Jeudi 21 octobre
1982
Hissène Habré devient officiellement Président du
Tchad. François Mitterrand le traitera désormais comme tel, sans
cesser de se méfier d'un homme dont il reconnaît par ailleurs les
talents d'administrateur.
Le Prix Nobel de littérature est attribué à
Gabriel Garcia Marquez.
Étonnante diplomatie américaine: alors que Ronald
Reagan nous annonce un visiteur venu pour discuter de nos
désaccords, voici que Wallis m'annonce qu'il va maintenant publier
sans plus attendre la date du Sommet de Williamsburg. Et c'est
encore une nouvelle date jamais évoquée jusqu'ici
La lettre est un monument d'impolitesse:
«Je sais que ces dates ne
conviennent pas à tout le monde. Nous avons exploré de nombreuses
alternatives ; certains disaient: "Pas
avant le 1er juillet", d'autres:
"Plutôt avant la mi-avril". Vous apprécierez notre problème (...).
Après considération approfondie de ces éléments, le Président a
décidé que les 28-30 mai conviennent à autant de ses collègues que
possible. J'espère que vous pourrez vous en accommoder. La Maison
Blanche annoncera ces dates demain matin. »
Nous partons pour Bonn pour le quarantième Sommet
franco-allemand, le premier avec Kohl. Le thème essentiel est
d'ordre économique: le déficit de notre commerce avec l'Allemagne
devient inacceptable; il atteint 23,4 milliards pour les huit
premiers mois de 1982, soit près du double des huit premiers mois
de 1981 et plus que pour l'ensemble de l'année dernière. Une telle
situation n'est pas supportable pour notre économie: la croissance
en France a, l'an dernier et cette année, bénéficié aux
exportateurs allemands. Le maintien de montants compensatoires
monétaires positifs donne aux Allemands un avantage substantiel
pour exporter leurs propres produits. Nous sommes toujours
demandeurs de leur démantèlement afin de restaurer une juste
concurrence entre les agriculteurs des différents pays. Le
Chancelier réagit par de bonnes paroles. Nul ne parle de
réévaluation. Les ministres allemands se montrent évasifs et
rigolards.
Par ailleurs, la RFA souhaite faire aboutir les
négociations d'adhésion de l'Espagne et du Portugal sous sa
Présidence, c'est-à-dire avant juillet 1983. Le Président obtient
qu'on inscrive ce problème dans une réflexion globale sur l'avenir
de la Communauté: «Si vous voulez éviter, le
moment venu, un veto de la France à l'élargissement, c'est
maintenant qu'il faut en parler. » Il est convenu qu'un
document pour le Sommet de Stuttgart, en juin prochain, fixera un
cadre d'ensemble à la Communauté élargie. Décision essentielle qui
enclenche les futurs progrès de la Communauté.
Le Président à Helmut Kohl: «Je refuse d'être mis devant le fait accompli sur la date
du Sommet à Sept. La meilleure chose serait de réunir huit à neuf
dirigeants à huis clos. Aucun contact avec la presse ne devrait
être toléré jusqu'à la fin des conversations. »
Comme décidé entre François Mitterrand et Helmut
Kohl, les quatre ministres des Relations extérieures et de la
Défense se réunissent. On évoque la coopération en matière
d'armement: les perspectives ne sont pas bonnes. L'hélicoptère
antichar semble avoir plus de chances d'aboutir que le char. Mais
devra-t-il s'agir d'un hélicoptère d'autoprotection ou d'un
hélicoptère antichar? Les Allemands veulent s'en remettre aux
États-Unis pour le moteur et l'électronique. Pas nous.
A l'occasion du vingtième anniversaire du Traité
d'amitié franco-allemand, les 20 et 21 janvier prochain, nous
soulignerons, au Bundestag ainsi qu'à Paris, l'importance de nos
relations dans un cadre digne de l'événement.
L'Assemblée nationale aborde la discussion du
projet réglant les séquelles de la guerre d'Algérie. Jospin
présente avec le communiste Ducoloné un amendement excluant les
généraux félons des mesures de réintégration.
Vendredi 22 octobre
1982
La Maison Blanche annonce les dates de
Williamsburg. Personne ne nous demande si nous avions donné notre
accord: c'est évident pour tous. Nous ne protestons pas. A quoi bon
?
Les réserves de la Banque de France — excepté l'or
— ne sont plus que de 2 milliards de dollars. Quoi qu'il arrive, il
faudra emprunter encore 6 milliards de dollars en 1983. Si nous
avons de surcroît deux vagues spéculatives, nous serons à
découvert. Malheureusement, connue du marché, cette faiblesse
aggrave la probabilité de telles vagues.
François Mitterrand: «L'emprunt de Jacques Delors était absurde. Cela ne
pouvait servir à rien. C'était comme jeter du petit bois dans un
feu pour l'éteindre. »
Camouflet au Président, à l'Assemblée où 266
députés socialistes sur 289 refusent l'amnistie aux huit officiers
généraux; le Président en veut beaucoup à Joxe.
Pierre Mauroy accepte d'accéder à la demande de
l'Irak d'acquérir de 5 à 6 Super-Étendard équipés d'Exocet.
Livraison et paiement avant la fin de l'année, espère-t-il.
Lors de sa visite au Salon de l'auto et de la
moto, les motards remettent un texte au Président appelant à une
grande manifestation, ce samedi.
A la veille du voyage du Président en Égypte et en
Inde, ultime réunion préparatoire des ministres et des hauts
fonctionnaires. Il faudra écarter toute demande d'achat d'uranium
enrichi pour la centrale nucléaire de Tarapore.
Samedi 23 octobre
1982
Quatre arrêtés fixent les modalités de sortie du
blocage des prix, qui prendront effet le 1er novembre Alea jacta
est...
Lundi 25 octobre
1982
Jean-Pierre Chevènement s'inquiète toujours des
licenciements dans les entreprises publiques. Il demande au
Président de ne pas renouveler le mandat de certains présidents
:
« Dans de nombreux cas, les
directions des entreprises publiques continuent à se conduire, sur
le plan de l'emploi, de la même manière qu'avant la
nationalisation, quand ce n'est pas de manière plus provocante
encore. Des licenciements concernant quelques dizaines de
personnes, et qui pourraient aisément être évités, sont ainsi
prononcés dans des villes comme Chalon-sur-Saône (Saint-Gobain) ou
Saint-Nazaire (Alsthom). Absence de discernement? volonté
systématique? Je m'interroge, mais une chose me paraît sûre: les
dirigeants des entreprises nationales considèrent trop souvent
comme fleur de réthorique la directive que je leur ai donnée le 31
août 1982 (...). C'est dans ce contexte que doivent être replacés
certains changements à intervenir soit à l'Entreprise minière et
chimique (EMC), soit à Alsthom-Atlantique. »
En clair, il demande le remplacement du président
d'Alsthom, Pierre Desgeorges, par un syndicaliste. Alain Boublil
parviendra à l'empêcher.
A Luxembourg, dix ministres des Affaires
étrangères parlent du commerce Est/Ouest.
Le nouveau président de Havas, André Rousselet,
fait savoir au Président que Tchetverikov, premier conseiller de
l'ambassade d'Union soviétique, est venu lui dire: «L'Union soviétique apprécierait que la France renonce à
mener ou à couvrir des activités antirusses en Afghanistan. En
Pologne, ce sont des problèmes intérieurs dans lesquels les
Soviétiques ne veulent pas s'ingérer. Les SS 20 ne sont là que pour
répondre à la menace des multiples bases américaines placées dans
les pays proches de l'URSS. La France dit qu'elle ne fait pas
partie de l'organisation intégrée de l'OTAN, mais nous avons
l'impression que, ces derniers mois, ses liens avec cette
organisation intégrée ne cessent de se resserrer. Nous
souhaiterions que la mise en valeur d'Astrakhan puisse être confiée
à la France, mais nous ne souhaitons pas avoir à faire supporter
aux contribuables soviétiques la différence entre le coût français
et celui d'autres pays moins distants. Nous aimerions que le
Président nous communique la liste précise de produits français
qu'il souhaiterait voir acheter par l'URSS afin de rééquilibrer la
balance entre les deux pays. »
Étrange message, transmis par un étrange
circuit.
Malgré l'interdiction du Président, les réunions
se poursuivent à Washington entre Shultz et les ambassadeurs
européens. Selon les télégrammes diplomatiques, elles semblent même
sur le point d'aboutir; la Maison Blanche voudrait pouvoir annoncer
d'ici la fin de cette semaine la levée de l'embargo, qui pénalise
plusieurs grandes villes américaines, avant les élections du 2
novembre. Claude Cheysson m'explique que l'accord à quatre consiste
à «mener à bien des études, soit pas plus que
ce que l'on a accepté à Versailles. De toute façon,
ajoute-t-il, ce texte demeurera secret
».
Informé, le Président, réagit une nouvelle fois
brutalement par une note manuscrite à Cheysson : « Pas de texte, c'est absurde ! Les politiques à long terme
des Sept à l'égard de l'URSS vont devenir l'instrument d'une
pression américaine. Il est vain d'espérer qu'un document
quelconque puisse rester secret. Si nous y souscrivions, l'intérêt
des États-Unis serait de le faire savoir par diverses fuites ou
indiscrétions. Refuser tout cela. »
Mardi 26 octobre
1982
La sortie du blocage des prix s'annonce bien: les
négociations avec les branches industrielles aboutissent à un
ensemble d'accords selon un calendrier couvrant l'année prochaine,
avec une clause de rendez-vous en janvier 1984 « afin de prendre les dispositions nécessaires si la
situation économique le permet ». Les tarifs publics
resteront strictement limités. Les revenus non salariaux seront
encadrés. On sort ainsi de l'indexation. Pierre Mauroy a
magnifiquement joué, et Pierre Bérégovoy avec lui. Aucune autre
équipe n'aurait pu montrer une telle capacité de négocier avec les
syndicats. Quoi qu'il arrive, 1982 restera dans l'Histoire comme
l'année de la désintoxication de la société à l'égard de
l'inflation.
Le Président rend visite à l'armée de terre au
camp d'entraînement de Canjuers, dans le sud-est de la France. Il
affirme le caractère complémentaire des forces nucléaires et des
forces conventionnelles.
Mercredi 27 octobre
1982
Le Conseil des ministres délibère de la fin du
blocage des prix et des salaires.
Pierre Mauroy :
Nous ne renonçons pas à nos objectifs de
croissance; la rigueur n'est pas une doctrine
nouvelle.
François Mitterrand :
La rigueur accompagne la réussite des
réformes. La rigueur, c'est moi qui l'ai voulue pour réussir les
réformes. A écouter certains, j'ai l'impression que chacun veut
être premier au hit-parade de la rigueur !
Goukouni forme à Bardaï, au Tibesti tchadien, un
gouvernement de Salut national. Kamougué, passé de son côté, est
vice-président.
Régis Debray reçoit Serge Klarsfeld à propos de
Klaus Barbie et en informe le Président. Klarsfeld pense qu'on peut
obtenir son extradition des Boliviens, ou que ceux-ci l'expulsent
vers une terre française. Le Président est d'accord pour mettre la
procédure en route.
Je transmets au Président, pendant le Conseil, un
télégramme diplomatique rendant compte d'une nouvelle réunion des
quatre ambassadeurs européens avec le secrétaire d'État George
Shultz. Le Président note encore : «Dites à
Claude Cheysson que je n'accepte pas cette négociation, qui n'a pas
lieu d'être tant que les Américains ne sont pas revenus sur leur
décision à propos du gazoduc. » Sur un signe du Président,
je reprends le télégramme que je passe à Cheysson, en ajoutant:
«Nous sommes à deux jours de la limite mise
par les Américains pour accepter le texte... ! »
Claude Cheysson demande alors à voir le Président
après le Conseil et lui transmet une réponse: «Les Allemands et les Britanniques sont soucieux de ne pas
rater cette occasion possible d'une levée des sanctions et sont
prêts à accepter les conditions américaines. » Mais le
Président n'a pas le temps de recevoir Cheysson aujourd'hui: il
prépare le discours qu'il doit faire pour l'hommage rendu à Pierre
Mendès France dans la cour de l'Assemblée.
Claude Cheysson renvoie alors au Président un
autre message, cette fois sur le fond : « Il
n'y a pas, il n'y aura pas de négociations sur la levée des
sanctions américaines. Les Allemands et les Anglais eux-mêmes le
reconnaissent. Shultz connaît votre position. Une décision
américaine unilatérale — et erronée — ne peut être modifiée que par
une décision unilatérale. » François Mitterrand le lit et se
replonge dans son travail. Il profitera de son discours pour
critiquer la hausse du dollar.
François Mitterrand sur Mendès France :
« C'est ainsi qu'il a inspiré, suscité,
favorisé l'éclosion d'idées, de réformes, de projets que le
gouvernement de la France met aujourdhui en œuvre. On en retrouve
les sillons dans les travaux des colloques de Caen, de Grenoble,
dans les études des Cahiers de la République, dans les comptes rendus de séminaires discrets où il
déployait le meilleur de son caractère et de son imagination.
Témoignage qui reste vrai pour ceux qui, parmi nous, seraient
tentés de concevoir ou de réaliser en ne pensant qu'à l'urgence ou
bien au provisoire.
Un autre domaine où Pierre
Mendès France s'est montré visionnaire a été celui du Tiers Monde.
Il a vite dépassé sur ce sujet le sermon ou le prêche et n'a jamais
évoqué ce problème en termes de charité. Il a simplement observé
que sur cette planète, les pauvres restaient pauvres et qu'ils
étaient de plus en plus nombreux ; et que les riches qui
indéfiniment croyaient pouvoir le demeurer, en assurant leur
domination, préparaient leur propre ruine. Et lui qui a si souvent
proclamé notre dette, la dette de l'Europe et de l'Occident à
l'égard des États-Unis d'Amérique qu'il aimait — comme je les aime
—, il devait être le premier à dénoncer ce qu'on nomme par dérision
ou bien par antiphrase l' "ordre monétaire international " et la
suprématie du dollar, source de tant de troubles et de dommages
dont les pays pauvres sont toujours les premières victimes. Encore
une fois, le sort du Tiers Monde, pour lui comme pour nous tous,
c'était insupportable. Mais c'était aussi une injure à cette raison
humaine qu'il plaçait avant tout. L'homme ne peut pas construire de
ses propres mains la fin de l'homme, répétait-il en parlant de la
course aux armements, mais aussi et surtout en évoquant
l'insupportable irrationnalité des rapports entre l'Occident et le
Tiers Monde. On connaît ses propositions pour l'indispensable
système monétaire nouveau, sur la garantie des cours des matières
premières, sur le développement propre à l'identité de chacun...
»
Dans l'après-midi, le Président reçoit Bill Clark,
qui va sûrement parler de la négociation en cours à Washington. Or,
justement, il n'en parle pas ! L'entretien est certes très
important : il porte sur l'Amérique latine, l'Afrique, l'Est/Ouest.
Mais rien sur le gazoduc. Clark restera une heure et parlera sans
notes. Le Californien s'est amélioré :
Bill Clark: Le 12 mars, votre visite fut si courte que vous n'avez pu,
avec le Président Reagan, aller assez loin dans tous les domaines.
C'est dommage, car depuis lors, quelques problèmes ont surgi dans
nos relations, au moins en apparence. Nous voulons vérifier que nos
informations sont correctes, et, si c'est le cas, il faudra alors
agir pour éviter que des événements aient lieu qui affectent nos
intérêts nationaux et ceux de l'Europe occidentale. Sur tous les
sujets que je vais aborder, je comprendrais que vous ne me
répondiez pas immédiatement et que vous préfériez faire savoir
ensuite directement votre sentiment au Président
Reagan.
François Mitterrand :
Je vous écoute.
Bill Clark: Je voudrais évoquer d'abord les points positifs de la
coopération franco-américaine.
En premier lieu, je citerai
les taux d'intérêt américains. Vous aviez dit le 12 mars que vous
pensiez que les taux d'intérêt américains allaient baisser et que
vous vous abstiendriez de les critiquer jusqu'au Sommet de
Versailles. Vous avez tenu parole, et c'est très bien ainsi. Nos
taux d'intérêt ont en effet baissé de 16 à 10 %. Simultanément,
notre taux d'inflation est passé de 4,5 % à 0,2 % et peut-être 0 %
à la fin de l'année. Par contre, notre taux de chômage reste à plus
de 10 %.
En second lieu, vous avez
appuyé publiquement la nécessité d'un réarmement américain. Comme
vous, le Président Reagan pense que le réarmement américain est de
l'intérêt de l'Occident tout entier.
Enfin, au Moyen-Orient, nous
partageons le même souci d'un désengagement des forces hostiles au
Liban et de la mise en place d'une Force multinationale. Au-delà de
cette réussite actuelle, notre action commune la plus importante
doit viser à réaliser la paix dans la région. De ce point de vue,
on peut être optimiste, car la délégation arabe à Washington, la
semaine dernière, a accepté tout ce que nous avons espéré. Voilà
pour les aspects positifs.
