
négocier à Dix ! D'où la nécessité de rechercher l'accord avec
l'Allemagne, la Grande-Bretagne, la France, et de compléter cela
par quelques voyages à Rome.
Sir Geoffrey Howe :
Je vais à Rome dans quelques
jours.
François Mitterrand
hausse les épaules: Je participerai aussi prochainement à un Sommet
franco-italien à Venise. Mais, dans vos réunions de ministres, il
me semble que vous êtes bien trop nombreux pour négocier. On m'a
dit que, la dernière fois, à Athènes, vous étiez cent!
Margaret Thatcher,
excédée au plus haut point : Le plus probable,
c'est que nous allons arriver à une situation réelle de cessation
de paiements de la Communauté, avec une crise qui nous obligera à
nous déterminer!
François Mitterrand
renonce : Que souhaitez-vous que nous disions
à la presse ?
Margaret Thatcher :
Il faut dire que nous avons eu une séance de
travail très sérieuse ; et qu'il y aura de nombreuses rencontres
bilatérales en novembre, avant le Sommet d'Athènes.
François Mitterrand :
Je suis d'accord, mais il ne faut pas se
laisser enfermer dans des questions trop directes, et insister sur
le fait que nous travaillons à la recherche de
solutions.
Margaret Thatcher :
Si nous n'avançons pas de façon urgente, il y
aura de moins en moins de chances de résoudre les problèmes sous
votre présidence...
Samedi 22 octobre
1983
Pierre Guidoni, ambassadeur de France à Madrid,
alerte le Président sur l'aggravation de la situation en Espagne.
L'ETA s'est engagée dans une « spirale
d'assassinats » ; la démocratie espagnole, incapable de
répondre « efficacement » (c'est souvent à son honneur), est
menacée. « Les terroristes basques ne sont
nullement de pauvres victimes d'un État qui serait resté encore
aujourd'hui autoritaire et centralisé. » Or, «la direction
politique du terrorisme basque est concentrée dans les
Pyrénées-Atlantiques. Il est devenu nécessaire d'agir. Il ne suffit
pas d'évoquer la doctrine Badinter... »
Le Président demande une réunion rapide avec
Mauroy, Defferre, Badinter.
Je croise dans les couloirs de l'Élysée un
président d'entreprise publique tout nouvellement nommé. Je lui
fais remarquer que la rumeur le dit antisémite. « Moi, antisémite ? Moi qui suis si prudent...»
A Bonn, à Bruxelles, à Madrid, à Londres, à Rome,
les manifestations se multiplient contre le déploiement des
Pershing. Au total, deux millions de manifestants.
Dimanche 23 octobre
1983
Soudain, l'horreur à Beyrouth. A 6 h 17, un
camion-suicide fonce sur l'immeuble qui abrite le Q.G. américain :
239 morts. A 6 h 20, un autre camion-suicide fonce sur le Drakkar :
58 Français tués.
Il est 4 h 20 à Paris. Le Président, informé par
le permanent, envoie immédiatement à Beyrouth Charles Hernu et le
général Lacaze.
Dans la matinée, il réunit Védrine, Grossouvre,
Bianco, Saulnier et moi à l'Élysée. Il me dit : « J'ai l'intention d'y aller. Quel est votre avis ?
»
Ménage reçoit Cheysson et Wybaux qui s'inquiètent
d'un voyage du Président : « Trop dangereux.
Ne pas y aller. On essaiera sûrement de le tuer. »
L'ambassade américaine annonce un coup de
téléphone de Reagan. Et si les USA réagissent tout de suite à
l'attentat, que ferons-nous ? Mais le coup de téléphone ne vient
pas. On attend.
Déjeuner d'attente. Le Président, s'il part, le
fera de nuit, pour éviter toute surprise.
A 17 heures, le Président me confirme qu'il part
ce soir pour Beyrouth dans le plus grand secret. Personne, ni à
Matignon ni à l'Élysée, n'est au courant. Il me donne ses dernières
consignes : « Personne ne doit être dans la
confidence, ni à l'Élysée, ni au gouvernement, pas même le GLAM. Je
le leur dirai en arrivant à Villacoublay. Vous ne préviendrez
Mauroy, les Américains et la presse qu'après vous être assuré de
mon atterrissage à Beyrouth. » Il saisit deux enveloppes,
ouvre le tiroir central de son bureau et les y dépose. Il ajoute
avec un sourire : « S'il m'arrivait un
problème, vous savez qu'elles sont là. Vous saurez quoi faire.
»
Il quitte l'Élysée avec le général Saulnier,
Hubert Védrine et François de Grossouvre, en disant à Jean-Louis
Bianco : «A demain matin. »
A 23 h 30, Pierre Mauroy m'appelle :
« Où est le Président ? Il
faut que je lui parle.
— Désolé, Pierre, tu ne peux
pas le joindre, et je n'ai pas le droit de te dire
pourquoi.
— Je comprends.
»
Lundi 24 octobre
1983
A 5 heures, le GLAM me prévient : le Président
arrive à Beyrouth dans une heure.
A 6 heures, comme convenu la veille avec le
Président, j'appelle Hernu à l'ambassade de France à Beyrouth : «
Morland arrive. — Qui ? » Hernu a du mal à se souvenir que tel était
jadis le nom de guerre de François Mitterrand. Je dois le répéter
trois fois.
Une fois l'avion posé, j'appelle dans l'ordre
Pierre Mauroy, Claude Cheysson, l'ambassadeur américain et Ivan
Levaï.
Analyse du général Saulnier durant la visite :
« Le commandement français n'est pas maître
des rues, nous ne pouvons imposer de couvre-feu, et une meilleure
sécurité dans nos postes ne pourrait être obtenue qu'avec des
interdictions de circulation permanentes et temporaires. Par
ailleurs, dans nos déplacements, malgré les précautions prises, la
vulnérabilité de nos véhicules reste importante. L'immeuble
français était, en raison de la configuration des lieux, beaucoup
plus vulnérable à une attaque venant de la rue que l'immeuble
américain. Ce dernier était en effet séparé de la voie publique par
environ 100 mètres de terrain vague, avec une seule voie d'accès
contrôlée par un barrage. Cette disposition n'a pas empêché le
camion-suicide d'arriver sous la façade de l'immeuble avant
d'exploser. C'est dire qu'il faudrait, pour rendre inefficace ce
type d'attaque par camion-suicide, entourer les casernements de
très larges no man's land avec des
obstacles permanents (murs et grilles très résistantes, car des
chicanes ne suffisent pas), donc réaliser un isolement total des
immeubles de casernement. Ce dispositif ne me paraît pas réalisable
dans la zone urbaine de Beyrouth. Mal adapté à une mission de
présence, il impliquerait en outre une grande concentration et donc
une grande vulnérabilité aux bombardements par artillerie. Notre
vulnérabilité ne peut être diminuée, sauf si nous abandonnions la
zone urbaine. Nos soldats le savent. En ce qui concerne l'immeuble
français Drakkar, les chicanes étaient disposées de façon correcte
pour permettre le contrôle de la rue ouverte à la circulation et
bordée un peu plus loin par d'autres immeubles. Ces chicanes
étaient disposées le plus loin possible de l'immeuble, compte tenu
de la disposition des lieux. Le camion-suicide les a respectées, il
a ralenti sans être matériellement arrêté. Selon les témoignages
que j'ai recueillis, le camion a été tiré après le passage des
chicanes, mais cela ne l'a pas empêché de faire les trente mètres
nécessaires pour atteindre son objectif.»
Le soir, sur l'aéroport de Beyrouth, François
Mitterrand prend son temps avant de monter dans l'avion, au grand
dam des équipes de sécurité.
François Mitterrand : « D'un
village à l'autre du Liban, des gens et des familles s'entretuent à
travers les siècles pour des expiations, pour des choix religieux,
à l'intérieur de chaque religion. Il y a combien de cultes
chrétiens au Liban ? Six, sept, huit... Combien du côté musulman ?
A peu près autant. Et à l'intérieur de ces religions, les gens se
combattent avec autant de dureté qu'entre les deux religions. Et, à
travers les siècles des siècles, ils ont montré toujours la même
vitalité, tout comme s'ils étaient brûlés de passion religieuse,
comme si chaque pierre contenait une force, comme s'il y avait là
des atomes explosifs de caractère religieux. C'est une terre brûlée
de passion. »
Pour protéger le décollage du Mystère 50, quatre
avions décollent du Foch. Pendant sept minutes, des missiles Sam
peuvent encore atteindre l'appareil. Rien. Saulnier pilote pour
l'atterrissage à Paris. François Mitterrand le taquine : «
C'est le moment le plus dangereux de la
journée. »
François Mitterrand sur la mort: « Je me suis longtemps cru immortel. Même pendant la
guerre, exposé, je n'ai pas été visité par cette peur-là. Peut-être
le premier jour, lorsque j'étais en première ligne. La mort des
autres me frappait. Mais je me pressentais une longue vie. La
première fois que les Allemands ont employé l'artillerie, la peur a
été réelle. C'était impressionnant. Et pourtant, jamais je n'ai
pensé que je mourrais. Mon corps, mes sens réagissaient. Je n'étais
pas spécialement craintif. Le courage consiste à dominer sa peur.
Pas à ne pas avoir peur... »
Reagan téléphone à François Mitterrand vers 20
heures. Il demande si ce ne sont pas les Chiites syro-iraniens qui
ont fait le coup.
François Mitterrand: « Il y a
une erreur grave de dispositif militaire. Nous sommes au Liban pour
maintenir l'équilibre mondial. Il n'y a pas de contre-attaque
possible. Au Liban, toutes les conditions sont réunies pour une
guerre mondiale. Il y a des officiers soviétiques en uniforme à 20
kilomètres de Beyrouth. Attaquer la Syrie, c'est attaquer Moscou.
Je voudrais attendre juin sans qu'un des Grands ne trouve un
prétexte dans une conflagration locale pour envenimer les choses
avec les euromissiles. Ce n'est pas glorieux. Il vaut mieux se
taire. On assiste à une accumulation, voulue par les Russes, de
causes de guerre mondiale au Liban. »
Mardi 25 octobre
1983
Sans prévenir, les troupes américaines occupent
l'île de Grenade, aux Caraïbes, pour renverser le Conseil militaire
révolutionnaire mis en place quelques jours auparavant. Pour la
première fois dans l'histoire des rapports Est/Ouest, les
Américains font prisonniers, durant quelques heures, des militaires
soviétiques. Reagan, qui a téléphoné à François Mitterrand six
heures avant le déclenchement de cette opération longuement
préparée, n'en a rien dit.
Je convoque Galbraith, à la demande du Président,
pour lui dire que nous sommes très mécontents, mais que notre
réaction sera « minimale », en raison
de la tragédie du Liban. En sortant, l'ambassadeur déclarera à des
journalistes que je l'ai félicité et lui ai dit : « Chapeau bas »... Mon démenti le fera éclater de
rire.
Pour l'Opéra-Bastille, il faut maintenant choisir
celui des trois projets dont l'étude approfondie sera lancée ; 150
millions sont prévus pour cela au Budget 1984. Jack Lang propose de
retenir le projet de Carlos Ott. Outre les doutes que je nourris
sur les qualités esthétiques de ce projet, rien ne nous garantit
plus l'indépendance de gestion de cet Opéra par rapport à Garnier.
Tout cela me paraît bien mal parti. Je propose au Président
d'arrêter ce projet et d'utiliser l'argent disponible au
financement de deux autres auditoriums en province, ou au
complément du projet de la Cité de la Musique à La Villette,
aujourd'hui réduit, faute de crédits, à la simple installation du
Conservatoire national de musique. Mais le Président donne raison à
Jack Lang : l'Opéra-Bastille est maintenu.
Mercredi 26 octobre
1983
François Mitterrand à La
Presse, journal tunisien : « Nous
pensons qu'il serait dangereux que l'Irak ne dispose pas des
amitiés et des concours qui permettent d'aller au plus tôt vers une
solution pacifique. Les Super-Étendard sont là où ils doivent être
si la France respecte ses contrats. Et, depuis déjà je ne sais
combien d'années, la France a des accords avec l'Irak (...). Nous
respectons notre signature. »
Au Conseil des ministres : «Au Liban, nous sommes les soldats de l'équilibre.
L'attentat du Drakkar y a été scientifiquement organisé, dans une
ville folle où le terrorisme fleurit naturellement. »
Georges Fillioud est au Luxembourg. Il signe avec
Rémy Sautter un accord confiant deux canaux des satellites TDF à
RTL et s'engageant par ailleurs à ne
pas se faire de concurrence.
Le vice-président américain George Bush est à son
tour à Beyrouth.
Jeudi 27 octobre
1983
François Mitterrand en voyage en Tunisie.
Bourguiba est au plus bas.
Vendredi 28 octobre
1983
Le Congrès socialiste s'ouvre à Bourg-en-Bresse.
Chevènement : «Accepter 2 800 000 chômeurs en
1986, c'est accepter la défaite.» Fabius: « Le socialisme est-il moderne?» Mauroy :
« La rigueur ne constitue pas notre politique.
