François Mitterrand:
Mais la Chine a déjà apporté énormément, et
quand elle aura surmonté certaines formes de sous-développement,
elle aura une grande puissance. Il faut regarder dans cette
perspective.
Vous pouvez effectivement
nous aider. La France compte 55 millions d'habitants, c'est peu,
c'est même extrêmement peu si on regarde votre population. En plus,
elle est prise dans la crise mondiale des pays capitalistes.
Accepter de consentir des transferts de technologies, comme nous le
faisons, est un acte de confiance. Il faut, dans les quelques
domaines où nous sommes à la pointe du progrès technologique, que
la Chine nous aide à passer des marchés.
C'est déjà fait en ce qui
concerne les matériels nécessaires à la recherche pétrolière ; nous
allons sans doute le faire pour le nucléaire ; nous pouvons le
faire pour les avions, si vous le voulez ; nous pourrions le faire
également pour les télécommunications, domaine où, je le reconnais,
la France a eu un tort, celui de vous faire des propositions avec
retard. Mais je suis quand même étonné de voir qu'à une technologie
française déjà adoptée avec succès par trente-trois pays et qui
comporte de substantiels transferts de technologies, vous semblez
préférer des technologies américaines, fabriquées en Belgique, pas
encore essayées et qui ne comportent pas de réels transferts de
technologies!
Nous avons eu de très bonnes
conversations sur ce sujet avec le Premier ministre, de même que
les ministres qui m'accompagnent avec leurs homologues. Nous allons
pouvoir avancer. Le champ de la coopération est très vaste entre la
Chine et la France, et l'amitié entre nous doit être
vivante.
Vous avez parlé de l'Europe,
vous avez tout à fait raison. Le 1er janvier 1984, je présiderai la Communauté économique
européenne à mon tour, et j'ai l'intention d'entamer des
conversations politiques et économiques avec quelques très grands
pays comme la Chine. Cette action, au nom de l'Europe, sera menée
avec le Président suivant et avec le précédent Président. Elle
devrait permettre de conduire à des accords entre la Chine et la
Communauté économique européenne dans son ensemble.
Samedi 7 mai
1983
Le Monde évoque des
articles sur le Sida parus dans la revue Science. On m'explique que la séropositivité
protège du Sida ou, au pire, qu'un sur dix seulement des
séropositifs risque de contracter la maladie...
Hilarité : le Président reçoit une note des
Renseignements généraux établissant, « après
enquête approfondie », la liste des personnalités citées le
plus souvent dans les dîners en ville comme pouvant être « Caton ».
Il y a là : « Jean Baudrillard, Alain de
Benoist, Jean-Marie Benoit, Jean-François Bizot, Pierre Boutang,
Claude Pierre-Brossolette, Yves Cannac, Jean-Claude Casanova, Jean
Cau, Albin Chalandon (avec Catherine Nay), Jacques Chirac
(entourage de), François Polge de Combret, Arthur Conte, Daniel
Cohn-Bendit, Jean-François Deniau, Guy Debord, Claude Durand, Yann
Gaillard, Marie-France Garaud, Françoise Giroud, Valéry Giscard
d'Estaing, Henri Giscard d'Estaing, Dominique Jamet, Michel Jobert,
Jacques Julliard, Pierre Thuillet, Serge July, Alain Juppé,
Jean-François Kahn, Jean Lecanuet, Jean-Philippe Lecat, Jean-Maxime
Lévêque, Bernard-Henri Lévy, Libération (un ou des membres de
l'équipe), Edmond Maire (entourage de), Gabriel Matzneff, Catherine
Nay (avec Albin Chalandon), Louis Pauwels, Alain Peyrefitte, Alain
Richard, Michel Rocard (entourage de), Ambroise Roux, Philippe de
Saint-Robert, Jean-Jacques Servan-Schreiber, Situationnistes (un ou
un groupe de), Bernard Stasi, Olivier Stirn, Lionel Stoleru,
Georges Suffert, Raoul Vaneigem... »
Bravo ! Belle enquête ! La note continue :
« D'après l'éditeur de Caton, la ou les
vérités sur la personnalité de Caton figureraient noir sur blanc
dans cette liste... »
Trois personnes rient beaucoup à cette lecture.
Caton continue ses interviews et ses éditos : il est désormais
chroniqueur hebdomadaire de VSD... Et
François Hollande lui prête même sa voix pour deux interviews à la
radio.
Tarek Aziz négocie la dette irakienne avec Jacques
Delors.
A une semaine de la dernière réunion des
sherpas, samedi prochain, à La
Celle-Saint-Cloud, Wallis est à Paris. Il prévient qu'il mettra sur
la table un projet de communiqué économique pour Williamsburg. Il
doit donner « un signal d'optimisme réaliste et de confiance prudente dans
l'avenir ». L'amélioration des conditions économiques
générales permet de reprendre espoir. Des problèmes sérieux
demeurent, qu'il faut traiter par « une
approche cohérente et globale [comprehensive] résultant d'un ensemble de petites touches, même modestes.
»
Il me dit être « sans
illusions sur le jugement que la presse américaine portera sur les
résultats du Sommet, quels qu'ils soient. Les commentateurs ont
décidé a priori que les Sept ne décideraient pas grand-chose. A
l'inverse, les médias crieront à l'irréalisme si des décisions
importantes étaient prises. C'est pourquoi l'Administration
américaine se félicite d'avoir volontairement adopté un profil bas
dans l'annonce publique de ses intentions et de ses objectifs
».
Il est porteur d'une lettre de Ronald Reagan qui
propose un agenda pour Williamsburg :
« Lors du premier jour des
discussions, à notre session du matin, entre chefs de délégation
seulement, nous pourrions discuter de notre attitude générale à
propos de la reprise économique mondiale (...). Dans l'après-midi,
nous serons rejoints par nos ministres, en vue d'explorer plus en
détail des questions plus spécifiques, telles que les politiques
nationales, les questions commerciales et financières
internationales et un examen des relations économiques
Est/Ouest...
Nous sommes tous d'accord
pour penser qu'un Sommet réussi nécessite à la fois une préparation
soigneuse et la souplesse nécessaire pour permettre à chacun
d'entre nous, en tant que chefs d'État et de gouvernement
démocratiquement élus, de discuter pleinement de nos points de vue
respectifs et de décider personnellement de l'expression collective
de notre message au monde à l'occasion de Williamsburg.
»
A la lettre est joint un très long document
ambigu, sorte de résumé des conclusions que Ronald Reagan souhaite
voir adopter par le Sommet. Selon lui, ce n'est en aucune façon un
projet de communiqué final rédigé à l'avance. Traits majeurs de ce
texte : l'expression d'un optimisme raisonné et d'une approbation
implicite de la politique économique américaine, une priorité
absolue accordée à la lutte contre le protectionisme, et
l'évacuation des questions Est/Ouest.
La préparation du discours du Président devant
l'OCDE se termine. Le Président le relit. Il y propose la tenue
d'une conférence internationale en vue d'instaurer un système de
taux de change quasi fixe entre le dollar, le yen et l'écu. Le
Président discute en détail de chaque idée : «
Est-ce réaliste ? Faut-il proposer quelque chose qui ne se
réalisera pas ? »
Lundi 9 mai 1983
De nouveau, des rumeurs d'une sortie du franc du
système monétaire européen prennent une ampleur inquiétante et
entraînent un brusque accès de faiblesse de notre monnaie. La
Lettre de l'Expansion d'aujourd'hui
indique « qu'une personnalité influente du
groupe parlementaire socialiste déclare que la quatrième
dévaluation pourrait intervenir au moment du Congrès du PS
». Voilà qui n'aide pas !
A l'Élysée, devant les ministres des Affaires
étrangères et des Finances des pays membres de l'OCDE qui attendent
debout depuis trois quarts d'heure, François Mitterrand, parlant
pendant une bonne heure, propose notamment un nouvel accord
monétaire dans la logique des communiqués de Versailles :
« Les trois principales zones
monétaires — dollar, yen et monnaies européennes —
pourront s'engager dans la voie du
renforcement de leurs liens et servir de pôles à une stabilisation
durable des taux de change des principales monnaies du monde. Le
Fonds monétaire international verrait alors son rôle renforcé pour
promouvoir l'usage des Droits de Tirages Spéciaux dans les réserves
officielles, dans les opérations et les comptes des institutions
internationales et les transactions privées. Il devrait être à ce
moment doté de moyens d'intervenir en cas de difficultés graves et
subites d'un pays...
Enfin, je propose que soit
lancé un plan d'urgence pour l'Afrique, dont le PNB par tête stagne
depuis dix ans et qui, compte tenu de ses dettes, menace de devenir
le continent perdu du développement. Un effort exceptionnel de
solidarité des pays occidentaux est donc nécessaire. La France fera
bientôt des propositions détaillées à ce sujet. »
Après le discours, Don Regan et George Shultz
félicitent chaleureusement le Président... pour l'expulsion des
diplomates soviétiques !
François Mitterrand à Shultz : « Le Sommet de Versailles s'était conclu par un désaccord
profond sur les questions économiques Est/Ouest, et si le Président
des États-Unis veut que son Sommet soit un échec, il n'a qu'à
reprendre ce sujet: face à l'URSS, rien n'est plus important que la
cohésion euro-américaine sur la question du déploiement. Sinon,
c'est l'institution même des Sommets qui perdra toute crédibilité.
»
Mercredi 11 mai
1983
Lettre de François Mitterrand à Valéry Giscard
d'Estaing :
«A l'approche du Sommet des
pays industrialisés qui se tiendra, comme vous le savez, à
Williamsburg, les 28, 29 et 30 mai 1983, je recevrai les principaux
responsables de notre vie publique.
Dans cet esprit, je crois
conforme à l'intérêt national de pouvoir m'entretenir avec vous des
questions qui seront débattues lors de cette importante rencontre
internationale.
Je demande dès maintenant à
M. le Secrétaire général de la Présidence de la République de
s'informer de vos convenances auprès de vos collaborateurs.
»
François Mitterrand en Conseil des ministres, à
propos des États-Unis : « Ils sont prêts à
vous prendre tout..., quitte à vous en redonner un petit peu pour
que vous puissiez leur payer à dîner. »
C'est décidé, le Président choisit l'Arche,
c'est-à-dire le projet d'un architecte danois inconnu, Otto von
Spreckelsen, pour la Tête Défense. Les photos-montages établissent
qu'elle ne gênera pas la perspective depuis les
Champs-Elysées.
Selon Claude Cheysson, diverses sources arabes
indiquent que l'OLP cherche à obtenir le report de la Conférence
sur la Palestine. Cheysson pense que, dans les jours qui viennent,
nous ne « devons pas bouger » à ce
sujet et éviter toute démarche et déclaration.
Le président de l'université de Dauphine m'annonce
que les étudiants de son université se mettent en grève ce matin.
Avant-hier, ils avaient demandé à être reçus par le cabinet du
ministre de l'Éducation, qui leur a fait répondre qu'on ne recevait
que les représentants des universités en grève ! Ils ont donc tout
naturellement décidé de se mettre en grève pour être reçus...
Michel Tournier me reparle du régime fiscal et de
la protection sociale des écrivains. Pour l'instant, deux
améliorations seulement ont été apportées : la possibilité
d'étalement sur cinq ans des revenus et l'exonération d'impôt du
montant des prix littéraires. Il souhaite l'extension du droit à
l'étalement sur les droits d'auteur eux-mêmes et la possibilité
d'exonération fiscale des droits, du vivant de l'auteur, en échange
d'un legs à l'État des droits posthumes.
Coup de théâtre : ce matin, lors d'une réunion des
quatre directeurs politiques précédant la rencontre des directeurs
politiques des Sept, à La Celle-Saint-Cloud, précédant elle-même la
réunion des sherpas, le directeur
politique américain, Richard Burt, propose qu'une déclaration
commune soutenant la position des Américains dans la négociation de
Genève soit faite par les Sept à Williamsburg : « Il faut saisir l'occasion de la rencontre des Sept pour
témoigner publiquement de la solidarité fondamentale des
gouvernements alliés ; la communauté de préoccupations entre les
pays de l'Alliance atlantique et le Japon est croissante ; la
déclaration pourrait rappeler que l'option zéro est la meilleure
solution, souligner la nécessité d'imposer des limites globales à
l'armement nucléaire soviétique, exprimer le refus de toute prise
en compte des forces tierces, et faire droit aux préoccupations
japonaises concernant le transfert des SS 20 vers l'Asie.
»
Le représentant britannique approuve ; le
directeur allemand aussi ; le directeur français, Jacques Andreani,
exprime des réserves, sans doute pas d'une grande fermeté car, dans
l'après-midi, devant les directeurs politiques des Sept, l'idée
d'une déclaration sur les Forces nucléaires intermédiaires,
présentée cette fois par le délégué canadien « à titre personnel » et appuyée aussitôt par
l'Américain, est approuvée ! « Le texte
soulignerait les points d'accord entre les
Sept (exclusion des forces françaises et britanniques, démarche
globale incluant l'Asie, option zéro, déploiement en cas d'échec de
la négociation). »
Les représentants personnels rejoignent alors les
directeurs politiques. Informé, je proteste : «Il était convenu qu'aucun texte ne serait rédigé à
l'avance pour le Sommet. Et d'ailleurs, qu'avons-nous à dire en
commun ? Chacun de nous est dans une position très différente sur
ce sujet. Rien ne serait donc plus désastreux que d'essayer de
rédiger un texte et de ne pas y arriver. De plus, il serait très
difficile de conserver dans un tel texte une distance à l'égard de
la position de négociations des États-Unis alors que nous ne
négocions pas. En tout cas, aucun projet ne doit être diffusé avant
que les chefs d'Etat et de gouvernement n'aient pris position sur
le principe même d'une telle déclaration. » On convient,
après trois heures de discussions, qu'il appartient aux chefs
d'État et de gouvernement de dire d'ici mercredi prochain s'ils
acceptent le principe même de la préparation d'un tel texte. Et, si
un projet leur paraît satisfaisant, de l'examiner lors du
Sommet.
Je téléphone au Président, qui me confirme :
« Un texte commun sur la négociation de Genève
où nous ne sommes pas partie prenante est impossible.
»
Jeudi 12 mai
1983
La réunion de sherpas
continue à La Celle-Saint-Cloud sur les questions économiques. A ma
grande surprise, les trois Américains — le sherpa et ses deux adjoints — se montrent très
modérés sur le commerce Est/Ouest et très critiques sur leurs
propres taux d'intérêt. La déclaration finale du Sommet reprendra
la proposition de Conférence monétaire internationale présentée
lundi dernier par François Mitterrand. Une annexe énoncera un
certain nombre de principes de politique économique, comme cela
avait été le cas à Versailles.
Cette amabilité est révélatrice. L'objectif du
Sommet a changé : il n'est plus économique, il est
stratégique.
Vendredi 13 mai
1983
Dans son éditorial, ce matin sur RTL, Philippe
Alexandre déclare : « Tous les hommes
influents qui courent à Paris dans le domaine privé et public sont
convaincus qu'une nouvelle opération monétaire est inévitable
(...). Des socialistes brodent sur le thème suivant : une
dévaluation sauvage n'est pas catastrophique, puisqu'elle permet de
relancer la production et l'exportation. » La Lettre des
Echos reprend un thème identique. Les éditorialistes les
mieux informés situent l'origine de ces bruits au sein de la
majorité et même du gouvernement. Le débat quasi public sur ce
thème est très grave. Il met le franc à la merci de la spéculation
et peut ruiner rapidement la marge d'autonomie péniblement
reconquise. Il compromet de façon irréversible les chances de
succès de la politique économique décidée le 25 mars. Comment
mobiliser le pays si la majorité elle-même critique et doute
publiquement du succès de ce plan ?
Lundi 16 mai
1983
Interrogé, Claude Cheysson pense lui aussi qu'il
vaut mieux éviter toute préparation d'un texte politique avant
Williamsburg. On pourrait décider sur place si un tel texte mérite
d'être préparé.
François Mitterrand : « Même
si nous sommes d'accord sur l'objectif, nous n'avons pas à adopter
ni à voter des textes pour une négociation à laquelle nous n'avons
pas de part. » Je communique aux Américains la position du
Président : pas de texte.
Au Sommet franco-allemand, François Mitterrand et
Helmut Kohl s'entendent pour rejeter le principe d'un projet de
texte à Williamsburg. Ils ne sont pas hostiles à une discussion sur
le contrôle des armements, y compris les Forces nucléaires
intermédiaires, à condition qu'il s'agisse d'une libre discussion
qui ne soit pas centrée autour d'un projet de texte.
La France reçoit un prêt communautaire de 4
milliards d'écus. Cela stabilise le franc.
François de Grossouvre demande à Michel Vauzelle
d'annoncer qu'il se rend au Liban. François Mitterrand :
« Non, surtout pas ! »
Mardi 17 mai
1983
Le Président souhaite qu'Édith Cresson vienne au
Sommet. Or les ministres du Commerce extérieur des autres pays, y
compris des États-Unis, n'y seront pas. Il renonce. Délégation
réduite. Retour aux normes.
L'accord des Dix sur les prix agricoles met un
terme aux manifestations paysannes. En échange, la Commission
propose aux ministres de l'Économie de décider une compensation
pour la Grande-Bretagne de 800 millions d'écus en 1983. Là, pas
d'accord !
Tchad : remaniement du GUNT à Bardaï. Cheikh Ibn
Oumar, président du CDR, y devient « ministre » de la
Défense.
Accord israélo-libanais. Gemayel s'est entendu
avec Shamir. L'événement passe inaperçu.
Mercredi 18 mai
1983
En Conseil, Claude Cheysson fait passer au
Président une note à propos de la négociation sur les Forces
nucléaires intermédiaires :
« Quatre principes sur
lesquels est fondée l'attitude américaine à Genève ont l'aval de
leurs alliés : la seule base d'un accord juste repose sur l'égalité
des forces entre les États-Unis et l'Union soviétique ; par
conséquent, les forces stratégiques anglaises et françaises ne
peuvent être prises en compte dans ces négociations bilatérales ;
en outre, les propositions soviétiques qui aboutissent en fait à
dévier la menace d'Europe vers l'Asie ne peuvent être prises en
considération ; enfin, dans tous les domaines de contrôle des
armes, il est indispensable de définir des mesures efficaces pour
vérifier l'état des armements. »
Je ne prête pas attention à cette note de bon
sens, qui reprend très exactement la proposition de Burt et fournit
la base de la négociation d'un texte sur les FNI à Williamsburg,
incluant la France dans une négociation globale derrière les
États-Unis. Le Président non plus n'y prête pas attention, occupé
qu'il est à autre chose : « Une priorité
"Famille et natalité" doit être définie », me dit-il en
Conseil alors qu'on discute à nouveau du Plan.
Donald Regan présente les positions économiques
que les États-Unis défendront à Williamsburg : « Les taux d'intérêt américains ont largement baissé
depuis deux ans. Chez certains de nos partenaires, notamment
Allemands, une évolution semblable a été enregistrée ; il n'en a
pas été de même des taux français et italiens, qui demeurent "du
côté élevé ". » Il reconnaît toutefois que les taux
d'intérêt américains restent trop forts, mais affirme qu'ils ne
sont pas la conséquence du déficit budgétaire américain. Les
États-Unis peuvent d'ailleurs, dit-il, s'accommoder de leur déficit
budgétaire grâce à la reprise économique et à l'épargne mondiale.
Il exclut l'éventualité d'un « affrontement
» avec la France à Williamsburg, sans écarter toutefois la
possibilité de « discussions animées »
avec les Français. La France « est le plus
ancien allié des États-Unis », et, d'une manière générale,
« les États-Unis ne se battront pas avec leurs
invités ». Don Regan déclare être « en
plein accord avec le Président de la République française en ce qui
concerne la nécessité de préparer "très sérieusement" une
éventuelle conférence internationale sur la réforme monétaire
». La situation de la dette du Tiers Monde reste
« périlleuse, bien qu'elle ait perdu un peu de
son "acuité". De nouveaux problèmes pourraient surgir dans les mois
à venir ».
Jeudi 19 mai
1983
Les fûts contenant les restes de dioxine de
Seveso, entrés en France en septembre 1982, sont retrouvés dans
l'Aisne.
Le directeur général de la Concurrence et des
Prix, Claude Jouven, me tient régulièrement informé de l'évolution
des prix. L'hypothèse la plus vraisemblable pour cette année est de
8,5 %, au mieux 8,3 %. Cela dépend de la fermeté que les préfets
manifesteront dans la lutte contre la fraude, surtout celle des
commerçants. Pour l'année prochaine, on peut limiter la hausse à 5
%, moyennant 0 % d'augmentation des salaires, puisque les effets
des seuls glissements catégoriels entraîneront une hausse de 5 % de
la masse salariale. Les salariés accepteront-ils ?.
Vendredi 20 mai
1983
A Marseille, Georges Marchais estime que
« le plan de rigueur est en contradiction avec
les objectifs définis en 1981 ».
Indira Gandhi téléphone à François Mitterrand :
elle lui demande de la faire inviter au Sommet de Williamsburg
comme porte-parole du Sud. Mitterrand s'engage à poser la question
à Reagan.
Bonne surprise : Richard Burt, directeur américain
des Affaires politiques, fait savoir à Jacques Andreani que les
États-Unis renoncent « à faire circuler un
projet ou à rechercher plus avant la publication d'une déclaration
sur les Forces nucléaires intermédiaires à Williamsburg ».
Le danger est écarté. Les Américains ont essayé, puis ont renoncé
quand ils ont vu notre résistance. Il n'y aura pas de bataille sur
un communiqué.
Samedi 21 mai
1983
Mauvaise surprise : Reagan écrit aux sept
participants pour demander que le Sommet de Williamsburg soit
l'occasion de l'annonce publique « d'un accord
sur les problèmes de sécurité dans la perspective des négociations
de Genève » :
« Tout notre effort
économique est lié à l'expression et à la préservation de nos
valeurs démocratiques communes et de notre sécurité. Parmi les
problèmes de sécurité dont nous parlerons, le plus important cette
année est peut-être la question des FNI, sur lesquelles, je crois,
nous bénéficions d'un accord général. C'est pourquoi j'espère que
nous serons en mesure d'exprimer publiquement notre engagement
commun persistant de déployer les forces nucléaires de portée
intermédiaire à l'automne, tout en poursuivant en même temps et
inlassablement la recherche d'accords concrets de contrôle des
armements. »
La bataille est lancée à une semaine de
Williamsburg ! Ce Sommet va dans le mur...
Avoir fait mentir Jacques Chirac en franchissant
le cap des deux ans d'exercice du pouvoir ne suffit pas à Pierre
Mauroy. L'inflation va trop vite, et le taux artificiellement élevé
du dollar risque de ruiner le plan de rigueur du gouvernement, axé
sur la réduction du déficit extérieur. La gauche cherche à acquérir
cette « légitimité de gestion » chère à Pierre Mauroy, au-delà de sa
légitimité institutionnelle. « Il faut que la
présence de la gauche au pouvoir soit "banalisée", me
dit-il. Et cette banalisation passe par la
démonstration de nos capacités de gestion. »
Lundi 23 mai
1983
Laurent Fabius s'inquiète auprès du Président de
l'avenir du Livret d'épargne industrielle. «Je
devrais dire feu le Livret d'épargne industrielle, car si on
retenait les orientations de Delors, cette innovation serait morte
de complications et de détournements avant d'avoir vu le jour !
» Mauvaise foi. Laurent Fabius veut qu'il soit rémunéré au
taux de 8 % et que l'épargnant puisse y retirer de l'argent à
n'importe quel moment. C'est évidemment impossible, car cela
détournerait toute l'épargne du reste du système bancaire. Le
Premier ministre et Jacques Delors proposent que ce livret soit
rémunéré à 11 % si l'argent y est bloqué pendant sept ans, et à
beaucoup moins de 5 % s'il est retiré plus tôt. C'est raisonnable.
Mais il faudra aussi éviter que les Finances reprennent à
l'Industrie les 5 milliards qu'il va rapporter. On a connu la même
manipulation avec le « Fonds grands travaux ».