François Mitterrand :
Avant que vous n'en veniez à ce que vous
appelez les points négatifs (et je suis sûr que vous allez me
parler des relations économiques Est/Ouest), laissez-moi vous dire
qu'ils sont sans importance au regard de ce que vous venez de
rappeler et qui est l'essentiel.
Nous sommes en effet soulagés
par l'actuelle baisse des taux d'intérêt américains: les États-Unis
ont ainsi rendu un grand service à leurs alliés. De ce point de
vue, votre politique économique et la nôtre vont d'ailleurs dans la
même direction : notre inflation est passée de 14 % en 1981 à 10 %
en 1982. Nous espérons 8 % en 1983 et 4 % ensuite ; nous ne
pourrons descendre plus bas, car nous voulons réduire simultanément
la croissance du chômage. Notre taux de chômage est d'ailleurs déjà
le plus faible d'Europe. Si je voulais faire plus, je serais comme
un monsieur dont le cœur est fatigué et à qui on recommanderait de
courir. S'il le faisait, il serait vite au lit et ne pourrait se
soigner ! Cette différence dans nos politiques économiques est donc
une différence d'inflexion et non de nature. Nous ne pouvons faire
plus, car notre situation sociale est différente de la vôtre: vous
avez la chance d'avoir des syndicats moins politisés.
Notre conjonction est tout
aussi positive dans le domaine militaire. Nous échangeons des
informations beaucoup plus qu'avant. Nos ports, nos aéroports vous
sont ouverts. Certes, nous souhaitons le succès de la conférence de
Genève, mais, si elle échoue, nous encouragerons l'installation de
fusées Pershing chez nos voisins européens. Pour ce qui nous
concerne, nous avons accru notre budget militaire, qui augmente
avec la croissance du reste de l'économie, car il est fixé à 3,895
% du PNB. Il augmente en particulier pour la marine et l'arme
nucléaire. Nous ne réduirons pas nos effectifs en RFA. Nous avons
rattrapé trois ans de retard dans la construction du sixième
sous-marin et nous avons lancé
le septième. Au total, notre armée est
la troisième du monde, après la vôtre et celle de l'URSS. Elle a
des liaisons avec la vôtre et reste disponible dans le cadre de
l'Alliance. S'il y a des problèmes de détails, nous en parlerons
avec vous.
Bill Clark: J'apprécie ce que vous dites et que M. Weinberger a
confirmé lors de ses entretiens avec M. Hernu. Le Président Reagan
considère d'ailleurs, sur ce point, vos entretiens avec le
Chancelier Kohl comme très positifs.
Passons à l'Amérique latine.
Nous avons appris de la guerre du Vietnam que nous ne voulons pas
nous trouver engagés à fond dans une région. Nous tenons cependant
à notre présence en Amérique latine. Hier, M. Reagan a annoncé
qu'il irait au Brésil, en Colombie et au Costa-Rica. Or, des
problèmes s'y posent à cause de l'action des Soviétiques: depuis
janvier, Cuba a reçu deux milliards de dollars et 100 000 tonnes de
matériel militaire. Il subventionne le Nicaragua et le Salvador. Il
devient de plus en plus clair que la situation va s'aggraver au
Costa-Rica, au Panama, au Honduras et peut-être même au Mexique,
qui est à moins d'un mètre de chez nous. Nous avons apprécié que
vous ayez fait ce que vous aviez dit concernant les livraisons
d'armes au Nicaragua. Mais nous avons appris que M. Castro
viendrait en France. Cela nous inquiète, car cela le rehausserait
et ne faciliterait pas la solution des problèmes.
François Mitterrand :
Sur le fond, vous avez de moins en moins tort,
parce que votre politique aggrave la situation et pousse les
dirigeants de ces pays, de plus en plus, dans les bras de Castro.
Je suis donc réaliste et je ne suis pas le Tribunal suprême qui
doit juger l'Amérique. Mais vous avez négligé ce que vous avez
vous-même réussi en République dominicaine. Aujourd'hui, votre
politique étant ce qu'elle est, la France ne veut pas être un
facteur de troubles et n'a pas renouvelé son accord avec le
Nicaragua. Nous voulions montrer que le Nicaragua n'est pas coupé
de l'Occident : c'est fait. Mais nous ne voulons pas multiplier les
problèmes avec les États-Unis, et le symbole devenait
dangereux.
En résumé, mon analyse ne
rejoint pas celle du Président Reagan, mais ma politique tend à
réduire la présence française dans la région. Je regrette la
situation, mais je ne peux rien pour la corriger. Nous avons de
bonnes relations avec Castro. Si Castro vient en Europe, nous
serons dans une situation difficile. Je le recevrai. J'ai appris
que Castro envisage de se rendre en Suède. Dans ce cas-là, je vous
en reparlerai en temps utile. M. Reagan rencontre bien M. Brejnev.
Quand on rencontre les gens, on n'est pas forcément d'accord avec
eux...
Bill Clark :
Oui, mais la situation en Amérique centrale
est grave. Il y a eu des élections démocratiques au Salvador, au
Honduras et au Costa-Rica. Il y a 76 000 prisonniers politiques au
Nicaragua. L'ambassadeur Enders a fait deux propositions sur le
Nicaragua, mais elles ne sont pas encore acceptées par les
Nicaraguayens.
Je voudrais maintenant vous
parler de l'Afrique. Nous nous félicitons de vos efforts pour geler
la pénétration soviétique en Afrique. Il y a cependant un problème:
beaucoup de républicains ont été surpris que le Président Reagan
ait manifesté son intérêt personnel pour la Namibie. Il l'a fait
pour deux raisons distinctes : amener l'Afrique du Sud vers les
droits de l'homme et faire accéder la Namibie à l'indépendance.
Nous n'avons pas beaucoup de moyens de pression à notre
disposition. Nous aimerions — mais nous ne pouvons pas, comme vous
— vendre des armes à l'Afrique du Sud. Mais des progrès ont eu lieu
avec le groupe de contact...
François Mitterrand:
Nous voulons nous aussi le départ des Cubains
hors de l'Angola.
Bill Clark :
Le seul problème, à ce sujet, est dans les
déclarations publiques : alors que le Président Reagan fait tous
ses efforts pour que progresse la cause de la Namibie, certains
Français déclarent que les Etats-Unis y constituent un obstacle à
la paix.
François Mitterrand :
Qui a dit cela ?
Bill Clark :
Claude Cheysson a dit à Dar-es-Salaam que, si le processus échouait, ce serait la faute des Américains. Il a dit - et
c'est dans le New York Times — que
depuis cinq ans, nous n'assumons pas nos responsabilités en
Afrique. C'est injuste et cela nous crée des problèmes avec les
pays du Front. Notre aide à l'Afrique est quarante-huit fois
supérieure à celle de l'URSS. En résumé, nos intérêts sur le
continent africain sont parallèles. Nous souhaitons seulement qu'il
y ait une meilleure coïncidence des déclarations
publiques.
François Mitterrand : Je ne
connais pas ces déclarations. Je veux vous dire que, sur la
Namibie, nos objectifs sont les suivants: 1) indépendance de la
Namibie; 2) élections libres; 3) départ des Cubains de l'Angola et
même du Congo et de l'Ethiopie. Je crois que ce sont les mêmes que
les vôtres.
Bill Clark :
Je voudrais vous dire un mot de Kadhafi. Il
n'est pas une menace pour les intérêts américains. Mais il finance
la déstabilisation de vingt pays, du Niger à l'Irlande du Nord.
Aussi avons-nous décidé l'embargo qui a atteint son but: il est
isolé. Kadhafi envisage de venir en Europe. Il faut maintenant
l'aider à prendre sa retraite.
François Mitterrand :
J'ai fait partir la Libye du Tchad. Par
ailleurs, nos relations avec Kadhafi sont ambiguës, voire
inexistantes. Je ne connais pas de projet de voyage de Kadhafi en
France. Je vous en parlerai en temps utile.
Bill Clark : Je voudrais maintenant évoquer la question de l'usine de
centraux MT 20. Vous avez vous-même soulevé devant le Président
Reagan cette question, le 12 mars. Vous aviez dit que vous étiez en
train de dénouer ce contrat signé par votre prédécesseur. Nous ne
connaissions pas ce contrat. Le Président Reagan n'est pas un
ingénieur et nous ne comprenons pas tous les rapports des experts.
Mais nos ingénieurs disent que ce contrat aura des effets négatifs
sur notre capacité d'espionnage et que cela donne aux Russes des
moyens militaires qu'ils n'auraient pas eu avant cinq ans. Or, nous
apprenons que ce contrat est toujours en cours. Cela peut-il être
reconsidéré ?
François Mitterrand :
C'est de seul point sur lequel j'ai changé
d'avis après ma rencontre du 12 mars avec le Président des
États-Unis. Nous ne voulons pas, en effet, être le seul pays à ne
pas avoir de relations avec l'URSS. J'ai fait moi aussi une enquête
technique, et cela peut se discuter. Mais comme, en même temps,
vous nous avez placé dans une situation difficile sur d'autres
sujets, la France a changé de point de vue. En vérité, le commerce
entre la France et l'URSS est très faible et très déséquilibré en
notre défaveur. Notre ministre de la Défense m'a informé par une
lettre d'aujourd'hui de ce qu'il est en relation avec le vôtre sur
ce sujet. Laissons se poursuivre cette discussion entre les deux
ministres. J'ajoute que vous n'aviez pas demandé cela à nos
prédécesseurs. Les considériez-vous comme de meilleurs alliés
?
Bill Clark :
Pas du tout. Nous sommes toujours attachés à
ne pas marquer la moindre différence entre votre administration et
les précédentes. Je voudrais relever à ce propos quelques autres
déclarations publiques injustifiées nous concernant: la déclaration
à l'ONU du Premier ministre français ; les déclarations en Afrique
de M. Cheysson ; vos remarques sur Pierre Mendès France, ce
matin...
François Mitterrand :
J'ai cité une phrase de Pierre Mendès France
qui était un ami de l'Amérique et qui ne disait rien de
désobligeant. J'ai critiqué ce matin la hausse du dollar et je le
referai sûrement un jour. Mais nous sommes alliés et nous
apaiserons le vocabulaire. Je ne vous parle pas, moi, de ce que Mme
Kirkpatrick, qui est pourtant francophile, a dit du choix du
suffrage universel en France...
Bill Clark :
Est-ce vrai ? Je suis très surpris. Je le
vérifierai. Vous avez évoqué la question de l'embargo dont je
pensais ne pas parler. Le Président Reagan ne croit pas à l'embargo
ou aux sanctions. Il a d'ailleurs levé l'embargo sur le blé. Mais
quand les Soviétiques sont intervenus en Pologne, le Président
Reagan a voulu avoir une réaction clairement visible contre l'URSS.
Il a demandé à ses principaux collaborateurs de faire une liste de
sanctions possibles. La plus élevée dans la liste était l'embargo
sur le contrat-gaz et la haute technologie. Nous avons espéré
pouvoir ne pas le faire. Gromyko a promis à Haig la libération de
Walesa. Elle n'a pas eu lieu. Nous avons attendu Versailles pour le
décider.
François Mitterrand :
La situation ne peut qu'empirer en Pologne.
C'est dans la nature du système.
Bill Clark: Le 10 novembre approche, avec le risque d'une grève en
Pologne. Comme il ne s'est rien produit depuis le 13 décembre
dernier, il faut trouver quelque chose d'une visibilité
équivalente. Nous avons demandé à nos alliés d'y réfléchir avec
nous.
François Mitterrand :
Je vous remercie de votre visite. Je ferai
savoir au Président Reagan mes décisions sur tous ces
sujets.
François Mitterrand note après cet entretien,
comme il le fait parfois (mais de plus en plus rarement.) :
« Clark, qui m'est envoyé, exprès par Reagan,
me fait le compte rendu des relations actuelles entre les
Etats-Unis et la France. Côté positif: l'alliance militaire, le
Liban. Côté négatif: Amérique centrale, dénonciation dollar,
protectionnisme ; au-delà de l'ensemble décor: Namibie, taux
d'intérêt, gazoduc, etc. Je me suis promis de ne pas engager avec
un intermédiaire — au demeurant sympathique — la moindre discussion
de fond. Je communiquerai ma réponse directement à Reagan ; elle ne
sera pas tendre. Pour Reagan, l'Occident est un protectorat qu'il
administre comme le faisait autrefois notre administration
coloniale dans l'Empire.»
Le Président me questionne : «Où en est-on avec les centraux téléphoniques à
l'URSS ? » L'affaire du gazoduc a conduit à décider de
laisser Thomson livrer le matériel, mais pas l'usine de composants.
Mais faudrait-il informer les Américains lors de la signature
firiale ? Avant ou après la livraison ?
Faut-il lier cela à une éventuelle réunion du COCOM ?
Le Président demande à y réfléchir. Je me
renseignerai.
Jeudi 28 octobre
1982
A 10 heures, je préviens le ministre des PTT,
Louis Mexandeau, de ne rien signer sans me prévenir.
«Ton coup de téléphone tombe
bien, car les négociateurs de Thomson sont justement à Moscou pour
signer dans les quarante-huit heures. Je vais éviter que la
signature ait lieu. Je reçois Gomez à Il heures. »
Et s'ils signent quand même ? J'appelle aussi
Claude Cheysson pour lui demander de faire bloquer, de son côté,
cette signature par l'ambassade de France à Moscou, sans lui parler
de l'entretien du Président avec Clark, dont je ne sais s'il
connaît l'existence. Il me dit faire le nécessaire.
Le Président Reagan réévoque l'« option zéro »
dont il n'a guère soufflé mot depuis un an : «
Ni Pershing, ni SS 20. » Clark n'en a pas parlé hier.
Étrange missionnaire !
Le Président : «L'équilibre
ne se fera pas sur cette base. Sinon, ce serait retrouver un
déséquilibre antérieur, qui était favorable aux États-Unis. Il
faudra trouver un point moyen entre les propositions de Reagan et
celles de Brejnev. »
Comme Clark n'a pas parlé non plus de la date du
Sommet, François Mitterrand répond donc à ce sujet, par écrit, à
Ronald Reagan :
« Je regrette la façon dont
a été fixée la date du Sommet de Williamsburg. Bien que mon
représentant personnel ait indiqué à plusieurs reprises au vôtre
que le calendrier de mes engagements rendait impossible pour moi la
fixation d'une date avant le début du mois de juillet, je constate
que ce fait n'a pas été pris en considération et que les États-Unis
ont annoncé une date sans avoir recueilli l'accord de tous les
participants. Pour avoir moi-même été confronté l'an dernier à
cette difficulté, je garde le souvenir d'une discussion prolongée
qui avait permis de trouver une solution convenant à tous les
intéressés.
En ce qui concerne le
déroulement de ces Sommets, je dois dire que mes réflexions
rejoignent largement les vôtres. Instruit comme vous par
l'expérience d'Ottawa et de Versailles, je crois que la meilleure
chose serait de réunir les chefs d'État et de gouvernement à huis
clos, dans un endroit calme, pour un échange de vues aussi libre et
approfondi que possible. Il doit s'agir de conversations au sommet
entre les dirigeants eux-mêmes, et non de négociations, qui sont de
la responsabilité des ministres. Il me paraît enfin essentiel que
tout contact avec la presse soit exclu, pour tous les participants,
jusqu'à la conférence de presse finale. »
482 soldats français sont à Beyrouth.
Les socialistes espagnols remportent les élections
législatives. Après la victoire en Grèce de Papandréou, la
social-démocratie européenne ne se porte pas si mal.
Cette semaine, le marché a été calme. La Banque de
France a rentré 4,6 milliards de francs.
Vendredi 29 octobre
1982
Ce que je craignais est arrivé: le contrat MT 20
est signé ! Les Russes ont accepté hier, sans aucune discussion, la
totalité des réductions de livraisons demandées par la France.
Cheysson, Mexandeau et Gomez affirment n'avoir pu joindre Moscou à
temps.
J'apprends qu'en fait, c'est à l'insistance
pressante de la direction des Affaires économiques du Quai d'Orsay
que Thomson s'est rendu à Moscou pour signer l'avenant au contrat
MT 20. Le Président peut néanmoins encore retarder ou même refuser
son aval à cette signature. Rien de grave, au demeurant : le
contrat ne porte plus sur les matériels sensibles dont le Président
Giscard d'Estaing avait accepté la livraison aux Soviétiques.
Lundi 1er novembre 1982
Jean-Pierre Chevènement informe le Président :
«Avec les Soviétiques, il y a une possibilité
de contrat portant sur l'équipement du gisement de gaz d'Astrakhan
: près de 5 milliards de francs. L'affaire bute sur le crédit. En
face de Technip, la concurrence est allemande. u
Le Président n'a toujours pas admis le
remboursement excessif de sa contribution à la Grande-Bretagne. Il
me transmet une note manuscrite :
« J'ai multiplié les
avertissements — y compris en Conseil des ministres — pour
signifier mon refus de payer une note supplémentaire aux Allemands à propos de l'affaire anglaise. Cela suffit, maintenant ! C'est 300 millions de trop, en plus du
trop-perçu antérieur. Il faut donc que
le Quai d'Orsay exécute mes directives, ou bien que la hiérarchie
du Quai s'en aille ! Je vous prie de
communiquer cette note d'extrême urgence à M. Cheysson. »
A Washington, le relevé des discussions entre les
Quatre évolue encore. Bernard Vernier-Pallez adore cette
négociation à la hauteur de son ego.