» Les questions sont posées. Où sont les réponses ?
Le nouveau livre de Caton est bien accueilli par
la critique. Dans Le Nouvel
Observateur, Jean-François Kahn écrit : « Voilà sans doute l'un des ouvrages "politiques" les plus
intelligents, les plus toniques et les plus démystificateurs qu'il
nous ait été donné de lire depuis que la gauche, en dégelant le
pouvoir, a gelé les imaginations théoriques. Y aurait-il une
justice éditoriale que je prédirais volontiers à cet ouvrage riche
et dense la même carrière que celle de ces phénomènes d'édition
qui, du Défi américain à Toujours plus !, ont su séduire le lecteur tout en alimentant une manière
de débat...
Il étrille comme il se doit
l'archaïsme foncier d'un discours socialiste qui met du rêve là où
il faudrait de l'acte, et de l'État là où il faudrait de
l'imagination. Mais, fort de cette orthodoxie, il n'en pourfend
qu'avec plus de verve les jappements imbéciles de la nouvelle
droite sauvage et ces nouveaux croisés de la bipolarisation
mondialiste qui voient Andropov ou des Bulgares partout où Freud
voyait du sexe.
Ensuite, il s'acharne à
camoufler sa propre cible. Car enfin, la farce du Zorro de la
droite pure et dure qui avance masqué pour mieux châtier les
sergents Garcia qui nuisent, par leur sottise, à l'effort de
reconquête de ses amis conservateurs, ce canular-là a fait long
feu. Ce Caton nous apparaît, à l'examen, fortement collectif, à
moins d'intégrer en lui-même un déçu de la nouvelle droite, un
technocrate barriste désabusé, un cadre rocardien en congé de
parti, une fraction de la rédaction de Libération et un adepte de
Jean-François Bizot. Cela fait peut-être beaucoup pour un seul
homme. D'autant que le style affecte d'étranges variations et passe
allégrement de Baudrillard à Coluche. »
Perspicace...
Samedi 29 octobre
1983
Manifestations pacifistes à Copenhague et La Haye
(500 000 personnes).
Kadhafi écrit à François Mitterrand à propos de la
Grenade. Difficile d'imaginer plus grande violence verbale :
« Les événements qui se
déroulent actuellement à Grenade ont ôté tout espoir aux petits
pays et à leurs peuples, à l'instar du peuple de Grenade, de vivre
libres sur cette planète. Ce qui se passe à Grenade non seulement
porte atteinte à la liberté du peuple grenadien, mais détruit aussi
la civilisation du XXe siècle et dévoile son
caractère mensonger et fallacieux. L'arrivée au pouvoir d'un
personnage comme Reagan à la tête d'une grande puissance tyrannique
signale la déchéance de l'humanité et marque le retour à l'ère de
la barbarie,, de la sauvagerie et de l'irrationnel. Seule une
alliance mondiale qui envahirait les États-Unis pour y établir les
principes d'humanité, de liberté et de justice et en extirper
l'esprit malfaisant et le nazisme, pourrait sauver la civilisation
et la liberté humaine qu'on enterre à l'heure actuelle, car les
États-Unis sont devenus une menace pour la liberté de tous les
petits pays et de leurs peuples, et aussi pour la paix dans le
monde. Il n'existe dans aucune langue connue une expression
adéquate qui puisse décrire l'ignominie de cette intervention qui
représente le précédent le plus grave de la violation du respect
des autres et de l'ingérence dans leurs affaires les plus
personnelles (...). Le nouvel Hitler du monde doit comprendre que
même Hitler a eu une fin désastreuse et que les peuples ont emporté
la victoire.
Mort aux mégalomanes et aux
nouveaux nazis, gloire au peuple de Grenade victime de l'agression,
et victoire pour les peuples ! »
Lundi 31 octobre
1983
Raúl Alfonsin remporte les élections en Argentine.
Fin de huit ans de dictature militaire.
Le Conseil de sécurité de l'ONU interdit l'usage
des armes dans le Golfe et ses ports. L'Irak appliquera cette
résolution si l'Iran s'engage lui-même à la respecter.
François Mitterrand : « J'ai
un tempérament que l'on appellera religieux. Je m'intéresse à ce
type de questions. Je suis porté à rechercher moi-même un Dieu
autour d'une révélation, avec la transcendance d'une vie après la
mort. Tout cela est quand même un peu usé dans ma tête, et quand je
me dis agnostique, cela veut bien dire cela. Je ne sais pas ce que
je sais, je ne sais pas ce que je ne sais pas. Donc, cela ne peut
pas s'appeler la foi. Je n'ai pas eu de révolte, je ne suis pas
entré en rébellion, je n'ai pas eu à déchirer une carte d'adhésion,
je n'ai pas eu à quitter une Église. Cette évolution s'est faite en
moi au hasard de ma vie. Je reste de cette civilisation, de cette
forme d'esprit qui, au fond, admet l'existence d'un principe et
d'une explication, mais qui, à partir de là, hésite sur les
modalités de l'explication en question. »
Mercredi 2 novembre
1983
Cérémonie aux Invalides pour les 58 morts du
Drakkar. A l'appel de chaque nom, le Président dépose une Légion
d'honneur sur chaque cercueil. Il fait très froid, ce matin, sur
Paris.
La décision est prise : quelque chose sera fait.
François Mitterrand : « Non pour se venger.
Mais pour éviter que cela ne se renouvelle. »
Au Liban, Arafat, encerclé à Tripoli avec quelques
milliers de ses derniers fidèles sous le feu de ses adversaires,
détient six soldats israéliens prisonniers. De son côté, Israël
déteint plusieurs milliers de Palestiniens ou sympathisants pris
lors des combats aux portes de Beyrouth. L'échange est-il possible
?
Entretien à Paris entre le Président et le Roi
Juan Carlos. Le Roi d'Espagne souhaite que les cartes de réfugiés
des Basques soient retirées (elles devraient l'être depuis 1979).
Il demande des moyens de prévention plus stricts, et une expulsion
dans les cas les plus graves.
Fin de toute résistance à la Grenade : difficile
d'imaginer plus ridicule déploiement de forces pour réduire un coup
d'État dérisoire.
Jeudi 3 novembre
1983
Protestation de l'Irak auprès du secrétaire
général de l'ONU contre des offensives iraniennes.
Le cher Pierre Uri, un des pères fondateurs du
Marché commun, me propose plusieurs réformes économiques, toutes
intéressantes : améliorer les incitations à l'épargne et les
simplifier ; diminuer les impôts des cadres, mais augmenter leurs
charges sociales ; mettre en œuvre des négociations sociales
globales ; calculer autrement les prélèvements obligatoires.
Cet homme excessivement brillant n'a,
mystérieusement, jamais rempli le rôle qu'il aurait dû assumer :
trop d'intelligence rationnelle nuit sans doute en politique.
Vendredi 4 novembre
1983
Après un attentat palestinien contre l'armée
israélienne au Sud-Liban, Claude Cheysson donne instruction au
porte-parole du Quai d'Orsay de faire part, aujourd'hui à midi,
« de notre préoccupation devant la reprise des
violences et de notre sympathie pour les familles des victimes
». Il pense qu'avant d'aller au-delà, il faut attendre
l'annonce ou la confirmation officielle par le gouvernement
israélien de cet attentat. « Il serait
difficile, au-delà de la sympathie pour les familles des victimes,
d'adresser des "condoléances", étant donné que l'armée israélienne
est, au Sud-Liban, comme l'armée syrienne dans la Bekaa, une armée
d'occupation. »
Jean-Baptiste Doumeng m'annonce les noms de ceux
qui sortiront du Comité central et de celui qui entrera au
secrétariat : Jean-Claude Gayssot est, à Moscou, désigné comme le
successeur, dans un an, de Georges Marchais.
Samedi 5 novembre
1983
Claude Cheysson propose à François Bujon de
L'Estang de devenir directeur des Affaires économiques au Quai
d'Orsay au départ de Paye pour l'OCDE. Jospin propose un autre
candidat.
Première réunion préparatoire au Sommet de
Londres, sous la forme d'un dîner au 10, Downing Street, avec
Robert Armstrong.
Lundi 7 novembre
1983
Pour ramener en 1985 le taux des prélèvements
obligatoires de 46 % (ce qu'il sera) à 44,5 % (1 % au-dessous de
1984), il faut réduire de 65 milliards de francs les recettes et
les dépenses. C'est déjà moins !
Chadli est à Paris. Première visite officielle
d'un chef d'État algérien en France.
Mardi 8 novembre
1983
Les évêques de France jugent la dissuasion
nucléaire « moralement acceptable ».
Le P-DG de l'entreprise publique qui s'étonnait
d'être accusé d'antisémitisme m'explique : «
Ce que vous m'avez dit m'a beaucoup impressionné. J'ai fait la
liste des Juifs dans l'entreprise. Ils sont beaucoup mieux traités
que les autres. » Incorrigible !
Arafat, de Tripoli où il est assiégé, envoie un
message au Président : « Il adresse ses
remerciements à la France dont la prise de position a une portée
considérable non seulement pour le sort des combattants de Tripoli
et pour l'OLP, mais pour l'avenir du peuple palestinien lui-même.
Le peuple français méritait déjà le nom de peuple ami du peuple
palestinien ; nous lui donnons désormais celui de peuple frère.
»
Cheysson propose d'aider Arafat à quitter Tripoli.
Arafat répond : « Je ferai appel à vous en
toute dernière extrémité. Je souhaite qu'un contact permanent soit
maintenu entre nous pour pouvoir déclencher l'opération à tout
moment. Ma présence au milieu de mes combattants est importante ;
il faut être prêt. »
J'interroge le Président : «
Cheysson a donc proposé à Arafat de l'évacuer sur un bateau
français ? Ne peut-on trouver un bateau plus neutre, grec par
exemple, comme après le siège de Beyrouth, l'an dernier ? A moins
que le bateau ne soit civil...»
François Mitterrand : «
Sauver les personnes échappe à tout calcul. »
Promenade dans le parc avec le Président :
«Quel Premier ministre : Fabius,
Mauroy, Delors ? »
Message énigmatique de la Maison Blanche. Le
nouveau conseiller spécial, Bud McFarlane, qui vient de remplacer
Clark, devenu secrétaire à l'Intérieur, écrit : « Nous apprécions grandement la détermination française de
rester dans la course au Liban. »
Mercredi 9 novembre
1983
Au déjeuner habituel, on parle de l'extrême
droite, des chefs-lieux ruraux, de l'urbanisme, des jardins
ouvriers, des subventions aux quartiers défavorisés, des impôts
locaux qui augmentent trop vite, des crédits pour les banlieues.
Laurent Fabius panique : Usinor et Sacilor vont faire 10 milliards
de pertes en 1983, contre 2,5 prévus. Il réclame 5 milliards en
plus des 4 déjà prévus dans le Budget 1984. Mauroy veut que tout
soit fait d'abord pour Usinor ; Fabius pour Sacilor, dont dépendent
les usines normandes. Cela promet ! Fabius : «
Ce complément ne peut être apporté que par le collectif budgétaire
en cours de préparation. J'insiste vivement pour l'inscription de
ce crédit, sauf à rendre impossible soit la poursuite de l'activité
sidérurgique, soit le redressement de nos autres entreprises
publiques industrielles, soit les deux. »
Jean-Yves Haberer et Jacques de Fouchier insistent
pour être reçus par le Président afin de lui soumettre deux
problèmes : faut-il suspendre les poursuites contre Pierre Moussa ?
faut-il autoriser les douaniers à poursuivre la Banque elle-même ?
Réponse de François Mitterrand : « C'est au
Premier ministre de décider. »
Vendredi 11 novembre
1983
Rien n'est réglé dans l'Université, au contraire.
Le ministre de l'Éducation nationale continue à faire planer la
menace d'un Corps unique. Le directeur des Enseignements
supérieurs, Payan, partout où il parle, annonce qu'on va vers la
séparation du grade et de la fonction, c'est-à-dire vers le Corps
unique. Cela a des conséquences désastreuses : les emplois du temps
ne sont pas faits. Il faut réagir vite !
Le Président impose à Mauroy et Savary des
amendements qui protégeront la spécificité des professeurs et
interdiront le Corps unique.
Nitze, le négociateur américain à Genève, soumet à
Washington un projet selon lequel les États-Unis et l'URSS
limiteraient leurs missiles intermédiaires à 200 lanceurs chacun,
porteurs de 600 ogives nucléaires. La moitié seulement de ce total
serait déployé en Europe. Les États-Unis n'installeraient en
Allemagne de l'Ouest que 36 fusées Pershing 2, au lieu des 108
prévues, et 64 missiles de croisière, soit 200 de moins de prévu.
On est loin de la promenade dans les bois...
Samedi 12 novembre
1983
A Paris, la recherche de la véritable identité de
Caton atteint son paroxysme. Le Figaro
encense cet « homme de droite qui avance
encore masqué ». Ce soir, dîner avec André Bercoff et
quelques journalistes. On ne parle que de Caton. André n'apprécie
plus tant les compliments adressés à ce Golem devenu beaucoup plus
célèbre et influent que lui-même !