Jacques Delors est parvenu enfin à un accord avec
l'Irak sur le remboursement de la dette. Elisabeth Guigou, qui a
assisté à la réunion, informe le Président : «
La livraison des Super-Etendard est subordonnée au paiement à bonne
date du deuxième acompte sur le contrat BAZ 3, qui n'a toujours pas
été réglé. » Jean-Louis Bianco ajoute : « Les Super-Étendard servent à porter les Exocet. Le
Premier ministre semble s'être un peu engagé à ce sujet, ce qui me
paraît très dangereux. » Le Président écrit en tête de la
note : « Observations raisonnables. Je ne veux
pas qu'on vende d'Exocet dans une "guerre chaude". »
Le malentendu avec Matignon semble total. Le
Président ne veut pas que l'on livre les Super-Étendard, alors que
l'assentiment est déjà donné aux Irakiens et que, comme prévu dans
le cadre de l'accord de rééchelonnement de la dette, Cheysson et
Hernu organisent leur envoi.
Mardi 24 mai
1983
Manifestations d'étudiants au pont Alexandre III,
contre la réforme Savary dont la discussion débute à l'Assemblée.
François Mitterrand à Defferre: « C'est
inadmissible ! Nul ne doit manifester dans le triangle Place
Beauvau/Palais-Bourbon/Élysée. »
Impolitesse : à Williamsburg, la mission
préparatoire française se voit signifier que la maison « Lightfoot
House », qui sera la résidence du Président Mitterrand, ne sera
libre de « location » qu'à la veille du Sommet. Totalement aberrant
si l'on se souvient des demandes émises par les Américains pour le
Sommet de Versailles : ils avaient exigé de disposer de leur
résidence au Trianon dix jours à l'avance !
Mercredi 25 mai
1983
Réponse significative du Président à Reagan. Il ne
dit mot d'une éventuelle déclaration sur les forces nucléaires dont
il n'admet pas qu'elles soient discutées à Williamsburg. Il parle
uniquement des relations Nord/Sud :
«Je viens d'avoir une
intéressante et surprenante confirmation de l'intérêt du Sommet de
Williamsburg. Le Premier ministre de l'Inde m'a appelé au
téléphone, comme elle le fait de temps à autre. Elle a parlé de
notre Sommet. Elle a réaffirmé en termes nets, modérés,
responsables, ce que son peuple et ce que tous les participants au
Sommet qu'elle a récemment présidé à la Nouvelle Delhi en
attendent. J'ai trouvé un encouragement dans l'appel que cette
remarquable personnalité semblait ainsi lancer aux grandes
démocraties industrielles au nom des plus pauvres, des plus
gravement frappés par la crise. Aussi n'ai-je pas été surpris qu'à
la fin de l'entretien, Mme Gandhi émette une proposition étonnante
et en tout cas nouvelle : celle de venir à Williamsburg
s'entretenir avec nous au terme de nos travaux.
Je lui ai dit bien entendu
que je me tournerai vers vous qui serez notre hôte. Mais je n'ai
pas dissimulé l'intérêt qu'avait à mes yeux cette suggestion. Que
l'Inde, dont le non-alignement est si souvent invoqué, que ce très
grand pays asiatique, voisin de l'Union soviétique, actuellement
président d'un mouvement mondial qui rassemble plus d'un milliard
d'habitants, souhaite s'entretenir avec les Sept de notre Sommet,
me semble important sur le plan politique, utile sur le plan
économique.
Je vous laisse juge, bien
sûr, mais suis à votre disposition pour m'en entretenir avec vous,
soit dans une conversation téléphonique, soit en recourant au
télégraphe dans des conditions de secret comparables à celles qui
entourent l'envoi du présent message.
Il est évident que toute
indiscrétion à ce stade aurait des conséquences déplorables ; aussi
n'ai-je informé que des collaborateurs très peu nombreux et très
sûrs.
D'avance, je me réjouis de
la reprise très prochaine d'un contact personnel avec vous, auquel
j'ai toujours attaché la plus grande importance. »
Préparant Williamsburg, le Président s'étonne de
la situation économique du Royaume-Uni : une hausse des prix de 4,6
%, le plus faible taux depuis 1968 ; grâce à ses exportations
pétrolières, un excédent commercial de 2,2 milliards de livres.
L'embellie risque cependant de n'être qu'assez brève, et Margaret
Thatcher a raison d'appeler les Britanniques aux urnes dès le 9
juin prochain.
Jeudi 26 mai
1983
Deux documents sont signés par le ministre de la
Défense : l'un décidant de prélever cinq Super-Étendard sur les
réserves de la marine nationale pour une durée de deux ans ;
l'autre approuvant le contrat « Milan »
entre la société Dassault et les autorités irakiennes, avenant au
contrat BAZ 3 de janvier 1982 et organisant le prêt des avions. Le
Président, furieux, a laissé faire : trop tard pour revenir sur la
parole du gouvernement.
Valéry Giscard d'Estaing a accepté l'invitation de
François Mitterrand à venir parler de Williamsburg. Mais l'ancien
Président fait ensuite une déclaration très polémique :
« Pour que les propositions de la France
puissent être prises au sérieux et ne se retournent pas contre
elle, nous avons besoin d'une économie vigoureuse et d'une monnaie
solide. Quant à moi, je me consacre à la préparation du projet de
cette société juste et paisible qui sera seule capable de répondre
à l'attente et à l'espoir des Français. »
François Mitterrand : « Il
faut qu'on réponde brutalement. Notamment sur l'image de la France
dans le monde. Rappeler Varsovie, le silence sur l'Afghanistan,
l'annonce à Venise d'un retrait soviétique, la brouille avec
l'Algérie, le silence sur l'Amérique centrale, etc. Jospin et/ou
Mermaz pourraient le faire. Dans la soirée. Pour que cela soit dans
la presse de lundi. Sinon, ce sera du réchauffé ! »
Claude Marti, le conseiller publicitaire de Michel
Rocard, suggère à François de Closets de travailler à la
préparation d'un « Enjeu » avec le
Président pour le mois de juin. De Closets serait heureux de le
faire, mais ne sait pas si Claude Marti est effectivement mandaté
pour le proposer. Pour sa part, il préférerait d'ailleurs que cette
émission ait lieu en septembre. Réponse du Président : « C'est une bonne idée ; faisons-la en septembre.
»
Les prévisions annoncent un équilibre de la
Sécurité sociale en 1983 ; mais en 1984, comme les dépenses-maladie
croîtront à un rythme de 4 %, soit quatre fois plus que les
recettes, le déficit serait de 20 à 30 milliards.
Vendredi 27 mai
1983
Ronald Reagan refuse d'inviter Indira Gandhi à
Williamsburg. Motif : « un autre pays »
aurait aussi demandé, en vain, à venir...
« A une date aussi tardive,
il serait très difficile d'obtenir l'accord de nos collègues pour
ajouter un autre invité à cette réunion du prochain week-end. Comme
vous le savez, un autre pays a récemment demandé à être admis et,
après une période de discussion, il a été rejeté par les autres.
»
Un « autre pays » ?
Première nouvelle ! Cela pourrait être l'Australie, qui aurait fait
part d'un tel souhait aux Américains, lesquels ne nous ont jamais
transmis cette demande. A moins qu'il ne s'agisse de la Grèce, qui
aurait été présente au Sommet... s'il avait eu lieu en juillet
!
Samedi 28 mai
1983
A la veille du Sommet, pavé dans la mare :
Andropov menace d'installer des missiles nucléaires chez ses alliés
d'Europe. Le déploiement occidental « obligera
l'Union soviétique à revenir sur sa décision, prise l'année
dernière, concernant un moratoire unilatéral sur le déploiement des
armes à moyenne portée dans la zone européenne. Il deviendrait par
ailleurs nécessaire d'appliquer, de concert avec les autres États
membres du Pacte de Varsovie, d'autres mesures en vue du
déploiement de moyens supplémentaires pour créer un contre-poids
indispensable au groupement croissant de moyens nucléaires de
stationnement avancé des États-Unis en Europe et des armements
nucléaires des autres pays de l'OTAN. [Autrement dit, des
fusées à courte portée SS 20 et 23 en RDA.] On
serait également amené à appliquer, en réponse, les mesures
requises visant le territoire des États-Unis mêmes. » La
déclaration annonce le « déploiement de
nouveaux systèmes stratégiques appropriés » pour faire pièce
aux « importants programmes de moyens
sophistiqués » lancés par Reagan. Le document confirme
qu'aucun accord à propos des armements européens n'est possible à
Genève sur la base des propositions occidentales actuelles, qui
sont « par avance inacceptables
».
Récapitulons : à l'heure actuelle, il existe 351
SS 20, dont 234 dirigés contre l'Europe, (189 depuis l'est de
l'Oural). Avec les 45 bombardiers Backfire soviétiques, ils ne font
que compenser, disent les Russes, les bombardiers américains (F111,
F4, A6, A7), les 94 missiles français et les 64 missiles
britanniques.
Dans l'avion qui nous conduit à Williamsburg,
François Mitterrand : « Il faudra éviter que
Reagan veuille faire de ce Sommet un moyen de nous empêcher de
vendre nos produits industriels à l'URSS, alors que lui y vend son
blé. »
Avant le dîner, Helmut Kohl indique à François
Mitterrand qu'il ne peut plus refuser à Reagan de rédiger une
déclaration commune sur les Forces nucléaires intermédiaires, en
raison de la déclaration d'Andropov de ce matin.
Burt me montre les notes qu'il a préparées pour
Reagan. Il s'agit d'un projet de déclaration en cinq points,
toujours le même : nécessité de l'équilibre des forces ; recherche
d'une élimination complète des forces nucléaires (option zéro) ;
démarche globale pour satisfaire le Japon ; exclusion des forces
françaises et britanniques ; déploiement en cas d'échec de la
négociation.
Au dîner à la plantation Carter's Grove, le
Président échange quelques mots avec un cuisinier originaire de
Louisiane. Celui-ci parle acadien — une langue proche du vieux
français et qui n'a quasiment pas évolué depuis le XVIIe siècle — et américain tout à la fois. Il explique
que son père ne parle pas l'américain. Un orchestre de jazz joue à
l'intention des convives des airs des années 30.
Au cours du dîner, Margaret Thatcher propose une
déclaration sur les Forces nucléaires intermédiaires. Elle reprend
l'enchaînement exact des arguments et propositions de Burt...
Reagan approuve et propose qu'au cours de leur réunion de demain
matin, les ministres des Affaires étrangères préparent et discutent
d'une telle déclaration. François Mitterrand est contre, mais
Reagan passe outre et donne la parole au Président français... sur
le Moyen-Orient !
On apprendra plus tard que Reagan, avant de se
coucher, visionne une fois de plus La Mélodie
du bonheur, son film préféré.
Dimanche 29 mai
1983
Pendant que, dans la bibliothèque de l'Université,
conformément au programme établi, les chefs d'État et de
gouvernement discutent seuls, avec les sherpas, des problèmes économiques généraux, les
ministres des Affaires étrangères, accompagnés des directeurs
politiques, discutent, sur la base d'un projet américain, d'un
texte possible sur les Forces nucléaires de moyenne portée. Après
avoir rappelé l'attachement des pays participants à la fois à la
sécurité et à la réduction des armements, et avoir mentionné les
propositions faites en matière de désarmement par l'« alliance occidentale », le projet américain
s'étend de façon détaillée sur le déploiement des SS 20 et appelle
l'Union soviétique à répondre favorablement aux propositions
américaines à Genève, à savoir l'option zéro ou, à défaut, l'option
intermédiaire. Il affirme que « les forces de
dissuasion des pays tiers n'ont pas leur place dans les
négociations de Genève ». Il rappelle que les pays
participants au Sommet sont « unis dans ces
négociations, qu'ils continuent à se consulter entre eux à ce sujet
», et il affirme « que leur sécurité
est indivisible ». Il précise enfin que si « un accord ne pouvait être obtenu d'ici la fin de 1983 sur
l'élimination totale des SS 20, les armes américaines seraient
déployées conformément à la décision de décembre 1979
».
Texte catastrophique, qui nous implique dans la
discussion entre les deux Grands et ne peut qu'aboutir à la prise
en compte des forces françaises dans le désarmement. Si ce texte
est agréé, c'en est fini de l'indépendance nucléaire de la
France.
Cheysson accepte d'entrer dans la négociation :
« Notre pays pourrait souscrire à une
déclaration à caractère général sur la nécessité de l'équilibre des
forces et sur l'attachement des pays occidentaux à la réduction des
armements. Mais on ne saurait lui demander ni de se référer aux
décisions prises par les pays membres de la structure intégrée de
l'OTAN, ni d'appuyer les diverses options de négociation mises en
avant à Genève. » Le ministre canadien élève quant à lui des
objections contre le passage du projet excluant la prise en compte
des forces de pays tiers.
Vers 11 heures, un projet commun est mis au point
entre les ministres, faisant disparaître un certain nombre
d'éléments (mention des propositions de désarmement faites par
« l'Alliance atlantique », affirmation
que les pays du Sommet ont été « unis dans les
négociations »). Mais le projet de texte demeure pour nous
absolument exécrable : il entérine l'inclusion du Japon au sein de
l'Alliance et prend parti pour l'option zéro : « Ainsi, nous en appelons à l'Union soviétique pour
qu'elle réponde sérieusement aux propositions constructives qui ont
été mises en avant. Dans le domaine des FNI en particulier, des
déploiements continus de missiles SS 20 jusqu'au niveau actuel de
351 ont porté la menace soviétique à un niveau supérieur à celui
atteint en 1979, au moment où l'OTAN a adopté sa décision sur le
contrôle des armements nucléaires à portée intermédiaire et leur
modernisation. Nous en appelons à l'Union soviétique pour qu'elle
réponde de façon constructive dans les négociations FNI aux deux
propositions américaines actuellement sur la table : pour
l'élimination d'une classe entière de missiles à moyenne portée ;
ou, sinon, pour un accord intérimaire établissant des limites
globales sur un nombre égal de têtes nucléaires américaines et
soviétiques. »
Les ministres viennent nous rejoindre en séance
restreinte avec ce texte. Dans la petite salle, seuls les chefs de
délégation sont assis à la table ovale recouverte de cuir vert. A
une extrémité Ronald Reagan, à l'autre François Mitterrand. Les
sherpas se tiennent en retrait. On
ajoute des chaises, derrière eux, pour les ministres. L'ambiance
est très tendue. François Mitterrand est acculé à l'affrontement
franco-américain que, depuis six mois, il cherche à éviter. Il me
souffle : «Cheysson, avec sa passion du
compromis, mène la France à l'abandon. Si je n'arrête pas ce texte,
la France n'aura plus l'arme nucléaire dans dix ans. »
Je sors prévenir le conseiller pour la Sécurité,
le juge Clark, que le texte comprend une série de choix
inacceptables pour la France et que nous ne le signerons pas tel
qu'il est. Il hausse les épaules et me tourne le dos : «
Vous signerez. »
Une scène terrible commence alors. François
Mitterrand parle le premier, calmement. Il décortique le texte et
refuse catégoriquement «de s'associer à des
formulations détaillées qui l'engageraient à appuyer de façon
précise les propositions faites par les Etats-Unis à Genève
». Il refuse « toute référence
directe dans ce document aux décisions prises
par les pays de l'OTAN ». Il n'accepte d'en parler que sous
une forme descriptive. D'autre part, il ne veut pas que l'on
mentionne l'option zéro. Il propose d'ajouter la phrase :
« Nous ne ferons jamais usage de nos armes si
ce n'est en réponse à une agression. » Bref, pas question de
reprendre quoi que ce soit du projet à notre compte.
La tension est grande. Jamais le texte ne sera
prêt à midi, comme il a été annoncé. Reagan voit son Sommet lui
échapper. Il tape du poing sur la table pendant que François
Mitterrand intervient à plusieurs reprises, posément et fortement ;
puis, emporté par la colère, Reagan jette ses propres papiers loin
devant lui.
Reagan maintient sa proposition de commencer par
une phrase disant : « L'Alliance occidentale a
avancé des propositions pour parvenir à des résultats positifs dans
les différentes négociations internationales. » François
Mitterrand propose de la remplacer par : « Des
propositions ont été avancées du côté occidental pour parvenir...
» C'est accepté. C'est d'ailleurs le seul moyen de parvenir
à un accord. Pour nous, l'essentiel est sauf : nous ne sommes pas
impliqués par ce qui se négocie à Genève.
Le paragraphe concernant les perspectives
d'aboutissement des négociations et la nécessité du déploiement
donne lieu à des discussions extrêmement serrées, notamment entre
Ronald Reagan et Margaret Thatcher d'un côté, les Allemands de
l'autre. On bataille trois heures durant pour changer la phrase :
« Nous en appelons à l'Union soviétique pour
qu'elle réponde de façon constructive dans les négociations sur les
Forces nucléaires intermédiaires pour l'élimination d'une classe
entière de missiles à moyenne portée... ou, sinon, pour un accord
intérimaire établissant des limites globales sur un nombre égal de
têtes nucléaires américaines et soviétiques. » Trudeau met
en cause la volonté des Américains de négocier sérieusement à
Genève. Kohl, comme Mitterrand et Trudeau, n'estime pas nécessaire
de rappeler que seul un aboutissement fondé sur l'option zéro
pourrait éviter des déploiements. Il lui paraît suffisant de dire
que les déploiements auraient lieu en l'absence d'un aboutissement
satisfaisant des négociations. Le Président français refuse tout
texte qui donnerait le sentiment que la France endosse la position
américaine sur l'option zéro. Le texte devient : « Dans le domaine des Forces intermédiaires en
particulier, nous appelons l'Union soviétique à contribuer de façon
constructive au succès des négociations. » Là encore, la
formulation nous convient.
On passe à la question des forces tierces. Le
texte des ministres est : « Nous sommes
d'accord sur l'idée que les forces de dissuasion stratégiques des
pays tiers n'ont pas leur place dans ces négociations. L'effort des
Soviétiques pour inclure les forces de pays tiers est un effort
visant à diviser l'Occident, et il faut y résister. » Il
devient : « Les tentatives pour diviser
l'Occident en proposant l'inclusion des forces de pays tiers, y
compris celles de la France et du Royaume-Uni, sont également
vouées à l'échec. Ces forces n'ont pas leur place dans la
négociation. » Compromis qui préserve notre
indépendance.
Il est 14 h 30. Kohl, qui veut éviter la
catastrophe, aide François Mitterrand du mieux qu'il peut. Le
Président propose de remplacer partout le «
nous » par « chacun de
nous », afin de souligner
l'indépendance de la décision nationale. Reagan, qui ne mesure pas
l'enjeu, cède tout de suite. Derrière lui, Shultz s'agite.
L'essentiel est gagné.
Après un bref déjeuner, la discussion reprend vers
16 heures, en séance plénière, dans la grande salle où nous ont
rejoints les ministres des Finances. On continue pourtant de parler
du communiqué politique. Reagan court au désastre : le texte devait
être agréé avant le déjeuner et diffusé alors à la presse.
Helmut Kohl et Margaret Thatcher cherchent à
présent à venir en aide à Reagan. Trudeau, lui, soutient le
Président français, au grand dam des Américains. Sourd à tout appel
au compromis, François Mitterrand continue de détruire le texte mot
après mot. On passe au paragraphe relatif aux fusées installées en
Asie. Pour les Japonais, le problème des SS 20 n'est pas résolu
s'il ne l'est qu'en Europe, car elles peuvent se déplacer
rapidement d'ouest en est. Les ministres ont proposé : « Nos nations sont unies dans ces négociations. »
François Mitterrand : « L'Alliance atlantique
n'est pas universelle. Je n'accepte cette phrase que si la
solidarité entre l'Alliance et le Japon ne porte que sur les seuls
SS 20. » Le texte final dit : « Nos
nations sont unies dans leurs efforts pour la réduction des
armements...» Voilà qui, à l'évidence, ne nous gêne en
rien.
La suite dit : «... et elles
continueront à procéder à des consultations détaillées et intenses.
La sécurité de nos pays est indivisible et doit être envisagée sur
une base globale. Les tentatives pour éviter de négocier
sérieusement en cherchant à influencer les opinions publiques sont
vouées à l'échec ».
François Mitterrand hésite : « Globale, indivisible... ça fait beaucoup !
»
Le texte est accepté malgré les réticences du
Président français qui n'accepte que dans la mesure où il ne vise
que les Forces nucléaires intermédiaires.
On passe enfin au dernier point délicat : la
double décision. Le texte des ministres dit : « Si un accord ne peut être atteint cette année sur
l'élimination complète des fusées intermédiaires, les armes
américaines seront déployées en Europe, conformément à la décision
de décembre 1979, en vue de répondre aux SS 20 déjà déployés.
» Donc, s'il n'y a pas accord sur l'élimination complète —
option zéro —, les armes américaines seront déployées. Encore moins
acceptable ! François Mitterrand a toujours dit que l'option zéro
n'était pas la seule base d'accord possible. Un tel paragraphe
réduirait à néant le discours au Bundestag. Le Président est blême.
Cheysson se tient coi : jamais ce texte n'aurait dû arriver sur la
table. Nouvelle suspension de séance à 17 heures.
Le Chancelier Kohl et Margaret Thatcher voient
l'un et l'autre séparément François Mitterrand et se disent prêts
l'un et l'autre à n'importe quoi pour que la France signe la
déclaration. Le Président de la République : «
Tout ce qui donne l'impression que la France est associée à une
décision de commandement intégré de l'OTAN est inacceptable.
»
Clark vient me parler dans le brouhaha.
(J'apprendrai plus tard que cette démarche a été préparée
soigneusement par les Américains et que Shultz comme Reagan l'ont
exigée.) Il me dit : « Nous allons à un clash.
Vous ne signerez pas, nous allons rompre tous les ponts avec vous.
Le Président Reagan interrompra immédiatement tous nos échanges
militaires avec la France, en particulier dans le domaine
nucléaire. »
J'hésite. Le dire au Président ? Sa réaction à ce
chantage est assurée : rupture immédiate de la négociation, et la
plus grave crise franco-américaine depuis la sortie du commandement
intégré de l'OTAN. Je décide de ne pas le lui dire tout de suite,
pour préserver les chances d'un compromis.
La séance reprend. François Mitterrand propose sur
la double décision une phrase tirée de son discours devant le
Bundestag : « Nos nations souhaitent ardemment
qu'un accord FNI équilibré soit atteint d'ici peu. Dans ce cas, la
négociation déterminera le niveau auquel se situeront les
déploiements. On sait que, s'il en va autrement, les pays concernés
procéderont aux déploiements prévus des systèmes américains en
Europe à la fin de l'année 1983. Le «
on sait» marque la distance entre les Sept, qui constatent
le caractère inéluctable de la décision prévue, et ceux d'entre eux
qui prendront cette décision. Et l'option zéro a disparu...
Margaret Thatcher demande qu'à la place de
« on sait que », il soit écrit :
« on doit prendre garde ». Dans un
échange avec le Président des Etats-Unis qui évoque la bataille de
Yorktown pour en appeler à la solidarité, elle dit : « Cher ami, nous avions à l'époque un très mauvais Premier
ministre. Avec moi, cela ne se serait pas passé comme cela !
» Le « on sait que » est maintenu ; le
texte devient descriptif ; c'est une constatation, pas un
programme.
Le texte est rendu public à 18 heures. Mais, alors
que le texte des ministres sur lequel nous avions discuté était
intitulé « Déclaration sur les FNI», le
texte final publié parle de «
déclaration » tout court. Escroquerie : on ne nous en a même
pas parlé. Or, cela donne un tout autre sens aux adjectifs «
globale » et « indivisible ». Chacun est fatigué ; la discussion
laissera des traces : entre Mitterrand et Reagan, entre Reagan et
Trudeau.
Commence alors la discussion économique. Les
Américains restent fidèles à leurs thèses, mais acceptent qu'on
ajoute certains éléments nouveaux, notamment dans le domaine
monétaire, à ce qui avait été prévu à Versailles. Sur les questions
commerciales, ils demandent la réunion d'une nouvelle conférence
ministérielle du GATT, le démantèlement de nos aides à la recherche
et à la technologie de pointe, de la politique agricole commune et
du protectionnisme de l'Europe à l'égard des produits du Sud,
principale cause, selon eux, du sous-développement. Les Européens
s'y refusent.
Les Américains reviennent aussi sur les relations
économiques Est/Ouest : ils demandent le renforcement des moyens du
COCOM, l'allongement de la liste des produits sous embargo, la
limitation quantitative de nos importations d'énergie en provenance
de l'Est.