Mardi 2 novembre
1982
Contrairement à ce que Cheysson avait espéré,
Reagan n'a pas levé l'embargo aujourd'hui. On négocie toujours un
texte.
Le Roi du Maroc fait savoir par son ambassadeur
qu'il ne peut voir le Président à la date prévue... « parce que Mme Thatcher n'a pas d'autre date pour le
recevoir » ! François Mitterrand n'apprécie pas. Il fait
savoir que le rendez-vous n'aura plus lieu, car lui-même n'a pas
d'autre date disponible.
Comment financer les entreprises publiques ? Comme
au printemps, il faut un nouveau collectif. Le ministre du Budget
écrit au Président, dans une lettre cruelle et lucide :
« Politiquement,
économiquement et financièrement, la situation des entreprises
publiques risque d'être, dans les années qui viennent, un enjeu
plus important encore que le Budget de l'État. Politiquement, car
les entreprises nationales seront notre "vitrine". Economiquement,
car elles sont une des clés de l'investissement. Financièrement,
car sur la lancée actuelle, plusieurs vont à la banqueroute (...).
La SNCF, les Charbonnages, la sidérurgie sont des gouffres.
L'informatique peut le devenir (...). En 1982, plusieurs
entreprises (GDF, SNCF, Air France...) ont procédé à des
recrutements importants alors que leur activité baissait (...).
Dix-huit mois après, on ignore encore la stratégie de ces
entreprises qui ne s'adressent à l'État que pour lui demander des
dotations ou des augmentations de prix. On ignore également à quoi
ont servi ou vont servir les sommes qu'elles réclament
(remboursement de dettes ou investissements). Absence de maîtrise
de l'Etat: plusieurs ministères (Industrie, Économie, Budget,
Transports, etc.) s'occupent de tout et, en fait, personne de rien.
L'État ne possède pas les informations nécessaires. Il ne sert qu'à
solder les pertes. »
Puis Laurent Fabius passe à la politique
économique et, reprenant le credo des « visiteurs du soir », qu'il
a rejoints, explique :
« Il faut stabiliser les
charges sociales des entreprises. Le système permettant de
respecter cet engagement consisterait en la suppression progressive
des cotisations familiales actuelles pesant sur les employeurs, et
leur remplacement par une nouvelle cotisation proportionnelle,
retenue à la source et appliquée à tous les revenus distribués aux
actifs et inactifs, en incluant notamment les revenus du capital. A
défaut de la mise en place d'un tel système, il n'y aurait d'autre
solution que de continuer à augmenter les cotisations actuelles ou
de dégager de nouvelles ressources fiscales au profit de la
Sécurité sociale, aggravant ainsi le poids des prélèvements
obligatoires. »
Autrement dit, transformer une cotisation sociale
patronale en un impôt sur le revenu non progressif. Beau progrès
social ! Je suis contre.
Le général de Bénouville vient demander au
Président d'ordonner la commande de 5 prototypes du Mirage 4000 : «
Tu dois montrer que l'État s'y intéresse.
» Le Président sourit, sceptique.
Des savants américains viennent proposer un projet
audacieux : des petites centrales nucléaires à fusion « pour avancer l'époque où elle [la fusion]
pourra jouer un rôle significatif comme source
d'énergie ». La voie officielle est coûteuse, lente et
semble devoir conduire, à long terme, à des machines d'une taille
considérable ; la leur est une sorte de coup de poker théorique
qu'aucun pays n'accepte de financer.
Pour approfondir le projet, je réunis les
meilleurs experts français en fusion nucléaire avec les promoteurs
du projet. Choc de théories. Aucun Français ne garantit le succès,
mais aucun non plus ne donne l'échec pour certain. Que faire ?
Renoncer ? Financer l'expérience ? La décision engage beaucoup de
choses. L'af faire des « renifleurs » est dans tous les esprits.
Quand la science est en cause, le politique n'a presque aucun degré
de liberté ; il doit se fier à la science officielle. J'ai toujours
craint d'avoir un jour à regretter notre manque d'audace, ce
matin-là.
Mercredi 3 novembre
1982
Le Conseil des ministres décide le lancement du
programme de réseaux câblés. Immense espoir : « Dans un an, nous dit Mexandeau, il y aura deux millions
d'abonnés au câble, et les satellites auront des centaines de
milliers de clients pour leurs chaînes. »
L'ambassadeur du Maroc s'excuse de son impair :
« Il y a eu un malentendu qu'il faut
absolument dissiper. Le Roi songeait seulement à un report de
quelques jours. Le Roi n'a pas été tenu informé de la manière dont
a été proposée au Président une rencontre à Paris, sans date
précise. Il est tout à fait évident que l'emploi du temps du
Président est aussi compliqué que celui de Mme Thatcher. Le Roi
n'aurait, quant à lui, voulu en aucune manière donner une priorité
à Mme Thatcher sur le Président. S'il avait été informé, il aurait
réagi immédiatement. Le Roi souhaite que la visite soit aussi
rapprochée que le Président l'estimera possible. La date du
Président sera la sienne. »
L'élégance royale ne saurait être prise en
défaut.
Rémission. Pour les trois premiers jours de cette
semaine, la Banque de France a rentré 357 millions. Aujourd'hui, le
taux de l'Eurofranc à trois mois baisse à 12 3/4, et celui à six
mois à 14,10. La crise est-elle passée ? Jacques Delors pense qu'il
ne faut surtout plus rien réformer et que tout se calmera. Aussi ne
fait-il rien pour appliquer les directives du discours de Figeac. A
sa demande, Mauroy dira demain que « la baisse
du taux de base bancaire, il y a cinq jours, rapportera 5 milliards
aux entreprises et que la baisse du taux du Crédit National
rapportera un milliard ». Les « visiteurs du soir » restent
très critiques : « Cette déclaration va
décevoir. Il n'y a là aucune baisse réelle des charges. »
Ils proposent d'imposer aux banques une bonification à 8 % des
prêts à moyen terme, la conversion des dettes au taux le plus bas,
la déconnexion des taux d'intérêt interne et externe, la
transformation programmée et progressive de la part patronale
d'allocations familiales en impôt sur le revenu...
Le Président est pris entre son intuition (cette
autre politique est la bonne) et ses principes (laisser le
gouvernement gouverner). Ah, si seulement Pierre Mauroy voulait
faire sien ce programme des « visiteurs du soir », comme tout
serait simple ! Mais voilà, il n'en veut pas...
Jeudi 4 novembre
1982
L'ONU votera encore une fois ce soir sur le
maintien ou la levée de l'embargo frappant l'Argentine. Cheysson
plaide pour que la France vote la levée : «
Vis-à-vis de la Grande-Bretagne, la France n'a rien à gagner ; Mme
Thatcher est repartie sur l'idée que 1983 et 1984 lui rapporteront
autant que les années antérieures, c'est-à-dire la contre-valeur de
1,7 milliard d'écus. Par ailleurs, pour la première fois depuis
douze ans, le commerce franco-britannique se déséquilibre en raison
de la baisse de nos exportations agro-alimentaires.
A l'inverse, en Amérique
latine, nous sommes à la veille d'obtenir d'énormes contrats pour
des entreprises de travaux publics concernant la construction de
barrages ou de routes en Argentine, au Paraguay et au Brésil.
D'autres énormes chantiers sont en jeu concernant les
télécommunications du Mexique, du Brésil et de la Colombie. Nos
principaux concurrents, les États-Unis et l'Italie, votent
pour. »
Pourtant, le Président maintient l'abstention de
la France. François Mitterrand : « Solidarité
européenne d'abord. Et Cheysson est mal placé pour dire qu'on paie
trop à la Grande-Bretagne. »
Vendredi 5 novembre
1982
Je rencontre Allan Wallis, le nouveau sherpa américain, arrivé en Europe. Délicieux
vieillard, formidablement cultivé et incroyablement démodé. Il est
venu préparer la prochaine réunion des sherpas à Paris, les 10 et
11 décembre. Sur le fond, Washington veut un sommet restreint,
réservé pour l'essentiel à une conversation entre les seuls chefs
d'État, sans ministres.
Sur la date du Sommet, je lui dis «qu'une invitation n'est pas une convocation ». Il
me répond que Williamsburg, seul ensemble historique qui soit
propriété de l'État fédéral... est loué aux autres dates ! Nous
restons chacun sur nos positions. Il espère encore que nous
pourrons donner notre accord avant la fin de l'année.
Le ministère des Relations extérieures et celui de
la Défense informent les Américains de l'accord conclu entre
Thomson et les Soviétiques. Colère au Pentagone. Limitée, car la
partie sensible du contrat, signée en 1980, a été annulée.
François Mitterrand, à qui on parle des échecs
économiques de Margaret Thatcher : « On ne se
console pas des siens avec le malheur des autres, mais cela
aide... »
Lundi 8 novembre 1982
Cheysson reçoit l'ambassadeur américain qui lui
transmet le dernier projet de texte de « relevés de conclusions »
négocié à Washington. Il est convenu de ne jamais le publier, mais
d'annoncer seulement « bientôt» à
Washington la levée unilatérale de l'embargo.
Cheysson vient montrer au Président ce texte,
auquel les Italiens se sont ralliés à la dernière minute. Cheysson
: « Il ne contient aucun engagement de
contrôle supplémentaire par rapport à ceux existant dans le cadre
du COCOM. Sinon celui de lancer des études exhaustives sur le
commerce des pays occidentaux avec l'Est dans des domaines très
larges : agriculture, énergie, haute technologie. Une phrase
mentionne le désir commun de ne pas "subventionner" l'URSS.
» D'où la nécessité, pour Claude Cheysson,
d'une lettre interprétative sur ce point. « Mais ce n'est pas
grave, ce texte restera secret. »
Le Président lit le texte :
« Ils [les signataires]
reconnaissent la nécessité de conduire leurs relations avec l'URSS
et l'Europe orientale sur la base d'une politique globale
d'ensemble visant à servir leurs intérêts communs et fondamentaux
de sécurité. Ils sont particulièrement conscients du besoin que
l'action, dans le domaine économique, soit cohérente avec cette
politique globale d'ensemble et soit par conséquent basée sur une
approche commune.
Il n'est point dans leur
intérêt de subventionner l'économie soviétique ; le commerce
devrait être conduit de manière prudente, sans traitement
préférentiel.
Ils se sont informés
mutuellement de ce que, pendant la durée de l'étude sur les besoins
énergétiques, ils ne signeront pas ou n'approuveront pas la
signature par leurs compagnies de nouveaux contrats avec l'Union
soviétique pour l'achat de gaz naturel. »
Contenu inacceptable: on arrêterait le
développement du gazoduc aussi longtemps que les Américains
jugeraient utile de poursuivre les études.
Pourtant, Claude Cheysson sort ravi de chez le
Président. « Le Président n'a plus aucun
problème sur le contenu du texte, seules comptent désormais les
conditions de l'annonce par les Américains. » Il est
persuadé qu'il va atteindre au bout du compte un objectif voulu par
le Président. Formidable malentendu ! François Mitterrand a-t-il
donné son accord à un texte qui bloque toute politique économique
extérieure communautaire ? Il confirme le contraire.
Régis Debray propose la création d'une Communauté
francophone dotée d'institutions. Le Président accepte, mais pour
plus tard : « Je crois davantage à la réunion
informelle des chefs d'État et de gouvernement qu'à une Communauté,
mais pourquoi pas, plus tard... »
Régis Debray considère pourtant qu'il a obtenu un
feu vert et s'attelle au projet. Rien n'est faisable sans l'accord
préalable des Québécois et des Canadiens : à défaut, on ne pourra
avoir de représentants des francophones d'Amérique du Nord, et le
projet sera mort-né. Il faut donc faire s'entendre les Premiers
ministres du Canada et du Québec, Trudeau et Lévesque, sur leurs
statuts respectifs.
Impossible de ne pas publier aujourd'hui le
montant de la dette extérieure de la France : 45 milliards de
dollars. C'est plus que prévu dans les pires hypothèses. La crise
de change reprend. Jacques Delors : « Il y a
un complot international contre la France. On veut casser notre
expérience en nous faisant dévaluer une troisième fois.
»
Mardi 9 novembre
1982
Une décision capitale à prendre demain : la sortie
du blocage des salaires des fonctionnaires doit-elle s'opérer en
acceptant une clause de sauvegarde pour la fin 1983 afin que Force
ouvrière et la FEN signent ? Et quelle sauvegarde : « en masse », c'est-à-dire sur le total des
salaires reçus pendant l'année, ou « au niveau
» des salaires à la fin de l'année ?
Le Premier ministre est prêt à accepter un accord
« en niveau », retour déguisé à
l'indexation des salaires. Le ministre du Budget et celui de
l'Économie sont contre : tous les efforts déployés jusqu'ici
n'auraient alors servi de rien. Le Président est plutôt d'accord
avec Mauroy, mais finit par accepter le point de vue de Delors.
Encore un choix courageux.
Allemands et Italiens mettent au point une
esquisse d'Union européenne. Ils posent les problèmes de politique,
de sécurité, de définition du cadre juridique, du rôle des
institutions. Ils l'ont fait sans nous. Inquiétant. Après le plan
Genscher-Colombo d'il y a un an, le Chancelier Kohl veut-il, comme
Schmidt, remplacer l'axe Paris-Bonn par un axe Bonn-Rome ?
Depuis le début de l'année, la France n'a conclu
avec l'Union soviétique que pour 1,1 milliard de contrats de biens
d'équipement, contre 5,4 milliards pour l'Allemagne et 3,3
milliards pour l'Autriche ; notre déficit sera de 10 milliards de
francs en 1982 et, si rien n'est fait, passerait à 14 en 1983, et à
20 milliards en 1984.
Mercredi 10 novembre
1982
Tchervonenko, reçu par Pierre Mauroy, souhaite que
«la coopération entre les deux pays puisse
prendre un tour plus important. Elle est insuffisante, elle
décline, et un déficit se creuse au bénéfice de l'Union soviétique
(...). L'Union soviétique est disposée à élargir cette coopération
dans le domaine des échanges agricoles mais aussi des biens
d'équipement ; il convient pourtant de régler au préalable les
difficultés de financement ». Une ouverture semble se
dessiner.
L'ambassadeur ne sait pas que Leonid Brejnev est
mort ce matin. Une ère nouvelle commence.
Maussade, Robert Badinter travaille à
l'élaboration des règles d'extradition des Basques.
Laborieuses négociations entre le PS et le PC sur
les futures élections municipales.
Échec de la grève générale lancée en Pologne par
Solidarité, contre l'avis de
l'épiscopat.
Je travaille avec André Bercoff sur son manuscrit.
Jubilatoire ! François Hollande lui fournit tous les chiffres qu'il
veut.
Jeudi 11 novembre
1982
Ronald Reagan téléphone à François Mitterrand. Il
laisse entendre qu'il fera bientôt un discours sur les rapports
Est/Ouest après la mort de Leonid Brejnev, tenant compte des
conversations avec les ambassadeurs. François Mitterrand
s'inquiète: « Vous parlerez de la levée de
l'embargo ? Ronald Reagan : « Oui, mais
la question de la levée de l'embargo n'a aucun rapport avec les
conversations en cours sur le commerce EstlOuest. » Le
Président n'est qu'à demi rassuré.
Vendredi 12 novembre
1982
Comme prévu, Iouri Andropov devient Secrétaire
général du PC d'Union soviétique. Romanov et Oustinov, les deux
autres prétendants, sont sur la touche.
On reçoit dans la soirée à l'Élysée le texte du
discours que prononcera demain le Président Reagan. Il est traduit
dans la nuit.
Samedi 13 novembre
1982
Scandale ! Dans son discours, Reagan compte
annoncer aujourd'hui la levée de l'embargo, «
partielle ou totale », et son intention de publier
ultérieurement le texte de « l'accord
intervenu entre les ambassadeurs sur le commerce EstlOuest
». Il ne dit pas quand. Mais sans doute va-t-il profiter de la mort
de Brejnev pour tenter de sortir au plus vite du piège où il s'est
mis lui-même.
Le texte négocié n'est donc pas présenté par
Reagan comme une déclaration unilatérale américaine, mais bel et
bien comme un accord à Cinq de contrôle du commerce Est/Ouest.
Désastre. Ce que, depuis le début, le Président ne veut pour rien
au monde !
Je cherche Cheysson. Il est au Koweït,
injoignable. Vers midi, je réunis les principaux hauts
fonctionnaires du Quai d'Orsay (François Scheer, Francis Gutmann,
Jean-Claude Paye et Jacques Andreani). Ils sont formels: la
publication du texte négocié à Washington n'a pas été acceptée par
le Quai d'Orsay. La Grande-Bretagne et la RFA sont pourtant prêtes
à admettre sa publication, l'Italie semble pencher pour. Mais nos
partenaires admettent qu'il faudrait un accord entre les Quatre
Européens pour revenir sur la position définie à Quatre de ne pas
publier. On décide de faire savoir dès que possible — c'est-à-dire
vers 15 heures (heure de Paris) — à la Maison Blanche que la levée
de l'embargo ne peut qu'être unilatérale, sans conditions, et sans
publication d'un texte multilatéral. Pas de panique : Reagan
n'annoncera aujourd'hui que la levée de l'embargo et ne publiera
rien, nous dit-il, avant quelques jours.