Coup de tonnerre : Reagan écrit au Président
Mitterrand pour annoncer des représailles américaines au Liban, et
nous proposer de nous y joindre :
«... Sur la base de cette
analyse, je crois que le gouvernement américain doit maintenant
agir pour empêcher de nouvelles actions terroristes par les groupes
responsables, et dissuader de tels actes d'autres éléments radicaux
qui paraissent convaincus que ce type d'attaque pourrait affaiblir
notre volonté et notre engagement en vue de résoudre le problème
libanais. Davantage encore, je suis convaincu qu'il est besoin
d'envoyer un signal clair et résolu à ces gouvernements qui
soutiennent tacitement ce type d'activités. Il faut leur faire
comprendre que nous les tiendrons pour responsables de cette
activité criminelle si elle est renouvelée...
La confirmation en cours par
notre service de sécurité ayant été obtenue, nous avons établi une
fenêtre pour notre opération entre les premières heures de la
matinée du 16 et le 19 novembre. Avant de prendre ma décision
finale, j'apprécierais grandement d'avoir vos vues sur nos plans
(...). Je crois que notre plan visant à répondre à ces attaques
contre nos forces de paix ne nous fera pas dévier de nos efforts à
cet égard. Si nous allons plus avant dans la réalisation de nos
plans, je rappellerai publiquement notre engagement en faveur d'une
solution pacifique de la tragédie libanaise et je ferai savoir que
notre tolérance vis-à-vis du terrorisme a des limites claires.
»
François Mitterrand décide immédiatement de se
joindre à l'opération américaine et demande à Charles Hernu de
prendre contact avec Caspar Weinberger.
Georges Valbon quitte la présidence des
Charbonnages de France pour marquer son désaccord avec la politique
gouvernementale. La crise s'annonce avec le PC.
François Mitterrand à Pierre Mauroy : « Il faut dire aux communistes que nous les garderons au
gouvernement s'ils n'exagèrent pas. Le contrat a été décidé par les
électeurs. Le rapport de forces a été défini par le suffrage
universel. Les communistes ne peuvent s'en défaire par une pression
sur le gouvernement. »
Six attentats de l'ARC en Guadeloupe.
Le Président choisit sans enthousiasme le projet
de Carlos Ott pour l'Opéra de la Bastille.
Dimanche 13 novembre
1983
Les protestants français réclament « un gel nucléaire, même unilatéral ».
Lundi 14 novembre
1983
Reconduction du système d'encadrement des prix
pour 1984.
Mardi 15 novembre
1983
Pierre Guidoni, ambassadeur à Madrid, note :
« Le terrorisme basque intensifie sa pression
jusqu'aux élections municipales espagnoles, afin de radicaliser la
lutte. »
Le Président écrit à Pierre Mauroy pour lui
demander de laisser un peu de liberté aux prix dans les entreprises
publiques, en particulier pour la pharmacie.
François Mitterrand reçoit le Président finlandais
Mauno Koivisto, dont l'expérience en matière soviétique est
incontournable :
François Mitterrand :
Le terme "finlandisation", qui est parfois employé, l'est par une presse de combat,
et pas à bon escient. Ce terme n'est pas reçu comme traduisant une
réalité par l'ensemble de la population, qui se rappelle au
contraire les actes courageux du peuple finlandais. Quand on a
l'URSS à la porte et à la fenêtre !... On vous comprend donc bien.
C'est une réalité géopolitique.
Il n'y a d'ailleurs pas de
raison d'avoir, à l'égard de l'URSS, une attitude inamicale, et
c'est aussi mon sentiment. En ce qui concerne la France, et quelle
que soit la situation, j'ai toujours gardé une attache avec l'URSS.
Évidemment, nous, nous ne sommes pas neutres, nous sommes mêlés à
tous les choix, plus même que nous ne le voudrions.
Mauno Koivisto:
Du fait de notre histoire, nous avons appris
les inconvénients qu'il y avait à avoir des amis loin et des
ennemis près. Nous avons donc, depuis lors, cherché à être amis
avec les pays proches.
On ne peut pas dire que la
Finlande soit neutre. Notre politique extérieure est fondée sur le
bon voisinage. Dès lors que nous ne sommes pas alliés à l'URSS,
nous ne pouvons pas être alliés non plus avec d'autres pays. A
partir d'une case départ difficile, mon prédécesseur avait réussi à
construire une situation assez solide, et, aujourd'hui, nous sommes
présents sans conditions dans l'arène internationale.
Dans nos jugements sur
l'URSS, nous n'hésitons pas à émettre des réserves. Il en a été de
même pendant la guerre du Vietnam à l'égard des
États-Unis.
François Mitterrand :
L'URSS va cesser sa participation aux
négociations sur les FNI, mais les START vont se poursuivre. Il y
aura donc en Europe des missiles supplémentaires et je ne vois pas
comment, à court terme, on pourrait diminuer leur nombre. Cela
créera surtout, pour l'URSS, une différence qualitative en sa
défaveur, car elle pourra être frappée plus rapidement. Évidemment,
par rapport au chiffre global de 8 000 missiles de chaque côté, la
quantité supplémentaire est assez réduite. En tout cas, je suis
pessimiste sur cette négociation. En revanche, je suis optimiste
pour la suite d'Helsinki, à Madrid. Il a été possible d'y aboutir à
de réelles conclusions.
... Pourquoi utiliser des SS
20 ? Nous ne pouvons pas laisser l'URSS disposer seule de cette
arme terrible qui peut ravager l'Europe en quinze minutes. D'autant
que cette arme n'atteint que l'Europe. C'est tout le problème du
découplage.
La France n'est pas le
gardien de l'Europe occidentale. L'URSS aurait donc le champ libre
partout ailleurs, en dehors de la Grande-Bretagne ? L'équilibre
mondial et européen en serait rompu.
Il n'y a pas de proposition
suffisante dans ce sens. Le Président Reagan s'est accroché trop
longtemps à l'option zéro. Il n'était plus raisonnable de demander
aux Soviétiques la destruction intégrale de leurs missiles SS 20
dès lors qu'ils en avaient autant. De leur côté, les Russes ont
réduit leurs exigences au compte-gouttes.
Je serais étonné par un
rebondissement russe à Genève.
Il y aura donc quelques
Pershing en Allemagne, et le départ des Russes de Genève. Nous
vivrons un moment difficile. C'est alors qu'il faudra vite
atteindre un stade nouveau. La France sera à la disposition des uns
et des autres pour aider à toute reprise des conversations. D'ici
là, il n'y a pas grand-chose d'utile à faire. La France n'est pas
pour une surenchère, mais elle n'est pas pour un monopole
soviétique.
Mauno Koivisto:
J'ai essayé de comprendre ce qui s'était passé
avant cette double décision. J'ai lu les mémoires du Président
Carter. Cela ne préoccupait pas, à ce moment-là, les Américains. Au
moment des SALT, Carter n'était pas pour implanter ses missiles sur
le sol européen. Pendant un certain temps, les États-Unis ont même
vu les SS 20 de façon positive, car ce sont des missiles mobiles,
contrairement aux SS 4 ou aux SS 5. Ils peuvent donc être
retirés.
François Mitterrand:
Oui, mais l'URSS a pris cette décision avant
1977 Pourquoi donc ? Nous ne menacions pas la Russie!
Mauno Koivisto:
J'ai été à Washington en 1978 pour le FMI.
L'ambiance était la suivante : refus de ratifier les accords SALT
II si la brigade russe qui avait été découverte à Cuba n'était pas
retirée. Par-dessus cela, il y eut l'affaire d'Afghanistan et celle
de la bombe à neutrons. Le Chancelier Schmidt se trouvait dans une
situation difficile. De son côté, Brejnev était déjà
diminué...
François Mitterrand :
Nos pays ne peuvent plus servir à grand-chose
avant l'arrivée des Pershing II et la rupture à Genève, mais ils
peuvent avoir par la suite un rôle important, car ce sera pour les
grandes puissances un problème d'amour-propre, et il faut que
personne ne se sente humilié ni menacé. Notre position ferme nous
permettra alors d'être conciliants avec l'URSS. En effet, nous ne
sommes pas les adversaires de l'URSS.
Mauno Koivisto:
Dans les mémoires de Carter, on voit bien qu'à
la rencontre de Vienne, Gromyko ne pouvait opposer que des refus et
que seuls les chefs militaires pouvaient dire oui. Y a-t-il en URSS
des facteurs militaires prépondérants ? Nous notons en tout cas un
très grande rigidité des Affaires étrangères
soviétiques.
De Djedda, on apprend qu'Arafat vient d'accepter
de quitter Tripoli. Les autorités saoudiennes nous demandent
d'aider à son évacuation et de le recevoir à Paris.
Cheysson au Président : « Je
ne sais pas s'ils nous préparent quelque chose, mais Howe me dit
qu'il fait tout ce qu'il peut pour convaincre les Américains de ne
pas se venger de l'attentat de Beyrouth. »
Impossible : tout est prévu pour
après-demain.
Mercredi 16 novembre
1983
Michel Camdessus devient gouverneur de la Banque
de France.
Un collaborateur de Weinberger dit à un
collaborateur de Hernu que, finalement, les Américains n'y vont
plus. Celui-ci croit à une plaisanterie.
Le Président rencontre secrètement Mgr Vilnet :
« Il n'est pas question pour le gouvernement
de laisser étouffer l'enseignement privé, mais seulement de lui
refuser les privilèges qu'il réclame. Comptez sur moi, je veille à
un accord équilibré. »
Ce soir, à « L'Heure de Vérité », faisant allusion
à l'attentat contre le Drakkar, le
Président annonce que « les criminels seront
châtiés ». Nul ne relève.
Selon une dépêche diplomatique, Israël
s'apprêterait à demander le concours de la flotte française pour
l'évacuation de ses prisonniers dont la vie est actuellement en
danger à Tripoli.
Accord entre Ryad et Damas sur l'évacuation des
loyalistes de l'OLP encerclés à Tripoli, au Liban.
A 18 heures, heure locale (24 heures, heure de
Paris), Weinberger reçoit le feu vert du Président américain et
l'accord de tous les chefs militaires du Pentagone.
Jeudi 17 novembre
1983
L'opération est pour aujourd'hui.
6 heures du matin : le Président français donne
son feu vert à l'opération à Beyrouth.
A 6 h 45, Weinberger téléphone à Hernu :
« J'ai décidé de retirer la participation
américaine à Beyrouth.» Il a
peur de perdre un pilote.
A Washington, McFarlane apprend le report de
l'opération décidé par Weinberger. Il est trop tard pour réagir.
Reagan, prévenu, est furieux.
A 9 heures, Charles Hernu appelle le Président :
« Les Américains viennent de me téléphoner ;
Weinberger souhaite reporter l'opération. La Maison Blanche n'est
pas au courant et ils ne veulent pas réveiller leur Président pour
lui demander de décider. »
A 11 heures, François Mitterrand reçoit Charles
Hernu ; il décide de maintenir : « On ne peut
plus reculer maintenant. »
A 12 heures, Charles Hernu retourne rue
Saint-Dominique et téléphone à Weinberger : «
Nous agirons dans une heure, avec ou sans vous.» Weinberger
lui répète : « Aucune décision n'est prise.
» Hernu : « Nous décollons dans une
heure. » Weinberger : « On ne peut y
aller. La relève de nos troupes m'interdit d'agir. »
A 13 h 15, McFarlane envoie le télégramme suivant
:
«M. Weinberger a été avisé
par Hernu de vos plans dans l'heure. Le Président Reagan continue
de voir très positivement une mission franco-américiane coordonnée
à la première opportunité. Ceci n'est pas pour influencer vos
plans, mais plutôt pour établir clairement notre soutien à une
mission et pour vous proposer une coordination aussi vite que
possible. »
Dans ces moments-là, il faut avoir l'esprit froid.
Les Français sont sans la protection des radars et des avions
américains. Maintenir ou annuler ? Le Président décide de
maintenir, de ne pas répondre à ce télégramme, mais à celui d'il y
a deux jours, par lequel Reagan annonçait l'action américaine : il
s'agit de montrer aux Américains que l'opération dont ils avaient
pris l'initiative est désormais prête. Réponse à McFarlane :
« Le télex du 12 novembre a
bien été reçu. On a été sensible — et
on insiste sur ce point — aux deux
remarques portant sur la nécessité d'avoir une précision et une
identification suffisantes. Pour le reste, la France estime que
tout crime mérite sanction appropriée. »
A 15 h 30, l'opération est lancée alors que le
Président est en route pour Villacoublay, afin de se rendre à
Venise où se tient le Sommet franco-italien.
A 16 h 20, huit Super-Étendard bombardent leur
cible. Pour faciliter la tâche des appareils partis sans la moindre
protection, la marine américaine brouille les radars syriens.
Pourquoi ? Qui l'a décidé ? Les avions français rentrent indemnes à
la base.