Négociation du communiqué dans la nuit entre
sherpas. Il parle de reprise et de
convergence des politiques économiques. En général, quand on parle
de « convergence des politiques », on comprend cette phrase comme
« la France s'aligne sur les autres ».
C'est pourquoi je tiens à ce qu'on explique dans le texte sur quoi
cette convergence doit se faire : lutte contre l'inflation, lutte
contre le chômage et croissance continue. Je n'obtiens rien en ce
qui concerne les garanties des prix des matières premières des pays
du Sud. Mais il est indiqué qu'un effort sera accompli en ce qui
concerne le développement des ressources énergétiques des pays non
pétroliers. La notion d'autosuffisance agricole est également mise
en avant.
Enfin, dans le paragraphe monétaire, nous obtenons
qu'on s'oriente vers un peu plus d'ordre sur le marché des changes.
La discussion se cristallise sur la question de savoir si l'on
parlera ou non d'une conférence monétaire internationale, qu'a
demandée François Mitterrand à l'OCDE. Il y a une proposition
américaine et une proposition française. La proposition américaine
dit : « Nous avons aussi discuté de
propositions relatives à l'amélioration du Système monétaire
international; nous sommes convenus de poursuivre nos consultations
sur ces propositions et nous avons demandé à nos ministres des
Finances, en liaison avec le directeur du FMI, de les prendre en
considération au fur et à mesure qu'ils avanceront dans la
recherche d'une plus grande convergence des résultats économiques.
» Le texte français dit : « Nous avons
convié les ministres des Finances, en liaison avec le directeur
général du FMI, à définir les conditions d'amélioration du système
monétaire international et à prendre en considération le rôle que
pourrait jouer, le moment venu, dans ce processus, une conférence
monétaire internationale de haut niveau. »
Allemands, Italiens, Anglais et Canadiens se
prononcent en faveur du texte français. Les Japonais sont plutôt
partisans du texte américain, puis se rallient. En définitive, les
Américains acceptent de mauvais gré notre texte. Depuis ce jour, le
directeur général du FMI est convié aux réunions des ministres des
Finances du « G7 ». Les institutions sont associées au directoire
des Grands. Fin de la discussion des sherpas à 7 heures du matin. Il me reste encore à
traduire le texte en français.
Lundi 30 mai
1983
La séance reprend à 9 heures. Les chefs d'Etat et
de gouvernement relisent le communiqué. Pas de problèmes. Une fois
la discussion du communiqué terminée, on parle en grand secret de
la dette du Tiers Monde, devenue très inquiétante. Tour de table
sans conclusion. La séance est levée.
Conférences de presse. Un flash explose devant
Reagan qui a un réflexe drôle : « Ils m'ont
manqué ! » Il ne cache pas sa satisfaction : « Nous avons tous une vision plus réaliste de l'URSS.
» Il affirme aussi que dans la rencontre des Sept, il n'y a
eu « ni vainqueurs, ni vaincus », mais
que le cours élevé du dollar est avant tout «
le résultat de notre lutte réussie contre l'inflation » ; il
parle enfin de sa vision globale de l'Alliance. A l'inverse, le
Président français souligne : « La déclaration
de Williamsburg contient une phrase sur le caractère global et
indivisible [de la sécurité de nos pays], mais ce texte ne concerne que les Forces nucléaires
intermédiaires. »
François Mitterrand rencontre Margaret Thatcher.
Elle est préoccupée par ses élections législatives anticipées du 9
juin prochain. Sur la question de la contribution britannique, elle
tire du dernier Conseil européen à Bruxelles la conviction que ses
partenaires ont déjà accepté le principe d'une « solution » pour
1983, alors que, pour nous, ce Conseil a seulement établi un lien
étroit avec la question générale des ressources propres
communautaires. Nous ne pouvons accepter une situation où, dès la
fin de 1983, pour cause de restrictions budgétaires, le chèque à la
Grande-Bretagne passerait avant le financement de la Politique
agricole commune.
Dans l'avion du retour, cette nuit, François
Mitterrand me demande de rédiger un texte comparant le premier
projet américain de déclaration sur les FNI avec le texte final,
afin de le communiquer à Mauroy, Jospin et Marchais. Il craint une
rupture avec les communistes là-dessus. Il enrage de ce que les
journalistes ne reconnaissent pas que le titre de la déclaration
(« sur les FNI ») limite la portée des
mots « indivisible et globale ». Jamais
il n'aura de mots plus terribles sur un de ses ministres qu'au
cours de cette nuit-ci.
Cela ne pouvait manquer : violente attaque de
Moscou contre l'accord de Williamsburg. La Pravda oppose les trois anciens Présidents de la
Ve République — qui refusaient de
participer à des discussions sur la politique militaire de l'OTAN —
au Président Mitterrand qui «non seulement a
adhéré à cette problématique militaire, mais a signé une
déclaration commune soutenant la position militariste » du
gouvernement américain. La France s'est « plus
étroitement liée » à la stratégie militaire de l'OTAN et a
« biffé tous les prétextes » qu'elle
invoque d'ordinaire pour refuser la prise en compte de ses forces à
Genève. C'est, de la part de la France, un «
grave mécompte » que d'avoir permis cette « facile victoire » des États-Unis, qui d'ailleurs
n'en espéraient pas tant.
A Paris, l'opposition se déchaîne contre
«l'alignement de la France sur les États-Unis
». Le Bureau politique du Parti communiste français publie
un « appel solennel » : « Ouvrons la
négociation de Genève à tous les gouvernements européens.
»
Claude Cheysson écrit au chef de l'État :
« La priorité des priorités
pour les Soviétiques et leurs amis est d'éviter l'installation des
Pershing ; je commence même à ne plus comprendre pourquoi cela est
si grave à leurs yeux ; ils montrent enfin que, contrairement à mon
avis d'il y a huit jours, il était bon de faire une déclaration à
Williamsburg, ce que je n'avais pas vu auparavant. »
Toujours à contretemps...
Mardi 31 mai
1983
Deux policiers en tenue, Émile Gondri et Claude
Caiola, sont abattus avenue Trudaine par des inconnus qu'on
identifiera plus tard comme membres d'Action Directe. Explosion de
colère de la police contre Robert Badinter et Gaston
Defferre.
Coïncidence fâcheuse : la loi « Sécurité et
Liberté » est définitivement abrogée aujourd'hui.
Mercredi 1er juin 1983
En Conseil des ministres, François Mitterrand fait
un exposé sur les Pershing et sur l'économie : « Il se trouve que la réalité nous trompe toujours et
vient modifier ce que nous avions prévu. »
Jeudi 2 juin
1983
Élection de Léopold Sédar Senghor à l'Académie
française. La manœuvre de Soustelle a échoué.
Déjeuner avec Ratsiraka, le Président malgache qui
raconte comment il fut éliminé autrefois de l'École navale pour
mauvaises notes. Autorisé par François Mitterrand à consulter son
dossier, il découvre qu'elles étaient au contraire excellentes ! La
fiche de notation avait été truquée...
François Mitterrand sur son enfance : « Mon premier vrai chagrin, je l'ai eu à quatorze ans lors
de la vente de la propriété de mes grands-parents : Touvent,
en Charente. Puis, peu après, ce fut le décès
de ma grand-mère. Mon enfance basculait. Jusque-là, j'avais eu de
la chance. Et pourtant, on n'était pas élevé dans du coton !
J'allais où je voulais. Il était seulement interdit d'aller dans la
rivière sans savoir nager. J'ai découvert un gué avec mes frères,
ce qui prouve que je n'étais pas obéissant. Personne ne venait nous
surveiller. Nous avions une très grande liberté dans un
environnement moral très strict. Tous les dimanches, il y avait la
messe. Après la messe, un déjeuner où les notables étaient invités
; j'ai appris le latin avec le curé. Ces obligations prenaient peu
de temps. J'aimais autant l'hiver que l'été. Chaque saison était
belle. J'ai vécu surtout avec mes grands-parents. Les enfants se
partageaient entre parents et grands-parents. »
Vendredi 3 juin
1983
Helmut Schmidt est à Latché. Il brosse un tableau
particulièrement pessimiste de la situation mondiale : « A cause des taux d'intérêt élevés aux États-Unis, ce
sont 2 milliards de dollars qui partent chaque mois, dont 0,5 à 1
milliard de dollars du Japon et de RFA, pour aller se placer aux
États-Unis. Des quantités considérables de capitaux sont ainsi
stérilisées à New York, alors que le Tiers Monde et les autres pays
industrialisés en auraient besoin pour procéder aux investissements
productifs nécessaires pour sortir de la crise. Au lieu de cela,
des capitaux servent à des fins spéculatives ou financent le
déficit budgétaire américain, et donc l'effort de réarmement de
l'Administration Reagan. »
Après la fusillade de l'avenue Trudaine, deux
mille policiers manifestent de la préfecture de police jusqu'à la
place Vendôme en criant « Badinter en prison !
» et « Defferre, t'es foutu! ».
Jean-Marie Le Pen est à leur tête. Cinq cents d'entre eux
parviennent jusqu'à la Présidence de la République et la Place
Beauvau. C'est sans précédent depuis le 13 mai 1958.
François Mitterrand a cette obsession depuis le
premier jour : protéger le « triangle sacré
». Furieux, il demande à Pierre Mauroy, par téléphone, le
renvoi du préfet de police, Périer, et celui du directeur général
de la Police nationale, Cousseran. Il rentre à Paris dans la
soirée, convoque Defferre qui lui remet sa démission, de même que
Franceschi. Il les refuse, l'une et l'autre.
Le Dr Augoyard, qui avait été condamné le 13 mars
dernier à Kaboul à huit ans de prison, est gracié et libéré.
Samedi 4 juin
1983
Jacques Chirac fait savoir au Président que
l'Exposition universelle sera difficile à mettre sur pied à Paris.
Jack Lang pense qu'il faut persister.
Dimanche 5 juin
1983
François Mitterrand me reparle du projet de
programme gouvernemental sur lequel je travaille : « Une thèse doit être ébauchée
pour donner un contenu au concept de "modernisation". En quoi la
modernisation peut-elle être, doit-elle être un facteur de plus de
liberté ? Ce qui lui donne le sens qui aujourd'hui lui manque.
Avoir un texte court sur des objectifs qui réunissent tout le
monde, un texte politique. »
C'est pour septembre, maintenant, me
demande-t-il.
Lundi 6 juin
1983
Le Président étudie la situation au Tchad :
« J'aimerais avoir une fiche brève et précise
sur : la population du Tchad dans la zone tenue par la Libye.
Peut-on qualifier cette zone de "désert du BET" ? Combien y a-t-il
d'oasis dans cette zone ? La population du Tchad sous contrôle de
la France et de Hissène Habré ? Quel est le pourcentage de la
production du sol et du sous-sol entre les deux zones ? Une autre
fiche sur : les accords de 1976 ; le contenu de l'accord qui liait
la France au Tchad avant 1976. »
Le nouveau Premier ministre luxembourgeois,
Jacques Santer, accepte de laisser tomber le projet de satellite
américain Coronet de son prédécesseur
s'il obtient deux canaux sur les satellites TDF. Pas mal.
Mardi 7 juin
1983
Doumeng me prévient qu'il va annoncer la création
d'une usine offrant 500 emplois en Lorraine. «Ces emplois seront créés dans l'année », me
jure-t-il.
Mercredi 8 juin
1983
Le Président fait le point en Conseil des
ministres sur les questions stratégiques après Williamsburg :
« La négociation ne réussira pas sur la base
des propositions émises jusqu'alors par les autorités soviétiques,
et pas davantage par l'option zéro proposée par Reagan,
c'est-à-dire par la liquidation immédiate, intégrale et préalable
de l'armement soviétique. Donc, cette négociation n'aboutira pas.
Elle aurait pu aboutir. Des propositions ont été émises par les
principaux négociateurs, Nitze, l'Américain, et Kvitsinski, le
Russe, l'année dernière au mois de mai, sur une base assez
raisonnable. Cela n'a été accepté par aucun des deux gouvernements.
La négociation est à l'heure actuelle pratiquement arrêtée, et on
avance vers le mois de décembre où les Américains ont dit qu'ils
installeraient en Allemagne les fusées Pershing qui, elles, sont
également terribles et menaçantes. »
Regardant Fiterman, il ajoute : « En tout cas, elles sont ressenties comme une menace par
l'Union soviétique, et c'est en raison de cette perspective que les
communistes français critiquent la position du gouvernement. Je ne
sais pas exactement ce qu'ils critiquent. Ou plutôt, je ne sais pas
s'ils critiquent la position que j'ai prise, ou qu'ils pensent que
j'ai prise, à Williamsburg, car ils n'avaient pas élevé
d'objections au discours que j'avais prononcé à Bonn sur ce même
sujet devant le Bundestag. Mais je n'ai pas changé de politique !
Je dis simplement : il n'est pas possible que la France, il n'est
pas possible que l'Europe de l'Ouest restent désarmées, restent à
ce point au-dessous de l'armement soviétique, puisque, d'un côté,
il y a un armement, de l'autre côté, il n'y en a pas — je veux
parler des Forces nucléaires intermédiaires. »
Puis, sur le Sommet lui-même : « Williamsburg n'a pas répondu à l'attente de ces millions
de travailleurs réunis dans les syndicats, notamment les syndicats
européens, qui attendaient des propositions pour la défense de
l'emploi, l'organisation et le partage du travail. Williamsburg n'a
pas répondu à l'attente des pays du Tiers Monde qui escomptaient
autre chose : permettre aux termes de l'échange de se redresser, ne
pas être écrasés, notamment sous le poids du dollar, tant sont
aujourd'hui endettés ces pays qui composent le Tiers Monde.
Williamsburg n'a pas répondu à l'attente de tous les pays du monde
qui souffrent du cours du dollar, qui souffrent des taux d'intérêt
élevés de l'argent aux Etats-Unis d'Amérique et donc du déficit
américain qu'ils paient d'une certaine façon. Williamsburg n'est
pas allé bien loin dans la direction de la Conférence monétaire
internationale que j'ai moi-même souhaitée. Alors, j'ai des doutes
sur l'utilité de ces Sommets annuels, du moins sous leur forme
actuelle. »
Pierre Verbrugghe est nommé directeur général de
la Police nationale, et Guy Fougier, préfet de police.
Au déjeuner du mercredi, François Mitterrand à
propos de la crise monétaire de mars : « Nous
ne sommes pas Wilson ; l'économie nous a rattrapés. Ou alors, on
fait ce qu'a fait Lénine ? Pas question, évidemment. Cette crise
fut cataclysmique. Je ne veux plus me retrouver dans cette
situation. »
Laurent Fabius : « Si le
Parti socialiste est contre les choix de mars, il se marginalisera.
On doit discuter entre nous, mais pas devant l'opinion.
»
Jeudi 9 juin
1983
Confidence de François Mitterrand dans le parc de
l'Élysée : «J'ai eu une enfance heureuse. Je
n'avais pas d'amis de mon âge. Cela ne m'a pas laissé de nostalgie.
Mon enfance a illuminé ma vie. Mes parents étaient attentifs et
libres. Ils ne nous imposaient pas une pensée, mais une discipline
de vie. Nous étions huit enfants, plus deux cousins germains, tous
élevés ensemble. Un environnement toujours vivant où je pouvais,
car j'en avais le goût, conquérir mes moments de solitude. Je
n'étais pas dans une caravane bruyante. De plus, jusqu'à quatorze
ans, j'ai vécu à la campagne, dans une maison située à trois
kilomètres du premier village, sur un coteau dominant un vaste
paysage. J'étais seul et je me grisais de sensations au contact du
vent, de l'air, de l'eau, des chemins, des animaux. Cela m'a donné
une sorte de philosophie. J'étais déjà capable de deviner que dans
le silex du chemin, il y avait une énergie cachée. J'ai eu aussi
une conscience profonde de la nature, et une relation avec la
campagne, les fermiers. J'allais d'émerveillement en
émerveillement. Je n'ai jamais été ni froissé ni brutalisé dans
cette première saison de la vie. J'aurais pu devenir angélique.
C'était un danger. Mais, à neuf ans, je suis entré au collège. Je
ne revenais chez moi qu'une fois tous les trois mois. Je me levais
à 6 heures et j'ai dû apprendre à vivre dans le froid.
»
Début du Conseil de l'OTAN à Paris. Le Président y
prononce un discours très modéré, souhaitant plein succès à
l'Alliance et rappelant sa compétence géographique.
Victoire électorale — prévisible — de Margaret
Thatcher.
Le Président s'inquiète à tort des réactions
japonaises après le refus qu'il a émis à Williamsburg. Nakasone lui
écrit :
« De retour à Tokyo, je
m'empresse de vous adresser mes très sincères remerciements pour
l'amitié et l'esprit de collaboration que vous avez bien voulu
témoigner à mon égard lors du Sommet de Williamsburg. Je suis
particulièrement satisfait des excellents résultats obtenus par nos
échanges de vues à la fois francs et fructueux. Vous avez évoqué le
projet de l'établissement d'une Maison de la Culture japonaise à
Paris. Je pense que l'installation réciproque de Maisons de la
Culture à Tokyo et à Paris contribuera considérablement à une
meilleure compréhension mutuelle entre nos deux pays.
« Comme je vous l'ai dit,
j'avais cité la fameuse phrase des Pensées de Pascal dans mon
discours prononcé à l'université John Hopkins, avant de me rendre à
Williamsburg. Je vous suis reconnaissant d'avoir bien voulu me
citer la phrase entière : "L'homme n'est qu'un roseau, le
plus faible de la nature, mais c'est un roseau pensant.
» Justement, comme a dit Pascal, l'homme est
un roseau pensant, mais aussi il est le plus faible de la nature.
C'est pour cela que je pense que nous devons accorder une plus
grande attention à la fragilité de la vie humaine. En même temps,
nous devons rechercher la dignité humaine, et c'est pour cela que
j'ai lancé l'idée d'une étude internationale sur les manipulations
génétiques, et je suis très heureux que vous m'ayez tout de suite
donné votre appui. Au dîner du 28 mai, quand nous avons abordé les
relations israélo-arabes, j'ai été très impressionné par votre
profonde connaissance du problème du Moyen-Orient. Vous avez, je
m'en souviens, expliqué, en remontant jusqu'à l'Ancien Testament,
les causes profondes des problèmes actuels... »
L'homme est remarquable : il a compris que le
refus d'une « Alliance globale » n'était pas dirigé contre le
Japon. François Mitterrand décide de renforcer les liens bilatéraux
avec le Japon. Il envoie Charles Hernu à Tokyo et invite Nakasone
en France.
Adoption en première lecture de la loi Savary sur
l'école privée à l'Assemblée nationale.
Vendredi 10 juin
1983
Fin de la session ministérielle de printemps du
Conseil atlantique. Après la réunion, François Mitterrand reçoit
George Shultz à l'Élysée. La rencontre devrait être très froide
après le désastre de Williamsburg. En fait, l'échange est à
fleurets mouchetés, avec des reparties à double sens. Il s'achève
par un remarquable tour d'horizon sur le Tiers Monde.
George Shultz :
Je suis frappé par la qualité des discussions
et la volonté de tous de partager les efforts. Cette session est
surtout marquée par le remarquable discours que vous avez prononcé
et par la courtoisie de votre accueil.
François Mitterrand :
Ce sont des pays amis que nous recevons ici.
Il est normal que nous discutions et qu'il y ait des contestations,
mais l'unité doit prévaloir.
George Shultz :
Chaque pays pris individuellement a des
responsabilités et c'est très important que vous l'ayez dit hier
soir dans votre discours. Une alliance n'a de force que si chaque
élément qui la constitue est fort.
François Mitterrand :
Bien sûr. Un pays qui se reposerait uniquement
sur les autres ne serait même pas un allié utile. L'Europe a de
grandes difficultés à parvenir à une certaine homogénéité, quoique
j'aperçoive, ici et là, un certain redressement. Une Europe
vraiment unie est un rêve. Mais une meilleure coordination serait
possible. L'Allemagne n'a plus la mentalité de s'armer ; il faut la
comprendre. La Grande-Bretagne demeure farouche dans son île. Il y
a un certain réveil en Europe du Sud. En Espagne, c'est certain. Le
Portugal est un pays culturellement remarquable, mais politiquement
instable, sauf en période de dictature — ce qui n'est bien sûr pas
souhaitable. Il est quand même navrant de voir tant de capacités
humaines qui s'annulent les unes les autres. Mais quel grand projet
pourrait aujourd'hui les faire se rassembler ? Tout est un peu
négatif. Ce n'est que le danger d'en face qui nous cristallise.
C'est déjà bien, mais c'est insuffisant.
George Shultz :
Je voudrais revenir sur ce que vous avez dit à
propos de la Grande-Bretagne dans son île. Pensez-vous que le
tunnel qui a été projeté changerait sa psychologie ?
François Mitterrand:
D'une certaine façon. C'est Mme Thatcher qui le souhaite elle-même et qui m'a
demandé il y a deux ans de relancer ce projet fondé sur le rail.
C'est une femme de grande valeur et qui a des visions d'avenir.
Obtenir une majorité comme elle vient de le faire, avec 45 % des
suffrages et une opposition divisée, cela me
suffirait...
George Shultz :
Elle a bien réussi!
François Mitterrand:
Avec le même système électoral, je ferais des
élections demain matin et j'obtiendrais le même succès. Mais ne
rêvons pas... L'opposition ici n'est pas trop divisée et le système
électoral n'est pas le même ; donc je ne ferai pas d'élections
demain matin!
George Shultz :
Je voudrais aborder un sujet qui, je le sais,
vous préoccupe: celui du Tiers Monde. A la CNUCED, qui se réunit en
ce moment, nous avons adopté une attitude très positive. Je
reprends ce que vous disiez hier soir sur la responsabilité de
chaque nation. Tout pays doit assumer lui-même l'essentiel de ses
responsabilités...
François Mitterrand:
Parmi les pays très pauvres, on peut citer
l'exemple du Niger, remarquablement géré. Le Nigeria est riche,
mais mal géré. Au Zaïre, ce n'est pas excellent. La Côte d'Ivoire a
beau avoir des richesses et être bien gérée, elle connaît une grave
crise. Les pays dont une matière première ou deux constituent toute
la richesse, comme l'uranium au Niger, le cacao et le café en Côte
d'Ivoire, sont extrêmement vulnérables, même s'ils sont bien gérés.
Si le prix de ces matières premières vient à baisser, ils peuvent
connaître un effondrement qui facilite les coups
d'État.
Peut-on dire que l'URSS a
progressé dans ces pays ? Même des pays comme l'Angola ou
l'Éthiopie peuvent évoluer. Au Mozambique, c'est plus grave.
L'Algérie se recentre, mais c'est un pays instable qui pourrait
connaître des crises. Le Président Chadli est très bien, mais son
parti est divisé. Au total, en Afrique, je pense que l'URSS a
plutôt reculé. Mais si on ne fait rien pour ce continent, il faut
s'attendre à des coups d'État au profit d'extrémistes, comme cela a
failli se produire en Haute-Volta.
Nous payons aussi les
conséquences de la très mauvaise politique d'aide qui a été menée
avant, politique qui a consisté à aider des budgets et non des
projets. Je vois en tout cas que vous êtes très ouvert sur ces
questions et vous avez raison d'avoir une attitude de ce type à la
CNUCED.
Mais tout n'est pas que
matériel. Il faut tenir compte aussi des pensées, des idéaux et des
croyances. Le Tiers Monde a longtemps pensé que la Russie et la
Chine représentaient l'espoir. Mais cette vision est aujourd'hui
dépassée. Si c'est l'Occident qui est à nouveau susceptible de
représenter l'espérance, nous retrouverons une force
considérable.
George Shultz :
Le Tiers Monde est un grand enjeu pour nous
tous.
François Mitterrand:
En Algérie, par exemple, il faut d'abord tenir
compte de la très forte démographie de ce pays dont la population
aura doublé avant l'an 2000. D'autre part, l'industrialisation a
échoué et l'agriculture a été oubliée. Le Président Chadli essaie
de revenir là-dessus, mais il ne dispose pas d'une administration
capable. On peut estimer que, peu à peu, les rouages de ce pays
sont en train de se bloquer. A cela s'ajoutent les progrès de
l'intégrisme musulman. Ce qui explique, entre autres, la tension
entre le Président Chadli et le Colonel Kadhafi, lequel est un
facteur de déstabilisation.