Déjeuner avec François Mitterrand et quelques «
visiteurs du soir ». Il y a là Laurent Fabius, Jean Riboud et
Jean-Jacques Servan-Schreiber, lequel remet au Président une lettre
de l'avocat Samuel Pisar lui conseillant de se rendre aux obsèques
de Brejnev :
« Si vous vous y rendiez
vous-même, vous obtiendriez — et j'ai des raisons de penser que
cela est maintenant possible — la libération du symbole vivant et
universel qu'est Chtcharanski comme signal d'une nouvelle politique
dont vous pourriez vous entretenir à fond, et le premier,
avec M. Andropov qui cherche, j'en suis
sûr, ce contact et cette
occasion.
Dans la mouvance de l'événement actuel, toute une nouvelle dynamique peut permettre
à l'URSS de sortir de son ghetto culturel et technologique dont
elle souffre quotidiennement de plus en plus
; et aux pays ex-industriels de l'Ouest d'ouvrir enfin les grands marchés du monde à leur créativité
au lieu d'étouffer ensemble comme
aujourd'hui. »
Le Président a déjà décidé : il ne se rendra pas
pour la première fois à Moscou pour assister à des obsèques. Cela
reste vrai. Et cet «enlèvement» de
Chtcharanski, malheureusement bien improbable, rappelle trop celui
de Théodorakis par J.J.S.S. en d'autres temps...
Le déjeuner tourne naturellement autour du déficit
extérieur. Tous plaident pour le protectionnisme et la baisse des
charges sociales des entreprises.
Laurent Fabius propose :
Une hausse du Tarif extérieur commun pour
s'aligner sur les droits de douane japonais et américains, et le
paiement en or, avec une réduction significative, de l'impôt sur le
revenu et de l'impôt sur les grandes fortunes.
Jean Riboud :
Il n'y a presque rien à attendre de
l'investissement industriel privé, sauf par entraînement des
entreprises publiques.
Laurent Fabius:
Il faut faire des crédits à l'investissement à
taux réel négatif, reporter sur la Caisse nationale de l'Industrie
les dettes des entreprises publiques, mettre les industries
naissantes à l'abri de la concurrence européenne pendant trois
ans.
Jean-Jacques Servan-Schreiber
: Augmenter massivement les tarifs des
entreprises publiques en déficit ; augmenter les bas salaires par
des points payés plus tard et payer les hauts revenus en bonus
réinvestis dans l'entreprise ou en dépôts bloqués dans des livrets
d'épargne-industrie.
Jean Riboud :
Rendre les prestations sociales dégressives
avec le revenu ; éliminer tous les obstacles administratifs au
partage d'un poste de travail en deux emplois à mi-temps ;
transformer les prestations chômage en une assurance et les
compléter par des aides accrues à la formation.
Après le déjeuner, le Président, prévenu de ce qui
se prépare à Washington, part se promener au fond du parc de
l'Élysée avec J.J.S.S. pendant plus d'une heure. Sans doute ce
dernier lui explique-t-il les exploits que le Centre Mondial,
sauveur électronique de la France, s'apprête à accomplir...
A 15 heures, Wallis est injoignable.
A 15 h 45, coup de théâtre. Allan Wallis me
rappelle : « Le Président des États-Unis a
l'intention d'annoncer, dans son discours hebdomadaire à la radio,
à 18 heures, heure de Paris, la levée d'embargo. Mais il annoncera
aussi l'accord de Washington sur le commerce Est/Ouest. Il hésite
néanmoins entre deux textes de discours: l'un faisant état de
l'existence d'un accord à Quatre en le publiant séparément dix
minutes plus tard ; l'autre, si vous restez opposés à la
publication de cet accord, dans lequel le Président des États-Unis
en donnerait la substance comme émanant de lui. »
Je lui réponds que cette procédure est
invraisemblable, car il n'y a aucun accord ni sur la publication du
texte d'un accord, ni même sur son contenu, qui devait de notre
point de vue rester une position unilatérale. «Je vous rappellerai au plus tard dans une heure pour vous
faire connaître la position exacte du Président. »
François Mitterrand, informé, explose :
« C'est inadmissible, inacceptable ! Le Quai
d'Orsay n'en fait qu'à sa tête. J'ai dit que je ne voulais pas
qu'on négocie ce texte. On nous fait miroiter la levée de l'embargo en échange d'un texte dit
secret, et voilà que le texte secret devient public et fixe une
doctrine Est/Ouest qui nous échappe. Il établit un leadership
américain. C'est un véritable traité
définissant tout le commerce avec
l'Est. C'est l'alignement sur les
thèses américaines. L'Alliance n'a rien
à dire sur les questions économiques. Dites non : au texte et à sa
publication ! »
Simultanément, Jean-Louis Bianco appelle le
secrétaire général du Quai d'Orsay, Francis Gutmann, qui prévient
Bernard Vernier-Pallez à Washington. Celui-ci est hors de lui, se
dit désavoué: « Je n'ai rien fait sans
l'autorisation de mon ministre. » Prévient-il le Département
d'État ?
Je rappelle en tout cas Wallis à 16 h 45 : «
Le Président de la République n'est pas
d'accord sur le contenu de ce texte. Il n'y a d'ailleurs pas
d'accord possible sur un texte quelconque d'accord international au
seul niveau des ambassadeurs. En conséquence, la publication ou
même l'annonce d'un accord euro-américain par le Président des
États-Unis est impossible. Pour ce qui concerne la levée de
l'embargo, nous avons toujours pensé qu'elle serait unilatérale.
Notre ambassadeur recevra en temps utile les instructions
nécessaires sur les points de désaccord qu'il transmettra au
Département d'État.»
Allan Wallis : «Je suis
stupéfait de ce que vous dites ; je croyais l'accord sur le texte
conclu depuis le début de la semaine. Cela change tout pour la
déclaration à venir du Président. Le malentendu doit venir de ce
que les pays européens étaient, dans la dernière semaine,
représentés dans la négociation par le représentant des Communautés
Européennes et non pas par leurs propres ambassadeurs...
»
Première nouvelle !
Il raccroche, fort aimable ; puis me rappelle,
plus nerveux : « J'ai parlé avec Bill Clark.
Ronald Reagan veut parler à François Mitterrand. »
Le Président refuse
sans hésiter: « Si je le prends au
téléphone une heure avant sa déclaration, il peut me faire dire
n'importe quoi sur l'amitié franco-américaine, l'Alliance, etc., et
invoquer ensuite mon accord.»
Je transmets : fureur intense à la Maison Blanche.
Clark et Shultz conseillent à Reagan d'annoncer quand même la levée
de l'embargo et l'accord sur le texte. Ce qu'il fait :
« Maintenant que nous sommes
parvenus à un accord avec nos alliés, qui offre des mesures plus
fortes et plus efficaces, il n'y a plus besoin de ces sanctions.
L'accord sur les conditions du commerce Est/Ouest porte sur les
points suivants : aucun nouveau contrat d'achat de gaz soviétique
ne sera signé tant qu'une étude décidée par les pays alliés sur les
alternatives énergétiques occidentales n'aura pas été terminée ;
les Alliés se sont engagés à "renforcer les contrôles existants sur
les transferts de biens stratégiques à l'URSS " ; des procédures
seront établies "sans délai pour assurer le contrôle des relations
financières avec l'URSS" ; et les pays occidentaux "travailleront à
harmoniser leurs politiques de crédits
d'exportation".»
Il est 18 h 30 et Cheysson est toujours
injoignable. François Mitterrand à propos de Reagan : « Ce sont des procédés de voyou, de gangster ! » Il
faut réagir. Le Président convoque le plus haut responsable du Quai
d'Orsay disponible, le secrétaire général, Francis Gutman, dans son
bureau.
Le Président : « Le Général
de Gaulle a fait sortir la France de l'OTAN parce qu'il refusait
l'intégration militaire atlantique. Moi, je refuserai l'intégration
économique. Ce texte américain est un traité léonin qui détruit
toute possibilité de construction européenne. Notez...
»
Et Francis Gutmann prend sous sa dictée le texte
d'un communiqué publié un quart d'heure plus tard comme émanant du
Quai d'Orsay : « La France, qui
a fait connaître en temps utile à ses
alliés sa position sur le commerce
Est/Ouest, n'est pas partie à
l'accord annoncé cet après-midi à Washington. Elle prend acte de l'annonce par
Reagan de la levée de l'embargo américain sur les fournitures destinées à l'Union
soviétique, en relation notamment avec
le gazoduc eurosibérien.»
Dans la soirée, Bernard Vernier-Pallez souhaite
démissionner : « Le Quai aurait pu publier un
communiqué précisant seulement que nous n'avions pas à nous
sentir liés par ce qui n'était d'ailleurs pas
un accord. J'ai fait changer douze formules. Il s'est créé une
sorte de front européen. Autrement, nos alliés européens
acceptaient tout ce que voulaient les Américains et nous aurions
été beaucoup plus isolés. »
Le Président aurait accepté avec plaisir cette
démission si le signal ainsi donné n'avait été que toute l'affaire
résultait d'un différend franco-français plutôt que
franco-américain. Francis Gutmann appelle l'ambassadeur pour
l'assurer qu'il n'est pas personnellement désavoué.
Dimanche 14 novembre
1982
Dans l'avion qui le conduit du Koweït à Moscou
pour les obsèques de Brejnev, Claude Cheysson écrit au Président...
pour dénoncer les procédés de Reagan !
« La déclaration du
Président Reagan hier en dit long sur les modes de faire à
Washington. Elle ignore résolument ce qui avait été catégoriquement
dit par plusieurs de ses alliés, principalement les Européens. Elle
insinue et parfois affirme des contre-vérités. Dès le début, il a
été convenu qu'il n'y aurait pas d'accord entre nous. Au terme de
conversations qui avaient lieu à Washington dans des cadres variés,
des conclusions pouvaient être relevées. Les Quatre Européens ont
souligné que leurs conclusions ne pouvaient évidemment être
publiées, puisqu'il ne s'agissait pas d'un acte formel, bien moins
encore du "plan d'action" cité par Reagan (...). J'ajoute enfin que
le ton de la déclaration est à peine supportable à l'égard de ses
partenaires et dans l'ambiance d'une véritable guerre économique
qu'aucun de nous n'accepte (et que le "relevé de conclusions"
rejette expressément). »
Texte ambigu. Cheysson reconnaît l'existence d'un
accord à Cinq, mais pense qu'un tel accord pouvait rester secret et
être présenté comme une décision américaine unilatérale. Le
diplomate croyait avoir en face de lui des diplomates.
Sur la place Rouge, les obsèques de Leonid Brejnev
se déroulent selon une liturgie impériale bien établie. Pierre
Mauroy et Claude Cheysson représentent le gouvernement. Le compte
rendu qu'en fait Pierre Morel, qui y représente l'Élysée, est
remarquable :
« L'arrivée à pas lents du
cortège, la dépose du cercueil ouvert sur son catafalque de velours
rouge, la montée des hiérarques au fronton du mausolée de Lénine,
l'enchaînement des discours, le piétinement de la queue des
officiels devant la tombe où flottait l'insistante odeur des
branches de sapin fraîchement coupées pour les couronnes, furent
les temps forts d'un rituel solennel et grave, mais mécanique.
Nulle trace visible d'affliction, ni même de simple émotion sur les
visages ronds et un peu ahuris des centaines de très jeunes soldats
attendant en groupes dans les escaliers de la Maison des Syndicats
de pouvoir s'incliner devant le corps, ni sur celui des officiels,
ni sur celui, bien sûr, des quelques Moscovites rencontrés, vaquant
à leurs occupations au-delà du périmètre interdit. Seuls l'attente
pendant laquelle la musique funèbre emplissait la place, les cinq
minutes où hurlèrent les sirènes des usines et le passage bruissant
de centaines de porteurs de couronnes, véritable forêt en marche,
furent des instants d'une densité inhabituelle. Rien dans ces
cérémonies, aucun des détails dans la ville ne traduisait les
troubles d'une succession ni les incertitudes du lendemain. Dans
une ostensible pérennité, le système venait juste de ressentir le
léger à-coup qui s'imprime à un vaisseau glissant depuis longtemps
sur son erre et auquel une direction effective s'applique à
nouveau.
Tout, depuis le spectacle de
ces gérontes côte à côte, militaires et civils intimement
imbriqués, jusqu'au ballet des limousines aux rideaux tirés,
accusait l'impression de puissance collective, décourageant — en
tout cas, le premier jour — toute spéculation sur ce que pourraient
être le rôle de tel ou tel dirigeant en particulier, ou la
personnalité de Iouri Andropou »
Comique : Ronald Reagan écrit à François
Mitterrand, comme à tous les responsables de l'Alliance atlantique,
une lettre-circulaire tirant les conséquences de la mort de
Brejnev, lettre particulièrement mal venue après l'incident d'hier
:
« Dans les circonstances
présentes, je pense que nous, Occidentaux, devons, dans nos prises
de positions publiques et privées à l'intention de la direction
soviétique, affirmer l'opportunité d'une amélioration des relations
Est/Ouest. Dans le même temps, nous devons mettre l'accent sur le
fait qu'une telle amélioration ne peut s'envisager que si les
Soviétiques font preuve avec une solide évidence d'une volonté de
se soumettre aux normes acceptées des comportements internationaux
(...). Je pense qu'il est particulièrement important en ce moment
que le comportement occidental soit marqué par une unité
d'objectifs. Ce serait vraiment tragique si la direction soviétique
percevait des divisions entre les Occidentaux. »
On ne saurait mieux dire: « Maintenant,
taisez-vous, c'est moi qui parle ! »
Lundi 15 novembre
1982
Cheysson, rentré à Paris, me dit : « Je ne comprends pas. Ce qui s'est passé dans cette
affaire entre le Président et moi me paraît beaucoup plus grave que
ce qu'il y a pu avoir entre nous sur le Proche-Orient. Nous avions
sur le Proche-Orient des sensibilités différentes qui sont arrivées
à se fusionner. Dans une lettre, au début d'octobre, j'ai expliqué
au Président la très grande tâche qui nous attendait. Or, il y a eu
un désaccord total. Je n'ai pas compris ce qui s'est passé.
» Puis, découvrant que le Président le considère comme
responsable de ce désordre, il s'excuse par une lettre dans
laquelle sa stratégie se révèle remarquable et subtile, quoique à
l'opposé de celle du Président:
«Je regrette de ne pas avoir
bien compris votre préoccupation majeure. Ce serait la première
fois depuis dix-huit mois (...). J'ai cru venue l'occasion de faire
reconnaître la principe de la concertation. Les Anglais pensent
comme moi que nous devons pouvoir interroger les Américains, dans
un cadre informel et de manière non conclusive, sur leur politique
économique. Cela me semble un complément indispensable de ce qu'est
actuellement l'Alliance. Certes, nous ne serons que rarement
entendus. Mais, quand les Trois seront d'accord, leurs voix ne
seront pas toujours sans écho. Je me demande maintenant si
l'expérience des dix-huit derniers mois ne vous a pas convaincu que
cette concertation était totalement vaine et ne pouvait tout au
plus mener qu'à des interférences plus nombreuses des Américains.
Je crois qu'elle vaut d'être tentée et que le groupe des Quatre (au
niveau des directeurs politiques ou économiques plus que des
ambassadeurs, et au niveau des ministres) est bon. Renoncer à
compléter ainsi l'actuel dispositif de l'Alliance me préoccuperait.
»
François Mitterrand ne veut pas en entendre parler
: « Surtout pas d'Alliance informelle
économique ! Cela se termine toujours par un diktat américain.
Gardons cette énergie pour un rapprochement entre Européens. Rien
d'autre. »
Clarification majeure, ce jour-là, de notre
politique étrangère. Résigné à n'être que rarement entendu des
Super-Grands, Cheysson accepterait volontiers que la France prenne
place dans le directoire économique à Quatre dont rêvent les
Américains ; le Président, lui, le rejette.
Le Président confirme à Ronald Reagan que la
France signera la Convention sur le Droit de la Mer : «J'estime que ce Traité représente une étape importante
dans la mise en place d'un nouvel ordre économique international
auquel, vous le savez, je suis tout particulièrement attaché.
»
Le Roi Hussein de Jordanie est à Paris. Il propose
de passer de l'état de belligérance à l'état de paix en établissant
des relations bilatérales entre les États, y compris Israël. Il est
très prudent sur un éventuel État palestinien. Le Président
explicite la position de la France face aux diverses initiatives de
paix.
Hussein : Le confiit arabo-sioniste s'aggrave. Il faut obtenir le
retrait des territoires occupés par Israël depuis 1967, l'arrêt des
implantations, la liberté de culte à Jérusalem, le droit des
Palestiniens à l'autodétermination, y compris le droit au retour,
le contrôle international pendant six mois des territoires occupés
et une garantie du Conseil de sécurité pour la mise en œuvre de ce
projet (...). L'OLP est le représentant unique et légitime des
Palestiniens. L'État israélien occupe déjà 78 % de la Palestine.