En route pour Venise, le Président est prévenu de
la réussite de l'opération et du retour, indemnes, des
pilotes.
Les quartiers généraux des chiites extrémistes
sont détruits.
A l'aéroport, on apprend que le ministre des
Affaires étrangères Andreotti vient de critiquer le bombardement
français. Au dîner au Palais Pisani, Andreotti est mis en
quarantaine par la délégation qui refuse de lui serrer la main et
de lui parler pendant tout le Sommet.
Dans la soirée, Israël demande à la France de
préparer en secret l'échange des six prisonniers israéliens contre
plusieurs milliers de Palestiniens et de Libanais, la Croix-Rouge
internationale assurant sa préparation. Le Président hésite :
opération très délicate et dangereuse. Il s'agit d'organiser
l'évacuation des six prisonniers retenus dans une cave, dans une
ville assiégée, d'un port soumis au tir des batteries adverses,
pour les échanger contre 1 124 Palestiniens détenus en Israël et au
Liban ! Puis il accepte. Si on réussit, cela justifiera toute notre
politique de dialogue avec les deux camps.
Vendredi 18 novembre
1983
Dans le plus grand secret, l'échange se prépare.
Comment agir ? Faire entrer un bâtiment dans le port paraît
déraisonnable. L'envoi d'une équipe légère française ou l'envoi
d'un hélicoptère seraient trop dangereux. On choisit la
récupération en mer : l'OLP devra assurer le transfert des
prisonniers israéliens depuis la côte. Problème : les prisonniers
doivent pouvoir être formellement identifiés par la
Croix-Rouge.
19 h 15 à l'Élysée : on examine les difficultés.
Il faut organiser le transport aérien des Palestiniens et le
synchronisme des opérations au Nord et au Sud. Le transport des
prisonniers détenus par Israël sera assuré par la France sous les
auspices du CICR. Les six prisonniers israéliens seront convoyés
sur un bâtiment de la marine française mouillant devant
Tripoli.
Geoffrey Howe proteste auprès de Claude Cheysson
contre le bombardement de Baalbek :
« Vous connaissez nos
sentiments à propos de l'attaque affreuse contre votre contingent à
Beyouth le mois dernier. Je comprends bien les pressions exercées
sur votre gouvernement pour agir en réaction. Mais je suis
franchement ennuyé que vous ne nous ayez pas donné l'occasion de
commenter ni même prévenu à l'avance de l'attaque de l'aviation
française au Liban hier.
Vous connaissez mes efforts,
plus tôt ce mois-ci, pour dissuader les Américains de ce genre
d'action contre-productive. Nous avons attiré leur attention sur la
distinction entre une action justifiée par la légitime défense et
une action brutale. »
Samedi 19 novembre
1983
Les prisonniers doivent être formellement
identifiés ; une fois déclenchée, l'opération ne peut être que
réussie ou annulée.
Dimanche 20 novembre
1983
Cheysson répond à Howe. Il n'est déjà plus à
Venise ni à Paris, mais... à Djakarta !
« Mon cher
Geoffrey,
Je t'ai, en effet, dit que
nous étions opposés aux représailles et que nous avions refusé une
action conjointe avec qui que ce soit. Ceci dit, comme tout pays
digne de ce nom, nous n'accepterons jamais que nos troupes soient
attaquées sans avoir le droit de riposter. L'attentat du 23 octobre
a été meurtrier. Nous ne nous sommes pas précipités à bombarder
n'importe qui n'importe où, et nous avons soigneusement suivi les
différentes pistes qui pouvaient mener à l'agresseur. Celui-ci
identifié de plusieurs manières, nous avons poursuivi l'enquête
sans hâte excessive. La responsabilité établie, nous avons frappé
et l'objectif a été atteint précisément et sans excès.
Quel pays digne de ce nom
aurait agi différemment ?
J'ajoute que, ni à La
Celle-Saint-Cloud, ni ultérieurement, je n'ai caché notre volonté
d'agir ainsi, ponctuellement et énergiquement, si nous pouvions
identifier les responsables, et ceux-ci ne sont évidemment pas au
premier chef les candidats au suicide qui mène au Paradis. Tu
t'étonnes que nous ne vous ayons pas avisés à l'avance. Peux-tu
imaginer qu'une opération de ce genre aurait pu être annoncée à qui
que ce soit sans accroître les risques, non négligeables, dans une
zone qui ne manque pas de puissants moyens anti-aériens ? Je te
dirai ce qui précède d'autre manière : connaissant un peu ton
peuple et ses dirigeants, je n'éprouve aucun doute sur ce qu'aurait
été votre action si vos soldats avaient été ainsi massacrés et si
vous aviez pu en identifier les responsables. Je t'assure de mes
sentiments bien amicaux et dévoués et te souhaite bon vent à la
Nouvelle Delhi. »
Cheysson ajoute à l'intention du diplomate qui
doit délivrer le message : « Vous remarquerez
le ton un peu blessé de mon message. Les Anglais nous la baillent
belle lorsque leurs intérêts et leurs hommes ne sont pas touchés et
risquent d'être affectés par nos actions. Avons-nous réagi de la
sorte pendant la crise des Malouines ? »
Lundi 21 novembre
1983
Le secret est encore bien gardé. A Tripoli, l'OLP
veut que le bateau qui assurera la navette entre la terre et le
bâtiment français soit placé sous la responsabilité de la
Croix-Rouge. Un représentant de la Croix-Rouge se tiendra aussi à
bord du bâtiment français. D'accord : le bâtiment français
pénétrera, selon les circonstances, dans la zone des 12 miles
nautiques. Un représentant du Quai d'Orsay sera embarqué à bord du
bâtiment de recueil, notamment pour le cas où des passagers
imprévus se présenteraient à l'embarquement. Par ailleurs, trois
appareils B 747 d'Air France seront mis en place demain pour le
transfert des 1200 Palestiniens, en-dehors de celui des archives de
l'OLP.
La Croix-Rouge précise que les moyens destinées à
assurer la sortie des six prisonniers israéliens de Tripoli ne
seraient disponibles que mercredi 23 au soir. Il s'agit d'un
bâtiment-hôpital, le Flora, qui sera
affrété par la Croix-Rouge pour une « mission
humanitaire » au large de Tripoli. Surprise : le
Flora, selon le Lloyd's Shipping Index, serait « propriété libyenne
» ! A Tripoli, le port est bombardé.
Il apparaît que l'opération pourrait avoir lieu au
mieux après demain dans la soirée. C'est Bruno Delaye, du cabinet
de Cheysson, qui assurera la coordination sur le bateau
français.
Mardi 22 novembre
1983
Il faut se dépêcher : les premières lignes
dissidentes se trouvent à environ un kilomètre de l'entrée nord de
Tripoli, soit à près d'un kilomètre et demi du quartier général de
Yasser Arafat et des prisonniers israéliens.
Le navire-hôpital Flora passe le canal de Suez et sera dans le port
de Tripoli dans la soirée. L'opération est reportée à demain.
La mise en place des 747 d'Air France, à Tel Aviv,
est en cours. Le secret est encore intact !
Mercredi 23 novembre
1983
L'Espagne réclame à la France l'extradition de
cinq des vingt-trois ressortissants espagnols connus pour être
membres actifs de l'ETA et qui n'ont pas commis de « crime de sang ». Le Président demande leur
assignation à résidence dans l'attente d'une expulsion. Les autres
seraient éloignés de la frontière et interdits de séjour dans les
départements limitrophes, mais expulsés s'ils enfreignaient cette
mesure. On recherche un pays d'accueil.
9 heures : accord des Israéliens pour que les
Palestiniens soient libérés sur l'aérodrome Ben Gourion.
A 9 h 20, accord des deux parties pour que
l'opération ait lieu dans la journée du jeudi 24.
Bruno Delaye monte à bord d'un B 747 d'Air France
qui doit le déposer à Larnaka avant de rejoindre les deux autres
appareils à Tel Aviv.
Le projet de loi sur la concentration de la presse
passe en Conseil des ministres. Gaston Defferre se montre véhément
: « La presse de Paris est presque entièrement
dans la main d'un seul homme. » Badinter grommelle. Rocard
est contre, mais ne dit rien
Au déjeuner, on parle encore de la réforme de la
loi électorale. François Mitterrand : « Elle
est le juge de paix des rapports avec le Parti communiste. Avec la
proportionnelle, nous aurions la certitude d'être minoritaires, à
moins d'avoir un troisième groupe sûr avec nous. La représentation
proportionnelle, c'est limiter la casse. Le scrutin majoritaire,
c'est jouer le tout pour le tout. Cela dépendra de la situation. Si
ça va mal, je ferai un peu de représentation proportionnelle ; si
ça va bien, beaucoup de proportionnelle. Par ailleurs, il faudra
redécouper les circonscriptions. »
Le secret est éventé trop tôt. A 20 h 07, l'AFP
diffuse un télex de son bureau de Genève donnant, « selon une source diplomatique arabe », le schéma
de l'opération, notamment le transport des prisonniers de l'OLP
vers Alger par voie aérienne et le recueil des prisonniers
israéliens devant Tripoli par voie maritime. Cette indiscrétion
peut être fatale au succès de l'opération. Mais, compte tenu du
nombre de partenaires en présence et du nombre de participants à
l'opération en mer, à terre, à Beyrouth, à Tripoli et à Tel Aviv,
il est exclu de modifier quoi que ce soit. Le Président donne
l'ordre de continuer.
L'entrée du bâtiment Flora — allemand, en définitive —, affrêté par la
Croix-Rouge, dans les eaux territoriales libanaises, c'est-à-dire à
moins de 12 miles nautiques de la côte, est approuvée par le
Président lui-même. Le bateau mouille devant Tripoli pendant
l'opération et sert notamment de couverture aux mouvements
d'embarcations entre le port et le large.
Un rattrapage par l'envoi d'un hélicoptère ou de
commandos à terre — opération à hauts risques politiques ou
militaires — est possible avec les moyens en place. Le Président
décidera. Le vice-amiral Klotz, commandant le groupe de recueil en
mer, Bruno Delaye, le commandant du bâtiment et celui du commando
de marine jugeront seuls des conditions d'exécution de la
mission.
Le transfert entre le camp d'Al Ansar, au
Sud-Liban, et l'aéroport international Ben Gourion, près de Tel
Aviv, se fera à bord d'hélicoptères militaires. L'ensemble de
l'opération sera accomplie sous la surveillance de la Croix-Rouge
internationale.
A l'aéroport Ben Gourion, en dépit des accords
préliminaires acquis, des difficultés se font jour avec certains
passagers.
Jeudi 24 novembre
1983
La France est garante de la sincérité de
l'échange. Dès que les six Israéliens sont libérés, à l'aube, trois
avions Boeing gros porteurs Jumbo 747 décollent de l'aéroport Ben
Gourion, vers Alger, avec à leur bord les mille détenus
palestiniens libérés.
Le Président, Charles Hernu, Claude Cheysson et le
chef d'état-major des armées, le général Lacaze, ont suivi le
déroulement des opérations pendant la nuit.
Le chef d'état-major israélien exprime la
gratitude d'Israël pour la participation de la France à l'opération
d'échange des prisonniers : « Le prestige des
armées françaises a atteint un niveau tout à fait
inhabituel.»
Le chef de l'OLP affirme que les Syriens ont
bombardé le secteur du port de Tripoli au moment de l'opération,
alors qu'ils avaient été informés officiellement par le CICR qu'une
opération humanitaire était en cours.
Les premiers Pershing arrivent en RFA. Andropov
annonce la fin du moratoire sur le déploiement des SS 20, ainsi que
différentes mesures de « sur-armement ». La crise Est/Ouest est à
son paroxysme. Comme prévu, interruption par les Soviétiques de la
négociation de Genève sur le désarmement en Europe.
Vote par le Bundestag du déploiement des
euromissiles. Le SPD, à l'origine de leur installation, a voté
contre, sauf Helmut Schmidt qui les avait réclamés à Carter.
François Mitterrand demande à Cheysson d'organiser
son voyage à Moscou.
Robert McFarlane, qui a remplacé Clark, répond à
mon message de félicitations (une phrase est particulièrement
significative) :
« Cher Jacques,
Je vous remercie de votre
message lors de ma nomination. Je suis déterminé à poursuivre les
relations étroites que vous aviez avec le juge Clark. Il est vital
pour les intérêts de l'Occident aussi bien que pour les intérêts
mutuels franco-américains que nous travaillions, vous et moi,
étroitement ensemble. Comme nous le disons en Amérique, ma porte
vous est toujours ouverte. Si nécessaire, il faut nous consulter,
afin que nos Présidents s'appuient sur nous, selon les canaux
secrets habituels. Nous apprécions beaucoup la détermination
française en vue de maintenir une action au Liban. Devant les nombreux défis des jours et des mois à
venir au Liban et ailleurs, j'espère entretenir avec vous une
relation de travail franche, coopérative et amicale. »
Vendredi 25 novembre
1983
Sommet franco-allemand à Bonn. On reparle de
défense européenne. J'apprends l'existence d'un accord secret de
défense franco-allemand, daté de novembre 1957, prévoyant
d'associer les Allemands aux travaux et résultats accomplis en
France sur l'énergie nucléaire (Chaban-Delmas était alors ministre
de la Défense), accord annulé par de Gaulle dès juillet 1958. Par
suite, les Allemands ont acheté des F 104.