Le Président Chadli voudrait
régler le problème du Sahara, mais il ne le fait pas assez vite,
car son parti ne le suit pas. Dans ce contexte, le débat entre
intégristes et gestionnaires devient plus aigu, et comme il n'y a
aucun progrès marquant, la population, de plus en plus
indifférente, risque d'être absorbée par des mouvements
régionalistes comme en Kabylie. Bien sûr, on n'en est pas
là...
George Shultz :
J'ai été très souvent en Algérie en tant
qu'homme d'affaires et je suis d'accord avec ce que vous avez dit
sur leurs difficultés de gestion. Pourtant, on peut remarquer
qu'ils disposent de toutes les ressources nécessaires : l'énergie,
la possibilité de gagner des devises, un potentiel agricole. La
plaine côtière est très mal cultivée. Il suffit de comparer avec la
Californie qui, à partir de conditions physiques à peu près
semblables, est devenue une des régions agricoles les plus
productives du monde. Lors d'un de mes séjours, le ministre du Plan
me parlait de ses projets pour une meilleure croissance. Je lui ai
dit : "Ne faites surtout plus d'usines ! Contentez-vous de faire
tourner à 50 % celles qui existent déjà et qui ne tournent qu'à 25
%... ".
François Mitterrand:
Je suis d'accord avec vous. La politique
industrielle du Président Boumediene a été une grave erreur. Les
Algériens en paient le prix. Comme ce sont des populations
imaginatives chez lesquelles la passion l'emporte souvent sur la
raison, toutes sortes d'évolutions sont possibles.
George Shultz :
Que pensez-vous de leur rapprochement avec le
Maroc et du problème du Polisario ?
François Mitterrand:
Le Roi Hassan II a agi très intelligemment à
la conférence de Nairobi. Mon prédécesseur, M. Giscard d'Estaing,
puis moi-même avions demandé à dix chefs d'État africains amis
d'intervenir auprès du Roi pour qu'il accepte le principe d'un
référendum. Dès que le Roi a proposé cela (c'était le bon sens :
lorsqu'il y a une contestation, on consulte les populations), le
Polisario ne l'a plus voulu. La mise en œuvre est bien sûr
difficile : comment recenser des nomades ? Ils étaient au départ 70
000. On parle maintenant d'un million ! Pourtant, l'idée du
référendum est la seule possible. C'est un accord entre le Maroc et
l'Algérie qui réglera le problème. Si l'Algérie cesse de fournir
des armes et des bases au Polisario, peut-être pourrait-on
envisager une forme de condominium sur un certain territoire
?
La première rencontre entre
Chadli et Hassan II a été assez bonne. Il devait y en avoir une
autre à Tunis. Elle n'a pas eu lieu, car le parti du Président
Chadli n'était pas mûr. On assiste donc à une évolution mais, avec
un pays comme l'Algérie, il peut y avoir à tout moment un arrêt
complet.
Il y a aussi la Mauritanie,
pays au fond artificiel. La plupart des dirigeants du Polisario
sont d'anciens opposants mauritaniens. Comme l'opposition en
Mauritanie est changeante... Il faut cependant préserver
l'indépendance de la Mauritanie, car c'est un tampon très utile
entre le Maghreb et le monde africain noir.
Si Hassan II et Chadli
restent au pouvoir, le problème sera réglé. Je suis heureux en tout
cas de voir que les États-Unis sont plus ouverts que je ne le
pensais en ce qui concerne le Tiers Monde, car j'ai un reproche à
vous faire : vous voyez trop exclusivement les pays du Tiers Monde
comme un enjeu militaire, et pas assez comme une force humaine
révolutionnaire que nous pourrions retourner dans le bon sens. Si
vous allez dans ce sens-là, la France contribuera et obtiendra, je
le pense, l'aide de la Communauté.
George Shultz :
Une clé qui me paraît essentielle est le
commerce. En 1980, les recettes d'exportation des pays en voie de
développement ont représenté dix-sept fois plus que l'aide qu'ils
ont reçue. Bien sûr, je ne veux pas dénigrer l'aide...
François Mitterrand:
Naturellement, s'il n 'y a pas de
redéveloppement des échanges, s'il n'y a pas accroissement de
l'aide, ainsi qu'une action de stabilisation des prix des matières
premières... Il manque encore des éléments de redémarrage pour
l'économie mondiale.
George Shultz :
Mais j'ai hâte de voir ce redémarrage ! Je ne
veux pas attendre!
François Mitterrand:
Cela m'intéresserait, moi aussi. Chaque fois
que les États-Unis vont mieux, l'Europe, finalement, va mieux
aussi. Le Japon constitue un cas particulier. Il faut vraiment
sortir de la crise maintenant, ne plus se contenter de le
dire!
George Shultz :
Je pense que la reprise américaine va être
cette fois-ci plus substantielle que ce que l'on a cru les
dernières fois.
François Mitterrand:
Je reste plus sceptique, mais je préférerais
que vous ayez raison!
George Shultz :
Vous et nous avons pris conscience que, sur le
plan de nos échanges, le dollar a atteint un cours trop élevé. Nous
voulons partager la reprise qui commence. Il faut que vous nous
aidiez à faire baisser le cours du dollar. Ce serait bon pour les
exportations américaines.
François Mitterrand:
Le cours élevé du dollar est naturel, parce
que c'est une grande monnaie, mais aussi parce que c'est une
monnaie refuge qui offre une sécurité. Peut-être trop de sécurité !
Et il est vrai aussi que le déficit budgétaire entraîne des taux
d'intérêt très élevés, ce qui accroît la fonction refuge du dollar.
Des milliards quittent l'Europe pour les États-Unis, mais c'est un
argent purement spéculatif qui ne contribue en rien à la
production. Il est tout à fait vrai qu'un dollar trop élevé est
également gênant pour vous. C'est d'ailleurs pour cela que j'ai
récemment atténué mes critiques. J'ai en effet constaté que nous
avions, depuis trois mois, gagné des marchés non pas par notre
propre mérite, mais du fait du taux élevé du dollar. Je me plains
donc moins. Peut-être un jour vous dirai-je : "Montez à 10 francs !
!"...
George Shultz :
Si vous vous plaignez moins, nos producteurs
se plaignent plus !
François Mitterrand:
Il y a une juste mesure à trouver. Jusqu'ici,
elle ne l'a pas été, et cela ne sert personne. Nous avons calculé
qu'une appréciation de 10 centimes du cours du dollar par rapport à
celui du franc représentait pour nous un déficit supplémentaire
annuel de 2 milliards de francs pour notre balance commerciale.
Mais il ne peut pas y avoir de guerre économique avec les
États-Unis. D'abord parce que vous êtes les plus forts. Ensuite
parce que nous ne sommes pas des ennemis. Nous gagnerons davantage
en recherchant un accord.
Avant que nous ne nous
quittions, je voudrais vous parler d'un sujet préoccupant que nous
ne nous étions pas préparés à évoquer avant Williamsburg : le
Japon. Il ne faut naturellement pas rejeter ce pays du fait, par
exemple, des événements de la dernière guerre, ou parce que nous
craignons sa puissance commerciale, ou parce qu'il est trop loin.
Il n'est donc pas question de l'oublier ni de le négliger. Je ne
suis pas du tout fermé à des vues d'avenir en ce qui le concerne.
Mais la notion d'"alliance globale", mise en avant, doit être
précisée. En ce qui concerne les liens entre le Japon et nous, nous
ne nous sommes engagés que sur les Forces nucléaires
intermédiaires. Il n'y a pas de dix-septième membre de l'Alliance !
Je ne suis pas hostile à des discussions sur le Japon, mais il faut
procéder à un examen très sérieux et ne pas agir comme si cette
évolution était acquise. Cela entraînerait des complications
supplémentaires dont nous n'avons nul besoin. On peut envisager que
le Japon soit imbriqué dans le bloc occidental, mais la traduction
militaire de cette conception exigerait la plus grande
prudence.
George Shultz :
Je comprends fort bien vos remarques. J'ai été
très souvent au Japon. Il y a quelque chose de remarquablement
nouveau avec Nakasone. Jusqu'à présent, dans les conférences
internationales, les Japonais étaient présents, ils étaient
d'accord sur tout, ils ne disaient rien et ne prenaient aucune part
des responsabilités...
François Mitterrand :
On pouvait en effet se demander comment les
responsables d'un pays aussi actif pouvaient avoir toujours l'air
de dormir !
George Shultz :
Je suis d'accord sur les dangers d'une
alliance formelle.
François Mitterrand :
Je ne suis pas hostile à une évolution, mais
nous n'avons pas assez réfléchi. Nous devons éviter les
faux-pas.
George Shultz :
Tout à fait d'accord avec vous.
La loi Savary sur l'enseignement supérieur est
adoptée à l'Assemblée en première lecture.
Samedi 11 juin
1983
Le Dr Augoyard arrive à Paris.
Après la victoire de Margaret Thatcher aux
élections, Nigel Lawson remplace au poste de Chancelier de
l'Échiquier Geoffrey Howe, lequel remplace Pymm comme ministre des
Affaires étrangères.
Lundi 13 juin
1983
Le Président est en voyage officiel en Corse. Il y
reçoit un accueil chaleureux, qui le surprend beaucoup : Gaston
Defferre lui avait brossé un tableau très noir de l'ambiance
insulaire.
Mardi 14 juin
1983
Enjeu majeur : en l'état actuel du Budget 1984, il
manquera 40 milliards. Le Premier ministre et Jacques Delors
proposent de créer un nouvel impôt sur le revenu, dénommé
« contribution sociale », au taux de 2
% applicable à tous les revenus, y compris les revenus de
remplacement (allocations familiales, retraites, etc.). Pierre
Bérégovoy y est hostile et propose de maintenir l'actuelle
cotisation de 1 % sur les seuls revenus imposables, d'augmenter
d'un point les cotisations vieillesse et de combler le reste par
une hausse de l'impôt sur le revenu et de la TVA.
Le choix est doublement politique :
En termes de classes sociales, la solution de
Pierre Bérégovoy fait peser l'intégralité de la charge nouvelle sur
les catégories supérieures, mais aussi sur la classe moyenne
jusqu'à 7 000 francs de revenu mensuel, c'est-à-dire sur la
clientèle électorale du PS. La solution du Premier ministre
répartit la charge encore un peu plus bas, jusqu'à environ 4 500
francs de revenu mensuel.
En termes d'impact sur l'opinion, est-il
politiquement moins coûteux d'augmenter les impôts existants que de
créer un impôt nouveau ? La solution du Premier ministre présente
l'immense avantage de fournir, avec un impôt unique, d'énormes
recettes. Elle a l'inconvénient de créer un impôt nouveau, plus
juste que la cotisation sociale, mais moins juste que l'impôt sur
le revenu. Pierre Bérégovoy y est surtout opposé pour une question
de forme : il ne veut en aucun cas être le ministre qui aura
augmenté les cotisations sociales. Pour autant, il me dit être prêt
à accepter la contribution de 2 % si elle ne s'appelle pas «
sociale », ce qui éclaire bien
l'enjeu...
Rencontre entre André Rousselet et Jean-Luc
Lagardère pour évoquer le projet de Canal-Plus. Lagardère refuse de se contenter de la
part qui lui est offerte... Le tour de table de la chaîne cryptée
est plus difficile à boucler que prévu.
Mercredi 15 juin
1983
Au déjeuner, il est question de la fermeture des
mines de Lorraine, du CNPF (faut-il que les entreprises publiques
en sortent ?), du monopole de la CGC, de Citroën où une grève
sauvage a éclaté. Faut-il une session exceptionnelle du Parlement ?
Faut-il de nouvelles ressources ?
Jeudi 16 juin
1983
Le IXe Plan est adopté
par l'Assemblée nationale.
Le premier jet d'un projet gouvernemental pour les
trois ans à venir est prêt. Il comporte une centaine de pages. Le
Président le relit et l'annote.
Premier vol commercial réussi d'Ariane.
L'URSS propose un gel des armements stratégiques,
de nouveau refusé par les Américains.
Voyage de Jean-Paul II en Pologne : il rencontre
deux fois Jaruzelski et une seule fois Walesa.
Le Président du Burundi est reçu à déjeuner.
L'homme paraît doux. Peut-on l'imaginer ordonnant tant de massacres
?
A la veille du Sommet européen de Stuttgart,
Robert Armstrong vient m'exposer les vues de Margaret Thatcher.
Pour elle, le Sommet de mars dernier a pris l'engagement de fixer
en juin la compensation britannique pour 1983 et de l'inscrire en
juillet au projet de budget pour 1984. Elle a d'ailleurs mené une
partie de sa campagne électorale en se vantant d'avoir obtenu cet
engagement, et si elle revient de Stuttgart sans cet accord, elle
sera accusée de « parjure ». Je lui réponds que, pour la France
comme pour les huit autres membres de la Communauté, rien n'a été
promis à Bruxelles ; la compensation octroyée à la Grande-Bretagne
ne peut être réglée que dans le contexte d'une analyse d'ensemble
du financement de la Communauté. A Stuttgart, il ne doit être
décidé que d'un programme de travail sur l'ensemble des problèmes à
moyen terme de la Communauté, aboutissant, au Sommet de décembre à
Athènes, à des conclusions opérationnelles, en particulier sur le
financement et la contribution de chaque État du Marché commun. Si
nous en venions plus tard à parler chiffres, il est peu
vraisemblable que nous accepterions le versement d'une contribution
quelconque à l'Angleterre pour 1983 : d'une part en raison de ce
qu'elle a trop perçu l'année dernière (environ 1 milliard d'écus),
d'autre part parce que l'opinion publique française accepterait mal
qu'un pays ayant un excédent de balance commerciale, du fait de ses
ressources pétrolières, exige une subvention d'un pays qui ne
bénéficie pas des mêmes avantages naturels.
Pour Armstrong, « s'il en va
ainsi, Stuttgart sera un échec. Elle [Margaret Thatcher]
est absolument déterminée à ce qu'une décision
spécifique et chiffrée soit inscrite au conseil budgétaire de
juillet ».
Vendredi 17 juin
1983
Charles Hernu annonce la création de la FAR (Force
d'action rapide).
Nouveaux calculs : afin de trouver les 52
milliards qui manquent maintenant pour 1984 (32 milliards au
Budget, 20 milliards à la Sécurité sociale), tout le monde
s'accorde pour financer 12 milliards par des recettes de poche
(droits de succession et IRPP). Restent à trouver 40 milliards.
Trois solutions possibles :
— d'abord la taxe de 2 % sur tous les revenus,
proposée par Jacques Delors et qui financerait les 52 milliards
;
— une contribution sociale de 2 % sur l'ensemble
des prestations familiales, des rentes d'accidents du travail et
des retraites. C'est que ce que propose Pierre Mauroy à la demande
du Président. Cela rapporterait 40 milliards ;
— ou le maintien de l'actuelle cotisation de 1 %
sur les seuls revenus imposables (qui rapporte 10 milliards),
l'augmentation d'un point des cotisations vieillesse (encore 10
milliards), le reste (20 milliards pour le Budget) étant comblé par
la hausse des impôts sur le revenu et de la TVA. C'est ce que
propose Pierre Bérégovoy.
A mon sens, le Président ne peut accepter le 2 %.
Ce serait attacher son nom à la création d'un nouvel impôt sur le
revenu non progressif. Ce serait une grave régression du droit
fiscal. Sauf si cette contribution servait très explicitement à
financer les régimes sociaux et si on pouvait la rendre progressive
(de 1 à 3 %) : elle marquerait alors un progrès par rapport aux
cotisations sociales.
Arrivée au Conseil européen de Stuttgart. On y
parle d'abord de la contribution budgétaire britannique. Pour
François Mitterrand, rien ne doit être versé à la Grande-Bretagne
avant que des décisions n'aient été prises sur les autres
questions. L'inscription au projet de budget d'une compensation
forfaitaire de 600 à 700 millions d'écus doit donc être
conditionnelle et réserver une possiblité de blocage après le
Conseil européen d'Athènes.
Margaret Thatcher réclame 1,25 milliard d'écus
pour 1983. François Mitterrand n'est prêt à en accorder que 600
millions, et seulement après le prochain Sommet à Athènes. On
transige à 750. Après un bref calcul mental, le coût pour la France
serait déjà de 1,3 milliard de francs avant qu'un accord n'ait
abouti sur l'allégement de la charge de l'Allemagne. Cet allégement
porterait notre dépense à 2 milliards, soit la moitié du résultat
attendu des restrictions sur le tourisme à l'étranger ! Encore
est-il impossible de chiffrer cela avec précision, faute de savoir
si les autres petits pays ne demanderont pas, comme l'Allemagne,
une réduction de leur charge. La France fait noter par la
Présidence que le versement proprement dit dépendra des résultats
d'Athènes. Position française à inscrire au procès-verbal :
« Une somme nette de 750 millions d'écus sera
inscrite au projet de budget pour 1984 au titre de la compensation
britannique pour 1983. Elle pourra être inscrite au budget de 1984
après décision du Conseil, dès lors qu'en application de la
procédure prévue dans la Déclaration relative à l'avenir de la
Communauté, des conclusions précises auront été arrêtées sur le
financement futur de la Communauté et sur la mise en œuvre des
autres orientations de la Déclaration. La somme précitée est nette,
forfaitaire et invariable. Elle ne se réfère pas aux compensations
antérieures et ne fait pas précédent pour l'avenir. Elle ne
comportera aucun ajustement a posteriori en fonction des soldes
réels constatés. »
Tour d'horizon économique général. François
Mitterrand : « Le désastre de l'industrie en
Europe est prévisible si la coopération industrielle européenne ne
change pas de rythme. La production de circuits intégrés en Europe
n'est que le quinzième de ce qu'elle est aux USA, et le quart de ce
qu'elle est au Japon. Le Japon possède 50 % des robots en service
dans le monde, les États-Unis en ont 25 %, et la CEE n'en a que 17
%. La CEE importe 66 % des circuits intégrés qu'elle utilise et 55
% de ses robots. Le taux de dépendance vis-à-vis du savoir-faire
américain ou japonais est de 70 % dans la chimie fine, de 50 % dans
l'électronique ! »
Discussion d'un mandat de réforme de la CEE à
préparer pour Athènes. On décide de « se
mettre d'accord sur les mesures qui, prises dans leur ensemble,
éviteront les problèmes réitérés entre États membres découlant des
répercussions financières du budget de la Communauté et de son
financement ». On prévoit une « réunion conjointe des ministres des
Affaires étrangères et des Finances » pour préparer la
réforme d'ensemble de la Communauté d'ici le Conseil européen
d'Athènes. Il est décidé d'y procéder à des économies en matière
agricole, dans le cadre d'une relance de la Politique agricole
commune, impliquant l'augmentation des ressources propres de la
Communauté. Au détour d'une phrase, l'existence du SME et la
nécessité de le renforcer sont réaffirmées.
François Mitterrand réagit mal à cette dernière
proposition allemande : il ne tient pas à être lié par un accord
international qui interdirait le flottement du franc. Il veut
changer ce texte, mais impossible. Son contenu est connu. On ne
peut donc en parler en séance sans relancer la spéculation contre
le franc. Cheysson négocie avec Genscher une lettre secrète déliant
la France de cette obligation.
Margaret Thatcher explique en conférence de presse
que les 500 millions d'écus qu'elle n'a pas obtenus viennent en
déduction du « trop-perçu » qu'elle devrait rembourser pour les
exercices antérieurs. François Mitterrand en est choqué :
« Elle n'a encore rien obtenu, et le trop
perçu reste à rembourser ! »
L'ex-Président camerounais Ahidjo mobilise
l'opinion de son pays contre un remaniement ministériel à la veille
de la visite officielle de François Mitterrand. Son successeur, le
Président Biya, place les forces armées en état d'alerte. Étranges,
les conditions de la démission d'Ahidjo : il n'a quitté le pouvoir
que parce qu'un médecin français lui avait assuré qu'il ne lui
restait que quelques semaines à vivre. Depuis lors, il se porte
comme un charme.
Dimanche 19 juin
1983
Nous partons pour le Congo et le Cameroun. Pierre
Mauroy restera seul pour la fin de la réunion de Stuttgart. A
Brazzaville, nous rencontrons des ministres très compétents — et
très riches. Au Cameroun, fort riches eux aussi, mais moins
compétents.
Mercredi 22 juin
1983
Au Conseil des ministres, Jacques Delors présente
les grandes lignes des dépenses du Budget 1984. Baisse autoritaire
de 10 % de tous les investissements civils, sauf la recherche, la
formation et les entreprises publiques. Le Président laisse faire,
mais remarque : « Si nous nous alignons sur
les États-Unis, nous pourrons obtenir certains résultats sur les
indices, mais nous perdrons la majorité, qui ne résistera pas à une
réaction populaire. »
A l'issue du Conseil, Delors vient me dire :
« C'est encore pour moi. Cette fois, je m'en
vais ! »
Claude Cheysson souhaite diriger la négociation
préparatoire à Athènes alors que le communiqué de Stuttgart prévoit
une « réunion conjointe des ministres des
Affaires étrangères et des Finances ». Le Président décide
de maintenir le tandem prévu : Jacques Delors se montrera beaucoup
plus ferme que Cheysson sur les questions budgétaires.
La Commission devrait en principe envoyer aux
États membres une lettre rectificative établissant le lien entre le
remboursement à la Grande-Bretagne de 750 millions d'écus et
l'accroissement des ressources propres.
Yasser Arafat est expulsé de Syrie à la suite de
propos jugés « calomnieux » à l'égard du régime de Bagdad. Les
Syriens restent opposés à la politique d'ouverture de l'OLP,
préconisée par Arafat. Ils soutiennent les « durs » du
mouvement.
Jeudi 23 juin
1983
André Rousselet souhaite maîtriser le projet
Canal-Plus dans son ensemble : le tour
de table, les rapports avec le cinéma, les décodeurs... Il a contre
lui Jean Riboud, Jack Lang, Laurent Fabius, Georges Fillioud. Ce
n'est pas rien !
Vendredi 24 juin
1983
La dévaluation semble réussir. Depuis la fin mars,
la Banque de France a récupéré 2 milliards de dollars. Hier, 85
millions de dollars sont encore rentrés. Nos réserves sont donc
aujourd'hui de 28 milliards de dollars en or et de 3 milliards en
devises, soit le niveau qu'elles atteignaient le 19 avril 1982.
C'est la réalisation de l'hypothèse la plus optimiste qu'on pouvait
formuler au lendemain de la dévaluation.
Les forces libyennes, avec le GUNT de Goukouni,
reprennent Faya Largeau. François Mitterrand : « Pas question d'intervenir au Tchad. C'est un guêpier.
Laissez-les régler leurs affaires. »
Lundi 27 juin
1983
Marcel Rigout, le ministre communiste du Travail,
est reçu par François Mitterrand. Il lui annonce son intention de
lancer une attaque contre Georges Marchais.
Le Président n'est pas satisfait du rythme des
réformes : « Bruxelles n'annule pas Figeac.
» Où en est la mise en œuvre du discours ? Nulle part
!
Gilbert Trigano vient me parler de l'Exposition
universelle : « Elle ne peut se faire qu'à
Paris ; mais la Mairie fera tout pour faire échouer ce projet. Son
scénario est clair : critiquer sans s'opposer à son lancement,
laisser se dérouler les études préalables, puis tout faire pour
ralentir les travaux. Cela déclencherait un gigantesque désordre,
avec quelques grèves bien choisies (celle du syndicat autonome du
métro, la semaine dernière, manipulée par la Mairie, constitue une
répétition générale). Le thème de l'incompétence, du gaspillage
sera alors utilisé à fond, assorti en même temps de protestations
de bonne foi. »
Pour éviter ce piège, il faut mettre la Mairie de
Paris au pied du mur en lui demandant de s'engager à collaborer à
une Exposition universelle. Si elle refuse, lui faire porter la
responsabilité de l'abandon du projet. Si elle accepte, on devra
faire en sorte que l'Établissement public puisse passer outre aux
obstacles juridiques et administratifs que la Ville mettra sans
cesse à l'avancement des travaux. Sinon, il vaut mieux renoncer et
préparer pour 1989 une grande fête pour les Parisiens, accompagnée
de grands travaux d'aménagement dans la ville.