Nous n'en réclamons que 22 %. C'est le minimum de ce que nous
pouvons demander.
François Mitterrand:
Nous ne voulons pas nous substituer aux pays
de la région. La France a reconnu l'État d'Israël. Depuis lors,
avec des guerres, celui-ci a institué son pouvoir sur des terres
qui ne lui ont pas été accordées par l'ONU. J'ai approuvé les
accords de Camp David pour leur dimension bilatérale
israélo-égyptienne. Pour les territoires occupés et Jérusalem, nous
souhaitons qu'on en revienne à la situation antérieure,
juridiquement reconnue. J'ai reçu des maires de ces territoires ;
leur situation est inacceptable et rappelle celle que nous avons
vécue en France pendant la guerre. Je ne me mêle pas, au-delà, du
choix final, car nous ne sommes pas un pays arabe. La France n'est
pas un arbitre, c'est un pays de bonne volonté qui garde son droit
de pensée. Il y a là un peuple qui n'a pas de patrie, un
peuple en déshérence. S'il veut un État, c'est
à lui de le décider. Ce peuple a droit à une patrie. Le plan de Fès
comme le plan du Prince Fahd constituent une utile façon de faire
avancer le dialogue. Mais rien ne progressera tant que l'OLP n'aura
pas accepté le droit d'Israël, tel que défini par les
Nations-Unies, en le liant à sa reconnaissance propre. Ilfaut
qu'une initiative soit prise, peut-être sous cette forme
conditionnelle. Si on ajoute cette condition à celle du plan de
Fès, on arrivera à la paix. Sinon, rien n'est possible. La France
sera toujours aux côtés de ceux qui s'engageront sur ces thèses. La
reconnaissance réciproque de l'OLP et d'Israël se
fera.
Hussein: Nous sommes d'accord sur ces principes. Aucun territoire
ne doit être occupé par la force. Israël doit se retirer des
territoires occupés. Les garanties doivent être internationales.
Nous sommes heureux que la France soit favorable à une
reconnaissance réciproque d'Israël et de l'OLP, de façon à garantir
les droits des deux pays de manière raisonnable et équitable. L'OLP
doit jouer le rôle principal. La Résolution 242 du Conseil de
sécurité contredit les accords de Camp David qui donnent le droit à
Israël de disposer des territoires occupés. Nous pensons que seul
le peuple palestinien peut dire ce qui lui convient. L'OLP doit participer à l'élaboration de la paix.
Laissons l'Histoire parler, dégageons-nous du piège. Le peuple
palestinien est menacé par des dangers considérables. Nous espérons
l'appui de la France.
François Mitterrand : Je
reconnais la résolution de Fès comme une méthode. Je me réserve de
juger des objectifs. Il faut distinguer ce qui est possible et ce
qui ne l'est pas. Il faut éviter les positions extrêmes. Ce qui
compte, c'est de réaliser des progrès.
Fait très exceptionnel pour un ambassadeur,
Bernard Vernier-Pallez écrit directement au Président, sans passer
par son ministre :
« Il est vain, à mon sens,
d'épiloguer sur les responsabilités qui ont conduit à
l'affrontement public franco-américain de samedi, mais il faut être
conscient qu'il aura des répercussions durables et profondes sur
les relations franco-américaines. En nous distinguant avec éclat de
tous nos partenaires européens, nous réalisons ici l'unanimité dans
le mécontentement : les ultra-conservateurs d'abord, rassemblés
notamment autour de Weinberger, Ikle et Pearle au Département de la
Défense, ce qui ne manquera pas de rendre plus difficiles nos
relations avec celui-ci ; le Président Reagan et son entourage à la
Maison Blanche, qui considèrent, à tort ou à raison, qu'il s'agit
d'un affront personnel ; le secrétaire d'État, M. Shultz, qui avait
pris l'initiative de l'exercice et pouvait penser, après les
conversations de La Sapinière, que nous n'étions pas
fondamentalement opposés à sa manière de trouver une porte de
sortie au Président. Il va se trouver sur la sellette et ne
manquera pas de nous en vouloir. Si cette détérioration des
relations entre Paris et Washington était le but que nous
recherchions, il faut que l'on sache qu'il est atteint au-delà des
espérances. »
Au reçu de cette missive, François Mitterrand dit
à Cheysson: « Je ne veux plus de déclarations
des ministres sur cette question ; plus de réunions entre
l'ambassadeur et ses interlocuteurs jusqu'à la levée effective des
sanctions ; il faut refuser de participer à des études sur les
relations économiques Est/Ouest sur la base de ce relevé de
conclusions.»
Alain Savary entame des négociations avec les
syndicats sur le projet de loi relatif à l'enseignement supérieur.
Il précise ses intentions : deux corps (professeurs, maîtres de
conférence) divisés chacun en deux classes ; un service horaire
annuel identique pour tous les enseignants-chercheurs, quels que
soient le corps et la classe ; une thèse unique (remplaçant les
thèses de troisième cycle et d'État) ; l'extinction du corps des
assistants (par non-renouvellement et transformations). Flou sur
l'agrégation ; le ministère ne paraît pas particulièrement attaché
à son maintien.
Voyant cela, les syndicats appellent à la grève
pour les 25 et 26 novembre.
Vendredi 19 novembre
1982
Le Président reçoit Jacques Delors, comme presque
tous les vendredis. Celui-ci lui remet une note inquiète, dans son
style habituel :
« Le déficit de la balance
des paiements de 1983 sera très lourd et très difficile à financer,
ce qui nous met à la merci d'une crise grave de paiement, avant ou
après les municipales. En raison de la hausse du dollar (une hausse
de 5 % nous coûte 10 milliards de francs de devises) et d'une
croissance trop rapide de la consommation des Français (+ 3,7 % par
an, soit beaucoup plus que la production : 2 %), il est donc très
important de se doter de munitions nécessaires pour s'opposer à une
crise de change et d'être très rigoureux dans la politique suivie.
Je suis prêt, pour "éviter la crise cardiaque ", à exposer au
Président dans le détail un ensemble de décisions. »
Puisque le ministre le saisit par écrit, le
Président lui demande, par écrit, de faire des propositions plus
précises :
«J'ai reçu votre note et
l'ai lue avec beaucoup d'attention. Vous savez que les
préoccupations que vous évoquez sont les miennes et que j'ai
demandé au gouvernement d'y consacrer tous ses efforts. Si vous
estimez que les mesures qu'il a prises ne suffisent pas à réaliser
ces objectifs, en particulier ceux qui concernent le rétablissement
de l'équilibre de la balance des paiements et le développement de
l'épargne, je vous serais reconnaissant de bien vouloir me faire
connaître, ainsi qu'au Premier ministre, les mesures
complémentaires que vous jugeriez utiles. »
Autrement dit : vous ne m'apprenez rien sur les
problèmes, et vous ne me proposez pas de solution.
Samedi 20 novembre
1982
Les lettres s'échangent très vite entre Paris et
Washington, sur des sujets multiples, poursuivant des dialogues
parallèles aux tonalités diverses et parfois contradictoires.
Ronald Reagan répond aujourd'hui à la lettre de
François Mitterrand sur la date du Sommet de Williamsburg :
« Je comprends et regrette
votre insatisfaction. Je vous assure que votre préférence pour une
date en juillet n'a pas été ignorée. Tous les participants ont
manifesté clairement leur préférence pour une date dans la première
moitié de l'année, et une telle date est conforme au principe selon
lequel, si possible, le Sommet se tient lorsque c'est l'un des pays
participants qui est président en exercice des Communautés
Européennes. Dans l'esprit de coopération et d'amitié qui est
essentiel pour un tel Sommet et pour sa préparation, je vous
demande de vous joindre à nous à Williamsburg. »
Autrement dit : nous savons très bien pourquoi
vous vouliez que le Sommet ait lieu en juillet ; c'est justement
pour cela que nous n'en voulons pas. C'est à prendre ou à
laisser.
Ignorant cette lettre, et pour clore l'incident de
la semaine dernière sur le gazoduc, François Mitterrand écrit à
Washington :
« C'est en respectant la
personnalité nationale de chaque État, profondément compatible avec
la solidarité nécessaire sur l'essentiel, que nous favoriserons
l'enracinement dans chaque pays de la volonté commune de défense
(...). S'il y a pu à cet égard avoir un malentendu, je souhaite
qu'il soit désormais dissipé. Chacun d'entre nous, Monsieur le
Président, est bien conscient de la prudence que requiert la
conduite des relations avec les pays de l'Est. Chacun d'entre nous
est bien conscient de ses intérêts nationaux à cet égard, dont il
est le meilleur juge et le premier garant dans le respect des
procédures de concertation existantes. Notre intérêt commun, en
tant que pays membres de la même alliance, me semble être que
celle-ci puise ses forces dans notre diversité. »
« Chacun d'entre nous » est la formule que le
Président a trouvée pour éviter de dire «nous », et qu'il essaie
d'imposer ici. Elle revient à dire : solidaire sans pour autant
s'impliquer dans une décision collective.
Lundi 22 novembre
1982
Étrange visite, ce matin : l'ambassadeur Galbraith
et cinq sénateurs de passage à Paris, dont le sénateur Dole, se
présentent à l'Élysée sans rendez-vous. Je les reçois. Un café est
servi. Nous n'échangeons que des banalités sur les rapports
franco-américains. Conversation mondaine au milieu d'une crise
profonde.
A Bruxelles, ultime incident franco-allemand à
propos de l'accord du 25 mai. Lors de la discussion budgétaire,
Chandernagor convient avec son homologue allemand d'attendre la
mi-décembre pour faire d'éventuelles concessions au Parlement sur
la croissance des dépenses. Plus tard dans la journée, les
Allemands changent d'avis, craignant que, lorsque le Parlement
examinera le collectif pour 1982 par lequel doit transiter l'aide à
la Grande-Bretagne, celui-ci ne se venge et ne supprime leur
allégement. Averti, Bianco téléphone au secrétaire général de la
Chancellerie à Bonn, Schreckenberger, qui prend note ; il
rappellera. Mais il ne rappelle pas. Déjà, cet homme, supposé être
le principal collaborateur du Chancelier, est appelé le «
Triangle des Bermudes » pour son
étonnante capacité à enterrer les dossiers.
Isolé à Bruxelles, Chandernagor ne peut pas
rassembler la minorité de blocage nécessaire. Le texte est adopté.
Il fait inscrire au procès-verbal du Conseil la déclaration
suivante : « Il est très mauvais pour la
Communauté de se laisser entraîner dans un engrenage qui conduit à
payer des allégements au profit de certains États, puis à accepter
une augmentation inconsidérée des dépenses communautaires pour
faire adopter par le Parlement la traduction budgétaire de ces
allégements. La délégation française a déclaré nettement qu'elle ne
participerait plus, pour sa part, à un mécanisme aussi dangereux
pour la Commuanuté. »
Informé, François Mitterrand répète : « Nous sommes obligés d' "avaler" les 300. J'espère qu'on
n'ira pas plus loin. Je vous prie de mettre le Quai en garde
! »
Le gouvernement aura pris à la fin de cette
semaine les mesures d'équilibre de l'UNEDIC : économies de 10
milliards ; hausse de 1,5 % des cotisations, partagée entre les
entreprises et les salariés. Le franc reste faible.
Nouvelle réunion des « visiteurs du soir » ; deux
scénarios de sortie du SME sont discutés :
- soit tout de
suite, au prochain Conseil des ministres, avec les mesures
suivantes : maintien du déficit budgétaire à moins de 100 milliards
en 1982, soit 2,8 % du PIB, et moins de 3 % du PIB en 1983 ;
équilibre du budget social de la nation jusqu'à la fin de 1983
;
- soit après
les élections municipales, si l'inflation américaine et la
récession en Allemagne s'aggravent, et sans plus de souci d'être
considéré par les autres comme un bon élève. Cela suppose de
négocier les hausses de prix et de salaires sur une base de 5 %
d'avril 1983 à avril 1984 ; de créer un « livret d'épargne-emploi »
pour compléter la garantie de l'UNEDIC ou de ce qu'il en restera ;
de déconnecter les taux d'intérêt interne et externe ; de mettre en
place le dépôt de devises égal au coût des importations ;
d'augmenter de 3 points la TVA et de supprimer les contributions
des entreprises aux allocations familiales ; de créer une Caisse
nationale de l'Investissement pour financer sur bons du Trésor les
investissements des entreprises publiques ; de lancer des grands
travaux ; d'accélérer les économies d'énergie dans le
logement.
Ce second scénario exigerait « une formidable mobilisation et quelques réformes de
structures : la constitution d'un vrai ministère du Commerce
extérieur, le remplacement du gouverneur de la Banque de France, la
mutation du ministère du Plan en cadre d'explication du projet à
long terme ».
François Mitterrand écoute sans conclure. Ce
programme le tente. Le choix est entre une troisième dévaluation —
avec ce qu'elle aurait d'humiliant — et le flottement — avec ce
qu'il aurait de panache, au service des entreprises et de l'emploi.
Difficile de démontrer que la route la plus étroite est la plus
sûre.
Allan Wallis esquisse l'agenda de Williamsburg :
« La reprise économique (y compris l'emploi,
l'investissement, le commerce, l'endettement et les questions
financières); les relations économiques avec l'Union soviétique et
l'Europe de l'Est et la revitalisation des institutions économiques
internationales. » Le Sommet doit être un moyen d'affirmer
une stratégie commune face à l'Union soviétique. « Pas de communiqué formel, mais seulement la possibilité
pour les chefs d'État et de gouvernement de faire une déclaration
s'ils en éprouvent le besoin ; désignation pour chaque session d'un
seul chef de délégation ou d'un ministre qui serait chargé par ses
homologues d'informer la presse après chaque session (...) : il
faut revenir à la conception originale du Sommet et le débarrasser
des "traditions" qui se sont accumulées...»
J'interroge le Président sur la date: tous nos
partenaires se sont finalement ralliés. Si nous ne le faisons pas,
il en résultera un incident majeur.
François Mitterrarid : «
Marquer notre surprise et ne pas faire de drame. »
Mardi 23 novembre
1982
Le Président insiste, au petit déjeuner, pour que
la loi d'amnistie, qui revient demain en seconde lecture à
l'Assemblée, soit adoptée, par 49-3 si nécessaire, y compris pour
les généraux. Le Président en veut aussi à Jospin d'avoir laissé en
Arles, aux municipales, la tête de liste aux communistes.
François Mitterrand: « Quand
y a-t-il eu, dans l'histoire de l'humanité, plus de vivants
présents sur la planète que de morts accumulés dans le passé ?
» Joli sophisme ; la réponse, évidente («A l'aube des temps »), ne le convainc pas.
Mercredi 24 novembre
1982
Au Conseil des ministres, le gouvernement décide
de 10,5 milliards d'économies sur l'assurance-chômage.
La loi sur la réintégration des officiers généraux
est adoptée par le 49-3 en seconde lecture. Rejet d'une motion de
censure sur la politique de défense.
Première rencontre entre Valéry Giscard d'Estaing
et Jacques Chirac depuis janvier 1980. Ils déjeunent ensemble chez
Drouant, terrain neutre.
Dans la soirée, nous partons pour l'Égypte et
l'Inde.
Jeudi 25 novembre
1982
Au Caire, après son entretien avec Moubarak, le
Président note : « Moubarak juge les
Israéliens sans foi ni loi, et, qui plus est, inconsistants. Il ne
se contente pas de les soupçonner d'avoir négocié le partage du
Liban avec les Syriens, il affirme que ses négociateurs l'ont
entendu de la bouche d'Assad qui, on le voit, n'en fait pas
mystère. Les Syriens auraient annexé la Bekaa, les Israéliens le
Golan et la bande frontalière. »
Le nouveau Chancelier allemand fait une
déclaration très chaleureuse devant le Bundestag :
« La coopération
franco-allemande, institutionnalisée il y a bientôt vingt ans par
Konrad Adenauer et Charles de Gaulle dans le Traité de l'Elysée,
n'a pas seulement fait ses preuves: elle n'a cessé de s'étendre à
de nouveaux domaines. Mais, à nos yeux, ce n'est pas seulement une
coopération dans la Communauté Européenne. Elle favorise aussi la
stabilité de l'Alliance atlantique dont nos pays font tous les deux
partie (...). Nos préoccupations communes à ce sujet nous ont
amenés à évoquer les questions intéressant la sécurité. A l'avenir,
des entretiens à quatre entre les ministres des Affaires étrangères
et de la Défense des deux pays seront partie intégrante de la
coopération franco-allemande. Pour la première fois au bout de
dix-neuf ans, nous avons ainsi relancé un élément important dont
nous étions convenus dans le Traité de l'Élysée. Pour nous, il
s'agit là d'un échange de vues avec un grand et important voisin.
Et, grâce à cet instrument, nous rendons également service à la
sécurité commune de l'Occident.
Nous comprenons fort bien les
préoccupations que causent à nos amis français certaines évolutions
dans leur balance commerciale. A ce sujet, nous leur avons dit
qu'entre amis, précisément à une heure difficile, il faut parler et
rechercher ensemble des solutions solides. Nous savons qu'il est
nuisible pour nous de cloisonner nos marchés, que cela compromet à
long terme les emplois, au lieu de les garantir à court terme.