Jacques Delors écrit au Président :
« Avant d'aborder les
problèmes purement financiers qui ont fait l'objet de nos dernières
conversations, je voudrais rappeler combien, dans notre esprit, le
règlement de ces questions s'inscrit dans notre volonté de relancer
la Communauté Européenne.
Débarrasser la vie
communautaire des multiples contentieux qui la paralysent est une
nécessité impérieuse. Mais c'est aussi la condition pour remettre
le train sur les bons rails, et aussi réaffirmer l'existence d'une
Europe unie dans un contexte mondial dominé par le trouble et
l'angoisse.
L'Europe, pour quoi faire ?
C'est notre responsabilité éminente d'apporter une réponse claire
et mobilisatrice.
Tel est le sens des
propositions que la France et d'autres pays ont faites pour
renforcer l'économie européenne ("les politiques nouvelles"),
approfondir notre coopération économique et monétaire (convergence,
promotion de l'investissement, progrès pragmatiques du SME),
conférer une dimension sociale à cette Europe (animation de la
concertation tripartite, lancement d'un programme européen pour
l'insertion sociale et professionnelle des jeunes, aménagement du
temps de travail).
Telle est la raison pour
laquelle nous sommes également disposés à moderniser la Politique
agricole commune et les autres politiques menées à partir des fonds
structurels.
Ainsi pourrions-nous dégager
des moyens sur les ressources existantes (Budget et opérations
emprunts-prêts) en vue de mener ces politiques nouvelles. La
réponse au défi technologique des années 80 se situe en partie au
niveau d'une indispensable coopération européenne (coopération
entre les entreprises, programmes communs de recherche,
approfondissement du Marché commun, amélioration des instruments
financiers)... »
Quelle que soit sa maladie, Andropov est écarté
pour longtemps. Un an de perdu déjà, et, même s'il se rétablit, il
n'a plus le temps de s'imposer. Il faut cinq ans ou plus à un chef
soviétique pour dominer la situation et faire prévaloir ses vues.
Tous les responsables soviétiques aux différents niveaux de la
hiérarchie cherchent à manœuvrer pour leur avenir. D'autant que,
dans leur majorité, ils en savent encore moins que nous sur la
situation au sommet !
Samedi 26 novembre
1983
François Mitterrand rencontre Henry
Kissinger.
Henry Kissinger :
Baalbek, c'est très bien, nous aurions dû le
faire, nous aussi. Assad est dur et calculateur ; il veut le Liban
et Israël. Pour lui, l'échange des prisonniers d'hier est une
marque de faiblesse d'Israël ; et il veut tout. Il faut soit le
frapper avant de négocier son retrait du Liban, soit tout
abandonner...
Assad est brutal,
impitoyable, mais il a une tête politique. C'est le meilleur
cerveau "analytique" du monde arabe. Sadate était un grand homme,
mais il avait avant tout de la vision plus que de l'analyse. Assad
a du charme personnel. Il y a une sorte de répartition des rôles
entre Khaddam et lui, la brutalité étant réservée à Khaddam et la
séduction à Assad. Assad n'est pas l'instrument de la politique
soviétique. C'est essentiellement un nationaliste. Simplement, il
arrive souvent que ses buts coïncident avec ceux des Soviétiques.
Assad est un partenaire sur lequel on peut faire fond. Il se
maintient dans l'ambigui'té autant qu'il peut, mais, lorsqu'il
s'engage, il tient ses engagements.
Les États-Unis ont commis
beaucoup d'erreurs depuis juin 1982, mais la principale d'entre
elles est d'avoir cru qu'on pouvait régler la question du Liban
sans introduire la Syrie dans la négociation. C'est une folie, aux
yeux de quiconque connaît la Syrie, de croire qu'on aurait pu
obtenir qu'elle se retire du Liban à la suite de l'accord négocié
entre le Liban et Israël. Habib l'a cru et il a eu tort. Habib est
un tacticien exceptionnel, mais il a besoin de directives ; il
n'est pas capable de concevoir une stratégie. Il aurait fallu
parler avec les Syriens beaucoup plus tôt, par exemple en octobre
1982. On aurait pu avoir un accord, peut-être pas sur le retrait
total, mais sur un certain degré de désengagement.
François Mitterrand :
Il faut aider Gemayel à avoir
un gouvernement plus équilibré. La phase
actuelle de prééminence syrienne est liée à l'enlisement de l'Irak
dans la guerre du Golfe et à l'isolement prolongé de l'Égypte par
rapport au reste du monde arabe. Historiquement, un équilibre
Irak/Syrie est nécessaire à l'harmonie du monde arabe. En l'absence
d'une telle conjoncture, l'Egypte tend à se replier sur le Nil.
Tout va actuellement dans le sens des desseins syriens, et
notamment tout tend à la partition du Liban entre la Syrie et
Israël, solution qui a votre faveur. Nous sommes opposés à tout
cela, et nous ramons à contre-courant.
Henry Kissinger :
Je ne suis pas nécessairement favorable à un
partage du Liban. Aussi bien n'est-il pas exact que ce soit là le
but ultime de la Syrie. Celle-ci vise plus loin, elle vise à la
Grande Syrie, et à un certain degré de contrôle sur l'ensemble du
Liban. Si un partage avait lieu, l'étape suivante pour les Syriens
serait de saigner Israël à blanc dans la partie qu'il occuperait,
et d'obtenir son départ total.
François Mitterrand:
Pour la Syrie, le péché de l'accord du 17 mai,
c'est qu'il s'agit, comme pour Camp David, d'un retrait israélien
obtenu grâce à l'aide des Américains. Une évacuation du Liban par
Israël, sans contrepartie, telle que souhaitée par Assad, serait la
première occasion dans laquelle un retrait israélien serait obtenu
sans le concours des États-Unis, par les seules forces arabes. Or,
les Syriens voient la naissance d'un sentiment "post-vietnamien "
dans l'opinion israélienne, dont une partie significative n'est pas
loin de demander un retrait total et inconditionnel du Liban. Ils
voient d'autre part que la Force multinationale n'est pas
éternelle. Aussi espèrent-ils rester les seuls, sans avoir rien à
payer. Dans de telles circonstances, un partage serait vu par les
Syriens comme une première étape, et il pourrait y avoir bien des
malentendus et des risques. Un partage au Liban conduirait aisément
à une nouvelle guerre israélo-arabe.
Henry Kissinger:
Je me demande si le récent échange de
prisonniers n'a pas été risqué dans la mesure où il peut convaincre
les Syriens de l'actuelle faiblesse psychologique d'Israël. L'OLP
étant affaiblie, le Roi Hussein va pouvoir accepter des
négociations avec Israël — ce qu'il ne
pouvait pas faire tant que l'OLP était là pour y mettre
obstacle.
François Mitterrand:
Pour la Syrie, la paix séparée avec l'Égypte
avait signifié la possibilité pour Israël de reporter ses forces au
nord. Si Assad avait eu une frontière commune avec l'Égypte, il
l'aurait franchie avec ses troupes pour empêcher la paix séparée.
De même, un traité de paix entre la Jordanie et Israël serait un
chiffon rouge pour Assad, qui attaquerait immédiatement la
Jordanie.
Henry Kissinger :
Pour les Arabes — sauf l'Égypte —, la paix
avec Israël, c'est trop. Si Ford avait été réélu en 1976, il
n'aurait pas fait Camp David. Il aurait essayé d'organiser entre
les États arabes et Israël de nouveaux pas en matière de
désengagement. Quelque chose aurait été tenté ; Rabin, Hussein et
Sadate avaient donné leur accord. Il s'agissait de proposer des
retraits partiels des forces israéliennes à la fois dans le Sinaï ;
en Cisjordanie et sur les hauteurs du Golan, en échange d'un
progrès vers la paix, mais pas de la paix elle-même.
(...) Shultz et ses
collaborateurs n'ont pas tort de dire qu'il n'y a pas actuellement
d'interlocuteurs soviétiques, surtout sur ce sujet. Gromyko n'a pas
la manière avec les Arabes. Il leur parle sur la base d'une série
de principes auxquels il revient inlassablement. C'est une méthode
possible avec les Américains ou les Européens. Avec les Arabes, il
faut être plus imaginatif, plus souple. Il faudrait mettre les
Soviétiques dans le processus à un moment quelconque. Mais
[Shultz] a quelque doute sur la façon dont les
dirigeants de Moscou exerceront leur influence. Si les Américains
modéraient leurs clients et les Russes les leurs, ce serait très
bien. Mais il est malheureusement plus probable que, tandis que les
Américains essaieront de modérer Israël, les Soviétiques
s'installeront dans un rôle d'avocat des thèses arabes les plus
extrêmes. En Russie, on va vers un bonapartisme ; ils savent
fabriquer des missiles, mais pas sélectionner des
dirigeants.
François Mitterrand:
Je suis d'accord avec vous. Le prochain
dirigeant sera Oustinov, puis un jeune général...
Sur l'Amérique centrale, François Mitterrand: Ni Ortega
ni Castro ne sont des communistes. Ce sont des
nationalistes.
Henry Kissinger:
Je suis contre une invasion du Nicaragua par
les troupes américaines. Il ne faut pas s'engager de nouveau dans
une guerre civile. » Il ajoute : « Vous
êtes le seul dirigeant d'Occident à avoir une politique
étrangère.
François Mitterrand :
Les États-Unis sont la pierre centrale de la
paix en Europe. Mais tous les Allemands sont en train de devenir
nationalistes et antiaméricains. Vous agissez par des hésitations
que vous comblez par de grands coups.
Henry Kissinger :
Gromyko n'est pas le bon interlocuteur.
D'autre part, ce n'est pas par un Sommet qu'on peut arriver à
quelque chose : un contact direct avec un leader soviétique n'est
pas la performance dans laquelle Reagan peut donner ce qu'il a de
mieux. Il faut trouver autre chose.
J'ai toujours considéré
Brandt comme un personnage ambigu. Un jour, Gromyko se plaignait de
ce que Schmidt soit moins favorable que Brandt à la détente. Je lui
ai répondu que les Soviétiques ne devaient s'en prendre qu'à
eux-mêmes de la chute de Brandt. Gromyko me dit alors : "Nous
n'avons rien à voir là-dedans, Guillaume était un espion
est-allemand, et non pas soviétique. Les Allemands de l'Est n'ont
rien fait d'autre que de le mettre de l'autre côté de la frontière.
Personne ne forçait Brandt à le prendre comme collaborateur"
!
Sortant de son entretien, Kissinger me dit :
« François Mitterrand est le seul homme d'État
en Europe qui ait une politique au vrai sens du mot. Les autres
gouvernants ne dépassent pas une approche politicienne et à court
terme. Or les peuples ont besoin d'autre chose. Ils ont besoin
d'une vision de l'avenir. »
Dans Le Figaro : « Qui est
Caton ? La question continue d'amuser le Tout-Politique. Elle reste
sans réponse. Après De la Reconquête, son premier essai, qui suscita une brassée d'éloges, le
second, De la Renaissance, laisse apparemment plus sceptiques les
lecteurs et les critiques. Il se vend moins bien et, pour relancer
l'intérêt, Caton sera, dit-on, à l'émission «Apostrophes»
de Bernard Pivot le 2 décembre prochain. L'an
dernier, la gent politique de gauche à droite le prit au sérieux,
apprécia le vigueur de son pamphlet, goûta son ironie, et fut, au
bout du compte, conquise par son cynisme. On alla jusqu'à
l'interviewer secrètement sur tout et n'importe quoi. Quant à ceux
qui voulurent lui coller une étiquette sur le dos, ils choisirent
volontiers celle de la "nouvelle droite". De l'avis général, Caton
était donc un penseur, certes iconoclaste, mais un penseur tout de
même. Au fond, Caton écrit comme parlent les héros de Brétecher,
Sempé et Wolinski. Ce type d'exercice est un art difficile. Surtout
quand on parvient, un an durant, à bluffer l'opinion et à se faire
lire comme un "idéologue". Caton est sans doute un farceur de
génie. Qu'importe, alors, qu'il soit de droite, de gauche ou du
centre ! Son drame — et le nôtre — serait que l'on découvre, chez
Pivot, un Caton qui se pose très sérieusement en directeur de
conscience. »
Il brûle !...