Le Président a visité l'abbaye de Bassac. Il
demande qu'on la classe. C'est fait en quelques jours. Nous n'en
revenons pas, lui et moi : il arrive donc d'être entendu et obéi
sans avoir à batailler ?
Mardi 28 juin
1983
Paris envoie des armes et des experts au
gouvernement du Tchad.
Le Président s'inquiète du malentendu de
Stuttgart. Il demande à Cheysson de lui préparer un projet de
lettre au Chancelier Kohl, avec copie aux autres membres du Conseil
européen : « La question du trop-perçu ne
saurait en aucune façon être réglée par la compensation
conditionnelle pour 1983, puisque celle-ci est d'une nature
différente des précédentes. » En conséquence, les
« corrections à effectuer pour 1980 et 1981
sur la base des chiffres réels », dont le principe a été
admis par tous en 1982, n'ont pas été prises en compte et devront
être examinées. La lettre est envoyée, y compris à Margaret
Thatcher.
Yvon Gattaz vient me dire : «
Si le gouvernement impose aux
entreprises un relèvement de leurs cotisations
pour l'UNEDIC, même de 0,3 %, il y a un risque de réaction
violente. Une gestion paritaire signifie que les deux parties
contribuent à même hauteur. Or les entreprises paient 3,48 % et les
salariés 1,32 %. »
Mercredi 29 juin
1983
Le ministre des Affaires sociales, Pierre
Bérégovoy, me confirme qu'il accepterait la création du prélèvement
de 2 % si on ne l'appelait pas « social
». Tout est là... Gouverner, pour beaucoup, c'est jouer les
Ponce-Pilate...
Le Président évoque avec Jacques Delors le manque
de dynamisme et d'imagination de son ministère. Rien n'y est fait
pour remplacer les aides à l'industrie par des réductions d'impôt,
ni pour aller vers une meilleure assiette pour les charges
sociales. Aucune des idées avancées à Figeac n'a été approfondie,
ni sur la déconnexion des taux d'intérêt internes et externes, ni
sur l'organisation d'un moratoire partiel par les banques ou par
une Caisse d'amortissement. Il était prévu de doter un Fonds de
modernisation industrielle de 3 milliards en 1983 et de 5 milliards
en 1984 ; or ce Fonds n'existe toujours pas ! François Mitterrand :
« Des services obscurs des Finances
multiplient les obstacles juridiques. Il faut que cela cesse ! Cela
devient ridicule ! »
Jeudi 30 juin
1983
Le Président : « Surtout, ne
rien payer à l'Angleterre avant un arrangement global, le
"paquet" dont parlait Kohl à Stuttgart. On
peut attendre Athènes pour cela. Quant au budget communautaire,
qu'on s'arrange comme on voudra, mais, je le répète, ne rien payer
à l'Angleterre ! »
Déjeuner avec Jean Riboud, chez lui : il est très
amer. Il m'en voudra à jamais, je le sens, du refus par le
Président de la politique qu'il avait préconisée, refus dont il me
considère comme le principal responsable. « Un
conseiller extérieur ne peut rien contre quelqu'un de moins
compétent qui est là tous les jours. » J'aime la franchise
de cet homme exceptionnel qui fit, à partir de rien, une carrière
où se mêlent la tragédie et la grandeur, l'élégance et la vision,
l'art et l'industrie, la rigueur et l'ambition. Il a un nouveau
projet : une télévision privée hertzienne, à la place de
Canal-Plus, chaîne cryptée.
Caton commence à publier des éditos hebdomadaires
dans VSD : « Le Parti socialiste se prépare à
faire une grande découverte, suite à une rumeur incongrue, insolite
incroyable, qui court parmi les militants : il paraîtrait que le PS
est au pouvoir depuis deux ans ! Actuellement, les responsables
vérifient fiévreusement l'origine de ces bruits. Quant à Georges
Marchais, il passera ses vacances dans un cirque, à perfectionner
le numéro qui lui vaut déjà l'admiration attendrie des foules : il
en est déjà à deux boas par repas. Henri Krasucki a vérifié : le
Secrétaire général n'a pas pris un kilo
supplémentaire.
... Quant à Lecanuet, Pinton,
Poniatowski, Labbé, Pons et leurs compagnons de jeux, ils ont été
mis en maison de repos, gardés par quelques solides infirmiers.
Promis : on les relâchera en septembre.
Et les Français ? Ils se sont
gentiment endormis avant de savoir à quelle sauce automnale ils
vont être mangés. Bonnes vacances. La Renaissance, en fait, n'est
pas si loin. Encore un paradoxe !... »
François Mitterrand n'aurait sans doute pas dit
autre chose, quoiqu'avec d'autres mots...
Vendredi 1er juillet 1983
Incroyable : les Américains s'inquiètent du retour
de Goukouni au nord du Tchad. Les Libyens, disent-ils, sont avec
lui. Bill Clark me télégraphie que Washington est décidé à nous
soutenir, puisque, naturellement, nous allons déclarer la guerre à
Kadhafi... Provocante naïveté !
« Nous sommes gravement
préoccupés par la situation au Tchad où les forces armées libyennes
ont attaqué les forces du gouvernement tchadien en violation
flagrante de la souveraineté du Tchad et de la loi internationale.
Nous savons que d'autres attaques sont prévues d'ici le 31 juillet
et sont probablement déjà en cours. La sécurité de la région dans
son ensemble requiert une riposte courageuse et énergique. Nous
sommes conscients de ce que le gouvernement français réfléchit à la
manière de traiter cette crise et nous voulons que les plus hautes
autorités françaises sachent qu'elles auront le soutien américain
dans leur opposition au défi libyen. Si nécessaire, le soutien
américain pourra inclure de l'assistance aux moyens aériens, des EG
airlift et Awac. Les forces américaines concernées ont été
prévenues d'un possible déploiement. Évidemment, il nous serait
nécessaire d'avoir des informations détaillées sur le plan de
déploiement de vos propres forces si les Américains devaient agir
en soutien des forces françaises. »
François Mitterrand : « Pas
question d'attaquer la Libye, et même si on le faisait, nous
n'aurions pas besoin d'eux. Ne répondez même pas ! »
Déjeuner avec José Cordoba, mon ancien étudiant à
l'École polytechnique, devenu secrétaire d'État au Mexique. Superbe
destin personnel où l'intelligence pure a seule permis de forcer
les portes du pouvoir dans un pays improbable... Pourquoi une telle
carrière serait-elle impossible en France ?
Le Président s'impatiente : la rigueur a agi comme
un coup de massue qui a assommé l'esprit de réforme. Il interpelle
par écrit le Premier ministre et Jacques Delors :
« Vous aurez sans doute
constaté comme moi que les orientations que j'ai tracées et la
politique économique et sociale que votre gouvernement a arrêtée
rencontrent parfois des obstacles dans leur mise en œuvre
administrative, qui en ralentissent l'application.
Aussi vous serais-je
reconnaissant de m'informer de l'état de réalisation de certaines
mesures auxquelles je suis particulièrement attaché, telles que :
la mise en œuvre du Fonds industriel de modernisation,
décidée par le Conseil des ministres du 29
avril 1983 ; la réforme de l'assiette des charges sociales ;
l'application des mesures d'allégement des charges financières des
entreprises annoncées à Figeac le 27 septembre 1982 ; la mise à
l'étude de procédures de contraction entre les dépenses et les
recettes publiques (en particulier pour ce qui concerne les aides à
l'industrie, au logement et à la famille) ; le versement à l'UNEDIC
de la cotisation de solidarité demandée aux agents publics ; la
réforme du financement des prestations familiales ; la conclusion
de contrats de Plan entre l'État et les entreprises publiques afin
que celles-ci précisent leurs projets d'investissement annoncés ;
le lancement de la deuxième tranche du Fonds spécial grands travaux
; la définition des nouveaux moyens d'une politique de l'Emploi ;
le programme de lutte contre les causes structurelles de
l'inflation.
Je suis convaincu que la réalisation concrète de
ces divers projets de votre gouvernement
viendra renforcer l'efficacité de sa politique économique et
sociale. »
Panique dans les cabinets : on n'aurait donc plus
le droit d'enterrer les projets du Président ?
Margaret Thatcher explose en recevant copie de la
lettre de François Mitterrand à Helmut Kohl liant le versement de
750 millions d'écus à la réforme budgétaire et au remboursement par
la Grande-Bretagne de son trop-perçu. Elle répond à Kohl :
« La lettre de François
Mitterrand expose des interprétations unilatérales de la part de la
délégation française du texte relatif à la compensation à accorder
au Royaume-Uni pour 1983 qui figure dans les conclusions du Conseil
européen de Stuttgart.
Ces interprétations
unilatérales et ces déclarations d'intentions n'affectent en aucune
façon, bien entendu, la validité du texte qui a été conjointement
approuvé et ultérieurement publié par la Présidence allemande, ni
la nécessité de le mettre en application.
Pour ce qui est de la
question du "trop-perçu " en 1980 et 1981, vous vous rappellerez
qu'en acceptant la somme de 750 millions d'écus nets pour 1983,
j'ai estimé que cet arrangement réglait pleinement le problème du
"trop-perçu", et l'ai fait savoir. »
Le Président, lisant copie de cette lettre, note :
« L'interprétation de Margaret Thatcher sur le
trop perçu est inacceptable. Le faire savoir à Mauroy, Cheysson,
Chandernagor, Delors. »
Elle n'est pas près d'avoir son argent...
Samedi 2 juillet
1983
Chirac déclare que «l'Exposition universelle sera difficile ». Gilbert
Trigano avait vu juste.
Lundi 4 juillet
1983
François Mitterrand comprend que maintenir le
projet d'Exposition universelle serait tomber dans un piège : il
veut l'annuler. Jack Lang souhaite le maintenir.
Crise à TF1. Le
président-directeur général, Michel May, décide de remplacer
Jean-Pierre Guérin par Jean Lanzi à la direction de l'information.
La présidente de la Haute Autorité, Michèle Cotta, veut la tête de
Michel May. Elle contacte Hervé Bourges, alors en Mauritanie, pour
lui proposer la présidence de la chaîne.
Impasse : les 756 projets présentés au concours de
l'Opéra sont désastreux. Un seul sort du lot, qu'on pense réalisé
par Richard Meier. Au total, les grands travaux coûteront 18
milliards de francs, soit 0,33 % du Budget de l'État.
Mardi 5 juillet 1983
Le semestre qui commence marquera à bien des
égards un tournant majeur dans l'évolution mondiale : la
conjonction de la négociation sur les Pershing, de
l'approfondissement de la crise européenne et de celle du Liban
peut conduire à d'étranges rendez-vous, d'une dureté à laquelle
l'opinion française n'est absolument pas préparée. La négociation
de Genève doit reprendre. Lorsqu'elle sera considérée comme
enlisée, le débat aura lieu au sein des parlements nationaux sur
l'installation même des missiles — en RFA pour les Pershing, en
Grande-Bretagne pour les Cruise. Le 15 décembre commencera leur
installation proprement dite. Certains s'attendent alors à
l'implantation, en guise de représailles, de SS 20 en Amérique
centrale, et donc à une crise de l'ampleur de celle de Cuba en
1962.
Par ailleurs, la crise des institutions
européennes peut se cristalliser au Sommet d'Athènes, les 5 et 6
décembre, ou encore au Parlement européen lors du vote du Budget,
le 9 décembre.
Le Président renonce au projet d'Exposition
universelle à Paris pour 1989. « Il vaut mieux
prendre les devants plutôt que de se faire imposer une décision.
»
Jeudi 7 juillet
1983
Cheysson vient parler au Président de la
Conférence sur la Palestine. C'est décidé, elle se tiendra à
Genève. Mais François Mitterrand ne veut même pas que la France y
assiste. Cheysson : « Je persiste à penser
qu'il serait bon qu'un de nos fonctionnaires de Genève, de rang
modeste, soit parfois présent à la réunion préparatoire derrière la
pancarte "France " placée dans les rangs des observateurs (et non
des participants). Au sein de la Communauté, Irlande et Italie
agissent de même (alors que la Grèce "participe "). On y trouve
même le Saint-Siège, et je sais que l'Espagne sera présente. Cet
observateur français, à présence intermittente, ne prendrait pas la
parole, pas plus que ses collègues non Grecs de la Communauté.
»
François Mitterrand : « Oui.
Pas au-delà. »
Vendredi 8 juillet
1983
A Nainville-les-Roches, Tjibaou et Lafleur
entament un formidable travail, avec Georges Lemoine, pour abolir
le fait colonial en Nouvelle-Calédonie. Deux hommes de grande
valeur ; deux Justes, peut-être.
François Mitterrand : «L'impopularité ne peut durer. Le gouvernement doit
prendre de nouvelles mesures sociales. Il faut expliquer qu'il n'y
a pas de tournant ni de renoncement. On n'est quand même revenu sur
aucune réforme ! »
Pour financer le Budget de 1984, le choix reste
entier entre la contribution de solidarité de 2 %, telle que la
souhaite Delors, et l'augmentation de l'impôt sur le revenu et
d'impôts divers, souhaitée par Mauroy, Bérégovoy, le groupe et le
Parti socialiste.
La décision sur le chèque britannique est renvoyée
par les ministres à Athènes. « Elle »
enrage. Cela promet !
Samedi 9 juillet
1983
Un jeune d'origine algérienne de dix ans, Toufik
Ouannès, est tué à La Courneuve. Emotion. Les banlieues
cristallisent toutes les contradictions de la société
française.
Lundi 11 juillet
1983
Coup de poignard dans le dos : à Moscou, Georges
Marchais critique la position de la France sur les euromissiles et
demande la prise en compte des forces nucléaires françaises dans
les négociations soviéto-américaines de Genève.
Mercredi 13 juillet
1983
Au Conseil des ministres. François Mitterrand
répond : « Tout ce qui touche à l'indépendance
nationale et à l'intégrité du territoire ne se décide ni à Moscou,
ni à Washington, ni à Genève, mais se décide à Paris et par
moi-même. »
Une discussion s'engage ensuite sur la violence
dans les banlieues. Le Président : « Le
gouvernement s'est engagé à réhabiliter vingt-deux quartiers
dégradés sur l'ensemble du territoire. Mais il faudra du temps et
des efforts pour que la vie quotidienne devienne plus facile dans
nos grands ensembles. » Il annonce que la rénovation
architecturale des quartiers difficiles, comme celui de La
Courneuve où a été assassiné Toufik Ouannès, constituera un des
grands travaux du septennat. Il ajoute : « Les
étrangers en situation régulière ont les mêmes droits que les
Français. » Ces étrangers sont 3,7 millions. 100 000
sans-papiers ont vu leur situation régularisée.
La Haute Autorité nomme Hervé Bourges à la
présidence de TF1.
Vendredi 15 juillet
1983
Attentat de l'ASALA à Orly contre Turkish
Airlines, pour venger l'arrestation en novembre 1981 de Monte
Melkonian, condamné puis expulsé en décembre 1982 : 8 morts, 54
blessés.
Accord entre Athènes et Washington pour
l'évacuation des bases militaires américaines du territoire grec à
partir de 1989.
Samedi 16 juillet
1983
Ronald Reagan écrit à François Mitterrand la même
lettre que Bill Clark m'a déjà envoyée sur le Tchad : la France va
faire la guerre à la Libye et l'Amérique sera à ses côtés... Le
Président ne peut plus l'ignorer !
Réuni à Cancún, le groupe de Contadora propose un
plan de paix pour l'Amérique centrale.
Lundi 18 juillet
1983
Laurent Fabius écrit à François Mitterrand sur
l'audiovisuel :
« En discutant récemment
avec Georges Fillioud, Jack Lang et Louis Mexandeau des aspects
industriels de l'audiovisuel, je me suis aperçu que — au moins dans
mon esprit — beaucoup d'incertitudes subsistent :
1 Il est prévu de lancer un satellite, une quatrième chaîne,
un réseau de câbles, un développement du magnétoscope. Y a-t-il un
public pour toutes ces initiatives dont plusieurs seront payantes ?
Comment, en tout cas, les hiérarchiser dans le temps ?
2 Le satellite TDF 1 semble décidé et financé. Il ne pourra
cependant fonctionner sans TDF 2 qui, lui, n'est pas financé
(un milliard de francs). A quel usage seront-ils réservés ? Si on lance un et même deux satellites pour
améliorer marginalement la réception des émissions et offrir un
canal à la CLT, cela peut sembler un peu court.
3 Il apparaît de plus en plus que les câbles, présentés
comme offrant un service supplémentaire au public, serviront
surtout aux entreprises. Si c'est exact, ne faut-il pas alors
ajuster le discours ? Si, néanmoins, les particuliers sont
ultérieurement les destinataires, comment évitera-t-on à terme une
mainmise politique des féodalités locales ?
4 La question des programmes est centrale. Elle offre un
champ de culture et d'industrie considérable. Or, l'impulsion
apparaît pour le moment très éparpillée.
5 Il a été proposé qu'on puisse se servir de la télévision
pour apprendre massivement aux Français l'informatique. Cela n'est
pour le moment pris en compte par personne.
Au-delà du détail de ces
questions, pourtant à mon avis essentielles, le sentiment que je
retire est celui d'un certain manque de cohérence. Si ce sentiment
est fondé, je pense qu'une réunion restreinte autour de vous
permettrait de clarifier utilement quelques grands choix.
»
Derrière cette lettre, il y a manifestement l'idée
de relancer les télévisions privées hertziennes, dont Jean Riboud
m'a justement parlé la semaine dernière. Les « visiteurs du soir »
auraient-ils trouvé un nouveau terrain de bataille ?
Mardi 19 juillet
1983
Gabriel de Broglie, membre de la Haute Autorité,
critique les conditions de la nomination de Bourges à la présidence
de TF1.
Le Président refuse de signer le décret supprimant
le classement de sortie à l'École polytechnique. Toujours la
volonté d'exiger l'excellence.
Le Nicaragua apporte son soutien au plan de paix
du groupe de Contadora.
Mercredi 20 juillet
1983
Le « Centre Mondial » de J.J.S.S. propose
d'équiper les Centres de formation des formateurs de Caen, Rouen et
Bordeaux avec du matériel français C II, tandis que les centres de
Paris-Orsay et de Nancy seraient équipés avec du matériel américain
Wacs 750. Les ministres, eux, souhaitent équiper les cinq centres
en matériel français. Il n'y a pas d'argument technique fondamental
en faveur de la proposition du « Centre Mondial ». Le Premier
ministre se range à l'avis des ministres : du matériel
français.
Le Président s'y oppose : «
Je ne suis pas sûr que le matériel C II soit compétitif. L'objectif
premier est de réussir notre opération "formateurs". A suivre de
très près, et agir vite. »
Jeudi 21 juillet
1983
Encore une fois, Jacques Delors menace de
démissionner à propos de la préparation du Budget. Matignon lui a
dit que son projet de taxe de 2 % était rejeté, et il souhaite que
le Président le lui dise en personne.
Avec la baisse de l'inflation, l'heure de vérité
sonne pour l'industrie : plus question de projets fictifs. La
restructuration s'accélère. Peugeot annonce le plus grand
licenciement collectif de l'Histoire de France : 7 371 emplois,
sans plan social. Pourquoi maintenant ? Ralite s'y oppose. Une
négociation commence. Bérégovoy en prend la direction. Décision
reportée à octobre. Maintenant que les grandes entreprises ont été
nationalisées, au moins ont-elles un actionnaire à la hauteur de
l'enjeu : l'État.
Vendredi 22 juillet 1983
Quelques réflexions sur le compromis
Nitze-Kvitsinski de l'an dernier, tel que nous commençons à le
connaître. Il comporte pour nous un avantage tactique considérable,
car il montre qu'un compromis est envisageable à un niveau
intermédiaire, sans que soient prises en compte les forces
françaises et britanniques. Néanmoins, l'équilibre des forces ne se
mesure plus aujourd'hui seulement par la comparaison des forces de
frappe, mais aussi par la comparaison des vitesses de frappe. De ce
point de vue, ce compromis est à mon avis inacceptable pour les
États-Unis, car il reconnaît à l'URSS un avantage décisif en termes
de vitesse de frappe : elle gardera en effet 190 SS 20 au-delà de
l'Oural, sans qu'aucun Pershing ne soit installé en Europe. Or,
seul le Pershing II est en mesure d'offrir une menace comparable à
celle des SS 20 en termes de temps : le SS 20 est, comme le
Pershing, une arme balistique de riposte immédiate, alors que les
missiles de croisière, qui seraient selon ce compromis seuls
installés en Europe, sont subsoniques et mettraient plusieurs
heures avant d'atteindre le territoire soviétique. Plus encore, ce
compromis est à mon sens inacceptable aussi pour nous ; seule
l'installation de quelques fusées Pershing en Europe continentale
nous garantirait contre le risque de découplage : ne peut-on pas
craindre que, sans Pershing en Europe, les Américains ne soient «
hors course », en termes de vitesse de frappe, même s'ils sont «
dans la course » en termes de nombre de têtes et donc de force de
frappe ? Le compromis Nitze-Kvitzinski risque donc
d'institutionaliser le découplage.
On peut ajouter deux autres risques secondaires
:
— si ce compromis est accepté, les 18 missiles du
plateau d'Albion seraient les seules forces en Europe continentale
ayant une capacité comparable à celles des Soviétiques, et ceux-ci
deviendraient encore plus insistants pour prendre en compte ces
missiles dans la suite de la négociation sur les Forces nucléaires
intermédiaires ;
— la solution Nitze-Kvitsinski épargne les
Allemands et va donc les tenter, mais elle peut conduire d'autres
pays européens à reconsidérer leur acceptation initiale en
constatant que l'Allemagne est épargnée par l'installation de
missiles américains. Y avons-nous intérêt ?
Il faut donc insister, à mon sens, sur le fait que
l'existence de ce compromis prouve qu'un accord est possible, mais
sans approuver le détail de son contenu.
Mardi 26 juillet
1983
Le Président va à la « Cité des 4000 », à La
Courneuve, rendre visite à la famille de Toufik Ouannès. Terribles
servitudes de la fonction.
Mercredi 27 juillet
1983
Au Conseil des ministres, Claude Cheysson fait
état des progrès de l'offensive iranienne. Il ne parle pas des
Super-Étendard promis à l'Irak.
Pour la Tête Défense, le Président confirme
définitivement le projet de Spreckelsen, cet architecte danois qui
n'a encore rien construit. Il a longuement hésité : l'idée que
l'Arche serait vue des Champs-Élysées le gênait. Il a examiné
beaucoup de maquettes, de photos-montages, et s'est rendu à maintes
reprises sur les lieux.
Jeudi 28 juillet
1983
Hubert Védrine demande au général Saulnier le
calendrier exact du transfert à l'Irak des avions Super-Étendard,
afin que le Président puisse en être prévenu avant.
Vendredi 29 juillet
1983
Michel Rocard proteste auprès de Pierre Mauroy :
alors que le Sommet de Stuttgart a confié la négociation européenne
à Cheysson et Delors, il entend garder la maîtrise de la partie
agricole de cette négociation. Il en informe aussi le Président
:
« Excusez-moi de vous
importuner. Il me paraît tout à fait important que vous ayez
connaissance de cette lettre que j'envoie à Pierre Mauroy. Alors
que la négociation en matière de prix agricoles pour la campagne
1983-1984 vient à peine de se terminer depuis quelques semaines, je
considérerais comme aberrant que la France prenne l'initiative de
propositions remettant en cause l'équilibre de l'accord obtenu à
cette occasion et qui lui était globalement très favorable. Il est
bien évident que toute suggestion de notre part d'économies
concernant des procédures qui ont fait l'objet de débats ardus et
parfois fort longs sera interprétée par nos partenaires comme une
invite à une renégociation globale.