»
Vendredi 26 novembre
1982
A Assouan, je reçois copie de la réponse du
secrétaire général allemand à l'appel téléphonique de Jean-Louis
Bianco de lundi dernier. « Comme vous le
savez, d'autres obligations ne m'ont pas permis de répondre le soir
même à votre appel téléphonique. Cependant, j'ai aussitôt fait
transmettre votre demande à la délégation allemande en négociation
à Bruxelles. Je trouve regrettable que nos délégations qui, comme
on me l'a fait savoir, ont entretenu des contacts bilatéraux
constants, n'aient pas pu s'entendre sur une orientation commune. »
La machine de la Chancellerie est d'une incroyable
lenteur.
Dans l'avion d'Assouan à Delhi, François
Mittertand : « Le point moyen ne peut pas être
le gel soviétique annoncé par Brejnev. Il suppose qu'on
n'installerait plus de SS 20. Comme, déjà, il y en a deux fois plus
qu'il n'en faut eu égard à la sécurité européenne, cela ne veut pas
dire grand-chose. De plus, ces fusées pourraient être retirées à
quelque distance. Les moyens de transport sont rapides et la portée
des fusées s'allonge en permanence. Cela ne peut pas être non plus
le point zéro indiqué par Reagan, car ce point zéro pourrait
laisser entendre que les Russes renonceraient à l'ensemble de leurs
SS 20, c'est-à-dire de leur armement tactique moderne, tandis que
les éléments avancés tactiques nucléaires occidentaux resteraient
en place. Il y a un point moyen que la sagesse des négociateurs
trouvera, j'imagine. Impossible que l'un des deux négociateurs
puisse imposer entièrement son point de vue à l'autre.
»
A Delhi, rencontre avec Indira Gandhi. Lasse et
rebelle, passionnée et désespérée : « Les
"Négociations Globales" sont abandonnées. »
La France est prête à livrer de l'uranium enrichi
à l'Inde.
Dans sa chambre, le Président reçoit, parmi la
masse de télégrammes transmis par l'aide de camp, un câble cinglant
de notre ambassadeur à Washington :
« J'ai eu ce matin un
entretien privé à la résidence avec M. Eagleburger qui vient de
rentrer de son long voyage en Extrême-Orient. Il m'a confirmé ce
que je savais sur l'état d'esprit du Président et du secrétaire
d'Étax Ses propos montrent que les Américains sont parfaitement au
courant de la différence d'optique entre le Quai d'Orsay et
l'Elysée sur la question. Le Département d'État avait reçu un câble
de M. Galbraith, le 8 novembre, mentionnant que le ministre lui
avait indiqué au cours d'une conversation, ce jour-là, son
acceptation de la dernière version du relevé de conclusions.
L'irritation des Américains est accrue par le fait qu'ils pensent
que la France s'est dégagée, à l'occasion de l'incident concernant
l'annonce, de sa participation aux études à entreprendre. Ils ne
peuvent pas les démarrer avec les autres partenaires sans la
France, et ils n'envisagent pas de les entreprendre sur une base
autre que celle du relevé de conclusions, ce qui les met dans la
situation la plus désagréable. J'ai souligné à mon interlocuteur
qu'il était indispensable que, compte tenu de l'état des relations
entre les deux Présidents, la visite du secrétaire d'État ne
conduise pas, du fait d'un échec, à un accroissement de la tension,
mais, au contraire, permette un rétablissement de la confiance.
Pour cela, il fallait que fussent abordés avec le Président de la
République les vrais problèmes. M. Eagleburger m'ayant demandé
quelle était notre position actuelle concernant la concertation sur
les relations économiques Est/Ouest, j'ai répondu que c'était un
sujet qu'il était préférable de garder au frigidaire pendant les
prochaines semaines. Le secrétaire d'Etat pourrait en parler au
ministre au cours de leur conversation du 14 dans l'après-midi, à
Paris. M. Eagleburger ne m'a pas caché que la persistance de
l'incertitude sur ce point contribuerait à accroître l'irritation
ici. Mon interlocuteur, qui rapportera cette conversation au
secrétaire d'État, va essayer de m'organiser un rendez-vous avec
lui qui se situerait pendant la très étroite période allant de son
retour d'Amérique du Sud à son départ pour l'Europe. »
Le Président est furieux. Comment Vernier-Pallez
ose-t-il parler d'un désaccord entre le Quai et l'Élysée ? Il
demande à Cheysson de le faire réprimander.
Le dîner d'État de ce soir à Delhi est le plus
beau de tous les dîners d'État auxquels j'aie assisté. Des Sikhs au
turban orné d'une grande plume blanche, rangés derrière chaque
convive, s'inclinent pour servir. Le rythme est si précis que les
plumes restent parfaitement alignées tout au long du dîner. Le rite
colonial au service d'un empire nouveau.
La position de l'État sur l'extradition se
précise. Un discret signal est envoyé aux Espagnols : la Lettre de
Matignon publie cinq critères dont
chacun peut fonder un refus d'extradition.
Samedi 27 novembre 1982
Le secrétaire général du Quai, à qui Cheysson a
téléphoné depuis Delhi, répond à Vernier-Pallez :
« Nous prenons connaissance
avec surprise de l'observation figurant dans votre message 2906,
selon laquelle les Américains seraient "parfaitement au courant
d'une différence d'optique entre le Quai d'Orsay et l'Elysée ".
Comme vous le savez, il n'y a pas eu et il ne peut y avoir de
différence d'optique entre la Présidence de la République et le
ministère des Relations extérieures. Il se peut que les Américains
croient habile d'entretenir à cet égard une ambiguïté. Il faut
qu'ils sachent au contraire qu'une telle attitude ne pourrait
qu'altérer davantage nos rapports avec Washington en ce qui
concerne les relations Est/Ouest, alors même que le Président de la
République, par sa lettre au Président Reagan, vient de faire
savoir dans quel esprit et de quelle façon cette question paraît,
pour la France, devoir être abordée.
Nous sommes d'ailleurs bien
convaincus qu'il n'y a, dans votre esprit, aucun doute à ce propos,
et je me permettrai de vous téléphoner pendant le week-end.
»
Dîner de retour à l'ambassade de France à New
Delhi. Trente couverts seulement. Indira Gandhi, plus détendue que
jamais, parle de son éducation suisse. Son fils et sa belle-fille
l'accompagnent. Elle: « Je hais la politique,
j'espère que Rajiv n'aura jamais à en faire. » A la fin du
dîner, Mme Ross, l'ambassadrice, fait chanter
une Marseillaise approximative à son perroquet. Lors de mon
dernier passage, j'avais déjà subi la performance éraillée de
l'oiseau. Debout, nous écoutons le massacre, vaguement amusés,
vaguement furieux. A la fin, Indira Gandhi applaudit et murmure en
français: « Mais c'est très bien !
»
La politesse est exquise. Gênés, nous avançons
vers le salon quand Claude Cheysson, se tournant vers Mme Ross,
s'écrie : « C'est magnifique. Et, en plus, il
a exactement la même voix que vous. » Gaffeur impénitent
!
Dimanche 28 novembre
1982
Nous courons de ville en ville. Visitant Elora, à
cinquante kilomètres d'un aéroport, le cortège est si étiré que
lorsque le Président quitte le site, la dernière voiture du cortège
y arrive à peine et doit faire demi-tour. Colère des invités.
Mardi 30 novembre
1982
La CNIL autorise la création d'un fichier
informatisé pour la lutte anti-terroriste.
Suspension des négociations américano-soviétiques
sur les euromissiles.
Le Président revoit les « visiteurs du soir » ; il
leur confirme son intention de ne rien faire d'ici les municipales.
Il faut donc conforter le franc : réduire les réserves pétrolières
stratégiques des compagnies nationales ; faire monter de gros
emprunts en dollars par les entreprises publiques. Le Président
insiste sur le caractère urgent et secret de ces mesures.
Mercredi 1er décembre 1982
Pendant ce temps, le bateau court sur son erre :
au Conseil des ministres, augmentation du SMIC de 3,3 % (soit 14,2
% pour l'année et 3,2 % en termes réels). C'est trop, beaucoup
trop.
L'extradition de Klaus Barbie bute sur quelques
manques de zèle. Genscher n'est pas très pressé de réactiver la
demande allemande. Il suggère à la France une mesure d'expulsion
vers Paris. Perplexité au Quai d'Orsay, qui n'est pas non plus
enthousiaste.
Jeudi 2 décembre
1982
André Bercoff remet son manuscrit à Claude Durand.
Je le lis. Le Président aussi. Caton, « homme de droite », a
beaucoup d'allure. Si le canular n'est pas éventé trop vite, on va
s'amuser.
François Mitterrand écrit à Gemayel pour
l'interroger sur «la nécessité du retrait de
toutes les forces étrangères présentes au Liban, et à propos des
modalités de la reconstruction de votre pays»:
«A cet égard, la France est
disposée à examiner les conditions dans lesquelles son aide
pourrait être renforcée ou mieux déployée. Une telle intervention
suppose toutefois que soit précisé à nouveau le
rôle des différents contingents composant la Force
multinationale.
Comme vous le savez, nous
estimons qu'en dehors d'actions dictées par des considérations
humanitaires qui imposent l'urgence, un effort accru de notre part
devrait de préférence se placer sous l'égide des Nations-Unies qui
se trouvent en mesure d'exercer au Liban des responsabilités plus
grandes, du reste conformes à leur vocation. L'occasion d'en
débattre pourrait être d'autant plus facilement trouvée que le
Conseil de sécurité sera amené à se prononcer bientôt sur le mandat
de la FINUL, qui vient à échéance le 19 janvier. »
Le Conseil constitutionnel déclare non conforme la
loi sur la décentralisation dans les DOM/TOM.
A Madrid, Felipe Gonzalez devient Président du
Conseil des ministres. Il faut y envoyer un grand ambassadeur. Le
Président fait proposer par Mauroy — qui l'a suggéré — l'ambassade
à Savary, qui refuse.
Vendredi 3 décembre 1982
Madrid est proposé à Jean-Pierre Cot, qui refuse
également et souhaite voir François Mitterrand au plus vite.
Rendez-vous jeudi prochain.
A peine rentré d'Asie, il faut repartir pour le
Sommet européen, cette fois à Copenhague. Un agenda assez lourd.
D'abord l'élargissement : comme convenu avec Kohl, la France, plus
favorable depuis l'élection de Gonzalez, obtient que l'adhésion de
l'Espagne soit subordonnée au règlement des problèmes agricoles et
de ceux liés au financement du Budget. Ensuite l'investissement :
la France n'obtient pas l'accord de l'Allemagne sur le lancement
des 3 milliards d'écus d'emprunt communautaire. Enfin le commerce
international : la France n'obtient pas l'affirmation d'une volonté
commune d'utiliser le Tarif extérieur commun comme un instrument de
politique industrielle. Le reste est renvoyé au Sommet suivant,
sous présidence allemande.
Dimanche 5 décembre
1982
Jean-Pierre Chevènement est à Moscou. Il
s'entretient avec Baïbakov, président du Gosplan et vice-président
du Conseil, du projet d'Astrakhan.
Libéré de prison le 2 décembre, l'écrivain
sud-africain Breyten Breytenbach s'installe en France.
Lundi 6 décembre
1982
Shultz, qui sera à Berlin demain pour un dîner à
quatre préludant à la réunion des ministres des Affaires étrangères
de l'Alliance, arrive, prévient-il, avec trois questions : «
1 Comment faire front à la pression considérable que les
Soviétiques vont exercer sur les Européens en 1983 pour empêcher le
déploiement des fusées américaines en Europe ?
2 Comment éviter les conséquences des politiques de
déflation générale pratiquées progressivement, bon gré mal gré,
dans tous les pays du monde ? En particulier, comment faire face
éventuellement à un accident de parcours, dans un pays fortement
endetté, qui risquerait d'ébranler la communauté financière
internationale ?
3 Comment doivent se comporter les États-Unis et la France,
partenaires égaux d'une même alliance, mais dont le niveau de
puissance n'est pas le même ? »
Nouvelle lettre de Bérégovoy au Président sur la
politique économique. Cette fois, il prend ouvertement parti contre
la politique de Delors et Mauroy, et propose une politique
alternative : augmenter la TVA de 2 points (soit 46 milliards) et
baisser les cotisations d'allocations familiales des entreprises de
5 points.
« La situation du franc est
largement déterminée par celle de notre commerce extérieur. Un
déficit annuel de 90 à 100 milliards de francs ne peut être financé
sans concours extérieurs. Leur importance affecte notre monnaie
autant, sinon plus, que les déficits du Budget et des comptes
sociaux (...). La limitation de nos importations est possible. Des
modalités techniques la faciliteraient (dépôt à l'importation,
plafonnement des crédits bancaires aux importateurs, etc.).
D'autres, plus politiques, telles que la mise en oeuvre des clauses
de sauvegarde du GATT et du Traité de Rome, sont certainement à
retenir.
Mais l'idée la plus répandue
consiste à réduire le pouvoir d'achat de telle sorte que le
commerce extérieur retrouve naturellement son point d'équilibre.
J'y suis franchement hostile. Cette voie est politiquement
périlleuse. Elle est économiquement incertaine. Une baisse du
pouvoir d'achat contribuerait à ralentir encore plus l'activité,
aggraverait le chômage, et les comptes de nos régimes sociaux s'en
trouveraient sérieusement affectés (200 000 chômeurs nous coûtent
plus de 12 milliards de francs par an), et ces nouveaux déficits ne
seraient pas sans incidence sur la santé du franc, avec pour
conséquence de nouvelles mesures d'économies. Ainsi, dans une sorte
de cycle infernal, on serait alors contraint de prendre aux
travailleurs deux fois : d'abord par la baisse du pouvoir d'achat,
ensuite par la hausse des cotisations ou la baisse des prestations
sociales.
Je ne souhaite pas revenir
sur la question du flottement du franc ou d'un nouvel ajustement
monétaire au sein du SME. Je ne dispose pas des éléments qui me
permettent d'en juger.
Mais je tiens à attirer
votre attention sur le point suivant: dans l'état actuel des
choses, le seul moyen de toucher au taux de change sans le modifier
expressément consiste à agir sur la TVA par augmentation de son
taux, liée à une baisse des cotisations sociales.
La logique voudrait qu'une
hausse de 2 % de la TVA s'accompagne d'une baisse de 4 % des
charges sociales. Je suggère pourtant que la baisse soit de 5
points. C'est un pari à prendre : la différence de recettes,
d'après les calculs du Plan, étant compensée par les effets
positifs sur l'emploi, notamment dans les entreprises de
main-d'œuvre et le secteur des PME-PMI. Ce point supplémentaire
serait alors attribué au bénéfice des salariés qui verraient ainsi
leur salaire direct augmenter de 1 %. Ainsi, on privilégierait les
actifs.
Je recommande enfin que
cette mesure soit décidée le plus tôt possible et appliquée au
début de l'année, le 1er janvier ou le
1er
février au plus tard, si l'on redoute les
incidences éventuelles sur le mouvement des prix avant les
élections municipales.
J'ajoute que l'annonce d'une
telle mesure aurait des effets psychologiques importants, notamment
pour les entreprises. Elle pourrait favoriser la négociation sur
l'application de la retraite à 60 ans. »
Toujours la même obsession : baisser les charges
des entreprises et, pour cela, sortir du SME.
Mardi 7 décembre
1982
Jean-Pierre Cot envoie sa démission à François
Mitterrand, qui pensait qu'il prendrait comme une promotion l'offre
de l'ambassade de Madrid. Jean-Pierre s'est montré formidable dans
sa tentative de défense des droits de l'homme et de transformation
de son ministère, laquelle ne pouvait que déplaire aux dirigeants
africains. Des fuites concernant sa démission sont soigneusement
organisées à Matignon, accompagnées de l'annonce imminente d'un
remaniement concernant cinq ou six ministres. Toute la presse de
demain en sera pleine. Mauroy veut reprendre le contrôle d'un
gouvernement qui se délite. De très nombreux ministres n'obéissent
plus à ses ordres : soit qu'ils refusent de les exécuter, soit
qu'ils ne prennent même plus son avis avant de lancer leurs
actions. Matignon expédie les affaires courantes, renvoie à plus
tard les choix difficiles et refuse toute mesure impopulaire. Tout
se passe comme si Pierre Mauroy se considérait lui-même comme
partant.
Le temps ne travaille pas pour nous ; toute action
qui n'est pas entreprise maintenant sera plus difficile à mettre en
œuvre ultérieurement.
Au petit déjeuner, on parle encore de la nécessité
d'une baisse des taux d'intérêt et des charges des entreprises, et,
comme chaque mardi, de nominations.
Mercredi 8 décembre 1982
Reçu par François Mitterrand, Jean-Pierre Cot
confirme sa démission. Après l'avoir raccompagné fort aimablement,
le Président me dit: « Je ne comprends pas. Il
ne m'a pas dit pourquoi il voulait partir. » Rocard, reçu
après lui, proteste contre ce départ; il veut une « compensation pour les siens ». Le Président hausse
les épaules. Nucci succédera à Cot.