Samedi 26 novembre
1983
Arafat est assiégé à Tripoli. Il le fait savoir à
Cheysson : « Le Président palestinien sait
que, d'une manière ou d'une autre, il devra quitter Tripoli dans un
avenir proche. Ce qu'il souhaiterait — c'est le message dont était chargé Balaoui —,
c'est quitter Tripoli directement pour la
France. De même qu'il s'était rendu à Athènes depuis Beyrouth. Il
regagnerait ensuite son quartier général de Tunis. »
Dimanche 27 novembre 1983
Après en avoir parlé au Président, Cheysson fait
répondre : « Le Président a exprimé à Tunis
l'estime que nous avons pour cet homme intelligent et courageux. Il
y a longtemps que nous avons — et que, derrière nous, en juin 1982,
les Dix ont marqué — le besoin d'une organisation capable, le jour
venu, de s'engager au nom du combat palestinien. Le courage
tranquille manifesté par le Président incontestable — quoi qu'en
disent certains — de l'OLP a ajouté à notre appréciation une touche
d'admiration et de sympathie. Si Yasser Arafat décide de passer par
Paris en quittant Tripoli, il y sera reçu officiellement comme
l'ont été ses adjoints à maintes reprises. Mais il le sera
évidemment de manière particulière, avec des égards nouveaux, car
il est le numéro un ; ce sera sa première visite et nous tiendrons
à rendre hommage à d'exceptionnelles qualités. Il y aura donc
réception au Quai d'Orsay, contacts multiples, mais non
présidentiel. Tout cela sera marqué par la volonté d'honorer celui
qui aura eu la délicatesse de vouloir être un moment notre hôte
avant de rejoindre son PC à Tunis. La décision dépend de lui. Je
serai heureux de la connaître au plus tôt, car je suis chargé
personnellement par le Président de veiller à l'accueil.
»
Mardi 29 novembre
1983
Le prochain Sommet européen d'Athènes s'annonce
mal. Rien n'est prêt sur la façon de limiter les excédents de lait
ou sur le chèque britannique. Je rencontre Armstrong à Bruxelles :
« Un résultat positif est possible à Athènes
pour faire le point. A l'avenir, la Grande-Bretagne ne peut
continuer à pâtir d'un déficit non négligeable. Un "ticket
modérateur" doit être maintenu. Il en reste une compensation aux
trois quarts. C'est vrai, par le passé, nous avons triché pour
améliorer notre retour, mais cette politique était absurde. Nous
partageons maintenant votre souci de rigueur. » Sur la
maîtrise de la dépense globale : «Nous sommes
d'accord avec les propositions de Jacques Delors. » Sur le
lait « Nous soutiendrons un mandat de
négociation assorti de mesures unilatérales en cas d'échec.
» Pour les ressources propres, « elle » admet maintenant
qu'il faudra dépasser le plafond actuel de 1 % de TVA, mais « elle
» n'est pas prête à accepter de chiffre.
Mercredi 30 novembre
1983
François Mitterrand revient en Conseil des
ministres sur le Liban : « Nous avons agi sur
des objectifs précis et identifiés. Nous sommes restés dans ces
limites. Ceux qui ont à le savoir le savent. La France estime que
tout crime mérite châtiment. »
Au cours du déjeuner, on parle de l'enseignement
privé, des universités, de la loi sur la presse. Le Président, sur
ce dernier sujet : « Il est d'une importance
d'État que cette discussion au Parlement soit rapide. » Tout
doit être bouclé au 15 décembre.
André Chandernagor va prendre la présidence de la
Cour des Comptes. Pisani est encore à Bruxelles. François
Mitterrand : « Pierre Mauroy pense à Pisani
pour remplacer Chandernagor. Tout réfléchi, et malgré mon faible
indice de sympathie pour lui, je crois que ce serait un bon choix :
connaissant la matière, brevet d'Européen, bien vu par les
agriculteurs (mais pas les viticulteurs), gaffeur intelligent. Sans
aucun doute sa nomination provoquerait-elle une surprise agréable
chez beaucoup de responsables. Encore faut-il son accord.
Donnez-moi votre avis. Et, s'il le faut, l'appeler au plus tôt.
»
Vendredi 2 décembre
1983
Ascher Ben Nathan me rappelle à nouveau pour
protester contre le blocage des négociations à propos de la
livraison d'une centrale nucléaire à Israël. Je le renvoie sur les
industriels, mais il n'y croit guère. François Mitterrand :
« Cela n'avancera pas. Il faut s'y préparer.
»
André Bercoff démasque Caton à « Apostrophes ».
Bien des gens sont déçus, certains refusent d'y croire. Bercoff
doit insister : « Caton, c'est moi et personne
d'autre ! »
Samedi 3 décembre
1983
Dans Libération:
« A trois reprises, depuis un
an, Libération avait publié des interviews de celui qui, prétendant
parler "le langage des maîtres", adressait régulièrement des volées
de bois vert à la gauche comme à la droite. Surtout à celle-ci,
d'ailleurs, puisque, dès son premier livre, il annonçait que "pour
vaincre la gauche, il faudra se débarrasser de la droite
".
Hier soir, à la télévision,
Bercoff-Caton a expliqué qu'il avait travaillé seul (du moins avec
l'aide de collaborateurs involontaires) et qu'il n'y avait donc pas
conspiration. En revanche, il a souligné qu'il y avait à travers
ses analyses et ses démonstrations l'esquisse d'un courant
politique réel qui, pour simplifier, irait de la gauche à la droite
moderniste. Une telle "opération " a-t-elle pu reposer sur les
épaules d'un seul ? La tonalité mitterrandienne qui se dessine à
travers les deux livres, et l'amitié personnelle qui lie Bercoff à
Jacques Attali, suggèrent que le stratagème n'est peut-être pas
aussi simple que l'intéressé veut bien le dire. »
Notre dette intérieure (ou extérieure ?) est égale
à 22 % du PIB. Elle est inférieure à
celle de tous les autres grands pays (Japon, USA, Grande-Bretagne,
Italie), sauf celle de l'Allemagne (20 %) La charge annuelle est de
8 % du Budget, très inférieure à celle de tous les autres grands
pays, y compris l'Allemagne.
François Mitterrand sur la solitude de l'enfance :
« Je voyais mes parents une fois par semaine
pendant les vacances. Autrement, moins souvent. Je voyais qu'ils
étaient occupés avec le travail, avec les autres enfants. Pas
d'amis. Des enfants et des femmes de la famille, oui, mais pas
d'amis. On n'allait pas dans la maison les uns des autres. Mes
grands-parents n'invitaient à déjeuner que le dimanche. Mes parents
habitaient Jarnac, à 70 kilomètres de la maison de ma grand-mère.
Je ne confiais mes chagrins à personne. Je marchais. J'allais au
grenier, je regardais les paysages. Je haranguais intérieurement un
peuple invisible. Ces chagrins étaient rares : un sentiment
d'injustice, de partialité. Je souffrais d'être incompris. J'étais
susceptible et sensible aux critiques. Par exemple, j'étais
distrait et j'avais la réputation d'être dans la lune. Quand on me
le disait, je me fâchais. J'étais susceptible. Je supportais mal
d'être injustement jugé. Je souffrais de vexation d'amour-propre.
Un orgueil, une vanité ?
Ce que je croyais très
durable s'est vite détruit. Je puise dans l'enfance la plus large
part des réserves dont je dispose. »
Dimanche 4 décembre
1983
Nous arrivons à Athènes pour le Sommet. Il
s'annonce comme extrêmement technique, avec deux dossiers à
débattre : le lait et le chèque britannique. Dès le début de
séance, le Président donne un coup d'arrêt à la préparation de
textes par les directeurs politiques.
On commence par la question du lait : il s'agit de
restreindre la production subventionnée qui explose partout en
Europe. Comment fixer les quotas ? par pays ? par exploitation ? Et
à combien ? La question soumise aux Dix chefs de l'exécutif est
d'une complexité ahurissante :
« Le Conseil approuve-t-il le
système de quotas et de superprélèvement pour la production
laitière, qui doit être appliqué dès 1984 pour quatre ans ? Si oui,
il doit définir le seuil de garantie et la période de référence
pour déterminer les quantités garanties limitées par pays
producteurs. Deux seuils de garantie sont proposés : 97,2 ou 101
millions de tonnes. En outre, pour les quotas de production au-delà
desquels les pays producteurs subiraient un superprélèvement de 75
% du prix indicatif, trois références restent à déterminer :
livraisons de 1981 : + x %, moyenne des livraisons 1981-1983 : + y
%, enfin livraisons de 1983: — z %. Le Conseil doit examiner si
certains États, invoquant une situation particulière, peuvent
bénéficier de modalités spécifiques. Il s'agit de l'Irlande, de
l'Italie et de la Grèce. Le Conseil doit prendre position sur
l'opportunité de prendre des mesures complémentaires (taxe de 4 %
sur les exploitations) ».
Évidemment, avec ça, rien n'en sortira. Le Conseil
fonctionne comme un processus d'apprentissage. Chacun lit la note
préparée par ses collaborateurs, on se lance des chiffres, des
quantités. Seul Fitzgerald, pour qui le lait est absolument vital,
connaît parfaitement le dossier.
Au dîner, on parle du chèque britannique. Margaret
Thatcher dit non à tout : accord sur le montant, lien avec la
réforme, trop-perçu. François-Xavier Ortoli me dit : « Elle n'a dit oui qu'une seule fois: à la question
"Êtes-vous contre? "...»
Lundi 5 décembre
1983
Le matin, nouveau tour de table sur le lait. Rien
n'en sort. L'après-midi, la crise est là. Les quatre plus hauts
fonctionnaires français à Athènes préparent une note pour le
Président. Scène surréaliste que ces quatre dignitaires tapant
eux-mêmes, avec deux doigts, leurs arguments qu'ils échangent en
chuchotant dans un petit bureau préfabriqué, comme quatre
maquignons négociant un accord. Cela donne enfin : « Si Athènes échoue, la Grande-Bretagne ne pourra pas
recevoir les 750 millions d'écus prévus à Stuttgart et suspendra
ses versements ; le Budget de 1984 ne sera pas voté par le
Parlement européen le 9 décembre. On ira vers un paiement par
douzièmes provisoires et l'impossibilité de payer aux agriculteurs
les prix à partir d'avril ou mai. Or le bon fonctionnement de la
PAC est vital pour nous, en particulier pour notre commerce
extérieur : sur 100 milliards d'exportations agro-alimentaires
françaises en 1982, 40 ont été possibles grâce aux 9 milliards de
restitution versés par la CEE. »
Le Président refuse de lire plus loin :
« C'est un chantage au compromis. Ça ne
m'intéresse pas. »
A 17 heures, on parvient enfin à un compromis sur
le démantèlement des montants compensatoires, mais, sur le lait,
blocage total ! Le Président demande alors à parler à Kohl qui
souhaite réduire les quotas beaucoup plus que la France et
l'Italie. Le Chancelier fait venir de hauts fonctionnaires
allemands spécialistes des questions agricoles et leur cède la
parole pour répondre à François Mitterrand. Le Président s'inquiète
: « Kohl n'aurait-il aucun pouvoir politique ?
Rien n'est possible en Europe, dans ce cas ! »
Mardi 6 décembre
1983
A l'aube, Michel Vauzelle se fait réprimander par
le Président pour avoir critiqué les Britanniques.
François Mitterrand prend son petit déjeuner avec
Margaret Thatcher. Elle est très fatiguée, encore sous le coup du
décalage horaire avec New Delhi d'où elle revient.
Margaret Thatcher:
Je ne comprends pas ce qui se passe. Je
croyais en arrivant que nous étions lundi et non
dimanche...
François Mitterrand :
Je suis furieux des querelles de nos porte
parole, nos différences sont limitées.
Margaret Thatcher :
Je dois payer moins, et les Allemands aussi.
Si les Allemands paient trop, ils seront tentés par le neutralisme.
Je ne sais où on va l'année prochaine. Je viendrai vous voir
directement pour discuter à Paris. Je suis d'accord avec la
proposition grecque. Elle enchaîne : Je veux quitter le Liban. Nous
sommes les alliés des États-Unis et d'Israël, mais il faut
partir.
François Mitterrand :
Et moi je préfère rester, avec l'accord des Américains et avec une présence
navale. Il faut renforcer le gouvernement libanais. Les Américains
font leurs comptes et hésitent.
Le Président lui raconte alors en détail l'affaire
de Baalbek.
Margaret Thatcher:
C'est affreux, je vous comprends. Les
Américains vous ont mis dans une très mauvaise
situation.
En séance, Margaret Thatcher semble accepter une
formule de remboursement tenant compte de sa prospérité relative et
renonce au critère du juste retour, mais sans s'engager sur le
montant.
Le Sommet échoue, dans la confusion, sur une
esquisse de compromis. François Mitterrand : «Ce n'est pas l'accord qui aurait sauvé la Communauté,
c'est le désaccord qui la sauve. Ce n'est pas Mme Thatcher qui a
dit non, ce sont les Neuf autres. »
En rentrant à Paris, le Président trouve deux
lettres intéressantes.
L'une, de Schmidt, propose qu'une déclaration
unilatérale du Président français étende la mission de la force de
frappe nucléaire française au territoire allemand, avec un
renforcement substantiel des forces conventionnelles allemandes et
françaises afin d'aligner trente divisions capables de résister aux
quatre-vingts du Pacte de Varsovie, et une réduction du déploiement
nucléaire tactique français en Allemagne.