Une telle renégociation ne
manquera pas de se répercuter très négativement dans les
discussions en cours en matière de produits méditerranéens, à un
moment où le Midi est gravement perturbé par l'agitation des
producteurs de vin et de fruits et légumes. Cela risque de conduire
à admettre des concessions multiples en matière agricole, telles
que l'ensemble sera interprété sur le plan politique comme un
recours majeur pour la France. J'entends donc que le mandat de
négociation au Comité budgétaire soit, pour nos représentants,
dénué de toute ambiguïté sur ces points essentiels. »
Michel Rocard ajoute à la main à sa lettre à
Mauroy :
« Mon cher Pierre, cette
affaire est tout à fait importante ; si, par un biais ou un autre,
nous remettons en cause le résultat des négociations de 1983, il y
aura des demandes reconventionnelles partout et je perds mes
chances d'obtenir le règlement fruits et légumes et les 700 000
litres de distillation. Le Midi saute ! Je ne comprends pas à quoi
jouent "certains ". »
François Mitterrand lui donne raison et note sur
la lettre : « Tout cela est insupportable. A
Stuttgart, il a été décidé de procéder à des économies, mais,
contrairement aux vœux des Anglais et, initialement, des Allemands,
ces économies ne peuvent être examinées que dans le cadre d'une
relance de la politique agricole supposant l'augmentation des
ressources propres. Il y aurait autrement détournement des accords.
De même, rien ne doit être versé à l'Angleterre avant qu'on ne
sache quelles décisions seront prises sur les autres questions.
Laissons donc les ministres de l'Agriculture discuter d'abord entre
eux. Ralentissons l'allure. N'acceptons pas que soient d'abord
traitées les questions défavorables à la France. Au besoin, se
refuser à tout et ne pas craindre la crise. J'attends des idées
claires et une attitude raide, et je veux que nos négociateurs s'en
tiennent à cette directive. »
Cette annotation vaudra mandat global de
négociation à tous les ministres.
Samedi 30 juillet
1983
Appel d'Arafat aux chefs d'États arabes pour
qu'ils l'aident à vaincre l'intransigeance syrienne.
Dimanche 31 juillet
1983
Reagan décide d'envoyer l'adjoint de Bill Clark,
Bud McFarlane, en tournée au Moyen-Orient.
Le Président américain demande à François
Mitterrand de recevoir Vernon Walters pour parler du Tchad.
Lundi 1er août 1983
Michel Camdessus devient sous-gouverneur de la
Banque de France. Daniel Lebègue le remplace à la direction du
Trésor. La Genière laissera bientôt la place à Camdessus. Pour la
première fois depuis longtemps, aucun des deux postes importants de
la Haute Finance ne sera occupé par un inspecteur des
finances.
Le franc est au sommet du SME, mais on perçoit
quelques signes spéculatifs. Il n'y aura pas de quatrième
dévaluation.
Envoi par la France d'armes anti-aériennes aux
forces armées du Tchad pour résister aux rebelles du Nord.
Mardi 2 août
1983
J.J.S.S. écrit à François Mitterrand :
«L'urgence dont je me suis
permis de vous entretenir concerne l'équipement du réseau des dix
Centres régionaux de formation des volontaires (Grandes Écoles)
pour le programme des jeunes chômeurs. Les matériels étrangers sont
en France et disponibles. »
Le Président à Laurent Fabius : «J.J.S.S. a tout à fait raison. Ne pas prendre de retard
est la priorité. Surtout si l'on ne dépense pas de dollars. Il nous
faut le meilleur matériel. J'insiste sur l'urgence.»
Mercredi 3 août
1983
Au déjeuner, discussion approfondie avec François
Mitterrand sur la réforme de l'école : il faut réduire le nombre
des matières, combattre l'illettrisme par la télévision et le
développement des bibliothèques, améliorer la formation des
maîtres, réformer le primaire, obtenir une vraie pédagogie de
soutien, différenciée.
Jean-Luc Lagardère doit une réponse à André
Rousselet sur l'éventuelle participation d'Hachette à la quatrième
chaîne. Il vient me dire que celle-ci ne lui semble rentable qu'à
condition de n'avoir pas à supporter un service d'informations, à
moins que le financement du Journal ne soit assuré hors du budget
de la chaîne. André Rousselet, m'affirme-t-il, lui aurait dit que
lui non plus n'était pas du tout partisan d'émissions
d'informations sur Canal-Plus, mais que
« les autorités de tutelle y attachaient une
importance fondamentale ». Lagardère souhaiterait donc
savoir si cela constitue vraiment une question d'importance pour le
Président.
Celui-ci refuse de répondre et renvoie Jean-Luc
Lagardère sur André Rousselet.
Bettino Craxi devient président du Conseil des
ministres de la République italienne. Un socialiste de plus autour
de la table du Conseil européen.
Les Américains portent de 10 à 25 millions de
dollars leur aide militaire d'urgence à Hissène Habré. Les
bombardements libyens s'intensifient à Faya Largeau.
Jeudi 4 août
1983
Les Libyens bombardent Oum-Chalouba et Kalait. Les
Américains continuent de nous presser de leur faire la guerre. Le
Président : « Il n'en est pas question.
»
Vendredi 5 août
1983
Comme l'avait demandé Ronald Reagan, Vernon
Walters est reçu à Latché. Il encourage François Mitterrand à
repousser la Libye hors du nord du Tchad. Le Président lui explique
que les avions français ne peuvent y parvenir seuls et qu'il n'est
pas question d'envoyer des troupes terrestres se battre au Tchad.
Walters propose de prêter des ravitailleurs américains pour
allonger le rayon d'action des appareils français. Le Président
refuse : pas de conflit Est/Ouest en Afrique. « D'ailleurs, le vrai Tchad, le Tchad utile ne commence
qu'au sud du 15e parallèle. Au nord,
c'est le désert. Au sud, c'est l'Afrique noire, le Cameroun et le
Niger qu'il faut protéger. »
Samedi 6 août
1983
Hissène Habré accuse « les
lobbies pro-libyens en France » de s'opposer à l'envoi de
l'aide militaire qu'il réclame ! Il s'excusera très vite...
Lundi 8 août
1983
Un gendarme français est assassiné par le groupe
basque Iparretarak. Gilles Ménage, qui suit à l'Elysée les
problèmes de sécurité, souligne qu'« en dépit
de l'évolution politique interne du régime espagnol, la position de
la France à l'égard du terrorisme basque espagnol n'a pas été
véritablement précisée ». Il préconise une démarche plus
ferme : poursuites judiciaires contre les nationalistes basques
français, dissolution d'Iparretarak, expulsion des principaux
responsables de l'ETA militaire.
Bien tard, le Quai se pose une question juridique
: le prêt d'un avion de guerre — comme les Super-Étendard prêtés à
l'Irak — est-il un acte de « co-belligérance»?
« Le droit coutumier de la neutralité a été largement codifié dans
les Conventions de La Haye de 1907. Toutefois, aucune convention
n'a été signée en ce qui concerne la guerre aérienne, et la
doctrine transpose à ce type d'hostilités les règles posées surtout
pour la guerre maritime. Une commission de justice nommée par la
conférence de Washington de 1922 sur la limitation des armements a
établi à La Haye un projet de règles en février 1923, mais ce
projet, à défaut d'adoption formelle, reflète seulement les
tendances du droit coutumier. On ne saurait non plus nier que ce
droit coutumier ait lui-même tendance à s'émousser à l'époque
contemporaine. La participation d'appareils aux couleurs françaises
dans un conflit serait contraire au droit de la neutralité ; la
radiation de l'immatriculation française peut poser des problèmes
au regard de notre propre droit : il n'est pas certain qu'un
éventuel transfert d'immatriculation serait regardé comme régulier
par les Etats tiers, à défaut de transfert concomitant de
propriété. Il ne serait possible de pallier entièrement ces
inconvénients qu'en effectuant un montage juridique qui nous ferait
perdre la propriété des appareils, propriété qui devrait bien
entendu être recouvrée par la suite. »
Déjeuner à Latché avec Jean-Baptiste Doumeng. Sa
franchise nous surprend toujours. Sur le Parti communiste :
« Ils ne savent pas où ils vont. Ils ne savent
pas ce qu'ils font. Ils n'ont ni ligne ni consigne. Ils ne
cherchent qu'à se distinguer. » Sur la COFACE : « Dans six mois, j'aurai mis de l'ordre. » Sur le
Tchad : « Ce que Goukouni cherche, c'est à
partager le Tchad comme l'est le Liban
: une moitié au nord pour lui, une autre pour Hissène Habré au sud.
La France ne devrait pas s'engager sur ce terrain. La région la
plus menacée en Afrique, c'est l'ensemble Mali - Côte-d'Ivoire -
Haute-Volta - Mauritanie, qu'il faudrait aider économiquement. »
Sur l'Union soviétique: « Andropov,
c'est Staline. Il faut créer un contact économique, et non plus
seulement politique. Pour cela, un émissaire français devrait
rencontrer en secret un émissaire dAndropov. » Sur
l'Est/Ouest : « Les Russes veulent la détente.
Il y aura un accord à Genève avec un retrait massif des SS 20
implantés en Europe. On assistera à un formidable développement des
échanges Est/Ouest. Si nous ne nous y préparons pas dès maintenant,
la France n'en sera pas. »
Mardi 9 août
1983
Au petit déjeuner, François Mitterrand : «
On arrêtera la Libye au 15e parallèle ; sinon, après le Tchad, elle menacerait le
Soudan et la République Centrafricaine. Mais c'est difficile à
expliquer. La France est vue comme le grand frère qui hésite à
venir. Les gens sont simples. Ils ne connaissent pas le contenu des
accords. Ils veulent que l'on soit là, c'est tout. » Des soldats
français sont déjà sur place comme « instructeurs ».
Mauroy est très hostile à l'idée de plafonner
l'impôt sur le revenu à la moitié du revenu, idée dont le Président
a parlé à Delors. « Elle aboutirait, pour les
ménages imposés en moyenne à plus de 50 %, à un allégement d'impôt
d'autant plus important que les revenus du ménage sont élevés
(réduction de 870 000 francs d'impôt pour deux parts pour un revenu
imposable de cinq millions de francs), ce qui ne manquerait pas de
susciter de vives critiques dans la majorité. Cet effet politique
négatif serait accentué par la contradiction qui apparaît
immédiatement entre le renforcement de la progressivité de l'impôt
sur le revenu, destiné à dégager des recettes
supplémentaires pour 1984, et
l'écrêtement des effets de celle-ci pour les très hauts revenus.
»
Je reçois Boutros Boutros-Ghali lors de son
passage à Paris après une tournée en Afrique et un arrêt à
N'Djamena. « La France est trop subtile pour
certains de vos amis africains. Ils ont besoin d'un père et se
moquent du texte précis des accords de coopération et de
défense. » Il a raison.
Un communiqué du Département d'État à Washington
somme la France de réagir au Tchad à l'agression libyenne. Comme
toujours, le débat est passé dans la presse.
Chaque année, depuis dix-sept ans, le Japon
choisit de lancer un grand projet de haute technologie que l'État
finance en priorité pendant dix ans. En général, ce projet est très
bien choisi, et donne au Japon dix ans d'avance dans un domaine
stratégique. Cette année, le Japon choisit «
les robots travaillant en milieu extrême », c'est-à-dire
dans des conditions climatiques très difficiles (hautes
températures, sous vide, en milieu radioactif, etc.).
Mercredi 10 août
1983
Le Président se rend aux Minguettes. Le thème de
l'insécurité devient central dans la vie publique.
Malgré le refus opposé à Walters il y a deux
jours, Ronald Reagan écrit de nouveau à François Mitterrand à
propos du Tchad pour pousser à une intervention française :
« Je suis très soucieux à la
suite des nouvelles que j'ai reçues concernant les attaques
aériennes contre le Tchad. Une fois encore, Kadhafi a montré son
mépris des règles du comportement international. Sa conduite est
une menace pour la paix dans l'ensemble de la région et inquiète
évidemment beaucoup de nos amis africains. Je crois qu'une
vigoureuse réaction est nécessaire et j'ai donné des ordres pour la
préparation d'éléments de nos forces armées afin de vous aider si
vous donniez des instructions du genre de celles que vous avez
indiquées pouvoir constituer la réaction française à une
intervention ultérieure de la Libye au Tchad. Précisément, nous
sommes prêts à fournir du transport aérien airlift et Awacs s'il
devait aider à l'efficacité du déploiement des forces aériennes
françaises. Je vous serais reconnaissant de bien vouloir autoriser les autorités françaises
compétentes à informer notre ambassade ou le Département d'Etat à
Washington de la manière dont nous pourrions apporter une
assistance dans cette crise. »
A la même heure, Bill Clark m'écrit exactement la
même lettre. Le Président en est exaspéré : «
Mais nous ne leur avons rien demandé ! »
Vendredi 12 août
1983
Je réponds donc à Clark par une lettre rédigée
avec François Mitterrand et qui met les choses au clair : il n'y
aura pas d'alliance franco-américaine au Tchad. Le Président
répondra de son côté exactement la même chose à Reagan.
« Cher Ami,
J'ai bien reçu votre message
du 10 août, dont je vous remercie. Comme vous l'imaginez, la
situation au Tchad est fort préoccupante et il est normal qu'elle
suscite entre les responsables de nos deux pays réflexions,
interrogations et conversations, dont l'utilité ne fait pas de
doute. Mais, en revanche, je n'ai pas entendu parler de demandes
françaises concernant le déploiement des Awacs, des F 15 et
d'autres moyens d'assistance aérienne au Soudan, et je ne pense pas
que des exercices entre Awacs et Breguet Atlantic soient
nécessaires. Telle est du moins l'opinion que j'ai recueillie et
qui exprime les vues du Président de la République. Il n'est pas
bon que soit donnée l'impression d'une alliance offensive
franco-américaine qui ne correspond pas à la réalité et qui donnera
une fausse idée de la nature de nos relations.
Les informations dont je
dispose ne permettent pas aujourd'hui de prévoir avec suffisamment
de certitude le comportement des différentes parties en présence
pour vous annoncer avec précision les actions que les autorités
françaises seraient amenées à entreprendre, sinon qu'est mis en
place un frein à la progression libyenne qui doit garantir le Tchad
"utile ". L'effort qui convient sera fait pour que l'armée
française soit dotée des moyens importants que cette mission
exigera.
Il va de soi que nous vous
informerons en temps utile de nos dispositions et vous pouvez être
assuré de notre vigilance et de notre fermeté dans le respect des
engagements de la France.
Je me réjouis de nos
échanges mutuels d'informations et souhaite qu'ils continuent à
fonctionner de manière efficace. »
Dimanche 14 août
1983
Dans une longue lettre adressée au Président,
Jacques Delors fait le point sur les prévisions économiques
établies par son ministère. Il prévoit une reprise mondiale, mais
les experts doutent de la capacité de la France d'en bénéficier
:
« Sur la base des
comportements observés ces dix dernières années, l'économie
française ne serait pas en mesure de profiter à plein de cette
reprise pourtant modérée. Notre taux de croissance serait inférieur
d'un point à un point et demi à celui de nos partenaires
industrialisés. Notre commerce extérieur demeurerait déficitaire en
1984, et très légèrement en 1985. Le besoin de financement du
secteur public serait très élevé, ce qui nous conduirait à un taux
de prélèvements obligatoires de 45 à 46 %. L'investissement des
entreprises ne reprendrait que légèrement (croissance annuelle
autour de 1 %), ce qui s'expliquerait notamment par un
rétablissement insuffisant de leur taux de marge et par des progrès
de productivité dans la tendance de ces dernières années, certes,
mais insuffisants...
Il arrive un moment où
l'impôt décourage l'initiative et le travail, la création d'un
climat favorable au travail, donc à la productivité, et, quoi qu'on
en dise, à l'emploi. Qu'il s'agisse de la politique active de
l'emploi, de la gestion du marché du travail, de la réalisation des
restructurations et conversions indispensables, tout frein mis à
l'évolution et tout retard dans l'action seraient autant de signes
négatifs et de facteurs de découragement. Les Français, s'ils sont
stimulés, sont encore capables de travailler beaucoup et mieux. Il
y faudrait quelques gestes mûrement pesés à l'égard des entreprises
qui, ilfaut le souligner, bénéficient déjà de possibilités de
financement externe sans équivalent depuis vingt ans. Mais les
charges demeurent relativement — non dans l'absolu — trop lourdes,
et les profits insuffisants pour stimuler l'investissement.
»
Dans une discrète annexe, il propose des économies
sur le Budget 1984 en revenant sur les arbitrages déjà rendus : «
SNCF, Routes, Agriculture, Charbonnages de
France, Crédits de politique industrielle, Recherche,
Culture [pour 2 milliards], dont
resserrage des CP sur les grands projets (sans modifier les AP) et
report de l'Opéra-Bastille [pour 0,45 milliard, dont 0,15
pour l'Opéra] », et 4,5 milliards pour
la réduction du coût de la dette publique. On n'aurait pu ne pas le
voir : c'était bien caché !
Naturellement, pas question de revenir sur les
grands travaux.
François Mitterrand rencontre Jean-Paul II à
Lourdes.
Lundi 15 août
1983
A Rabat, je vois le conseiller spécial du Roi du
Maroc, Reda Guedira, fin connaisseur de la France : « Le Roi est disposé à servir d'intermédiaire entre la
France et la Libye. Il considère qu'en l'état actuel des choses, il
est le chef de l'État qui, en Afrique, a le plus la confiance de
Kadhafi. »
Réunis à Brazzaville, neuf chefs d'État africains
chargent le Président de l'OUA d'obtenir un cessez-le-feu et le
retrait des troupes étrangères du Tchad.
Mercredi 17 août
1983
Gaston Defferre écrit à François Mitterrand une de
ces lettres-programmes qu'il affectionne :
« A mon avis, cette fois,
contrairement à l'esprit de la Constitution, l'échéance
déterminante n'est pas celle de 1988, mais celle de 1986. Il nous
faut donc absolument gagner les élections législatives de 1986. Or
vous pouvez les gagner, et, deux ans après, être réélu à la
Présidence de la République, ce qui assurerait la pérennité de
votre œuvre. Les nouvelles de ce matin sont bonnes en ce qui
concerne le commerce extérieur. Même si le plan Delors réussit en
grande partie (il est rare qu'une réussite soit complète dans ce
domaine), même si la baisse du dollar n'entraîne pas de
perturbation trop grave des monnaies européennes et donc du franc,
même si la crise mondiale prend fin et si la reprise atteint assez
vite la France, cela risque de ne pas suffire pour que notre pays
soit en bonne position en 1986. La concurrence que nous feront les
pays déjà en avance sur nous dans les industries de pointe sera,
c'est évident, très forte.
Une préparation électorale
au sens classique du terme permettra difficilement de l'emporter en
1986. Les électeurs ne croient plus aux mesures dites
conjoncturelles, du type réduction de la TVA ou des charges
sociales, et même des augmentations de salaires. Et si cela
réussissait pour 1986, cela risquerait de compromettre la
situation en 1988. La question qui se pose
est, selon moi, la suivante : quels éléments nouveaux faut-il
mettre en œuvre pour qu'ils portent leurs fruits dans les deux
prochaines années et pour qu'une nouvelle dynamique industrielle
puisse être engagée avant les élections et être poursuivie après ?
Ce qui se passe dans les pays avancés et dans les pays en voie de
développement qui sont des clients importants pour la France
(clients qui, hélas, sont de moins en moins capables de payer ce
qu'ils achètent) démontre que tout change beaucoup plus vite que
prévu. Je crois profondément, je vous l'ai dit souvent, que les
techniques de pointe offrent, spécialement à la France, des
possibilités immenses et irremplaçables, que nous pourrons
exploiter avec des résultats tangibles à court terme. Ce qui se
passe à l'étranger démontre d'ailleurs, à l'évidence, que tout
retard pris dans ce domaine peut être fatal. Tous les pays sont
amenés à moderniser radicalement leurs instruments de production.
La formation des hommes est la base de tout: de la maîtrise des
techniques nouvelles, de leur perfectionnement, des inventions, des
brevets, de la création d'entreprises, de la nouvelle croissance,
de la lutte contre le chômage, d'un progrès social durable (...).
Vous pouvez être l'homme d'État qui aura donné à la France, à un
moment décisif, l'impulsion nécessaire pour l'avenir d'un grand
pays moderne, avec une croissance assez forte pour faire reculer de
façon non artificielle le chômage, et avec une monnaie stable. Quel
contraste avec vos prédécesseurs qui ont laissé péricliter notre
industrie sans penser à regarder ce qui se passait à l'étranger !
Un document bien fait, clair, aisément compréhensible par tous,
devrait d'ailleurs être établi dès maintenant pour montrer à la
fois l'écrasante responsabilité de vos prédécesseurs en ce domaine
et l'essentiel de vos projets pour les prochaines années. Vous
mobiliseriez ainsi la jeunesse, qui est le moteur de l'opinion.
Vous réuniriez alors toutes les chances de gagner les élections de
1986 en commençant dès maintenant. Je parle de tout cela de façon
désintéressée : sur le plan personnel, j'ai en effet décidé de ne
plus me présenter aux élections. Je resterai bien entendu à la
disposition du Parti pour soutenir nos candidats, si je peux être
utile... »
François Mitterrand : « Très
intéressante, cette lettre. S'en servir pour le projet pour le
futur gouvernement. On pourrait intégrer dans notre exposé de
larges extraits de cette lettre, bien dans le ton que je souhaite.
»
Le projet avance. Mais pour quel gouvernement
?
L'Opéra-Bastille étant maintenu, il faut
maintenant choisir entre les projets. Robert Lion s'inquiète :
« Les projets n'étant pas d'une qualité très
convaincante, je vous suggère d'ouvrir les enveloppes des deux
projets préférés (ou éventuellement de six), puis d'inviter les
auteurs de ces deux projets. On pourrait soit choisir l'un d'eux,
estimant que le talent et la renommée de l'architecte garantissent
un très bon travail d'adaptation, soit faire faire par les deux
architectes deux maquettes et choisir au vu de ces maquettes,
présentées par leurs auteurs. M. Bloch-Lainé estime qu'il n'y
aurait aucune réaction défavorable du jury. »
Andropov annonce que l'URSS ne sera pas la
première à mettre des armes antisatellites en orbite.
Spectaculaire, mais pas nouveau.
Samedi 20 août
1983
Le transfert à l'Irak des Super-Étendard est
maintenant prévu pour le 10 septembre. Ils seront convoyés par des
pilotes de l'Aéronavale mis à disposition de Dassault. Les
autorisations de survol seront demandées par l'Irak.
Les États-Unis lèvent l'embargo sur les
fournitures au gazoduc sibérien. L'affaire est close après cinq ans
de bataille...
Dimanche 21 août
1983
Benigno Aquino, rentrant à Manille après treize
ans d'exil aux USA, est assassiné.
Six Jaguar et quatre Mirage F 1 sont envoyés à
N'Djamena ; 2 500 soldats français s'y trouvent déjà.
Lundi 22 août
1983
Note de François
Mitterrand: « Je veux un rapport sur
l'enseignement de l'Histoire. Fait par quelqu'un de confiance
désigné par nous et dont le rapport me serait destiné. URGENT.
»
Rousselet choisit Philips, contre Thomson, pour la
fabrication des décodeurs de la chaîne cryptée. Fureur de
Fabius.
Il réclame un monopole de diffusion à la
télévision des films pour deux ans. Et un film récent par jour.
Fureur de Lang.
Mardi 23 août
1983
Le Président : « L'hégémonie
du conservatisme dans les idées ne peut être combattue que par son
refus dans la gestion. » Profonde remarque; on a l'habitude de dire l'inverse...
Entre Fernand Braudel, André Miquel, Jacques Le
Goff, François Mitterrand choisit Miquel pour rédiger le rapport
sur l'enseignement de l'Histoire.
Après l'intervention de Michel Tournier, le Budget
de l'an prochain prévoit pour les écrivains un certain nombre
d'améliorations fiscales. Les prix littéraires d'un moment
inférieur à 15 000 francs seront exonérés. L'étalement des revenus
est mieux organisé.
Robert Armstrong m'indique que Margaret Thatcher
propose de réunir le prochain Sommet des Sept, qu'elle présidera, à
Londres, du vendredi 8 au dimanche 10 juin 1984 (soit le dimanche
de la Pentecôte). Il y a là une arrière-pensée électorale : les
élections européennes auront lieu en Angleterre le jeudi 14 juin.