Désignation de la Cour suprême bolivienne, appelée
à trancher de la demande d'extradition de Barbie. Les membres sont
en majorité des conservateurs hostiles à cette extradition.
Le dîner des Quatre à Berlin est l'occasion d'une
sévère mise au point : Cheysson explique qu'il n'accepte plus que
ce Club parle des rapports économiques avec l'Est, alors qu'il
avait lui-même été à son origine avec Shultz, à La Sapinière. Il
définit ainsi la ligne du Président : « Nous
n'acceptons une contrainte de l'Ouest que lorsqu'il est établi
qu'une fourniture à l'Est a une portée militaire. Nous sommes prêts
à des discussions générales, au niveau bilatéral, à l'occasion de
rencontres informelles entre chefs des exécutifs, voire entre
ministres des Affaires étrangères. » Shultz explose. Il propose,
lui, de donner une existence quasi permanente aux réunions
d'ambassadeurs à Washingon: « Le cercle
des Sept est le seul où les conclusions des études entreprises
ailleurs peuvent être regroupées, synthétisées, transformées en
éléments de stratégie commune. » Shultz propose la
définition d'une stratégie commune dans nos
relations économiques avec l'Est. Pymm le soutient. Genscher n'ose
exprimer son désaccord. Cheysson : « Nous refusons catégoriquement
de transformer un groupe occasionnel en directoire politique et
économique. »
Jeudi 9 décembre
1982
Cheysson télégraphie :
« Dans son exposé de ce
matin en séance restreinte entre les seize ministres de l'Alliance,
G. Shultz ne reprend pas l'idée d'un COCOM financier dont il nous a
parlé hier soir. Pour le moment, l'intention annoncée ne va pas
au-delà des études au COCOM et à l'OCDE, ainsi qu'à la poursuite de
ce qui se fait à l'OTAN. Mais la gravité, la tension même
manifestées par le secrétaire d'État, hier soir pendant le dîner,
indiquent clairement que le débat n'est pas terminé et qu'il n'a
pas renoncé à mener les gouvernements de l'Alliance là où nous
n'irons pas. »
La pression montera jusqu'à Williamsburg, où
Shultz cherchera à se venger de nous.
Vendredi 10 décembre 1982
Le Brésil est au bord de la cessation de
paiements. Les Trésoreries paniquent. La Banque mondiale
s'inquiète.
La France signe la Convention sur le Droit de la
Mer.
La dernière réunion des sherpas sous présidence
française commence à La Celle-Saint-Cloud. Allan Wallis, dont c'est
la première réunion, n'intervient que deux fois. Sur l'orientation
générale du Sommet de Williamsburg, il faut, dit-il, « faire tout ce qui est possible pour un Sommet moins
structuré, fait de contacts personnels. Remplacer la déclaration
par un bref compte rendu à la presse, émanant d'un porte-parole
unique. Et si le Sommet était réservé aux seuls chefs d'État? Le
Président réagirait peut-être favorablement à cette idée ».
Tiens-tiens...
Sur les rapports Est/Ouest, tout le monde
considère l'embargo comme une affaire close. Mais Wallis souhaite
qu'une discussion à Williamsburg s'appuie sur le résultat des
études menées, en ce moment même, dans les institutions existantes.
Les Américains voudront-ils, comme Shultz l'a dit hier à Berlin,
recréer un COCOM financier? Wallis n'en parle pas. Mais cette idée
de « renforcer les institutions internationales » cache peut-être
quelque chose.
Il partage maintenant avec les Européens une très
grande angoisse face aux dangers d'une faillite du Tiers Monde.
Armstrong s'inquiète de la hausse des taux d'intérêt et plaide sur
la nécessité d'un développement du commerce mondial, sans lequel il
n'y aurait plus d'investissement.
Le groupe de travail sur la technologie créé à
Versailles rendra son rapport à la fin de l'année. François
Mitterrand l'adressera aux autres chefs d'État et de gouvernement
afin que les décisions annoncées soient appliquées avant
Williamsburg. De même pour le groupe travaillant sur les
interventions des banques centrales sur les marchés des
changes.
Le Sommet se tiendra à Williamsburg sur les lieux
mêmes utilisés pour la rencontre franco-américaine de Yorktown l'an
dernier. La date des 28-29 mai est acceptée par tous les
participants. Je fais une dernière fois état de notre protestation
devant une invitation qui n'est qu'une convocation. On fera
connaître dès maintenant à la presse qu'il n'y aura pas de
communiqué final, même si l'on ne peut exclure qu'il en soit
préparé un au tout dernier moment.
Dimanche 12 décembre
1982
Négociation conclue : la société Technip vendra
une usine de désulfurisation et l'équipement associé pour le champ
pétrolifère d'Astrakhan. Les Soviétiques, qui rejetaient une offre
française de financement en francs indexé sur un panier de
monnaies, acceptent aujourd'hui une offre, toujours en francs, au
taux fixe de 7,80 %, sans bonification. Si les termes du contrat
sont agréés — ce qui n'est pas encore le cas —, ils pourront être
publiés demain par les Soviétiques. George Shultz fera certainement
part mardi de sa désapprobation lorsqu'il sera à Paris. Jean-Louis
Bianco conseille de retarder la signature du contrat d'une dizaine
de jours.
Dégel ? En tout cas, suspension de l'« état de
guerre » en Pologne, un an exactement après sa proclamation.
Lundi 13 décembre 1982
Nervosité : les Russes menacent de rompre les
négociations si le contrat Technip n'est pas signé aujourd'hui,
comme convenu. Comme nous n'avons dans ce contrat rien à nous
reprocher par rapport aux règles du COCOM et qu'une signature peu
après la visite de Shultz serait aussi mal vue à Washington, le
Président décide de donner son accord : les négociations rompues
hier matin reprennent en fin d'après-midi.
Le Président Reagan répond à la lettre de François
Mitterrand sur la levée de l'embargo :
« A coup sûr, je respecte ce
que vous avez dit à propos de la souveraineté française, car nous
ressentons la même chose à propos de la nôtre. Mais je crois
profondément, comme vous, que nous avons de puissants intérêts
communs qui, alliés à la bonne volonté et à un travail intelligent,
prouveront qu'une approche commune n'est pas en contradiction avec
les responsabilités nationales de chacun. »
« Approche commune » :
c'est mieux que le texte précédent, mais cela reste pour nous
inacceptable. Il y a pourtant mieux à faire : trouver un accord sur
les euromissiles, par exemple.
Le Président reçoit un journaliste américain
influent, Jo Kraft, et lui dit : « Une
solution acceptable pourrait être quelque part entre le gel des 300
missiles SS 20, que proposait Brejnev, et l'option zéro de Reagan.
Une réduction du nombre des SS 20 soviétiques en échange d'un
accord de non-déploiement des Pershing par les alliés me
satisferait. Mais, de toute façon, la France soutiendra la position
américaine en Europe si les Russes n'arrivent pas à une offre de
compromis. »
Hubert Védrine s'inquiète : « Cette déclaration relancera l'inquiétude des Allemands sur
l'option "zéro plus" et la tentation des Britanniques et des
Allemands d'accepter le maintien d'un nombre de SS 20 équivalent
(150, 160?) aux missiles français et britanniques, ce qui nous fait
entrer implicitement dans la négociation. »
Le Président de la
République s'irrite: « Nous ne sommes
pas condamnés à servir de perroquet à M. Reagan ! J'ai maintenu
devant M. Kraft ce que j'ai dit ailleurs. »
Mardi 14 décembre
1982
Le Président reçoit George Shultz. C'est
l'occasion d'un tour d'horizon sur le désarmement, sur la défense
de la RFA et l'influence soviétique en Afrique. A ma grande
surprise, il est à peine question des rapports économiques
Est/Ouest. Le Président dit seulement regretter d'avoir autorisé
l'ouverture de conversations entre ambassadeurs.
François Mitterrand :
J'ai dit que je considérais que le
déséquilibre en faveur de l'Union soviétique était grave depuis
l'installation des SS 20 et des bombardiers "Backfire ". J'ai
dénoncé ce déséquilibre avant et après mon arrivée à la Présidence.
J'ai dit que, si ce déséquilibre n'était pas corrigé par la
négociation, il ne serait que juste que les fusées Pershing soient
déployées, et je maintiens ce raisonnement, en dépit de ce que j'ai
pu lire dans la presse. Je n'ai pas changé de point de
vue.
J'espère que les négociations
de Genève seront un succès, mais je n'en suis pas sûr. Les
Soviétiques discutent rarement sérieusement. Mais alors, il faut
qu'ils se rendent compte que le prix à payer sera le déploiement
des fusées Pershing. Il m'est naturellement plus facile d'en parler
que pour les Italiens, les Danois ou les Néerlandais, par exemple ;
car il n'y aura pas déploiement sur le sol français. Mais nous
avons une force nucléaire que nous allons renforcer. Nous avons
augmenté notre budget militaire de 21 % cette année. Nous allons
démarrer la construction du septième sous-marin nucléaire et
augmenter la portée des armes tactiques à partir du sol français,
qui passeront d'une portée de 120 à 400 kilomètres, ce qui nous
permettrait de pouvoir atteindre la République démocratique
d'Allemagne et la Tchécoslovaquie sans pénétrer sur le sol de la
République fédérale d'Allemagne. Nos fusées sol-sol seront prêtes
en 1988. J'ai d'autre part donné des ordres pour qu'il y ait
toujours trois sous-marins nucléaires en mer.
Ceci a pu être réalisé en
faisant des économies sur l'armée de terre, mais pas au détriment
de la première armée française qui dispose d'armes tactiques
nucléaires basées en Allemagne. Nous allons également améliorer nos
hélicoptères porteurs de roquettes. Donc, vous voyez que nous ne
relâchons pas nos efforts.
Naturellement, je préférerais
que les négociations de Genève soient un succès ; mais quel succès
? Il y a d'autres possibilités que le point zéro du Président
Reagan et que le gel du Président Brejnev. C'est évident. Il semble
que les Soviétiques n'aient pas l'intention de se défaire des 350
SS 20 qui pourraient détruire en un quart d'heure l'Europe, du nord
de la Norvège au sud de l'Italie, à cause de la présence des forces
stratégiques américaines en Europe. Mais il faut trouver un point
où l'URSS cesse d'être maîtresse stratégique de
l'Europe.
Sur le reste, la France est
loin d'avoir la puissance nucléaire des États-Unis. Nous avons une
puissance qui est proportionnelle à la taille de la France et de
l'Europe. Nous sommes un pays membre de l'Alliance, ce qui signifie
que nous y consacrons des efforts de défense. La difficulté dont
j'ai héritée, et qui est inhérente à notre force de dissuasion
nucléaire, est de concilier nos engagements vis-à-vis de l'Alliance
et notre force de dissuasion nationale. C'est une question que mes
prédécesseurs n'ont pu résoudre, ni le Général de Gaulle, ni M.
Pompidou, ni M. Giscard d'Estaing. C'est une question difficile.
Nous disposons d'une force de dissuasion nucléaire à laquelle nous
ferons appel en cas de menace grave, mais nous avons également des
engagements vis-à-vis de nos alliés, et le problème est de savoir à
quel moment utiliser notre force de dissuasion, par exemple en cas
de menace grave pour l'un de nos alliés - je pense en particulier à
la République fédérale d'Allemagne. C'est quelque chose dont nous
discutons depuis vingt-cinq ans.
La France doit-elle utiliser
sa force nucléaire à d'autres fins que la défense du territoire
national ou non ? Parce que le sort de la France est dans la
balance, j'ai tenu à ce qu'il y ait des négociations entre la
France et l'Allemagne à ce sujet.
Nous étudions la possibilité
de produire la bombe à neutrons qui, si j'en donne l'ordre,
pourrait être fabriquée très rapidement. Vous savez qu'il s'agit
d'une arme nucléaire tactique qui pourrait détruire une armée de
terre sans faire entrer en jeu tout l'arsenal
nucléaire.
Vous voyez que nous ne
négligeons aucun moyen. Et, à ce sujet, je note que nous n'avons
aucune difficulté avec votre pays. Nous ouvrons nos ports aux
sous-marins américains, ce qui était refusé par mes prédécesseurs.
Nous acceptons, dans certaines conditions, le survol du territoire
national, sans exiger aucune taxe, ce que faisaient mes
prédécesseurs. Nous avons également échangé des renseignements,
comme vous le savez, avec votre prédécesseur, le général Haig, et
nous avons pu informer les Etats-Unis de cas très importants, les
plus importants depuis la guerre. Je ne spécifierai pas lesquels,
car telle est la nature de ces choses. Donc, nous n'avons aucune
difficulté avec votre pays.
Trois pays en Afrique
pourraient fournir des bases navales aux Soviétiques: Madagascar,
le Cap-Vert, qui dispose d'une rade magnifique, qui est un pays
très pauvre et serait donc sensible à l'argument monétaire, et les
Seychelles. Madagascar a un gouvernement progressiste et est notre
ami, non l'allié des Soviétiques. Les Seychelles ont également un
gouvernement progressiste. Pour le Cap-Vert, c'est difficile à
dire. Il y a donc trois zones à surveiller. Nous avons de bonnes
relations avec ces pays. J'ai rétabli de bonnes relations avec le
Président Ratsiraka, de Madagascar, et avec le Président René, des
Seychelles. J'ai vu à plusieurs reprises le Président du Cap-Vert
et c'est un homme bien. Ils m'ont tous promis qu'ils
n'accepteraient jamais de bases soviétiques dans leurs
pays.
On m'a dit que les vaisseaux
soviétiques faisaient escale dans le port de Diego-Suarez, mais il
n'y a pas de base. Ratsiraka sait très bien que s'il accepte ces
bases, il y aura rupture de nos relations.
Le Cap-Vert est le pays le
plus dangereux, à cause de ses nombreuses îles qui pourraient
fournir des abris considérables pour les sous-marins. D'autre part,
c'est un pays où tout le monde meurt de faim. C'est un point
faible. Le Président est un homme très honnête, qui ne veut pas se
trouver pris en tenailles dans un conflit international. Vous
pourriez facilement l'aider à dissiper ce danger. C'est un pays qui
ne compte en effet que 300 000 habitants...
Aux Seychelles, plusieurs
tentatives ont été faites par des opposants au gouvernement
progressiste, en s'appuyant sur les Sud-Africains, pour renverser
le gouvernement. L'ambassadeur que j'ai envoyé dans ce pays est un
ami personnel proche. C'est une petite ambassade, mais je l'ai
envoyé à cause de ce problème. Quant à l'océan Indien, il n'est pas
nécessaire que je mentionne l'équilibre des forces et l'importance
de cette zone, qui n'est éloignée ni du Golfe Persique, ni de la
mer Rouge...
George Shultz :
Abordons maintenant les relations économiques
Est/Ouest pour lesquelles il y a eu plusieurs malentendus.
Plusieurs études ont été mentionnées à Versailles et se déroulent
déjà dans le cadre du COCOM et de l'OCDE.
François Mitterrand:
Je me suis reproché d'avoir permis l'ouverture
de conversations au niveau des ambassadeurs. Pourquoi les ai-je
permises ? Pour montrer que je ne refuse pas le dialogue. Je ne
veux pas de tension avec les États-Unis. Toutefois, je ne veux pas
non plus que l'on préjuge le succès de ces conversations. Je me
suis donc trompé. J'aurais dû refuser le dialogue.
George Shultz :
Il s'agit là de malentendus. Mais pouvons-nous
discuter du problème des produits industriels d'importance
stratégique qui ne sont toutefois pas militaires au sens strict du
mot ?
François Mitterrand:
Tout ce qui dépend du domaine militaire est
traité par le COCOM. Mais je sais que d'autres domaines peuvent
être d'importance stratégique. Je ne refuse donc pas un examen
sérieux et exhaustif, mais je ne veux pas que tous les échanges
soient soumis à un directoire international. Il y a un point auquel
il faut savoir s'arrêter. Il ne doit y avoir d'a priori pour aucun
produit. Chaque produit d'importance stratégique directe ou
indirecte doit être discuté au niveau des diplomates.
George Shultz :
Nous dépensons énormément pour notre défense
et d'aucuns se demandent si nous dépensons assez. Pourquoi, dans ce
cas, faire toutes ces dépenses si, dans le même temps, on fait des cadeaux en subventionnant les Soviétiques ?
François Mitterrand : Les achats français de gaz représenteront 5 % de nos
ressources énergétiques en 1990. Nous ne sommes donc pas
dépendants. Mais nous ne voulons pas interrompre le courant des
échanges entre la France et l'URSS. Il est d'ailleurs très faible.
La France vend moins à l'URSS que la RFA
; et elle vend moins à l'Union soviétique qu'elle ne vend à
la Belgique.