Une autre, d'Assad, contenant une très remarquable
analyse de la situation au Moyen-Orient :
« Dans les circonstances
difficiles que traversent en ce moment le monde en général et la
région du Moyen-Orient en particulier, et tout ce qu'elles
engendrent comme agressions et possibilités de développement de ces
agressions, j'ai trouvé bon de vous écrire dans le but d'attirer
respectueusement votre attention sur un certain nombre de
développements graves dans notre région, qui menacent la paix et la
sécurité non seulement dans cette zone névralgique, mais aussi la
paix et la sécurité mondiales. Parmi les plus dangereux de ces
développements :
1) L'escalade militaire
américaine au Liban par l'enlisement des forces américaines dans le
conflit interne libanais et par leur participation aux combats
contre certaines parties ;
2) L'évolution de cette
escalade militaire américaine, d'un enlisement dans le conflit
interne à un déclenchement de l'agression contre les forces
syriennes au Liban — le dernier acte d'agression étant constitué
par les raids lancés par l'aviation américaine contre nos troupes
sur le territoire libanais et par les déclarations qui
s'ensuivirent, menaçant de poursuivre de tels actes agressifs
contre nos forces. Les forces américaines sont arrivées au Liban
sous prétexte d'instaurer la paix dans ce pays. Mais, très vite,
elles se sont transformées en forces menaçant la sécurité et la
paix au Liban et dans la région. Ce que nous redoutons, c'est que
la région devienne un nouveau Vietnam.
3) L'accord stratégique
conclu entre le Président américain Ronald Reagan et le Premier
ministre israélien Itzhak Shamir, lors de la visite de ce dernier à
Washington, accord par lequel les intérêts des États-Unis se sont
avérés liés à ceux d'Israël et qui met donc le potentiel et les
moyens gigantesques des États-Unis au service des projets
d'agression et d'expansion d'Israël.
Il est devenu clair que les
deux parties se sont mises d'accord pour perpétrer un acte agressif
direct contre la Syrie et contre ses forces au Liban, sans omettre
les autres actes violant l'unité du Liban et sapant son avenir. La
première étape de ce plan d'agression américano-sioniste a été les
raids israéliens sur certaines localités libanaises, suivis le
lendemain de raids frappant les positions syriennes.
4) Les pressions exercées
par les États-Unis et Israël pour entraver le processus de
réconciliation nationale, et l'incitation de certaines parties
libanaises à raviver la crise interne afin de faire échouer toute
possibilité d'entente entre les belligérants et de maintenir ce
pays dans un état de tension explosive.
Si je fais allusion à ces
développements qui menacent la sécurité de la Syrie et l'avenir du
peuple libanais, je tiens à attirer respectueusement votre
attention sur les sérieuses menaces qu'une telle évolution
constitue pour la sécurité et la paix dans la région et dans le
monde
De même, cette évolution
dévoile la tactique agressive des États-Unis et leur politique qui
méprise les peuples et ne leur accorde aucune attention, comme si
le monde était devenu une jungle où règne la loi de la force et de
l'agression.
Je suis sûr que vous êtes
conscient comme moi du danger que représentent cette agression et
les menaces proférées contre un pays membre des Nations-Unies qui
essaie de sauvegarder son indépendance, de défendre son territoire
et de protéger ses intérêts nationaux de toute agression. Je suis
également persuadé que votre gouvernement, en prenant conscience
des dangers de cette situation explosive, adoptera les mesures
adéquates pour contribuer à mettre fin à cette politique agressive,
et pour nous soutenir dans la sauvegarde de notre indépendance, de
notre souveraineté et de notre dignité nationale. »
La convention créant Canal-Plus est signée. Il faudra un million
d'abonnés à la chaîne, d'ici la fin 1985, pour être rentable.
Difficile.
Mercredi 7 décembre
1983
Une grève avec occupation des locaux est
déclenchée à l'usine Talbot de Poissy.
Nouvelle gaffe de Cheysson à l'Assemblée
nationale. En réponse à une question du député UDF Jacques Blanc,
il fait état d'un accord avec la RFA sur la disparition des
montants compensatoires, selon un calendrier précis. « En marge d'Athènes, entre délégations, des problèmes
très importants pour la France ont été traités (...). Nous avons un
accord avec les Allemands (...) permettant la disparition des
montants compensatoires existants, selon un calendrier précis, avec
des chiffres précis, année par année. Messieurs de l'opposition,
j'attends vos applaudissements ! »
Le Président a changé d'avis pour le remplacement
de Chandernagor. Il convoque Roland Dumas : «
Vous n'étiez pas pro-européen, n'est-ce pas ?... Vous avez voté
contre la CED... Mais vous parlez cinq langues... » Et,
après un long silence : « Vous remplacerez
Chandernagor à l'Europe comme ministre plein. Cette Europe, il faut
la faire ! Cela vous va ? »
Jeudi 8 décembre
1983
L'envoyé américain au Liban, Rumsfeld, un homme
ouvert, me dit : « Nous sommes prêts à
reconnaître les intérêts syriens au Liban et à parler avec eux. Il
faut élargir la base politique de Gemayel. Ce fut une erreur
politique que d'avoir fait du retrait des Syriens un préalable à
cet élargissement. Aidez-nous à obliger les Anglais et les Italiens
à rester avec nous le temps nécessaire. Il ne faut plus parler de
l'accord Liban/Israël du 17 mai, sauf pour le geler. »
Suspension, à l'initiative de Moscou, des
négociations START à Genève.
Vendredi 9 décembre
1983
Pierre Mauroy répond à la lettre du Président sur
les prix des produits pharmaceutiques :
« Conformément à votre
orientation, l'augmentation des prix pharmaceutiques sera
déterminée en 1984 indépendamment de la hausse de 2 % reportée au
1er
février (...). D'une façon générale, la
politique des prix conduite en 1983 a permis une évolution des prix
relatifs nettement plus favorable que par le passé aux produits
manufacturés. Je veillerai à ce qu'il en soit de même en 1984.
»
François Mitterrand : « Le
régime soviétique s'effondrera. Je ne le verrai sans doute pas,
mais il n'y aura plus d'Union soviétique à la fin du siècle. Tous
les empires sont mortels. Celui-là l'est aussi. Évitons seulement
qu'il le découvre et utilise ses armes pour entraîner le monde dans
sa mort. »
Samedi 10 décembre
1983
A Buenos Aires, Pierre Mauroy assiste à l'entrée
en fonctions du nouveau Président argentin, Raúl Alfonsin. On ne
vous en veut pas trop d'avoir soutenu l'Angleterre dans le conflit
des Malouines.
Lundi 12 décembre
1983
Attentats contre les ambassades de France et des
États-Unis au Koweït, revendiqué par le Jihad islamique. Cinq
morts.
Mardi 13 décembre
1983
Si l'on ne veut pas que 1984 soit une « année de l'autruche », il faut reconnaître qu'il
y a aujourd'hui 20 000 personnes en trop dans la sidérurgie et le
charbon, 10 000 en trop dans les chantiers navals, 5 000 en trop
dans l'automobile, etc. Cela conduit à prévoir un risque d'au moins
100 000 chômeurs supplémentaires en juin 1984. Aussi le chômage des
jeunes constituera-t-il un des débats majeurs de 1984. De plus, il
faudra fournir un énorme effort en faveur de la conversion de la
Lorraine et du Nord. C'est plus une question de volonté que de
moyens.
Il faudra répondre à quelques questions très
simples : quelle est la durée de la rigueur ? quelles priorités
industrielles ? quelle logique sociale ?
Des réformes essentielles seront examinées par le
Parlement au prochain semestre : loi sur la faillite, loi sur la
presse, loi sur la formation professionnelle, statut des élus, loi
sur la montagne, loi sur la protection du littoral, loi sur le
transfert entre public et privé des actifs du secteur industriel,
loi sur les grandes surfaces. Seront aussi examinés les décrets
d'application de la loi sur l'enseignement supérieur et les textes
sur le privé. Là aussi, des crises menacent...
Mercredi 14 décembre
1983
Déjeuner avec François Mitterrand : « Il faut mettre les chômeurs en formation. Il faut un
plan d'urgence pour la conversion industrielle. La France manque
d'ingénieurs. Tout se jouera sur la baisse des prélèvements
obligatoires... »
Dans son discours à l'Assemblée en réponse à une
motion de censure, Pierre Mauroy évoque une réforme des aides à la
presse et parle des aides postales, de l'Article 39 bis et d'une
aide aux journaux à faibles ressources publicitaires. Cela passe
inaperçu.
Jeudi 15 décembre
1983
L'échéance est arrivée : il faut appliquer la
double décision tant attendue de 1979. Déployer les Pershing, parce
que l'URSS dispose maintenant de 1273 têtes nucléaires en Europe.
Les USA en installeront donc 572 : 108 Pershing II en Allemagne et
442 missiles de croisière en d'autres pays d'Europe.
Départ pour un voyage officiel en Yougoslavie.
Dans l'avion, François Mitterrand : « Les
travailleurs ne sont pas des idiots. Ils voient bien que la
flexibilité est bonne pour l'emploi. Ils peuvent comprendre cela
(...). Je ne resterai après 1986 que si la majorité d'alors est
faible. Elle le sera si Barre, Chirac et Giscard se rendent compte
qu'après 1988, deux des trois seront définitivement morts
politiquement. »
Dîner officiel à Belgrade. Juxtaposition de
dirigeants qui s'observent, se contrôlent, se haïssent. Le
Président déclare : « L'harmonie en Europe
passe par le dialogue franco-soviétique. »
Vendredi 16 décembre
1983
Rencontre avec les dirigeants de la Ligue
communiste yougoslave ; François Mitterrand se lance dans une
petite autocritique au vinaigre : « Expliquer,
c'est déjà convaincre. En France, beaucoup de nos difficultés
viennent de ce que les travailleurs ne décident pas eux-mêmes. Nos
travailleurs ne se sentent pas assez responsables. Le gouvernement
n'a pas su associer les travailleurs aux décisions. Nous aurions
besoin d'expliquer davantage à la classe ouvrière pour lui faire
comprendre que la rigueur est dans son intérêt. En France, les
dirigeants sont pris par leur travail, nul n'explique, ne
réfléchit, et les gouvernements ne sont pas compris du
peuple.
La faiblesse du système
socialiste, c'est le système bureaucratique. Alors, en France,
l'alliance de la tradition nationale et du socialisme, cela devient
terrible ! Si la droite est déjà comme ça, alors la gauche
!
Nous ne sommes pas, en
France, assez éduqués pour l'autogestion. Cela pourrait corriger
pourtant les directions d'une bureaucratie excessive. Ici, si vous
l'êtes — ce que je ne sais pas —, c'est que vous êtes parvenus à un
stade supérieur de l'humanité, mêlant tolérance et responsabilité.
J'en doute. Je l'espère, mais j'en doute... »
Samedi 17 décembre
1983
Accord entre Jacques Calvet et Jack Ralite pour
réduire le nombre de suppressions d'emplois chez Peugeot-Talbot. Il
y en aura 1905 sur les 2 905 demandées.
Lundi 19 décembre
1983
Roland Dumas devient ministre des Affaires
européennes. André Chandernagor prend la présidence de la Cour des
Comptes. Pisani ? On verra à lui trouver autre chose.
Un réfugié basque espagnol est assassiné à
Bayonne.
François Mitterrand autorise David de Rothschild à
créer sa banque.
L'excellence universitaire a trouvé un formidable
avocat : Pierre Bourdieu, professeur au Collège de France, vient me
dire que la réserve des intellectuels et des universitaires à
l'égard du pouvoir est plus une question de «manque de considération » qu'un reproche de fond :
« En fait, les textes déjà décidés ne les
touchent pas beaucoup. Rien dans les réformes en cours ne remet
réellement en cause leur pouvoir. Mais ils ont le sentiment que le
gouvernement n'est pas assez sensible à l' "exigence d'excellence",
condition fondamentale du développement de la vie culturelle et
scientifique française, et qu'il est trop soumis aux intérêts des
syndicats d'enseignants. »
Je ne saurais lui dire combien je partage son
point de vue. Il poursuit :
« La réalité économique et
sociale du pays n'est pas hostile à l'action du Président, mais sa
traduction dans les médias l'est, parce que nous n'avons pas su,
pour l'instant, nous concilier les quelques leaders d'opinion qui
comptent (journalistes ou universitaires), ni mettre en avant les
jeunes intellectuels qui ne demandent qu'à servir. Le PS n'a pas su
garder autour de son nouveau Premier secrétaire les intellectuels
qui étaient avant autour de François Mitterrand, ni organiser les
débats d'idées et les colloques, si nombreux auparavant.
»
Il suggère trois actions de
bon sens: « Susciter systématiquement
articles et débats en poussant des jeunes universitaires de gauche
à la télévision et dans la presse. Demander au Parti socialiste de
multiplier colloques et initiatives auxquels les intellectuels de
gauche seraient associés » (en particulier lors des
élections européennes où les plus grands intellectuels sont prêts,
selon lui, à se rendre utiles : Fernand Braudel, François Jacob et
même Michel Foucault). Enfin, et c'est l'idée la plus originale :
« L'attitude critique des universitaires à
l'égard de votre politique de l'Éducation pourrait être totalement
renversée si on les employait à la réforme du contenu de
l'Enseignement.»