Ronald Reagan lui-même, alors en pleine campagne électorale, ne
fera rien, à Londres, pour coopérer sérieusement avec l'Europe et
cherchera, plus encore qu'à Williamsburg, un succès de politique
intérieure avec l'assentiment résigné de la plupart de nos
partenaires. La France risque d'être isolée et n'a rien à gagner à
ce qu'un tel sommet se tienne quelques jours avant les élections
européennes.
François Mitterrand : « Refusez la date et proposez de reporter le Sommet après
les élections européennes ; proposez aussi que le Sommet ne
réunisse que les chefs d'État et de gouvernement, sans ministres,
sans communiqué ni conférences de presse. »
Mercredi 24 août
1983
Discussion à déjeuner sur La Chapelle Darblay,
l'imprimerie Montsouris, Peugeot, et sur la nécessité d'une loi sur
le imancement des partis moralisant l'anarchie actuelle.
Jeudi 25 août
1983
Aux États-Unis, l'Administration s'inquiète des
conséquences possibles du prêt des Super-Étendard sur la navigation
dans le Golfe.
Accord céréalier pour cinq ans entre les
États-Unis et l'URSS.
Le Président algérien Chadli Bendjedid propose de
se rendre en France dans la seconde quinzaine d'octobre, ce qui est
impossible pour l'Élysée. Chadli propose alors le 7 novembre. La
proximité avec la période de la Toussaint réveillera-t-elle de
mauvais souvenirs en France ? Le Président : « Ne pas chipoter.
»
Par la voix de Jean de Lipkowski, le RPR
accuse le gouvernement « d'accepter une partition du Tchad ».
Vendredi 26 août
1983
Dans une interview au Monde, le Président précise le sens et les
modalités de l'intervention militaire
au Tchad: « La France n'a pas à
arbitrer les conflits internes entre Tchadiens.»
L'adjoint de Clark, McFarlane, est à Paris pour
parler du Moyen-Orient et y négocier avec Joumblatt. L'homme est
différent : ouvert, cultivé, soucieux de comprendre la pensée de
ses partenaires.
Samedi 27 août
1983
Lettre de Iouri Andropov à François Mitterrand sur
le désarmement en Europe, avant la nouvelle négociation à Genève.
L'URSS menace de réagir en cas de déploiement des Pershing :
« Comme nous l'avons déjà
déclaré plus d'une fois, l'URSS et ses alliés seront obligés de
prendre les mesures nécessaires en réponse à la tentative des USA
de rompre l'équilibre global et régional en leur faveur. Personne
ne gagnera rien à cette tournure des événements, mais tout le monde
y perdra.
L'Union soviétique,
soucieuse de ne pas le permettre, a fait encore un pas important,
appelé à faciliter l'obtention d'un accord. Nous avons déclaré que
nous étions prêts à liquider nos fusées de moyenne portée situées
dans la partie européenne de l'URSS. Ceci comprendrait également
une partie importante des fusées SS 20, notamment celle qui
constituerait un excédent par rapport au nombre réduit de fusées de
moyenne portée dont disposent l'Angleterre et la
France.
Il va de soi que ceci ne
saurait être réalisé que dans le cas où on serait parvenu à un
accord mutuellement acceptable sur l'ensemble du problème de
limitation des moyens nucléaires de moyenne portée en Europe, y
compris la renonciation des Etats-Unis à y installer les nouveaux
missiles américains.
De cette façon, aucune fusée
de moyenne portée étant tombée sous le coup de la
réduction dans la partie européenne de l'URSS
ne serait transférée dans la partie asiatique de notre pays. Par
conséquent, les affirmations selon lesquelles nous aurions
l'intention de créer à l'Est une quelconque "réserve " constituée
de fusées qui y seraient transférées, ceci en vue de leur
réinstallation en Europe, se trouveraient dans ce cas totalement
privées de sens...
La France ne participe pas
aux pourparlers de Genève. Mais, en vertu de l'état de choses
existant, la conclusion ou l'absence d'accord à ces pourparlers
dépend aussi de la France. Car, parmi les prétextes principaux
qu'elle invoque pour éluder l'accord, la partie américaine avance
que la France et l'Angleterre ne souscrivent pas à la position
soviétique.
Cependant, la solution
proposée par l'Union soviétique — la
prise en compte des moyens nucléaires correspondants français sans
aucun engagement pour la France elle-même — ne peut porter aucun
préjudice à ses intérêts. Pour nous, les armements nucléaires
français et britanniques ne sont pas abstraits. Nous ne pouvons pas
ne pas en tenir compte sur le plan du maintien de l'équilibre des
forces nucléaires. Aussi bien, si les États-Unis font échouer
l'accord à Genève en procédant à l'installation de leurs missiles
en Europe, et si l'URSS est par conséquent obligée de prendre des
contre-mesures, l'élévation du niveau du face-à-face nucléaire en
Europe, inévitable en ce cas, ne correspondra pas aux intérêts de
la France.
Tant que les missiles
américains ne sont pas apparus sur le sol européen, il existe une
possibilité de se mettre d'accord, de s'entendre au nom de la paix
européenne et internationale, au nom du renforcement de la sécurité
universelle. Je pense que vous serez d'accord avec moi, Monsieur le
Président, que notre devoir commun vis-à-vis des générations
actuelles et futures est de ne pas laisser passer cette occasion.
»
Dimanche 28 août
1983
Menhahem Begin annonce son intention de
démissionner pour raison de santé. Itzhak Shamir lui
succédera.
Mardi 29 août
1983
Ouverture à Genève de la Conférence internationale
sur la Palestine. La France y a un observateur.
Peut-on encore annuler la livraison des
Super-Étendard ? Trop de paroles données...
Mardi 30 août
1983
Jacques Delors veut faire encore davantage
d'économies en 1984. Selon lui, si on continue ainsi, le commerce
extérieur demeurera largement déficitaire ; le taux de prélèvements
obligatoires passera de 45 à 46 % et l'investissement
n'augmenterait que de 1 %. « Le scénario
volontariste, avec une politique économique entièrement monétariste
(économies sur le Budget, la Sécurité sociale, l'UNEDIC, baisse des
taux d'intérêt à 10 % et développement des Fonds communs de
placement à risque) conduirait à une situation nettement améliorée.
»
Mercredi 31 août
1983
Le Conseil des ministres adopte un plan de lutte
contre l'immigration clandestine et des mesures en faveur de
l'intégration des immigrés réguliers. Georgina Dufoix et Gaston
Defferre s'opposent. Defferre met l'accent sur l'expulsion des
clandestins ; le Président lui donne raison.
On discute d'un programme concernant la famille,
difficile à mettre au point. Bérégovoy et Dufoix proposent la
création d'une allocation au jeune enfant, versée dès les premiers
mois de la grossesse jusqu'à l'âge de trois ans. Un congé parental
rémunérera les mères de famille qui s'arrêteront de travailler à
l'occasion d'un troisième enfant.
La guerre dans le Chouf : près de mille morts.
Gemayel demande aux États-Unis et à la France l'autorisation d'y
envoyer la Force multilaterale ; les Américains refusent.
Au déjeuner, François Mitterrand : « Il faut faire baisser l'impôt sur le revenu.»
Cela devient une obsession.
Tragédie : cette nuit, un Boeing 747 sud-coréen de
la KAL est abattu au-dessus de la Sibérie parce qu'il n'aurait pas
répondu aux signaux de la chasse soviétique. 269 morts. Était-ce
vraiment un avion-espion, comme le prétend Moscou ? S'agit-il d'une
erreur locale ? D'une décision délibérée prise au plus haut niveau
au Kremlin ?
Reagan réagit vite et très violemment. Cela sert
sa campagne électorale ! François Mitterrand se montre plus réservé
sur cette affaire : « Les Russes n'ont pu
faire ça volontairement. Pas de réaction avant qu'on ne sache
vraiment ce qui s'est passé ! Je vois Gromyko dans huit jours. On
verra ça. Demander à Cheysson de se montrer prudent. » Nos
militaires se perdent en conjectures. Il peut fort bien s'agir
d'une erreur du pilote de la KAL au cours du survol d'une région
ultra-sensible.
Jeudi 1er septembre 1983
Hubert Védrine analyse les conséquences et risques
éventuels de la livraison de Super-Étendard. Il suggère des
arguments tendant à montrer que la France a tout tenté pour
empêcher une nouvelle escalade. Il examine la possibilité d'une
remise en cause du prêt et les nouveaux risques liés à celle-ci. La
livraison de Super-Étendard pourrait être au moins suspendue et
utilisée pour peser dans le conflit.
Vendredi 2 septembre
1983
Les combats reprennent au Tchad du côté
d'Oum-Chalouba.
L'armée libanaise rétablit son contrôle sur
Beyrouth. Le gouvernement libanais demande à la Ligue arabe
d'exiger le départ des troupes syriennes. En vain.
En Israël, les partis de la coalition
gouvernementale accordent leur soutien à Itzhak Shamir, qui
remplace Begin.
Dimanche 4 septembre
1983
Premier tour de l'élection partielle à Dreux. RPR
et Front national sont bien placés.
L'armée israélienne a amorcé cette nuit son
retrait du Chouf. L'opération devrait être achevée ce soir. La
limite de la zone occupée passera alors par le fleuve Aouali et les
crêtes nord du djebel Barouk. Dès le début de ce repli israélien,
les Druzes et les milices chrétiennes ont commencé à s'affronter
pour le contrôle des positions abandonnées. De petites garnisons de
l'armée libanaise ont été attaqués par les combattants du PSP. La
décision israélienne, annoncée depuis longtemps mais plusieurs fois
repoussée à la demande de Washington, intervient au pire moment
pour le Président Gemayel. Elle traduit la lassitude des Israéliens
devant un problème qui leur paraît insoluble et face à
l'impossibilité de mettre en oeuvre l'accord du 17 mai.
Lundi 5 septembre
1983
A Dreux, fusion des listes RPR et FN. Simone Veil
proteste. Gaudin, Pons, Chirac et Barre approuvent.
Après la destruction du Boeing sud-coréen, Ronald
Reagan annonce des sanctions limitées contre l'URSS. Pas la France
— pour l'instant.
Mardi 6 septembre
1983
Moscou réaffirme que le Boeing sud-coréen abattu
était en mission d'espionnage.
Les idées françaises pour le Sommet d'Athènes se
précisent : on dépose un mémorandum sur «un
espace commun de l'industrie et de la recherche ». On
propose l'unification du marché européen avant 1992 et le
doublement de l'effort de recherche. C'est dans ce texte
qu'apparaît pour la première fois l'échéance de 1992.
Mercredi 7 septembre
1983
McFarlane est à Damas. La FINUL sera renforcée par
des éléments de la Force multinationale.
L'afflux de réfugiés dans le village chrétien de
Dhar El Khamar amène le Président Gemayel à nous demander un
secours urgent en médicaments et en vivres.
Claude Cheysson :
« S'il n'est pas possible
dans l'immédiat pour nous de nous retirer du Liban de quelque façon
que ce soit, il faut réintroduire les Nations Unies dans le jeu. Un
débat au Conseil de sécurité, seul moyen de faire prendre leurs
responsabilités à toutes les grandes puissances, doit avoir lieu
d'urgence et aboutir notamment:
— en toute priorité, à
l'envoi dans le Chouf des observateurs des Nations-Unies de la
FINUL qui doivent encore se trouver au Liban ; les risques de
massacres tiennent largement à la divulgation de fausses nouvelles
de part et d'autre;
— à la définition d'un
second mandat pour la FINUL, qui lui permette d'agir légalement
dans le Chouf (sans pour autant se retirer du Sud-Liban). Si les
Nations-Unies ne pouvaient aboutir, par exemple par suite d'un veto
soviétique, alors — mais alors seulement — nous pourrions
éventuellement envisager et légitimer l'extension des missions
actuelles de notre contingent de la Force multinationale ; quant
aux raisons qui faisaient qu'autrefois Washington s'opposait à
l'intervention des Nations-Unies, elles sont moins fortes
qu'auparavant.
D'autre part, dans les jours
qui viennent, si nos troupes ou nos implantations venaient à être
encore bombardées, il faudra envisager des ripostes autres que de
simples survols, mais des ripostes immédiates, limitées dans le
temps et leur point d'impact. En sens inverse, nous devons tout
faire pour que l'aide humanitaire soit le fait de la Croix-Rouge et
éviter que, sous couvert d'une telle aide, nous ne soyons davantage
impliqués militairement au Liban. »
Au déjeuner, François Mitterrand: « Les Français en ont assez des deux blocs. C'est la fin
de l'opposition droite/gauche, avec, devant nous, quinze ans de
centrisme. Le renouveau industriel est le thème qui doit permettre
le rassemblement. En 1986, il ne faut pas qu'une majorité de droite
soit possible. Il faut pour cela faire un froid calcul. De ce point
de vue, une crise avec le PC, trois mois avant les élections de
1986, peut être profitable. Gagner 1986, c'est gagner 1988. La loi
électorale ? Rien de sacré. Cela dépendra du moment. » Et
toujours l'obsession: « Faire baisser
l'impôt sur le revenu ! »
Jeudi 8 septembre
1983
François Mitterrand : « La
formation des hommes est le moteur de la croissance. Le socialisme,
ce n'est pas la gabegie. Il faut développer la création
d'entreprises. Il faut faire coller la France à son temps !
»
La flotte américaine ouvre le feu sur les
batteries druzes pour aider Gemayel.
Les rencontres internationales apprennent
beaucoup. Au lieu de dire « Je suis contre »,
un Japonais dit: « Je ne mets pas
beaucoup d'espoir en cela », ou « Je
crains que cela ne nous mène pas très loin ».
Vendredi 9 septembre
1983
Gromyko est à Paris. C'est la première rencontre
franco-soviétique de très haut niveau depuis 1981. Elle tombe mal,
après la destruction du Boeing sud-coréen.
Conversation passionnante, d'où François
Mitterrand déduit qu'aucun accord de désarmement ne sera conclu à
Genève entre Américains et Soviétiques avant le déploiement des
Pershing. Il faut s'attendre au pire.
Le Président :
Lorsque j'ai su que vous veniez, j'ai jugé
très important de vous rencontrer. Mais cette rencontre nécessaire
a lieu à un mauvais moment. Cependant, si on devait chercher, ces
dernières années, de bons moments pour les rencontres, ils se
révéleraient être assez rares. Aussi devons-nous aborder
directement les problèmes importants dont votre pays et le mien
sont comptables. J'ai beaucoup de considération et de
respect pour votre peuple et votre
gouvernement. L'évolution heureuse ou
malheureuse des relations diplomatiques s'inscrit à l'intérieur
d'une amitié réelle entre les peuples. J'ai souvent imaginé que
l'équilibre pourrait s'instaurer en Europe si, entre la France et
l'URSS, pouvaient s'établir des rapports constructifs.
Nous devons distinguer deux
sortes de discussions. Il y a ce qui relève de l'actualité, de
l'immédiat, de l'imprévisible. Il y a, par ailleurs, les
perspectives. L'actualité récente est bien sûr dominée, elle, par
le drame du Boeing sud-coréen. L'actualité à court terme est
dominée par le problème de l'équilibre des forces, et donc par
celui des négociations de Genève. Les perspectives générales
concernent l'ensemble de l'évolution du monde et le rôle que l'URSS
et la France peuvent y jouer. Au cœur de nos relations permanentes
se trouvent les questions de notre sécurité, de l'armement, du
désarmement. Mais, en toutes circonstances, nous devons chercher à
rapprocher nos points de vue. Nous devons enfin évoquer nos
relations bilatérales, commerciales, économiques, culturelles et
agir dans le sens de leur amélioration.
En ce qui concerne le drame
du Boeing, dès la première heure, la France a indiqué qu'elle était
stupéfaite par cet événement. Bien sûr, elle ne s'est pas livrée à
des accusations qui ne soient pas appuyées sur des démonstrations
précises. Mais elle a regretté profondément que l'on puisse en
venir à de telles extrémités. Par ailleurs, elle ne s'est pas
associée à une campagne de sanctions qui ne lui paraissent pas
répondre exactement à la question posée. Elle a opté pour une
attitude positive, cherchant à agir de façon à ce que de tels
drames ne se renouvellent pas. M. Cheysson a fait, à Madrid, des
propositions concernant l'amélioration de la sécurité de la
navigation aérienne civile internationale. C'est la meilleure
réponse à apporter à ce drame ; nous devons mettre au point un
nouvel accord international, et j'espère que vous appuierez nos
efforts dans ce sens.
La deuxième question
importante est celle des négociations qui se déroulent à Genève sur
ce que l'on appelle les euromissiles. Où se situe l'équilibre
entre les blocs ? Sur le plan
stratégique, on peut dire qu'il règne un certain équilibre, chacun
des deux Grands étant en mesure d'empêcher l'autre de l'agresser.
Mais, en Europe, il en va autrement, et moi, je ne me situe pas de
l'autre côté de l'océan Atlantique, ou quelque part au fond de
l'océan Pacifique, ou dans une île perdue de l'océan Indien. Je
suis en Europe ; et en Europe... il y a également l'Union
soviétique!
Andreï Gromyko (avec un
sourire) : Jusqu'à présent, tel a en effet été
le cas.
Le Président :
Nous sommes donc des pays voisins. Amis,
souvent, mais pas toujours. Mais pas non plus ennemis. Et nous
savons que l'URSS s'est dotée d'un considérable armement en
euromissiles. Bien sûr, vous n'avez pas l'intention de vous en
servir. Je ne vous prête pas d'intentions agressives et nous sommes
tranquilles sur ce plan. Mais il est impossible d'accepter que
l'Union soviétique soit la seule à disposer, en Europe, d'un
arsenal aussi puissant.
Les discussions qui ont lieu
entre les deux grandes puissances n'engagent donc pas la
responsabilité de la France ; mais elles m'intéressent en ce
qu'elles touchent à l'équilibre en Europe.
Parlons maintenant de la
force nucléaire française. Nous faisons partie de l'Alliance
atlantique et de l'OTAN, mais pas du Commandement intégré. Nous
sommes les seuls dans cette situation. Je l'ai répété depuis mon
élection : notre force est et restera autonome. C'est ainsi. Nous
ne risquerons pas l'existence même de la France pour obéir à des
stratégies qui nous seraient étrangères. Nous savons que notre
force est puissante. Nous savons que la vôtre l'est beaucoup plus.
Je ne veux pas que la France soit entraînée dans un conflit du fait
d'ambitions, d'intrigues, d'idéologies qui ne seraient pas les
siennes.
L'URSS n'a donc, bien
entendu, pas à craindre de la France la moindre provocation. Une
bonne entente est même possible. Je le rappellerai en toutes
circonstances, et j'espère avoir l'occasion de le dire au premier
responsable de votre politique.
Votre pays insiste pour que
nous acceptions de laisser compter nos forces à Genève. Mais, à
Genève, dans les discussions sur les euromissiles, il n'y a de
discussions ni sur les sous-marins soviétiques, ni sur les
sous-marins américains. Or, presque toute notre force nucléaire, à
part les dix-huit fusées sol/sol, est composée de sous-marins qui
ont les caractéristiques de forces stratégiques. Nous ne comprenons
donc pas pourquoi nos armes de ce type seraient les seules dont on
parlerait dans cette discussion sur les forces intermédiaires. Nous
ne comprenons pas le sort particulier fait à la France. Nous
considérons même cette insistance comme inadmissible, ou comme une
façon de détourner les problèmes.
S'il s'agissait de
négociations stratégiques, il pourrait être envisageable de se
poser la question de la France, et nous aurions encore bien des
choses à dire. Mais, ici, ce n'est pas raisonnable. Je vous le dis
sans mauvaise humeur ; de toute façon, nous ne tiendrons pas
compte, sur ce point, de Genève.
Supposez un instant que les
forces françaises soient finalement prises en considération, ce qui
me paraît peu probable. Alors je devrais demander des autorisations
aux USA ou il faudrait rentrer dans le Commandement intégré de
l'OTAN ?
En ce qui concerne nos
relations bilatérales, elles ne sont ni très actives, ni très
vivantes. Je crois pourtant qu'il y a une bonne volonté de part et
d'autre, et qu'elles pourraient se développer. Dans le domaine
économique, j'observe que nous faisons plus confiance à l'Union
soviétique qu'elle ne nous fait confiance, à nous. Pourtant, nous
avons su prendre des décisions, comme en ce qui concerne le gaz, ce
qui a entraîné, vous le savez, de notre côté, bien des
disccussions. Le déséquilibre commercial est dangereux, il faut
continuer à agir afin de le corriger. En revanche, les affinités
culturelles demeurent vivantes et c'est bien ainsi ; elles doivent
se développer.
Il reste d'autres problèmes
importants qui ne peuvent pas être masqués : Afghanistan, Pologne.
Je crois que le moment est venu pour l'URSS et la France de parler
de leurs propres affaires. Je souhaite que, d'Helsinki à Madrid,
nous réussissions à avancer réellement en ce qui concerne les
droits de l'homme. Mais si nous posons tous les problèmes à la
fois, nous n'obtiendrons rien.
En tout cas, nous devons nous
parler carrément, et je vous demande de faire connaître à Iouri
Andropov les sentiments que j'exprime ; j'attends de lui — comme il
peut attendre de moi — une volonté
d'améliorer le climat présent.
Andreï Gromyko :
Pendant des années, la France et l'URSS ont eu
en Europe une position très importante et très positive en faveur
de la détente. Aujourd'hui, la direction soviétique, et Iouri
Andropov en personne, ont une attitude extrêmement attentive à
l'égard de la France et de sa politique. Après la victoire de la
gauche et votre élection, nous avons observé dans vos déclarations
publiques, comme dans vos propos tenus à huis clos, une volonté
réelle de développer nos relations. Mais il y a eu aussi des éléments de recul, de même qu'il y
a également des signes d'amélioration entre
l'URSS et la France. Nos relations ne sont donc pas stables. Mais,
depuis un certain temps, récemment, il nous semble que les éléments
de recul ont dominé. Or, cela est contre nature, car l'intérêt de
la France et de l'URSS est de faire plus. Je tiens à vous dire que
nous n'avons pas d'intentions ni de plans perfides en ce qui
concerne les relations de votre pays avec la Grande-Bretagne ou les
États-Unis. Et il y a bien des domaines concrets de coopération à
cet égard. Ainsi, nous apprécions votre action en ce qui concerne
nos relations économiques avec vous, car nous connaissons les
pressions qui ont été exercées sur vous. Vous avez discerné
lucidement vos intérêts. Vous avez résisté à bien des tentatives de
pression : c'est important, car la position de la France compte
beaucoup. Nous, nous faisons tout pour que s'améliorent les
relations soviéto-françaises.
Toutes les promesses qui vous
sont faites par ailleurs n'ont pas de base réelle. Il n'y a ainsi
rien de crédible dans les promesses américaines. Nous n'avons rien
contre Reagan. Il y a eu plusieurs Présidents américains, et nous
avons toujours réussi à nous arranger avec eux. Mais, à l'heure
actuelle, il est impossible de se rapprocher d'un seul pouce des
États-Unis. Il faut que vous sachiez que derrière toutes les
promesses séduisantes des États-Unis, il n'y a pas de bonnes
intentions. Alors que vous trouverez dans l'URSS un partenaire sûr
et crédible.
Je voudrais vous parler
maintenant des armes nucléaires. Nous devons être conscients des
nuées qui planent sur l'humanité. Jaurès, l'un des premiers, avait
mis en garde ; il parlait des "nuées de plomb ", il estimait devoir
mettre en garde l'humanité. Ces avertissements ont cent fois plus
de fondement aujourd'hui.
A Madrid, j'ai rencontré M.
Shultz. Voulait-il parler armement nucléaire avec moi ? Non ! Non !
c'est frappant. Il voulait parler uniquement de l'incident de
l'avion. Il n'a dit que des généralités et avait pour instructions
d'attendre de l'URSS, en ce qui concerne Genève, de nouvelles
concessions. En fait, l'Administration américaine ne souhaite pas
un accord à Genève. Elle n'est là que pour tuer le temps. En
revanche, nous, nous avons fait plusieurs propositions qui
démontrent notre grande flexibilité. Nous sommes même allés contre
nos intérêts. Ainsi, la récente proposition de Iouri Andropov sur
les missiles soviétiques à moyenne portée ne consiste plus
seulement à les déplacer au-delà de l'Oural, mais à les démanteler.
Et maintenant que nous proposons de démanteler, on nous dit: "Ce
n'est pas suffisant"!