On descend déjeuner. François Mitterrand résume la
conversation à l'intention de Claude Cheysson : «J'ai expliqué au secrétaire d'État que l'une des raisons
pour lesquelles nous avons eu toutes ces difficultés tient à ce que
j'ai eu tort d'autoriser notre participation aux conversations de
Washington. J'ai cependant laissé faire, car j'avais le désir de
montrer que nous étions ouverts au dialogue. Finalement, à la fin
de ces conversations, vous avez voulu presser le pas et cela a
donné de très mauvais résultats. »
Le voyage de George Shultz marque donc le retour à
la normalité après la crise de l'embargo. Une étude sur les
échanges Est/Ouest aura lieu dans le cadre de l'OCDE. Une autre se
fera sous l'angle plus strict de la sécurité, au sein de l'OTAN; et
une autre, au COCOM, entre mars et avril. Depuis Ottawa, en janvier
1982, a d'ailleurs commencé une révision des listes des produits
soumis au COCOM.
Jean-Louis Bianco rencontre de manière
confidentielle le Père Guiberteau, responsable de l'enseignement
privé, qui donne l'impression d'être un modéré en même temps qu'un
politique. Il est d'accord sur les principes d'Alain Savary,
s'inquiète des étapes intermédiaires et souhaiterait une
déclaration apaisante du ministre sur les litiges en cours, à
l'occasion de l'annonce de l'ouverture des négociations.
Laurent Fabius écrit de nouveau au Président pour
que le discours de Figeac, devenu la véritable charte des «
visiteurs du soir », soit appliqué :
« Je ne crois pas que
l'annonce de mesures radicalement nouvelles soit opportune. Le
risque serait en effet, quelle que soit la qualité de ces mesures,
de donner le sentiment que nous changeons sans cesse de pied ou que
nous modifions nos décisions. Or les entreprises, pour investir,
ont avant tout besoin d'un horizon stable, d'une stabilité des
règles du jeu. C'est pourquoi l'annonce la plus positive serait que
"1983 verra l'application du programme de réduction des charges
financières des entreprises ". En d'autres termes, n'ajoutons pas
de nouvelles mesures, mais appliquons effectivement — ce qui n'est
pas encore le cas — les orientations annoncées à Figear. En
revanche, sur le plan de la vie quotidienne, une série de
décisions, la plupart non coûteuses, pourraient être annoncées dès
janvier. Cette liste n'est pas exhaustive. Elles contribueraient à
mobiliser notre électorat qui regrette souvent l'insuffisance de
changements dans la vie quotidienne :
1 campagne publicitaire (télévision) contre le travail
clandestin sur le thème : "Le travail clandestin coûte à la France
x milliers d'emplois, y milliards de francs". C'est un excellent
terrain de rencontre avec les artisans et les
commerçants;
2 institution à l'école d'une heure de "découverte de la
nature";
3 organisation en février d'une Journée nationale du Sport
(vélo-cross, football, gymnastique, etc.) en liaison avec les
municipalités;
4 ouverture à la population de tous les établissements
sportifs dépendant de l'Etat (PTT; armées, etc.), selon des
modalités à définir;
5 doublement du temps d'antenne (télévision) pour la défense
des consommateurs ;
6 interdiction pour l'État, les collectivités publiques et
parapubliques, de payer les entreprises à plus de trois
mois;
7 programme décennal d'économies d'énergie dans les
domiciles (à l'exemple du programme passé de ravalement), qui
permettrait à terme de diminuer le poids des charges
locatives;
8 programme décennal de rénovation des grands ensembles
(comme cela a été fait, il y a quelques années, pour les centres
villes) ;
9 enfin, le choix entre deux mesures coûteuses : gratuité
des fournitures scolaires jusqu'en terminale (actuellement, elle
est assurée jusqu'en troisième) ou gratuité de l'installation et de
l'abonnement au téléphone pour les personnes âgées titulaires du
Fonds national de solidarité.
Ces mesures pourraient
occuper la totalité d'un Conseil des ministres en janvier.
»
François Mitterrand : « Oui,
pour l'essentiel. Prévoir un rapide calendrier de ces mesures.
»
Mercredi 15 décembre
1982
Au Conseil des ministres, Alain Savary propose
notamment la refonte des statuts des personnels
enseignants-chercheurs de l'enseignement supérieur en deux grands
corps, celui des maîtres de conférences et celui des professeurs.
Le Président : «A lire de près. Me signaler
les difficultés. » Cela deviendra bientôt un grand sujet de
dispute entre le Président et le gouvernement : le ministre
souhaite unifier l'ensemble des corps universitaires ; le Président
entend préserver l'exigence de qualité qu'implique la
différenciation.
Jeudi 16 décembre
1982
« Marche pour la Démocratie » en Argentine. La
dictature vacille.
A Moscou, le contrat pour l'usine de
désulfurisation d'Astrakhan est finalement agréé, après quatre ans
de préparation et quinze jours de négociations difficiles. La
signature formelle du contrat aura lieu mardi prochain. Shultz est
parti, pas de problèmes.
Vendredi 17 décembre
1982
Conseil restreint sur le financement de
l'industrie. On reparle encore des propositions visant à alléger le
poids de la dette des entreprises. Pierre Mauroy demande au
Président que l'ensemble des taux d'intérêt versés aux épargnants
(y compris ceux du livret A) soit revu à la baisse, du fait de
celle de l'inflation. Rien d'autre. C'est déjà bien. Bérégovoy et
Fabius reparlent de la diminution des charges patronales.
La loi relative à l'organisation administrative de
Paris, Lyon et Marseille est votée.
La Banque de France est exsangue. Elle a déboursé
1,6 milliard de dollars cette semaine. Aujourd'hui, elle fait
monter les taux jusqu'à 250 % pour casser la spéculation. Nous
avons en face de nous une tendance défavorable, un « coup de poker
» et une rumeur. La tendance défavorable vient de ce que notre
croissance est supérieure à celle des autres et orientée vers des
biens importés. Le « coup de poker » concerne le montant de nos
réserves : le marché spécule à terme sur leur épuisement, pour nous
forcer à « lâcher la rampe » en dévaluant ou en sortant du système
monétaire. Enfin, la rumeur est qu'après mars notre politique
économique changera avec le flottement et deviendra moins
rigoureuse.
Jacques Delors vient dire au Président que «
le risque d'une crise financière à court terme
est réel. La poursuite des tendances actuelles aboutit à porter le
total des dépenses publiques à près de 50 % du PIB, ce qui est
politiquement intolérable ». Il propose de remplacer une partie des
cotisations sociales par une prime unique d'incitation à la
création d'emplois nouveaux: « Le
Premier ministre doit dire au plus vite que la politique économique
engagée depuis six mois se poursuivra jusqu'à ce que notre
inflation atteigne le niveau de celle de nos partenaires et que
notre commerce extérieur, les comptes économiques de l'État et de
la Sécurité sociale soient équilibrés, c'est-à-dire au moins
jusqu'à la mi-1984. Il faut annoncer la mise en œuvre, dès le début
de janvier, de la mise en réserve budgétaire de 20 milliards, que
les administrations tendent déjà à oublier, et équilibrer les
comptes de la Sécurité sociale de 1983, qui laissent apparaître un
déficit prévisionnel de 20 milliards. Il faut aussi décider d'un
grand emprunt forcé de l'ordre de 20 milliards de francs sur trois
ans, dont les salariés pourraient se libérer par des prêts à
l'entreprise où ils travaillent. On pourrait également opérer un
relèvement massif des plafonds des livrets A de Caisse d'Épargne.
Ces mesures, appliquées brutalement dès janvier, devraient suffire
à réduire à moins de 40 milliards le déficit commercial en 1983 et
à éviter d'être poussé à des mesures plus dramatiques en 1984.
»
Le programme de l'autre camp se précise: une
ponction de 40 milliards sur le pouvoir d'achat dès janvier. Le
Président préfère attendre jusqu'à mars. Jacques Delors, candidat
aux municipales, peut le comprendre.
Lundi 20 décembre
1982
Le Président reçoit l'ambassadeur soviétique et
lui répète qu'il est autant contre l'option zéro de Reagan que
contre les propositions d'Andropov : « Le
démantèlement des SS 20 pourrait être considéré par la France avec
intérêt à partir d'un chiffre inférieur à 162 SS 20 menaçant
l'Europe, pour casser le lien avec le nombre de missiles français
et britanniques. D'éventuelles propositions seraient donc à
rechercher entre un nombre de Pershing II et de missiles supérieur
à zéro mais inférieur au nombre prévu (108 et 464). Une distinction
entre les Pershing II (5-6 minutes, première frappe) et les
missiles de croisière (plusieurs heures, seconde frappe) pourrait
être envisagée à un stade ultérieur de la négociation.
»
Avec 324 SS 20, dont 242 visant l'Europe (189 à
l'ouest de l'Oural), les Soviétiques ont conquis une marge de
supériorité. François Mitterrand craint qu'un retrait américain
n'amène les Allemands à demander la protection du parapluie
français: « La France n'a pas la taille ni la
vocation à risquer son existence pour un incident de frontière en
Allemagne. » Il craint que, devant son refus, l'Allemagne ne
s'oriente alors vers le neutralisme. Aussi est-il décidé à tout
faire pour soutenir l'installation des Pershing. Étrange : les
Allemands ont demandé aux Américains les Pershing en 1979 et ce
sont les Américains qui donnent le sentiment de vouloir les imposer
aujourd'hui !
Alam Savary présente publiquement les propositions
gouvernementales sur l'école privée.
Le Président signe deux lois, l'une prévoyant le
remboursement de l'IVG par la Sécurité sociale, l'autre élargissant
le recrutement de l'ENA. La première avec répugnance, la seconde
avec jubilation.
Mardi 21 décembre
1982
Le père Guiberteau rejette les propositions Savary
: il ne veut pas de l'intégration des écoles privées dans un EIP
(Établissement d'intérêt public) assurant la cohérence dans une
région donnée du développement du privé et du public, ni de la
faculté laissée aux communes par le projet Savary de ne pas
financer les écoles privées.
La Haute Autorité autorise 800 radios locales à
émettre sur le territoire français, dont 17 à Paris et une centaine
dans la Région parisienne. Il est impossible d'en autoriser
davantage, compte tenu de la saturation des ondes.
Andropov propose maintenant que l'URSS conserve
autant de missiles SS 20 qu'il y a de missiles stratégiques
français et anglais. Il se dévoile. C'est exactement ce que le
Président français ne veut pas. Les Américains jugent eux aussi «
inacceptable » l'offre d'Andropov. Le Quai propose : « Pourquoi ne pas alors revendiquer un statut
d'observateur (avec la Grande-Bretagne) au sein des négociations
stratégiques ? Observateur, pour marquer la différence entre les
grandes puissances surarmées et les autres qui n'ont pas de marge
de manœuvre, et ne pas être pris dans des réductions.
»
François Mitterrand refuse : « C'est de la folie. »
La réaction allemande est plus ambiguë. Les
sociaux-démocrates estiment possible d'accepter 150 à 200 SS 20
pour compenser les forces françaises et britanniques. Willy Brandt
suggère que les forces françaises et britanniques soient prises en
compte dans les négociations stratégiques START.
En Hollande et en Belgique, des communes se
déclarent « dénucléarisées » — Liège, la dernière en date — en
apprenant que des missiles de croisière risquent d'être implantés
sur leur territoire.
François Mitterrand : « En
faisant dépendre le "déploiement" de l'éventuel échec des
négociations, les pays de l'OTAN se sont placés dans une nasse dont
il leur sera difficile de sortir sans dommages. Comment prouver aux
opinions occidentales que les négociations ont échoué ? En
déployant pour moderniser et corriger un déséquilibre, les
Américains apparaissent comme les initiateurs d'une nouvelle
escalade. La focalisation sur le déploiement (comme s'il devait
avoir lieu en une seule fois, en un jour) facilite d'ailleurs la
propagande soviétique et l'action pacifiste.
Il aurait été préférable que
la modernisation des Pershing I et leur remplacement par les
Pershing II soient entamés et menés sans tapage, sans dépendre
d'une date fatidique. L'incitation à négocier sur ce théâtre
européen aurait été beaucoup plus forte pour les Soviétiques. Les
Américains auront-ils l'audace de devancer l'échéance en déployant
avant l'automne prochain quelques missiles en raison de la
disproportion actuelle des forces en Europe, comme l'intention leur
en est déjà prêtée à titre préventif par les Soviétiques ?
»
Le PCF dénonce « l'antisoviétisme de la radio et de la télévision
».
Jeudi 23 décembre
1982
Promulgation de la loi Auroux sur la prévention
des risques du travail.
Accord PC/PS pour les municipales de 1983.
Vendredi 24 décembre
1982
Charles Hernu écrit au Président :
«J'ai été frappé de lire
dans le Livre blanc britannique sur le conflit des Malouines que
nos voisins s'engageaient à augmenter chaque année leur budget
militaire de 3 % en termes réels ; cet engagement, pris
solennellement devant le Parlement, leur est apparu comme la
conclusion naturelle des nombreuses leçons retirées de la conduite
du conflit (...). Les choix engagent l'avenir très tôt. Ainsi, le
missile M 4 qui, dès 1985, doublera la capacité dissuasive de notre
force océanique stratégique, a été lancé sous le Président
Pompidou. Vous-même, vous avez décidé en 1981 du lancement du
système Hadès, qui sera opérationnel en 1992, au cours du prochain
septennat (...). La rigueur est nécessaire. J'y ai préparé les
esprits depuis juin 1982, et les chefs militaires y sont prêts.
Vous avez sans doute remarqué qu'à mon instigation, ils ont
développé cette notion de rigueur budgétaire dans leurs messages de
fin d'année à leurs subordonnés. »
François Mitterrand avait promis la construction
de 450 000 logements cette année. On n'en a construit que 343 000.
On ne peut à la fois construire des logements et réduire
l'inflation.
Mort de Louis Aragon. Le dandy me mettait mal à
l'aise, le militant m'étonnait, l'écrivain compte parmi les plus
grands.
Mardi 28 décembre
1982
Sept attentats en Corse. Au total, environ 800
pour l'année.
Ouverture de négociations israélo-libanaises à
Khaldé, au Liban, et à Kiryat-Shmona, en Israël.
Arafat est de retour à Beyrouth.
Mercredi 29 décembre 1982
On a réussi en douceur la désindexation des
salaires. Inflation : 9,7 %. Croissance : 2,3 %. Par contre, le
déficit extérieur de l'année est de 93 milliards ; c'est maintenant
le paramètre majeur. L'heure du choix approche.
Brusque déblocage : au total, les entreprises
françaises auront recueilli pour 5,350 milliards de francs de
commandes soviétiques en 1982. La France est en deuxième position,
derrière la RFA, devant le Japon et l'Italie. Mais près des trois
quarts de ces contrats ont été conclus dans les deux dernières
semaines de l'année !
Jeudi 30 décembre
1982
Laurent Fabius décrit au Président trois scénarios
pour 1986, à partir de trois hypothèses de croissance : 1 %, 2 % ou
3 % par an.
« La situation budgétaire se
caractérise non seulement par le déséquilibre, mais — ce qui est
beaucoup plus préoccupant — par une dynamique du déséquilibre.
Cette dynamique n'est pas imputable au fait que le collectif 1981
et le Budget 1982 ont été fondés sur l'idée d'une relance
économique : elle découle à la fois de notre faible croissance et
de ce que la relance a pris la forme de mesures irréversibles
(créations d'emplois, augmentation des prestations sociales, etc.).
Les projections réalisées ne prennent pas en compte — ou seulement
de façon très partielle - quatre catégories majeures de "menaces ",
à savoir le financement des régimes sociaux et de l'UNEDIC, la
couverture des déficits considérables accumulés par certaines
entreprises publiques traditionnelles, les besoins de financement
du secteur public élargi, l'accumulation "souterraine" de dettes de
l'Etat au titre des opérations de débudgétisation. Il faut être
conscient, à cet égard, que ni l'exécution du Budget de 1982, ni le
projet de Budget 1983 ne réflètent réellement la pente naturelle de
la dépense publique. Des ressauts importants se produiront
nécessairement à partir de 1984.
... Le Budget de 1983,
malgré sa rigueur sur certains points, n'est pas "en ligne " avec
l'objectif d'une maîtrise des finances publiques à l'horizon de
quatre ou cinq ans. La question se pose de savoir s'il faut le
"durcir" encore. »
Ce qui n'est pas dit là, c'est que "durcir", pour Laurent Fabius, doit s'accompagner
du flottement de la monnaie.
L'an prochain, avec les Pershing, la dévaluation,
le Liban, l'Europe, le pouvoir sera plus que jamais à
l'Élysée.
La Présidence est une machine légère sans moyens
propres, au budget dérisoire, qui n'intervient que si le Président
désire ressaisir tous les fils d'un dossier. Il peut le faire d'un
coup de téléphone, et tout converge alors vers lui ; mais, sans
cela, il n'a pas les moyens de décider vraiment. Il ne peut que
choisir entre des options qu'on lui propose, jamais commanditer
lui-même rapports, études, analyses.
Ailleurs, il en va de même. En 1983, le sort de la
planète se jouera sur la solidité et le sang-froid de cinq,
peut-être six ou sept individus, pas plus. Terrifiant...
A propos de l'annonce de la levée de l'embargo par
les Américains, François Mitterrand : « C'est
un peu comme quelqu'un qui vous a volé votre portefeuille et vous
le rend à condition que vous lui donniez votre montre !
»