Il suggère d'utiliser pour l'ensemble de
l'Éducation la démarche employée pour l'Histoire : « Une déclaration du Président, critique du contenu de
l'Éducation, évoquant le manque de modernité des programmes et leur
inadaptation aux grands enjeux du temps ; puis le Président
proposant la création d'une Commission de très grands
intellectuels, chargée de faire un rapport sur la réforme des
programmes de l'enseignement primaire et secondaire. Au vu de ce
rapport, dans un an, le gouvernement prendrait les décisions qu'il
souhaite, comme il le fera pour l'enseignement de l'Histoire en
janvier 1984. »
Cette idée m'enthousiasme. On va la traduire en
actes.
A Tripoli, Arafat souhaite maintenant partir avec
armes et bagages, «en militaire ». Mais
Israël tolérerait une opération humanitaire, pas plus.
Faut-il que les troupes françaises quittent aussi
le Liban où la lutte des clans atteint son paroxysme ? Il y aurait
deux sorties possibles : la meilleure serait que toutes les
tendances libanaises demandent à la France de partir ; la moins
bonne serait une décision unilatérale de retrait. Cheysson propose
de déposer un texte à l'ONU qui permette de garder disponibles ces
deux branches de l'alternative : « Depuis des
semaines, à l'initiative de la France, le Conseil de sécurité a
examiné les conditions d'un engagement des Nations-Unies à Beyrouth
pour veiller au respect du cessez-le-feu et contribuer à la
protection des populations civiles, notamment dans les camps de
réfugiés palestiniens, sans s'ingérer dans les affaires intérieures
du Liban, et pour aider ainsi au rétablissement de la paix
nécessaire à la restauration de l'intégrité territoriale, de
l'unité, de la souveraineté et de l'indépendance de Liban. »
Les États membres du Conseil de sécurité se sont ralliés les uns
après les autres à cette proposition française, grâce à laquelle
les pays non alignés verraient notamment la possibilité d'assumer
leurs responsabilités sans mêler les développements libanais au
conflit Est/Ouest.
Le veto soviétique empêche cette démarche
d'aboutir.
François Mitterrand : « La
France — qui, plus que quiconque, a fait son devoir et rempli ses
obligations à l'égard d'un pays ami — ne peut porter seule la
responsabilité de la communauté des nations au Liban. Elle n'en a
jamais conçu le projet. Or, le dispositif actuel n'est plus
approprié pour appuyer les efforts indispensables de réconciliation
nationale entre Libanais. La France consultera les autorités
représentatives du Liban dans les prochaines heures afin d'examiner
les conséquences à tirer du veto mis au Conseil de sécurité.
»
Mardi 20 décembre
1983
Plus de 4 000 combattants palestiniens, dont
Arafat, sont évacués de Tripoli par bateaux grecs sous pavillon de
l'ONU, et protégés par la marine française.
Au petit déjeuner, François Mitterrand :
« Nous n'avons plus de raisons de rester au
Liban...» Un peu plus tard : « Les
Russes n'ont pas de partenaires en Europe. C'est dangereux.
»
136 des 170 directeurs de ministères en place en
1981 ont quitté leur poste.
François Mitterrand au Roi Hussein :
« Vous connaissez le
problème qui se pose à propos de la FINUL. La France a fourni le
plus fort contingent, mais c'est à la demande des forces politiques
responsables au Liban. Elle n'a pas cherché à imposer sa présence.
Maintenant, on tue nos soldats. Notre opinion s'inquiète. Notre
devoir est de contribuer à relever le Liban, mais on ne peut être
seul à le faire. Il faut que le Liban lui-même témoigne de sa
volonté... Je souhaite très vivement que le Liban restaure sa
souveraineté nationale. Nous désapprouvons quiconque tente de
ruiner l'intégrité et la souveraineté libanaises. Quand nous avions
des observateurs, ils ne menaçaient personne. C'étaient des
volontaires. Ils n'étaient pas armés. On les abattait l'un après
l'autre...
Je souhaite qu'une FINUL
plus forte, mieux organisée, maintienne sa mission. Mais il faut
que les conditions soient examinées de très près. Il faut des
garanties. Qui est à l'origine de ces incidents ? Un peu tout le
monde, sûrement pas la France.
La France est tout à fait
proche politiquement, historiquement et sentimentalement du Liban.
La France est un pays ami. On fait appel à lui, il est là. Mais on
ne peut le lui demander sans lui apporter les garanties auxquelles
il a droit...
La France compte une
centaine de morts au Liban. Elle y a également des otages. Cela ne
change pas notre engagement envers votre pays, envers la paix au
Proche-Orient. Mais cela nous oblige aussi à protéger la vie de nos
soldats, la liberté des nôtres. »
Dîner avec Felipe Gonzalez : un accord est trouvé
sur l'expulsion des Basques. La discussion s'engage sur la
négociation d'adhésion de l'Espagne à la CEE.
François Mitterrand :
Notre accession à la Présidence de la
Communauté nous donne un rôle déterminant ; il faut aborder
maintenant les dossiers essentiels de la pêche et de l'agriculture.
En dépit de la crise ouverte à Athènes, les dix États membres se
sont implicitement engagés à prendre clairement position sur
l'adhésion de l'Espagne d'ici l'automne 1984. Il faut un déblocage
rapide des points durs entre la France et l'Espagne par voie
bilatérale, conduisant ensuite à une plus grande souplesse de
Madrid dans le processus de négociation ; un changement très
sensible de l'attitude des administrations françaises concernées,
ainsi que, dans la mesure du possible, des milieux professionnels
et des responsables dans les régions du Midi ; un dénouement de la
crise ouverte à Athènes permettant de tirer, lors du Conseil
européen de juin, les conclusions de la négociation d'élargissement
et d'augmenter les ressources propres (...). Je veux conclure avec
vous avant mars pour pouvoir mener ensuite une campagne favorable à
l'adhésion. Si je n'aboutis pas sous ma présidence, la négociation
échouera. Électorale-ment, dire oui à l'adhésion sera négatif pour
nous. Mais il n'est pas admissible que l'Espagne n'entre pas dans
l'Europe. Alors, faites les efforts nécessaires!
Felipe Gonzalez :
Je vous comprends. Travaillons-y.
Mercredi 21 décembre
1983
Le projet de loi sur l'école privée vient en
Conseil. Il fait l'unanimité contre lui. François Mitterrand :
« La titularisation est inacceptable pour le
privé, qui n'a pas envie de se trouver sous l'autorité de MM. Le
Pors ou Savary dont les visages avenants ne sont pas forcément les
visages rêvés des partisans du privé (...). C'est le type même du
problème insoluble. La négociation ne pourrait qu'échouer, car les
principes (le dualisme ou l'intégration) sont incompatibles. Il
faut décider sans chercher un accord. »
En revanche, la loi Savary sur l'enseignement
supérieur est adoptée. Le Président avertit qu'il suivra en détail
l'élaboration des décrets d'application.
Au déjeuner hebdomadaire, François Mitterrand sur
la réforme de la loi électorale : « La
représentation proportionnelle ne favorise pas les petits partis si
elle est à un tour. » Sur la réforme de la Politique
agricole commune : « Il faut que l'on cesse de
flatter les petits commerçants et les agriculteurs. »
Arafat est au Caire. Réconciliation
égypto-palestinienne.
Henri Emmanuelli accuse le président de la Cour
des Comptes de « forfaiture » pour avoir détruit le rapport sur les
« avions renifleurs ».
François Mitterrand : «
Montrez-moi le dossier de Mme Arbai Gharbi, condamnée pour le
meurtre de son mari, lequel était violent, brutal. J'aimerais une
grâce. Elle a déjà accompli deux ans et demi et elle est mère de
cinq enfants. »
Jeudi 22 décembre
1983
Giscard réplique à Emmanuelli à la télévision :
« Cela suffit! », et montre son
exemplaire du rapport. Il justifie encore le secret par la
nécessité de préserver la crédibilité de notre dissuasion
nucléaire! ...
François Mitterrand dira plus tard à Elie Wiesel,
sur les Prophètes : « Jérémie est un
personnage qui me paraît très antipathique. C'est un hurleur, très
ambitieux à mon avis, ambigu dans ses relations avec les Assyriens.
C'était l'époque où l'on commençait à adopter le ton apocalyptique.
Le fait qu'il ait annoncé le drame n'est peut-être pas d'une
anticipation surprenante. Isaïe, son enseignement est lumineux.
Hérode, c'est un grand personnage, mais est-ce qu'on peut
l'identifier à l'histoire juive, je ne crois pas. Il n'est même pas
juif. Mais c'était un grand roi. La Bible m'intéresse. C'est un
livre effrayant de massacres. C'est un livre sans grande pitié.
C'est le ratissage à tous moments. Je pense que cela a dû être dans
les mœurs du temps. Tout le monde se tuait. Josué a conquis le pays
et s'est installé en Israël, sur sa terre ; il est mort solitaire,
et personne n'est venu à ses funérailles. Il a été discrédité. Le
personnage que je trouve finalement le plus intéressant —
pardonnez-moi de travailler dans la banalité —, c'est quand même Moïse... Le plus pittoresque, quelquefois
même comique, c'est celui qui a donné son nom à Israël.
»
Vendredi 23 décembre
1983
Raymond Barre affirme que, dans cette affaire des
« renifleurs », « la bonne foi des dirigeants
d'Elf » est entière. Et transmet enfin un exemplaire du
fameux rapport de la Cour des Comptes à Matignon.
Samedi 24 décembre
1983
Charles Hernu passe Noël avec les soldats français
à Beyrouth, à la demande du Président. Il en est heureux.
François Mitterrand : « Le
Christ pourrait parfaitement revenir aujourd'hui et tenir
exactement le même discours. Simplement, au lieu d'aller faire un
sermon sur la montagne, où l'on
risquerait de ne pas l'entendre, il ferait mieux d'aller à Bobigny
et y redire la même chose. »
Mardi 27 décembre
1983
Jean-Paul II s'entretient en tête à tête avec
l'homme qui a tenté de l'assassiner.
Mercredi 28 décembre
1983
Les USA annoncent qu'ils se retireront de l'UNESCO
au 1er janvier 1985.
Un autre réfugié basque espagnol est grièvement
blessé à Saint-Jean-de-Luz.
Jeudi 29 décembre
1983
Conseil interministériel à Matignon à propos de
l'évacuation de l'usine Talbot de Poissy, occupée par les ouvriers
qui refusent les licenciements. Jacques Calvet réclame l'expulsion
des ouvriers. Pierre Mauroy accepte. Jack Ralite refuse d'appliquer
la décision.
François Mitterrand : « Il y
a une perception innée dans l'enfance. Le souvenir de l'enfance
commence à quatre, cinq ans. J'ai eu alors les yeux ouverts sur les
choses. Sans cet écran entre les choses et moi que les gens, les
préjugés et le temps y ont mis plus tard... Le monde naissait avec
moi. La faculté d'imagination d'un enfant est considérable. Si j'ai
eu des idées dans la vie, je n'en ai jamais eu d'aussi fortes qu'à
quinze ans. Sans connaître le monde, je le dominais. Ensuite, tout
se nuance. »
Vendredi 30 décembre
1983
Cette année, la Bourse de Paris a augmenté de 60
%, soit deux fois plus que Londres, New York, Tokyo ou Francfort.
Le chômage a augmenté, lui aussi.
L'article du Budget 1984 prévoyant la
titularisation de 15 000 maîtres du privé est annulé par le Conseil
constitutionnel. Cette année est décidément désastreuse pour
Savary.
Samedi 31 décembre
1983
Jack Ralite écrit au Président : il confirme son
refus d'expulser les ouvriers de l'usine de Poissy. Sans plus
attendre, Mauroy les fait évacuer dans la nuit.
Symbole de l'année qui commence : après l'année du
commerce extérieur, celle de l'industrie.
Attentats contre un TGV et contre la gare de
Marseille, sans doute en guise de représailles après le raid
français sur le camp de Baalbek. Cinq morts.
François Mitterrand sur la foi : « La foi a laissé beaucoup de
traces dans mon éducation, mon instruction. J'ai une culture plutôt
portée vers l'étude de ces problèmes. J'aime d'ailleurs une forme
de littérature ou d'expression stylistique se rapprochant de ce
tempérament-là. Donc, je n'ai pas coupé, je n'ai pas eu à couper le
cordon ombilical. Mais j'ai quand même pris du champ. Je suis très
sensible aux autres explications. S'il s'agit d'un principe — pour
ne pas dire d'un Dieu qui ordonne les choses —, dans mon
agnosticisme, je dirais quand même, si je dois pencher d'un côté,
que c'est de celui-là. Je n'ai pas eu de nuit inversée de Pascal,
je n'ai pas eu de contre-pilier de Claudel...»