Nous disons qu'il existe en
effet une parité approximative, mais l'OTAN a quand même des
supériorités. Aucun missile soviétique à moyenne portée ne peut en
effet atteindre les États-Unis, alors que les Etats-Unis projettent
d'implanter des missiles à moyenne portée qui pourront atteindre
l'URSS. En fait, les États-Unis ont déjà, en Europe, des armements
nucléaires ; ce sont des armes stratégiques. Les Etats-Unis
refusent, à Genève, que l'on compte leurs porte-avions. Or, ceux-ci
permettent de transporter environ 240 appareils. Il y en a en
Méditerranée, et d'autres dans l'Atlantique qui peuvent se
rapprocher très facilement de nos côtes, et nous devons en tenir
compte. Nous sommes allés jusqu'à émettre des propositions contre
les intérêts de notre propre pays. Mais les Etats-Unis ne veulent
pas l'accord. Au contraire, l'URSS voudrait un accord dans
l'intérêt de l'Europe et du monde.
Je voudrais maintenant parler
des forces françaises et britanniques. Nous ne proposons pas de les
réduire. Tout ce que nous proposons, c'est de les prendre en
considération afin de réduire en proportion les forces américaines.
Nous ne soupçonnons pas la France et la Grande-Bretagne
d'intentions agressives. Mais la France et la Grande-Bretagne
peuvent se trouver impliquées dans une confrontation.
Il faut bien comprendre que,
s'il n'y a pas d'accord, il n'y aura pas d'éclaircie. Notre façon
de voir est juste.
En ce qui concerne
l'Afghanistan, notre position est que ce problème est du ressort
des Afghans. Sur le plan extérieur, le problème de la présence du
contingent soviétique pourrait être réglé à condition que cessent
les ingérences. Si elles cessent, en effet, s'il y a un accord avec
le gouvernement afghan, si le Pakistan et l'Iran appliquent une
politique de paix, le contingent russe pourrait être
retiré.
En ce qui concerne la
Pologne, nous reconnaissons que l'histoire des relations
franco-polonaises fait qu'il y a en France un intérêt particulier
pour ce pays. Mais les problèmes polonais sont du ressort des
Polonais. Je ne vous rappellerai pas que la Pologne est également
notre voisine.
A l'heure actuelle, au
Proche-Orient, on morcelle le Liban et l'on prétend qu'aucune unité
américaine ne participe aux combats!
En Amérique centrale, les
droits de l'homme sont bafoués et c'est un cas typique
d'impérialisme et d'oppression. Cela fait d'ailleurs plusieurs
années que Washington exploite cette thèse des droits de l'homme.
En réalité, ils ne sont nulle part ailleurs aussi bafoués qu'aux
États-Unis mêmes.
Je voudrais revenir au
problème de la force nucléaire française. Il y a quatre ans, j'ai
eu une conversation avec le Président Carter et je lui ai demandé :
"Jusqu'à quand la France et la Grande-Bretagne se tiendront-elles à
l'écart des pourparlers ?" Le Président Carter m'a répondu :
"L'URSS a raison quand elle considère que les armes françaises et
britanniques sont orientées contre l'URSS. Il y a un certain bien
fondé dans votre propos. " Sous quelles
formes cela se serait-il concrétisé s'il était resté Président, je
ne sais. Il y a eu après la nouvelle Administration américaine, qui
a tiré un trait sur tout cela.
Voilà, Monsieur le Président,
ce que je voulais dire et je vous remercie de votre
patience.
Le Président: Monsieur le Ministre,
nous aurons l'occasion de poursuivre cette conversation à ce niveau et à d'autres niveaux, et
j'aurai moi-même l'occasion de réaborder tous ces points. Mais,
tout de suite, sur vos derniers mots : les États-Unis sont des amis
et alliés, mais jamais aucun Président américain, y compris M.
Carter, n'a été chargé de s'exprimer au nom de la France ! Je redis
qu'en l'état de la négociation présente, les conversations de
Genève portent sur des types d'armes qui ne concernent pas la
France. Le jour où il s'agira de forces stratégiques, nous
examinerons le problème. Mais nous ne reconnaissons pas à l'URSS le
monopole des armes tactiques en Europe. En effet, des armes
tactiques américaines peuvent être en mesure d'atteindre l'URSS. Je
vous ferai cependant remarquer que, pour la France, que vos armes
soient tactiques ou stratégiques, cela revient au même. Toutes vos
armes atteignent notre sol ; elles sont toutes aussi meurtrières —
naturellement, en se plaçant dans l'hypothèse d'un conflit qui,
j'en suis convaincu, n'aura pas lieu.
En fait, la chaleur de nos
relations recule dans la mesure où les SS 20
avancent...
En outre, il n'est pas
question que nous nous laissions assujettir par un accord passé par
les deux grandes puissances. Nous saurons faire comprendre notre
patriotisme farouche. Nous avons un problème de sécurité évident
dès que l'on compare la force des armes. Nous devons pousser plus
loin cette conversation dans les mois à venir.
J'ai trouvé votre description
de la situation en Afghanistan un peu... innocente. La réalité est
plus sévère. Bien sûr, il est souhaitable que les armées étrangères
quittent partout et au plus tôt les territoires indépendants.
D'ailleurs, la France fera ce raisonnement pour elle-même au
Tchad.
De même que vous me l'avez
transmis, je voudrais, par votre intermédiaire, adresser à Iouri
Andropov un message l'assurant de la bonne volonté française pour
approfondir nos relations, nos conversations au cours des semaines
et des mois à venir, au niveau des principaux ministres, au niveau
aussi des chefs d'État. Nous devrons discuter à fond. J'ai été très
sensible à votre visite et à ce dialogue. Bien que vous soyez le
responsable de la diplomatie soviétique, vous parlez très
clairement. Je préfère cela, et moi aussi, par égards pour vous, je
me suis exprimé très clairement. Les conversations doivent être
poursuivies, y compris dans les moments difficiles qui vont durer.
Cherchons à tous les échelons à maintenir et à trouver les contacts
afin de sortir de ce terrible climat.
Andreï Gromyko : Si je
n'ai pas jugé nécessaire de vous parler
de l'incident de l'avion, c'est que
j'ai longuement expliqué ce matin à M.
Cheysson notre position.
Le Livre d'or est apporté à Andreï Gromyko afin
qu'il le signe.
François Mitterrand :
Vous pouvez signer en confiance, il n'y a pas
de traité caché dessous... Mais si vous voulez indiquer sur la page
de gauche que vous renoncez aux SS 20,
naturellement, je ne serai pas contre!
Au fil de cette conversation une réflexion
d'Andreï Gromyko nous a intéressés : « Deux
ministres des Affaires étrangères seulement sont restés plus
longtemps que moi en poste, Metternich et Bismarck. Ils sont tous
deux devenus Chanceliers. »
Est-ce la marque d'une
ambition?
Samedi 10 septembre
1993
La situation sociale et politique devient très
difficile. Le pouvoir d'achat baisse cette année de 0,7 % après
avoir augmenté de 2,5 % par an pendant deux ans ; 52 % des Français
jugent négativement l'action du Président.
Au Liban, dans le village de Dhar el Khamar, il ne
reste qu'une semaine de farine. Une centaine de blessés ne peuvent
être évacués, le convoi est bloqué par des villageois druzes non
contrôlés à trois ou quatre kilomètres de là. Peut-on y aller ?
François Mitterrand : « La FINUL, oui. Pas
notre force particulière. Nous ne devons pas sortir de notre zone.
»
L'Arabie Saoudite encouragerait, selon Cheysson,
la fourniture des Super-Étendard à l'Irak. Mais Jean-Louis Bianco
note : « Scheer, le directeur de cabinet de
Cheysson, m'a dit le contraire. »
Dimanche 11 septembre 1983
L'opposition parlementaire, alliée à l'extrême
droite, conquiert la mairie de Dreux. François Mitterrand : «
Vous voyez bien, l'extrême droite n'est pas
qu'au Front national. »
Lundi 12 septembre
1983
Les États-Unis dépêchent 2 000 marines
supplémentaires au large des côtes libanaises. François Mitterrand
: « La guerre civile, qui s'étend chaque jour
au Liban, comme chacun peut le constater, rend caduc le mandat de
la Force multinationale. C'est le rôle de la communauté
internationale tout entière, et donc de l'ONU — et non pas de la
Force multinationale —, de tenter d'arrêter les combats. Dans une
première étape, il faut essayer d'obtenir que des observateurs de
l'ONU viennent dans le Chouf, puis qu'une FINUL-2 s'y déploie.
C'est ce qui est tenté en ce moment même au Conseil de sécurité,
selon les instructions données à Claude Cheysson. Il est
vraisemblable que dans un délai très bref, les Anglais et les
Italiens vont demander le départ de Beyrouth de la Force
multinationale. A ce moment, la France pourrait utiliser cette
demande pour proposer un remplacement par une force de l'ONU
(FINUL-3) à laquelle nous serions naturellement prêts à apporter
notre concours. Cette démarche serait nécessaire même si les
Anglais et les Italiens ne bougent pas, mais elle nous mettrait
alors davantage en première ligne. »
Claude Cheysson est embarrassé d'avoir promis les
Super-Étendard. Il propose l'envoi d'un émissaire auprès de Tarek
Aziz avec la proposition suivante : un oléoduc syrien pourrait être
rouvert, facilitant les exportations de pétrole irakien et enlevant
à l'Iran son atout dans le Golfe. En échange, on ajournerait la
livraison des Super-Étendard.
Mardi 13 septembre
1983
François Mitterrand : « La
foi, chez la plupart des hommes — mais peut-être pas pour certains
grands esprits —, doit être entretenue, et l'assurance d'une durée
de la foi a, pour le commun des mortels, besoin d'être structurée
autour de quelques idées clés, et autour d'une pratique. Cela donne
les Églises, et les Églises produisent leurs dogmes. Cela exige
aussi une aventure individuelle d'une très grande difficulté, un
héroïsme de l'esprit. C'est l'explication du "Tu ne me chercherais
pas si tu ne m'avais trouvé" de Pascal. Oui, sûrement, on a
continué de la chercher alors qu'on l'avait déjà trouvée. On voit
cela à travers beaucoup de récits sur les deux Thérèse (Thérèse
d'Avila, grande mystique, et Thérèse de Lisieux, petite religieuse
sans culture, mais d'une grande force morale), où l'on trouve le
même écho. Au fond, les grands saints auront passé la moitié
de leur vie à douter. Mais ils ont une
foi intériorisée, de telle sorte que cela leur permet d'avoir
constamment la référence. "Je doute, je suis dans le désert, c'est
l'aridité absolue, Dieu est absent, eh bien, justement, je continue
d'y croire, je continue de Le servir. " Ne parlons pas de ceux qui
ont la foi simplement parce qu'ils l'ont reçue et qu'ensuite ils
l'entretiennent à petit feu, comme une sorte d'habitude commode. Le
doute accompagne fatalement la foi, c'est un défi. Il n'y a jamais
eu de réponse ; ceux qui n'ont pas eu de révélation n'ont jamais eu
de réponse. Le plus grand intellectuel, qui exige de sa pensée la
clarté des catégories, est capable soudain de plonger dans la foi
parce que, par rapport à son destin personnel, il n'a pas de
réponse. S'il a la foi, elle lui apporte le refuge dont il a
besoin. »
Assassinat, près de Bastia, du secrétaire général
du Conseil de Haute-Corse, Pierre- Jean Massimi. (Dans huit jours,
le FLNC présentera cet assassinat comme un acte de représailles
après la disparition de Guy Orsoni. Les séparatistes prétendent que
Massimi aurait fait exécuter Orsoni sur ordre du ministre ! Joseph
Franceschi exprimera des doutes sur l'authenticité de cette
revendication.)
Jean-Louis Bianco expose au Président l'intérêt
pour l'Irak de l'ouverture de l'oléoduc. Comme Cheysson, il propose
l'envoi d'un émissaire à Bagdad. Pour permettre au Président de ne
pas autoriser la livraison des Super-Étendard, Bianco propose
d'avancer une explication juridique : la France ne peut être un
cobelligérant. Hubert Védrine, au contraire, est favorable à la
livraison : « Il faut assumer » ; sinon, dit-il, ce serait l'effondrement
de la crédibilité de la France dans le monde arabe. Il n'y a, en
effet, pas de prétexte valable. Le Président décide l'envoi d'un
émissaire à Bagdad.
Mercredi 14 septembre
1983
Déjeuner avec le Président. On parle des élections
européennes. « La gauche et
la droite, ce n'est pas fini. » Et
toujours le leitmotiv : « Il faut diminuer les
impôts. »
Jeudi 15 septembre
1983
Déjeuner avec Craxi qui, à l'évidence, aimerait
bien pouvoir se rallier à la prise en compte des forces françaises
dans la négociation URSS/USA, mais n'ose le faire devant la
violence des réactions de François Mitterrand.
Edgar Faure suggère au Président de proposer à
l'Assemblée générale de l'ONU de consacrer au développement les
sommes libérées par le désarmement ou prélevées à proportion de
l'effort d'armement. François Mitterrand est enthousiaste.
Hubert Védrine note, sceptique : « C'est une idée ancienne, déjà
présentée par les Soviétiques et par Edgar Faure au milieu des
années 50. Aucun accord n'a jamais pu être trouvé sur l'assiette,
la clé de répartition ou les modalités de paiement. Les pays de
l'Est, ou de l'Ouest, ou en développement, ont trouvé tour à tour
des raisons de s'opposer à ces propositions. »
François Mitterrand,
irrité: « Ou bien c'est ridicule, et arrêtons
d'en parler. Ou bien la synthèse n'est pas ridicule et sera au
contraire bien jugée, et il faut la tenter. Il y a beaucoup
d'autres sujets à traiter dans ce discours : New York, Genève, nos
actions au Liban et au Tchad, etc. »
François Mitterrand est interviewé ce soir par
François de Closets sur TF1. Il pourra
y annoncer un excédent du commerce extérieur de 600 millions, le
premier depuis 1981. A la surprise générale, il annonce aussi la
baisse d'un point, l'année prochaine, du taux des prélèvements
obligatoires ! Tout le monde croira que cette mesure a été
soigneusement préparée en secret à l'Élysée. Il n'en est rien :
elle est improvisée en direct. Maintenant, le gouvernement sera
bien obligé de la mettre en œuvre : 1 % de baisse, cela signifie en
fait 2 %, en raison de la croissance naturelle d'un point par an,
soit 80 milliards à trouver. Le Président voit dans cet effet de
surprise le seul moyen d'aboutir : le fait accompli sans lequel
rien d'important n'est jamais décidé.
L'Égypte approuve « du fond
du cœur» la livraison des Super-Étendard à l'Irak.
Vendredi 16 septembre
1983
Dans une interview au Monde, Édouard Balladur se
prononce pour la « cohabitation ».
François Mitterrand entre dans mon bureau : «
Article intéressant, n'est-ce
pas ? »
Delors, Mauroy, Fabius, Emmanuelli, Bérégovoy,
chacun à son tour, viennent m'expliquer que la baisse des
prélèvements obligatoires est impossible.
Sur le communisme,
François Mitterrand: «Les pays
catholiques du sud de l'Europe sont les pays où le communisme
connaît le plus grand nombre d'adhésions, où il s'est le plus
développé. Le passage d'une partie de notre société du catholicisme
pratiquant au communisme militant a sans doute exigé beaucoup de
déchirements, mais pas un changement de nature. Marx, fidèle à ses
analyses économiques, pensait que c'est là où il y
avait le plus d'ouvriers que
la lutte des classes avait le plus de chances
d'être menée à bien, parce que cette lutte suppose des armées de
prolétaires. Et pourtant, c'est surtout dans les pays où une
révolution agraire était nécessaire, dans les sociétés rurales,
qu'il y a eu beaucoup de communistes. C'est l'Armée rouge qui a
gagné une partie de l'Europe centrale et de l'Europe de l'Est au
communisme, et qui a trouvé là des pays en état de révolte ambiante
par besoin d'une réforme agraire. Armée rouge + révolution agraire
= communistes. En Union soviétique, les ouvriers et les marins ont
été le fer de lance du communisme. Mais Marx pensait que
l'Allemagne et la Grande-Bretagne fourniraient les futurs
bataillons, puisque c'était là que le prolétariat était le plus
organisé...»
Je reçois Nicholas Kaldor, Prix Nobel d'économie,
qui me reparle des quotas d'importations. Je ne suis pas convaincu.
Il compte aller en reparler à Michel Rocard.
Dimanche 18 septembre
1983
Retour au Liban de Yasser Arafat. Que va-t-il
faire dans ce piège ? La ville sera bientôt assiégée par ses
ennemis et il ne pourra plus en ressortir.
Lundi 19 septembre
1983
Tarek Aziz écrit à Claude Cheysson. Il refuse
l'arrangement proposé. La réouverture de l'oléoduc syrien ne peut
tenir lieu de contrepartie à l'accord sur les Super-Étendard. Il
les veut, comme promis. Il faut plonger !
Dans une interview à Antenne 2, Claude Cheysson reconnaît la signature
d'un contrat de livraison de Super-Étendard et justifie ce prêt par
le déséquilibre entre l'Irak et l'Iran, et par le fait que Bagdad
se dit prêt à négocier avec Téhéran. Mais le service juridique du
Quai s'inquiète encore : le contrat entre Dassault et l'armée est
un prêt déguisé en vente. « Faute d'un
transfert de propriété des appareils, la France pourrait, au regard
des règles du droit international, être accusée de cobelligérance
dans le cas où les aéronefs mis à la disposition des Irakiens
seraient utilisées dans des opérations de guerre (...). Il ne
serait possible de pallier entièrement ces inconvénients qu'en
effectuant un montage juridique qui nous ferait perdre la propriété
des appareils. Le montage effectué devra viser donc bien à nous
mettre en règle avec le droit international. La vente est faite par
l'armée à Dassault. Il paraît douteux aujourd'hui de mettre en
avant une faille juridique pour arrêter l'opération, sauf à se
référer à une éventuelle clause résolutoire inscrite dans le
contrat de vente passé par Dassault. Mais le ministère des
Relations extérieures ignore tout sur la teneur de ce contrat. Il
reste que l'on pourrait toujours invoquer à notre encontre l'abus
de droit que constitue de fait ce prêt déguisé en vente. Pour
éviter que ce moyen ne soit employé contre nous, le gouvernement
devrait donc s'opposer à l'exécution du contrat de vente en
reconnaissant sa propre turpitude. »
Indira Gandhi invite François Mitterrand à
assister, à l'occasion de son passage à l'Assemblée générale de
l'ONU, à une sorte de Sommet Nord/Sud auquel participeront tous les
chefs d'État présents à New York. Tous les dirigeants du G7 se
défilent, à l'exception de François Mitterrand.
Cheysson écrit à Shultz :
« Il n'y a rien à gagner à
isoler la Syrie sur le plan international. La présence de la Force
multinationale signifie un soutien au gouvernement libanais dans
ses efforts pour parvenir à la réconciliation qui est attendue par
la grande majorité du peuple. Le Président Gemayel doit pouvoir
aborder de façon confiante la négociation afin d'être en position
de faire des concessions dans l'intérêt de toutes les parties
libanaises. France, Italie et Royaume-Uni ont l'intention de
poursuivre leur rôle dans la Force multinationale sur la base du
mandat existant. Nous croyons qu'un cessez-le-feu et un début de
négociations devraient être suivis par un désengagement visible.
»
Il écrit à Shamir :
« Israël devrait se retirer
complètement afin de créer les conditions pour un retrait syrien et
une réconciliation nationale libanaise. Israël doit presser ses
amis phalangistes et druzes d'accepter un compromis politique et
devrait couper toute assistance et tout soutien militaire à ces
parties. »
Mardi 20 septembre
1983
Le Président demande des renseignements précis sur
les ventes d'armes à l'Irak et convoque une réunion dans son bureau
(Bianco, Mauroy, Cheysson, Hernu, Saulnier).
L'Irak doit posséder encore dix Exocet, ce qui
suffit pour exercer une dissuasion sur l'île de Kharg. Cheysson :
« Invoquer un argument juridique quel qu'il soit entraînerait de très
graves inconvénients. Il faut avoir le courage d'assumer notre
position. »
Mercredi 21 septembre
1983
Claude Cheysson, qui doit rencontrer Tarek Aziz à
l'ONU, demande à être reçu auparavant par le Président. Une action
est en cours au Conseil de sécurité afin de faire approuver une
résolution interdisant l'usage des armes dans le Golfe et
d'envisager la possibilité d'un embargo sur les Exocet. D'ailleurs,
la menace des quelques missiles restant à l'Irak suffit à interdire
aux pétroliers l'accès à Kharg, ce qui est l'objectif
irakien.
Déjeuner hebdomadaire du Président avec les
dirigeants socialistes. On parle de la rentrée universitaire, des
listes européennes, des sénatoriales. « Pourquoi cette chute de popularité gouvernementale ? Il y
a deux cents journalistes hostiles. Tout va se jouer sur les
prélèvements obligatoires. »
Au Liban, la situation actuelle s'analyse comme un
étroit mélange de luttes interclaniques, de luttes au sein même des
clans, et d'utilisation des clans par les puissances voisines. Le
Président Gemayel est aujourd'hui un homme seul. Nul ne veut
négocier un nouveau pacte avec lui. Ni Joumblatt, ni Frangié, ni
Karamé.
Jeudi 22 septembre
1983
Jean-Baptiste Doumeng : « Le
PC est désorienté et ne sait quelle ligne prendre. J'ai obtenu
l'accord des Soviétiques au plus haut niveau pour un achat de 15
milliards de francs de matériel industriel français en un an, à
condition que leur soit consenti un prêt en francs au taux de 10 %.
»
A Beyrouth, des Super-Étendard de la marine
française détruisent des batteries d'artillerie qui pilonnaient le
contingent français de la Force multinationale.
L'Irak réclame encore plus les siens !
Vendredi 23 septembre
1983
Il faut passer aux actes pour ce qui est des
prélèvements obligatoires. Le Président écrit au Premier ministre :
« Il appartient au gouvernement de proposer
les voies conduisant à une réduction d'au moins un point de
prélèvements obligatoires en 1985. Cette tâche doit être engagée
sans délais. Elle exige un travail préparatoire que je vous demande
de bien vouloir mener à bien d'ici la fin octobre. »
A Beyrouth, la situation empire : la Force
multinationale de sécurité déplorait au 1er juin 1983 un tué et 20 blessés. Depuis le
1er juin, les attentats, les
bombardements et l'effondrement d'un immeuble ont provoqué 15 morts
et 34 blessés supplémentaires. Où va-t-on ?
Pour le discours de François Mitterrand à New
York, Claude Cheysson propose que les « cinq
membres permanents du Conseil de sécurité fassent adopter avant la
fin de l'année une résolution prévoyant une contribution de 1 à 2
millions de dollars par lanceur nucléaire. Les chiffres sont
connus, publiés. Aucune discussion préalable, aucune conférence
n'est nécessaire. La responsabilité principale des
Cinq est affirmée. La disproportion USA/URSS
vis-à-vis des trois autres apparaît ». Le Président aime bien
l'idée, qui va dans le même sens que celle émise par Edgar
Faure...
Yves Mourousi écrit au Président pour lui
dispenser des conseils sur son attitude à la télévision :
« Être branché, sans être
démagogue. Faire que le discours tenu ne soit pas décalé par
rapport à son instrument de transmission. Permettre que celui-ci
soit ouverture vers l'avenir, le rêve et l'imagination, sans pour
autant éliminer les préoccupations quotidiennes. Autant
d'inspirations qui ne vous sont pas étrangères... »
Lundi 26 septembre
1983
François Mitterrand : « Sur
le système électoral, je n'ai pas de théorie absolue. Il n'y a pas
de vérité révélée. Je n'aime pas trop le scrutin proportionnel,
mais il faudra sans doute s'y résigner. »
A l'Assemblée générale de l'ONU commence la noria
des discours. Ronald Reagan appelle l'Union soviétique à «
réduire les tensions qu'elle a imposées au
monde au cours des dernières semaines ». La puissance de
destruction des fusées américaines et soviétiques est de 6 500
mégatonnes, soit 1,5 tonne d'explosif par habitant de la planète,
ou 350 000 fois Hiroshima !